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La Maison de Savoie, ses origines et sa politique

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LA
MAISON DE SAVOIE
SES ORIGINES ET SA POLITIQUE

Si l’on pouvait embrasser d’un coup d’œil rapide les destinées de la dynastie qui occupe aujourd’hui le trône d’Italie, ses agrandissemens et ses transformations successives, on aurait assurément un des plus intéressans spectacles que puisse offrir l’histoire des familles souveraines. On y verrait une maison de petits seigneurs politiques et guerriers, tenaces et persévérans comme les races de montagnes, s’attacher aux deux versans des Alpes, accroître de siècle en siècle ses domaines au moyen d’accessions librement consenties bien plus que par la force et la conquête, et fonder avec des populations disparates dont elle forme la seule unité nationale, un petit empire en équilibre sur la crête des monts, solidement lié, penchant au nord ou au midi suivant les besoins de la stratégie et les pressions étrangères, souvent ébranlé par les secousses européennes, mais se raffermissant toujours jusqu’au moment où il tombe enfin de tout son poids sur l’Italie. On y verrait une dynastie douée à un degré rare de la faculté de se rajeunir et de se transformer, passer de la féodalité à la monarchie absolue, de la monarchie absolue à la monarchie contrôlée, changer de lois, d’institutions et même de pays, sans rien perdre de sa vigueur et de sa popularité. Ce n’est pas un spectacle vulgaire que de voir une maison souveraine, qui compte neuf siècles d’existence historique et qui représente plus qu’aucune autre le principe de l’hérédité et de la légitimité, confondre ses destinées avec celles d’une nation qui secoue un joug séculaire, et devenir la vivante expression du droit nouveau des peuples. Et, nous le répétons, en associant ainsi sa cause à la cause populaire, elle n’a rien perdu du prestige qui l’environnait autrefois : pendant que le culte monarchique va s’affaiblissant, pendant que notre siècle démocratique court à d’autres dieux, elle a le singulier privilège de retenir la faveur de l’opinion, et cela chez la nation la plus rebelle jusqu’alors au principe de la monarchie, dans un pays que l’histoire, la géographie et les mœurs semblaient vouer sans retour au fractionnement fédératif, et dont toutes les gloires depuis douze siècles étaient des gloires municipales et républicaines.

En présence d’une fortune royale aussi étonnante, c’est une curiosité naturelle d’en rechercher les causes et d’en considérer les progrès. Plus la maison de Savoie est ancienne, plus on désire connaître d’où elle vient, comment elle a grandi, quelles situations diverses elle a traversées, et par quelle vitalité secrète elle a pu survivre aux événemens où tant d’autres dynasties ont péri. Sa grandeur, sa vigueur, sa popularité actuelle, sollicitent la pensée comme la vue d’un grand fleuve à son embouchure dans la mer invite l’explorateur à en remonter le cours. Une vieille ballade allemande décrit poétiquement la joie ignorante et superbe de l’enfant de la montagne buvant à la source inconnue et enjambant le petit cours d’eau qui abreuve plus loin les cités populeuses et porte les grands navires. Il nous semble qu’on peut ressentir un plaisir analogue à considérer dans son humble origine cette antique et glorieuse maison, et qu’on aime à voir pour ainsi dire jaillir du sol le fleuve imposant qui porte aujourd’hui les destinées de l’Italie nouvelle.


I

Le versant occidental des Alpes a été le premier et pendant bien des siècles l’unique théâtre de son activité. Partie de la gorge profonde de la Maurienne, où tous les historiens placent son berceau, elle descend des montagnes avec l’Isère et le Rhône jusqu’à Vienne et à Lyon, pénètre au cœur de l’Helvétie jusqu’à Fribourg et à Berne, et ne s’arrête que devant la puissance grandissante de la monarchie française et des cantons suisses ; elle embrasse ainsi dans sa première évolution le grand arc de cercle que décrivent les Alpes pennines, grecques et cottiennes, et dont la corde est formée par la ligne du Jura et la Saône inférieure. Elle a glissé du haut de ces sommets sur un fond de population d’origine celtique, fortement mélangée au commencement du Ve siècle avec une race germanique distincte et ennemie de la race franque, avec les Burgondes. L’arrivée des Burgondes marque l’origine d’un mouvement historique dont la petite monarchie de Savoie est le dernier contre-coup. Par ses institutions, par ses traditions, par ses origines, celle-ci procède de l’établissement burgonde, auquel on voudra bien, pour cette raison, nous permettre de nous arrêter un instant.

La nation burgonde arriva dans ce pays vers l’an 413. Partie des rives orientales de la Vistule au IIe siècle de l’ère chrétienne, elle avait erré pendant cent ans dans la vaste Germanie, cherchant partout une demeure fixe, partout repoussée d’un sol déjà occupé. Huns, Vandales et Gépides se l’étaient renvoyée comme un jouet sur toute l’étendue de l’Europe centrale, et, suivant l’opinion de plusieurs commentateurs allemands des Niebelungen, c’est dans une de ces rencontres avec d’autres races qu’aurait eu lieu la tragédie sanglante qui fait le sujet du poème[1]. D’abord aussi violente que les autres races barbares qui envahirent l’empire romain, elle s’était adoucie peu à peu dans les longues épreuves du voyage. « L’idée de malheur et de défaite, dit Augustin Thierry, s’était attachée à son nom, et cette longue suite de revers couronnée par une catastrophe nationale dont la poésie du nord a fait sa grande épopée avait adouci son caractère et brisé en elle l’orgueil du conquérant et du barbare. » Chassée vers le Rhin par l’invasion d’Attila, elle s’unit aux Romains pour lui résister, et gagna enfin dans la grande bataille des plaines catalauniques cet établissement si longtemps cherché. Le patrice Aétius lui assigna pour demeure le pays qui s’étend de Bâle à l’Isère, concession qui fut agrandie sur le Doubs et la Saône par l’empereur Anthémius. Les Burgondes s’y introduisirent lentement, moins en conquérans qu’en hôtes pacifiques. Ce ne fut point, comme l’invasion franque, un torrent qui déborde et ravage, ce fut un fleuve tranquille qui arrose et féconde. « Ils substituèrent, dit un écrivain qui a particulièrement étudié cette invasion, au dogme inexorable de la victoire le principe plus humain de la fusion graduelle des habitudes et des mœurs[2]. » Les terres vacantes n’étaient pas rares, la population présentait des vides effrayans dans un pays où la centralisation des césars avait produit ses effets naturels, l’appauvrissement et la stérilité, décrits en traits douloureux par l’évêque Lactance. « La multitude des salariés, dit-il, était si grande, et si énormes les charges publiques, que les forces manquaient aux laboureurs ; les campagnes se changeaient en solitudes, et les cultures en forêts ; les bestiaux diminuaient, les hommes mouraient, et l’on n’en payait pas moins pour les morts. » De vastes étendues de territoires avaient été dévolues au fisc par l’impossibilité où le propriétaire était réduit de payer l’impôt. Ce sont ces propriétés fiscales, situées principalement dans la région montagneuse, qui furent attribuées aux nouveau-venus par les autorités municipales, les seules restées debout au milieu de la dissolution de l’empire. Les Burgondes respectèrent les conventions de partage, vivant en bonne intelligence avec les indigènes, et les traitant, au témoignage d’un contemporain, Paul Orose, « non en sujets, mais presque en frères chrétiens. » Ils choisirent de préférence les lieux élevés, les hautes vallées, pour s’y livrer à leurs goûts modestes, abandonnant à la population gallo-romaine les plus belles terres des plaines. Cette distribution primitive a laissé des traces encore reconnaissables aux caractères extérieurs des populations qui habitent les hautes vallées ; leur physionomie rappelle tous les traits que l’histoire prête aux Burgondes, leur taille élevée (Sidoine Apollinaire, qui exagère probablement, les appelle septipedes), leurs yeux bleus, leurs longs cheveux blonds, leur humeur facile, joviale, un peu bruyante, leur parler à plein gosier[3] ; elle rappelle aussi leur caractère inoffensif et respectueux qui les portait à admirer naïvement les merveilles laissées par la civilisation romaine, et leur inspirait, au lieu d’une jalousie trop commune pour les grandes existences locales, un goût prononcé pour la société et l’amitié des comtes gallo-romains.

Ce peuple singulier fonda ce qu’on appelle le premier royaume de Bourgogne, qui fut détruit en 534 par les Francs. Les causes de cette grande ruine ont été expliquées dans un écrit récent de M. B. Hauréau[4]. Il avait reçu le christianisme de la main de missionnaires inconnus qui niaient la divinité du Fils et du Saint-Esprit : il était donc arien en arrivant dans sa terre promise, mais, tolérant par tempérament, ami de la paix, d’un esprit peu ouvert aux spéculations théologiques, il ne prétendit point imposer ses croyances aux populations qui suivaient déjà une autre forme du christianisme, et proclama l’égalité du catholicisme et de l’arianisme, rare exemple de modération que n’imitèrent point les Francs. Ceux-ci, arrivés païens dans la Gaule, s’emparèrent de la forme catholique, dont la forte hiérarchie avait séduit leur esprit amoureux de la force, l’embrassèrent et en firent la religion de leur empire. Le droit commun a toujours été considéré comme une tyrannie par les clergés qui aspirent à la domination. Le clergé catholique pardonna aux Francs leurs violences barbares : ces grandes destructions rappelées par Grégoire de Tours, incendies d’églises et de couvens, massacres de prêtres et de moines, il pardonna tout, même son propre abaissement devant des conquérans féroces et encore à demi païens ; mais les Burgondes naïfs et désintéressés, mais leur roi Gondebaud, le premier barbare qui ait compris l’égalité des races et des cultes, furent pour lui l’objet d’une haine mortelle, source principale des malheurs qui fondirent sur la Burgondie. Les évêques tentèrent d’abord de la convertir à l’idée de la religion d’état ; n’ayant pu y réussir par la discussion, ils s’agitèrent, recoururent aux moyens violens, signèrent le manifeste séditieux de Langres, et finirent par appeler les Francs. La race burgonde, bien que dénuée des qualités guerrières de ceux-ci, repoussa leurs premières attaques sous la conduite de Gondebaud ; mais sous son faible successeur, balayée des plaines de la Saône et du Doubs par la cavalerie franque, elle se replia vers les Alpes, où elle fut vaincue par les fils de Clovis.

Si la douceur était un moyen de succès politique, le peuple burgonde aurait fondé un royaume durable ; mais en perdant son indépendance il ne périt pas tout à fait. Un historien savoyard[5] dit que la chute du premier établissement burgonde fut moins un changement de mœurs et de lois qu’un changement de dynastie. Le vaincu garda sa loi, cette fameuse loi Gombette adoptée à Genève en l’an 500 dans une assemblée où le Gallo-Romain entra sur le pied d’égalité avec le Burgonde, et promulguée à Lyon l’année suivante par le roi Gondebaud, dont elle porte le nom. Le grand principe qui la domine, c’est l’égalité des races ; una conditione teneantur Burgundio et Romanus, dit-elle au titre X. Les peines sont appliquées sans distinction de race et de condition : elle est bien différente en cela de la loi des Francs, qui mesure la pénalité sur la condition et la race du coupable ; mais ce qui la distingue de toutes les législations, même modernes, c’est qu’elle ignore absolument la religion et n’en parle qu’à la fin dans un supplément, pour recommander la tolérance de tous les cultes et le respect de tous les ministres du culte : in nullo penitus contemnantur ecclesiœ aut sacerdotes. Cette loi, remarquable monument d’équité pour ces temps de violence et de barbarie, a survécu longtemps malgré les immenses bouleversemens du moyen âge. Elle accompagna les Burgondes dans leurs désastres ; elle a traversé ainsi le règne de Charlemagne, qui en recommande l’observation dans la province de Burgondie, et l’on trouve jusqu’au Xe siècle des chartes portant cette formule : ego qui professus sum lege vivere gundobada, où le signataire déclare vivre sous cette loi ; ses dispositions principales, comme le régime de la dot et de l’augment de la dot, l’indivision de la forêt et du pâturage, le droit de paissance et d’affouage, ont traversé les législations successives de Savoie, les statuta Sabaudiœ de 1430, les constitutions royales de 1770, et sont arrivées jusqu’au code de Charles-Albert de 1837.

Tandis que cette loi régissait les Burgondes en corps de nation et qu’ils la gardaient encore après leur défaite comme le plus précieux débris de leur courte fortune, il s’accomplit au pied des Alpes une grande œuvre de fusion qu’on a justement remarquée[6]. Des peuples divers amenés par l’invasion et des débris indigènes mêlés et confondus dans le tumulte violent du moyen âge, il se forma aussitôt après la chute de l’empire de Charlemagne, sur l’espace précédemment occupé par les Burgondes, un groupe complexe dont les efforts ardens vers l’indépendance enfantèrent tour à tour ces ébauches de royaumes aux contours indistincts et mobiles, imparfaitement connus sous les noms de Cisjurane, d’Arles et de Vienne, de Transjurane et de second royaume de Bourgogne. Un premier effort eut lieu en 879 à Mantalla sur l’Isère. Le duc Boson s’y fit élire roi et fonda la dynastie qui porte son nom, et à laquelle les généalogistes les plus autorisés[7] rattachent celle de Savoie. Son petit-fils Charles-Constantin, qui ne reçut de son père Louis l’Aveugle qu’un héritage compromis et amoindri par de malheureuses entreprises en Italie, passe pour le grand-père du premier des Humbert de Savoie. Neuf ans après, un second effort plus heureux fut tenté dans la gorge du Valais, à l’extrémité du Léman, dans la région appelée la transjurane, qui avait été le centre de l’établissement burgonde. Là était située l’abbaye de Saint-Maurice, fondée par le dernier roi, l’infortuné Sigismond, sur l’emplacement présumé du martyre de la légion thébaine. Les moines y avaient caché, en souvenir du fondateur, les insignes de la royauté, l’anneau du chevalier romain Maurice, chef de la légion, sa lance, et le diadème de Burgondie, célèbre dans les chroniques de la Transjurane, qui a exerce sur le versant occidental le même prestige que la couronne de fer des rois lombards sur l’autre versant. Rodolphe Welf, comte du pays, tira en 888 ces insignes vénérables du lieu secret ou ils étaient cachés depuis la conquête franque, et dans l’abbaye de Saint Maurice, sanctuaire de la tradition nationale, en présence du clergé, des grands et du peuple assemblés, il les revêtit lui-même, sibi imposuit, dit l’annaliste Réginon, et fut proclamé roi, l’anneau de saint Maurice au doigt, la lance au poing et le diadème sur la tête. Il fonda un royaume qui fut selon l’expression d’un historien, l’effort d’un peuple qui cherche à revivre. Ce royaume ressuscitait, mais sur une moindre étendue, le premier royaume de Burgondie. Il était limité au nord par les Alpes bernoises et la Reuss, à l’ouest par le Doubs et la Saône, au midi par le Rhône et la Durance, à l’est par les Alpes qu’il franchissait dans la vallée d’Aoste. Ces création monarchique, qu’il ne faut pas confondre avec la Bourgogne ducale, laquelle a toujours relevé de la couronne de France, compta quatre rois, et devint par le testament du dernier, mort sans enfans en 1032, un fief de l’empire d’Allemagne, qui a entravé pendant des siècles l’extension de la France vers le Jura et les Alpes ; le dernier lambeau de ce fief n’a pu être emporté qu’en 1674 par la conquête de la Franche-Comté sous le règne de Louis XIV.

C’est à ce mouvement vers l’indépendance que se rattachent directement la maison de Savoie et sa puissance en deça des Alpes. La première figure de cette longue galerie de souverains qui se continue en Victor-Emmanuel apparaît, auprès du dernier Rodolphe. Ses successeurs immédiats, les premiers comtes de Maurienne et de Savoie, s’efforcent de renouer la tradition burgonde du premier et du second royaume, revendiquant avec obstination l’héritage des pacifiques descendans de ceux qui sont célébrés dans les Niebelungen et l’Edda. L’abbaye de Saint-Maurice devient pour eux un sanctuaire politique et religieux ; ils prennent le titre d’abbés-commandeurs comme les rois rodolphiens avaient pris celui d’abbés-comtes. Ils mettent leurs acquisitions sous le patronage du saint populaire dans cette région des Alpes, et des églises, des cathédrales s’élèvent en son honneur sur les deux versans. Sous ce vocable vénéré, auquel s’est ajouté celui de saint Lazare, Amédée VIII fonde au XVe siècle l’ordre religieux et militaire qui est devenu la première distinction honorifique de la petite monarchie. Un autre fait témoigne mieux encore de leur tendance à rattacher l’un à l’autre leur droit dynastique et la royauté burgonde : c’est leur empressement à se mettre en possession, dès 1250, de l’emblème visible de cette royauté. Le comte Pierre II, à l’exemple du premier Rodolphe, tira du trésor de l’abbaye l’anneau du glorieux légionnaire romain. Il n’est plus question de la lance dans les annales de Savoie, le diadème avait passé aux empereurs ; mais l’anneau est demeuré le signe consacré de l’autorité souveraine et de sa transmission : comtes, ducs et rois l’ont porté au doigt le jour de leur couronnement jusqu’à la révolution française, qui frappa ces emblèmes d’un discrédit irrémédiable. Ce précieux joyau, d’une valeur intrinsèque considérable, s’est égaré au milieu du déménagement précipité de la royauté sarde en 1796.

On voit, dans cet effort des princes de Savoie pour renouer la tradition burgonde, apparaître déjà leur politique, toujours attentive à mettre le droit de son côté, habile à se couvrir du prestige des anciens rois, et qui vient encore de se manifester tout récemment dans les négociations entamées avec l’Autriche pour obtenir d’elle la couronne de fer des rois lombards. Appuyés sur ces traditions populaires, ils parvinrent rapidement à établir leur autorité sur une grande partie du second royaume. Il est curieux de les voir à l’œuvre dans ces faibles commencemens. A la manière dont ils débutent, on peut deviner leurs qualités politiques et pressentir leur future grandeur. Le chef de la famille, Humbert aux blanches mains, entre sur la scène de l’histoire par un coup de théâtre où éclatent quelques-unes des qualités qui font les grandes races. Il choisit sa voie avec une promptitude de mouvement et une sûreté de coup d’œil réellement étonnantes au milieu des événemens qui suivirent la mort du roi. Le chroniqueur Wippo[8] raconte qu’au moment où, dans le pays burgonde comme partout, la féodalité aspirait à se constituer, les seigneurs prirent les armes sous la conduite de deux chefs francs, Eudes de Champagne et Reynold de Mâcon, pour empêcher la réunion du diadème de Bourgogne à la couronne impériale sur la tête de Conrad le Salique, l’héritier désigné. L’insurrection était déjà maîtresse de tout le versant occidental, de Payerne et Morat jusqu’à l’Isère. Humbert se jeta dans le parti impérial, préférant, dit le chroniqueur, un pouvoir unique, même étranger, à l’anarchie féodale. Repoussé d’abord dans la vallée d’Aoste, il s’y reforma avec les bandes que lui amenaient les évêques, effrayés comme lui de la féodalité laïque, et, profitant habilement des passages qui ont été si utiles à ses descendans, il franchit le grand Saint-Bernard au milieu de la neige, tomba sur l’armée des seigneurs dans le Valais, la dispersa, et vint donner la main à Conrad, qui s’avançait par l’Helvétie allemande.

La marche hardie d’Humbert, qui assura l’héritage du second royaume aux empereurs d’Allemagne, a eu les résultats les plus heureux sur les destinées de sa maison. L’empire, amené en-deçà des Alpes, sur le Doubs et la Saône, a été le bouclier qui l’a couverte contre les entreprises des souverainetés plus puissantes créées à côté d’elle et en même temps qu’elle, les dauphins du Viennois, les ducs de Bourgogne et enfin la monarchie française. Sans cet abri protecteur, vingt fois dans sa longue existence elle aurait été écrasée contre les Alpes. Dans ce fief impérial, à couvert sous l’épée de ses tuteurs, elle a pu se développer lentement, traverser l’âge critique de la formation des grandes monarchies fatal à tant d’autres souverainetés féodales, s’arrondir par degrés, prenant ici une ville, là une vallée, étendant de jour en jour son patronage sur des populations opprimées par un seigneur ou par un évêque. Pour la récompenser du service qu’elle leur avait rendu, les empereurs, trop occupés en Allemagne et en Italie, l’oublient ou la laissent tranquillement s’agrandir, pourvu qu’elle se reconnaisse leur vassale. Par eux, la Savoie est érigée en comté, puis en duché ; par eux, un successeur d’Humbert, Amédée VI, est revêtu du titre de vicaire impérial, dignité qui a fait des petits comtes de Maurienne les grands juges de la féodalité, et leur a valu une autorité que la monarchie française n’a conquise qu’au prix de longues guerres avec ses grands vassaux. Enfin, parvenant à force d’habileté à se faire passer pour héritière d’un droit antérieur, elle supplante peu à peu l’empire dans un fief impérial, et s’attribue la plénitude de l’autorité souveraine, ce qui a fait dire à des historiens peu instruits de ses origines, à Guichenon et à d’autres, qu’elle n’avait jamais été la vassale des empereurs. Au milieu du XIIIe siècle, alors que le droit de l’empire subsiste encore incontesté, la puissance de la Savoie s’étend, à travers les Alpes, de la plaine de Turin à l’Oberland bernois, de la vallée d’Aoste à Lyon et au Rhône, et même dans le Rhône, jusqu’où peut aller un cheval sans nager, dit un ancien traité de délimitation.

C’est en se développant du côté de Berne qu’elle se trouva, en 1265, face à face avec le chef de la famille des Habsbourg, dont les destinées offrent plus d’un trait d’analogie avec les siennes. Parties toutes les deux du versant occidental des Alpes, elles ont suivi un mouvement analogue d’occident en orient, déplaçant de siècle en siècle, sous la pression de la France, le centre de leur domination ; mais l’une, plus libre de ses mouvemens, plus habile à se conformer aux circonstances et aux accidens du voyage, suivant et devançant parfois les progrès dus à l’esprit particulier des peuples qu’elle s’assimilait et à l’esprit général du siècle, n’a cessé de croître et de se fortifier, tandis que l’autre, raide et compassée, conservatrice à tout prix et le dos tourné à l’avenir, a vécu toujours contestée, ne laissant derrière elle, dans les pays qu’elle devait abandonner, ni regret ni sympathie, et a fini par déchoir de son ancienne grandeur. Leur première rencontre fut un choc. Rodolphe de Habsbourg avait été l’agresseur : il fut vaincu par Pierre II, que ses exploits et son génie organisateur ont fait surnommer le petit Charlemagne. Depuis cette première rencontre sur le champ de bataille, ces deux familles ont déposé leur haine, elles se sont liées par des services mutuels, par des traités politiques et par des mariages. Souvent même, forcée de reculer devant la pression française devenue trop forte, la maison de Savoie a dû chercher en Allemagne son point d’appui et a trouvé un refuge dans la maison de Habsbourg. C’est avec les secours de l’empire qu’Emmanuel-Philibert et le prince Eugène ont par deux fois reconquis l’héritage de leurs ancêtres. Tant que l’intérêt dynastique aura quelque poids dans la politique, il faudra tenir grand compte de ces liaisons historiques. Qui sait si ces deux vieilles races, n’ayant plus entre elles la nation opprimée qui les divisait et les aigrissait l’une contre l’autre, ne reviendront pas à leur intimité séculaire, aux traités politiques et aux mariages de famille ? Leur rapprochement vient de s’établir aujourd’hui par les soins d’un négociateur habile qui n’aura point négligé, sans doute, d’ajouter aux nécessités de la diplomatie les enseignemens de l’histoire.

Parvenus à l’empire en 1274, les Habsbourg ne furent, pas plus que leurs prédécesseurs, un obstacle aux agrandissemens de la Savoie en-deçà des monts. Les princes de Savoie achevèrent de dévorer l’ancien fief impérial. Ils acquièrent la Bresse par un heureux mariage avec Sibille de Beaugé, le Faucigny par un traité d’échange contre leurs possessions du Dauphiné, le Genevois par un achat à beaux deniers comptans, les villes de la Suisse — Nyon, Lausanne, Payerne, Moudon et Morat par des soumissions plus ou moins spontanées et des donations impériales. Berne fait sa soumission en 1266 et la renouvelle en 1268. D’autres villes, d’autres pays de langue tudesque se soumettent également à Pierre II et à son successeur Philippe. Ces agrandissemens de territoire dans des pays de langue allemande n’ont pas eu de durée. La maison de Savoie, française par la langue parlée à la cour, est demeurée française jusqu’au transfert de la capitale au-delà des monts, en 1559, et n’a pu se maintenir en Suisse que dans les limites du pays où le français est parlé. Ne pouvant s’étendre dans la partie allemande de l’ancien royaume de Bourgogne, elle revient sur la partie française, gagne la Bresse, et cherche, sans y parvenir, à tourner le Jura par le pays qui domine Bourg, appelé aujourd’hui le Revermont. Toute la partie du fief impérial située sur le versant français du Jura lui a échappé ; mais cette bande de pays qui forme les départemens du Jura et du Doubs l’a préservée des attaques directes du duc de Bourgogne et du roi de France, et quand celui-ci s’en empara, elle s’était déjà ouvert une autre issue du côté de l’Italie. Il n’est pas sans intérêt d’observer par quels moyens elle est parvenue à se fortifier derrière cette barrière du Jura qui contenait la France et à s’assimiler les élémens de la société féodale. Rien de plus propre que ce travail intérieur d’absorption à donner une idée des facultés et du tempérament de la maison de Savoie.


II

On aurait une bien fausse idée de la domination qu’elle exerçait aux temps féodaux, si on se la représentait sous la forme de la monarchie moderne, unie, compacte, sans solution de continuité. Quoique son autorité s’étendît sur des pays assez vastes, elle était loin d’y obtenir partout la même obéissance. Sa juridiction y était arrêtée à chaque pas par les juridictions féodales, ici par un évêque, souverain temporel dans son diocèse, là par une ville affranchie, plus loin par cette multitude de hobereaux bardés de fer et agissant en maîtres absolus dans leurs châteaux. On a compté[9] jusqu’à douze cents familles seigneuriales en possession de tous les modes de juridiction dans l’espace occupé par la maison de Savoie en-deçà des monts. L’historien auquel on doit ce calcul nous fait assister à leur naissance, il remonte aussi près de leur berceau que le lui permettent les documens qui sont entre ses mains ; il décrit en termes héraldiques, tout à fait incompréhensibles aux profanes, leurs châteaux crénelés, leur organisation militaire, leurs armes et leurs guerres : dénombrement curieux, dans lequel on ne voit pas sans intérêt figurer des familles qui comptent encore des représentans dans le pays, ou qui, transplantées ailleurs, sont devenues des illustrations nationales des pays qui les ont reçues. Cette région des Alpes semble avoir été dès le moyen âge une sorte de réservoir humain toujours rempli, d’où la vie a coulé sans cesse et s’est répandue comme les torrens et les rivières qui prennent leur source dans ses montagnes. De bonne heure, les ambitions féodales se sont senties à l’étroit dans ce coin de terre, aussi bien que les existences les plus humbles, et l’on voit de grandes familles, d’abord vassales, des comtes et des ducs de Savoie, refluer sur les autres pays pour y chercher un plus vaste théâtre d’activité : en France, les familles alliées des Coligny et des Montbel-d’Entremont, dont l’héritière, mariée en secondes noces à l’amiral six mois avant le massacre de la Saint-Barthélémy, disparaît dans une prison ignorée, coupable seulement d’avoir été un moment l’épouse du grand homme ; en Hollande, Marnix de Sainte-Aldegonde, l’auteur du Compromis de Breda par où commença la guerre de l’indépendance, le puissant démolisseur de la vieille église, le conseil et le bras droit du Taciturne ; à Genève, enfin Bonnivard, le mordant écrivain des Chroniques de Genève, le spirituel prieur de Saint-Victor, l’Érasme savoyard qui fraya les voies à la réforme et à l’indépendance de son pays.

Cette féodalité alpestre présente des traits de mœurs qui la distinguent profondément de la féodalité franque. Elle n’a pas l’orgueil de race de celle-ci, ni sa vanité, ni le besoin de dominer la monarchie et le peuple. On reconnaît en elle les qualités des chefs burgondes, auxquels Ménabréa rattache la plupart des anciennes familles de la Suisse française et de la Savoie, leur humeur pacifique, leur esprit docile à l’ascendant royal. Après le premier coup frappé sur elle par Humbert, elle se laisse gagner au prestige impérial qui environne les successeurs de ce prince, elle descend de ses châteaux plantés sur les sommets des monts, entre peu à peu dans la sphère d’attraction de la petite cour, voyage avec elle de Chambéry à Turin et de Turin aux villes de la Suisse, car ce n’est pas d’aujourd’hui que les princes de Savoie ont l’humeur voyageuse. La situation géographique de leurs domaines jetés sur les deux versans des Alpes leur a fait de bonne heure une nécessité de ces voyages. Toutefois, pour réduire à une subordination complète et définitive toutes ces petites indépendances, il leur a fallu une patience sans égale. C’est ici que se décèle le tempérament particulier de la maison de Savoie. On ne la voit jamais impatiente ni violente à l’égard des hobereaux qui faisaient obstacle à son autorité. De ces quarante générations de comtes, de ducs et de rois, il en est sans doute plusieurs qui ne font pas grande figure dans le monde, qui sont ou malheureux ou incapables, en qui les traits de la famille semblent bien effacés ; mais on n’en trouve pas un dont on puisse dire qu’il a été violent et cruel. Ils se sont Avancés peu à peu et à grand’peine au travers de cette haute futaie féodale sans couper ni abattre à la façon de Louis XI, se contentant d’émonder les branches les plus nuisibles, attentifs et bienveillans aux faibles, accordant aux bourgeois des villes et des bourgs murés ces chartes, ces franchises que l’archéologie recueille aujourd’hui avec un si vif intérêt, étendant enfin jusqu’aux populations sans défense des campagnes les soulagemens et les garanties que comportait la dureté des temps. Naturellement inclinés vers les petits et les opprimés, ils ont prêté l’oreille au cri de douleur des pauvres gens que la féodalité opprimait, comme plus tard à celui d’une nation foulée par l’étranger, et ils sont venus à leur secours par ces chartes municipales qu’on rencontre partout sur la voie de leurs agrandissemens.

On a beaucoup agité la question de savoir si les libertés communales sont antérieures à la formation de la monarchie, ou si c’est la monarchie qui les a fondées. La question nous paraît tranchée, du moins dans les limites du second royaume de Bourgogne : toutes les chartes dont les princes de Savoie y ont semé leur route sont des confirmations de franchises anciennes et de droits préexistans. Le municipe gallo-romain que nous avons vu distribuer aux Burgondes les terres vacantes, après une disparition momentanée, se reforma de bonne heure sous l’abri de la monarchie de Rodolphe, qui faisait obstacle à l’établissement féodal. Le principe constitutif de la féodalité, savoir l’hérédité des offices et des bénéfices publics, reconnu par la monarchie franque dès l’année 889, ne fut admis au pied des Alpes qu’en 1037 par Conrad le salique, lorsque celui-ci prit possession du royaume ; et bien que, son principe une fois reconnu, la féodalité n’eût pas tardé à couvrir le pays de ses innombrables rejetons, on vit cependant l’antique liberté éclore et l’emporter partout à l’arrivée de la maison de Savoie. Elle se fait sa place, elle éclate et se maintient jusqu’en rase campagne, loin des villes, là où lui manque la protection de fortes murailles. L’historien s’arrête avec étonnement devant ces populations rurales du XIIe siècle cantonnées dans les hautes vallées de la Savoie, indépendantes, s’administrant elles-mêmes la justice, véritables oasis de liberté au milieu de la servitude universelle. Sous le règne du duc Louis II, vers 1450, elles furent saisies d’une émotion étrange. L’esprit qui formait alors les ligues des premiers cantons de la Suisse souffla aussi sur le revers du Mont-Blanc, y réchauffa les neiges éternelles et en détacha, s’il est permis de s’exprimer ainsi, une avalanche humaine. Ces populations descendirent en armes la longue vallée de l’Arve, mais elles vinrent se briser, au débouché de la vallée sur la plaine, contre le pouvoir populaire et dès longtemps accepté des ducs. Ceux-ci ne détruisirent point cependant ce dernier asile de l’antique indépendance allobrogique, et Ménabréa cite des jugemens rendus par les tribunaux de ces populations libres jusqu’en 1559, après la rentrée d’Emmanuel-Philibert dans ses états.

Ce prince, le véritable initiateur de la politique italienne de sa maison, est aussi celui qui a commencé le premier la délivrance de la population taillable et corvéable à merci. Il vint à son secours par l’édit du 20 octobre 1561, qui abolit les servitudes les plus odieuses. Il parle dans le préambule un langage qui dut paraître bien nouveau à cette époque. « Puisqu’il a plu à Dieu, dit-il, de restaurer l’humaine nature dans sa liberté première, et quoique le nom odieux d’esclavage, introduit par les païens, ait été aboli par les princes chrétiens, nous avons néanmoins trouvé une forme d’esclavage appelée taille ou mainmorte, qui accable les hommes de charges insupportables sous les noms d’angaries et de pérangaries. Ému dans notre âme des plaintes de ces malheureux qui désirent sortir de leur misère et se racheter, nous avons délibéré de leur en fournir le moyen. En conséquence, nous avons résolu de délivrer nos sujets de toute condition servile et de les déclarer, eux et leurs biens, libres et francs à jamais, liberi e franchi per sempre. » Le moyen qu’il leur offre est remarquable : c’est un système de vente, d’achat et d’échange des droits féodaux. Dans ce système, toute servitude réelle ou personnelle devient un objet de commerce, peut et doit être estimée en argent. Le rachat est d’abord facultatif, mais il est rendu obligatoire par des édits postérieurs qui affectent à cette opération tantôt les biens communaux, tantôt les fonds publics de la monarchie, parfois les deniers privés du prince, et toujours le pécule du mainmortable. L’indemnité d’abord librement débattue, fixée ensuite et imposée d’autorité, tel est le levier imaginé pour alléger et pour abolir à la fin le fardeau féodal. Par ce système, la délivrance s’accomplit lentement dans les états de Savoie ; mais, poursuivie avec persévérance, sans secousses violentes et avec le consentement des classes intéressées, elle a produit des effets dont les mœurs portent encore la visible empreinte.

Il n’est pas un étranger arrivant en Savoie qui ne s’aperçoive de l’ascendant qu’exerce encore le hobereau. L’esprit des classes inférieures de la campagne ne lui est point hostile ; l’atmosphère qui l’entoure n’est pas comme ailleurs chargée de ressentimens amers et de haines inconscientes, et pour peu qu’il y mette de bonne volonté, il fait bientôt reconnaître et accepter son influence. Cet ascendant n’est pas uniquement dû à l’abaissement de la population rurale, à son manque d’instruction et de bien-être, car on voit les anciens noms entourés du même prestige dans les cantons républicains de la Suisse française qui ont appartenu jadis à la maison de Savoie. Cet apaisement des esprits est le fruit de sa politique débonnaire, qui a contenu d’une main l’institution odieuse de la féodalité sans l’aigrir, et qui a relevé de l’autre la classe opprimée sans l’exciter à la révolte. Une cause plus éloignée de cet apaisement social, c’est que le servage n’a pas été dans la région burgonde le résultat de la conquête barbare comme dans la région franque. De grands esprits, entre autres Augustin Thierry, ont attribué à cette première cause des conséquences sociales qui ne sont pas encore annulées par la civilisation moderne.

Une des formes les plus curieuses de la protection accordée à la classe opprimée, c’est l’institution de l’advocatus pauperum, sorte de ministère public spécialement chargé de défendre les intérêts des indigens. Aussi ancienne que la monarchie, elle apparaît déjà dans le statut de Pierre II de 1267 ; mais elle ne reçut sa forme définitive que dans celui d’Amédée VIII en 1430. L’esprit de cette institution se révèle dans les paroles du législateur. « De crainte, dit-il, que le défaut de ressources pécuniaires n’empêche les personnes pauvres et misérables de faire valoir leurs droits, nous voulons qu’un avocat-général des pauvres réside continuellement à Chambéry, et qu’on choisisse pour cet office un homme capable et de grande probité. Il défendra les causes des gens dénués de fortune par-devant nos conseils, nos tribunaux et même les tribunaux ecclésiastiques. Il sera payé par nous et n’exigera rien des parties[10]. » Lors de la création du sénat de Savoie, en 1559, ce fonctionnaire fut élevé au même rang que le chef du parquet ; il eut comme celui-ci sous ses ordres des fonctionnaires subalternes. La défense du pauvre fut ainsi égalée pour l’honneur et les appointemens à la défense de la société. Très utile dans les temps d’oppression, où la grande masse de la population, exclue de la propriété du sol, vivait sous le poids d’une profonde misère, cette institution a fini par être une superfluité dangereuse dans les conditions économiques de la société moderne. De 1815 à 1848, elle a fourni un élément à la passion ruineuse des procès au sein de la classe indigente. Elle n’en révèle pas moins cette secrète sympathie qui inclinait la maison de Savoie vers les classes opprimées. Celles-ci se sont senties attirées par cette sympathie, et elles y ont répondu par des sentimens de fidélité qui ont survécu à tous les événemens, et qui ont fait sa force contre les hauts barons et les hobereaux.

Il est un autre genre de féodalité dont elle n’a pas eu aussi facilement raison, c’est celle des évêques. Ils étaient tous au moyen âge des papes au petit pied, armés du double pouvoir de l’épée et de la crosse pastorale. L’auteur des Origines féodales n’a pas omis de remonter à celles-là. Il donne l’acte de naissance de ces produits hybrides de l’empire et du sacerdoce, leurs chartes de fondation, plus authentiques en général, il faut le dire, que celles qui ont constitué le patrimoine romain. La maison de Savoie a dû réduire successivement cinq ou six de ces petites papautés temporelles pour dégager la route du côté des Alpes occidentales. Si elle se trouve aujourd’hui en présence d’une autre papauté, ce n’est point là un fait nouveau dans son histoire, et l’on pourrait deviner la solution que recevra la question romaine par les solutions qui ont été données aux conflits antérieurs de même nature, si les événemens permettent au roi d’Italie de suivre les inspirations de la politique traditionnelle de sa famille. L’attitude de ses ancêtres devant les puissances ecclésiastiques a été la même que devant les seigneurs laïques : même patience, même égalité d’humeur, même ténacité. Ils ont procédé contre elles non par la force et les coups de main, mais par ce qu’on est convenu d’appeler aujourd’hui les « moyens moraux, » par un gouvernement plus juste, offrant plus de sécurité et de garanties sociales que celui des évêques, affaibli et vicié par le mélange du spirituel et du temporel. Vaincu sans pouvoir résister, l’évêque était forcé par les plaintes et les révoltes de ses sujets de rechercher l’appui du prince, qui ne le refusait jamais, mais à la condition d’entrer de compte à demi dans l’administration temporelle du diocèse. Qu’on nous permette de suivre cette politique de plus près dans un cas particulier, dans les relations du prince avec l’évêque de Maurienne.

Cet évêché était de fondation franque, il avait été créé par le roi Gontramn après la conquête du premier royaume de Bourgogne, agrandi par les rois du second royaume, protégé par les empereurs d’Allemagne, de qui relevaient directement les princes-évêques de Maurienne. Jeté en travers de la route du Mont-Cenis, il gênait les mouvemens de la maison de Savoie sur les deux versans, et formait devant elle, toute proportion gardée, un obstacle aussi considérable que le patrimoine de Saint-Pierre devant l’Italie nouvelle. L’ayant trouvé tout formé sous ses pas, elle le respecta longtemps selon son habitude, mais sous le règne d’Amédée VI le gouvernement de Savoie, qui avait dès lors acquis une certaine consistance et dont l’autorité, partout obéie, tranchait sur l’anarchie de l’administration ecclésiastique, vit son intervention sollicitée : des mécontentemens et des révoltes éclatèrent et furent réprimés par le comte, qui toutefois ne réclama point le prix de ses services. Son successeur Édouard le Libéral fut moins désintéressé. En 1322, une insurrection éclata, plus formidable que les premières. Les paysans de la rive gauche de l’Arc, se prétendant sujets du comte, attaquèrent l’évêque Aymon de Miolans dans son château d’Arves, et massacrèrent ses serviteurs sous ses yeux. Lui-même, échappé par miracle à la fureur populaire, chassé de son siège épiscopal de Saint-Jean-de-Maurienne, courut chercher un asile sur les terres d’Édouard, à Aiguebelle, sous la protection du fort de Charbonnières. Alors intervint entre le comte et lui une convention portant le titre de Contrat d’association du seigneur évêque de Maurienne et du seigneur comte de Savoie[11], qui pourrait encore servir de modèle aujourd’hui. Par cette convention, le comte est associé à l’administration temporelle de l’évêque à la condition que le premier rétablira et maintiendra l’ordre dans le patrimoine. Une fois entrés en partage, le comte et ses successeurs n’ont montré aucune hâte de déposséder l’évêque. L’association a duré jusqu’à la création du sénat, pouvoir animé d’un esprit nouveau, qui apportait dans ses rapports avec l’église un peu de l’humeur querelleuse des parlemens français. Entre la compagnie gardienne des droits de la puissance civile et les évêques de Maurienne, la lutte commença bientôt, soutenue d’un côté par des monitoires et des excommunications et de l’autre par des arrêts d’appel comme d’abus et de réduction de temporel, — lutte curieuse, souvent très vive, dont les incidens et les péripéties, racontés par un historien du sénat[12], ont semé d’incidens variés la chronique locale jusqu’à la veille de la grande révolution, qui a mis fin au débat. Alors est intervenue une nouvelle convention qui a délivré pour toujours l’évêque des soucis de l’empire en lui accordant un salaire annuel avec le titre pompeux de prince d’Aiguebelle.

Dans leurs luttes avec les évêques, les princes de Savoie séparent toujours le pouvoir temporel du pouvoir spirituel, fermes devant le premier et cherchant à le réduire par tous les moyens pacifiques, toujours respectueux devant le second, dévots à l’excès, d’une soumission si exemplaire et d’une attitude si humble qu’elle semblerait trahir chez quelques-uns d’entre eux une certaine faiblesse d’esprit. Les feuilles publiques de l’Italie ont rapporté naguère le trait de dévotion de Victor-Emmanuel arrêtant sa voiture dans une rue de Turin et se mettant humblement à genoux sur le marchepied pendant que passait un prêtre portant l’eucharistie. L’attitude du roi d’Italie en cette circonstance est l’exacte représentation de celle de ses ancêtres devant le pouvoir spirituel. Il n’est pas de race royale plus constamment soumise. Sa dévotion, portée jusqu’aux minuties du cloître, lui donne une physionomie à part, où les traits de l’ascète et du moine se mêlent souvent à ceux du politique et du guerrier. Qu’on ne s’y méprenne pas pourtant : ces princes dévots savent très bien demeurer maîtres d’eux et chez eux. On dirait même qu’ils ne prennent cet air contrit et humilié que pour mieux résister et pour élargir plus sûrement le cercle de leur autorité et l’étendue de leurs domaines. Ils se font volontiers moines, évêques, cardinaux et papes. Rome les canonise et les béatifie ; elle ne sait rien refuser à ces saints et à ces bienheureux, et, tandis qu’elle ne laisse aucun pouvoir étranger prendre pied sur le sol italien, elle se montre conciliante envers celui-ci, elle en vient avec lui aux accommodemens et aux concordats. Le duc Louis II est le premier prince catholique qui ait été investi du droit de nomination aux grandes charges ecclésiastiques dans ses états. Son père, le moine de Ripaille, devenu pape, lui obtint cet avantage unique pour prix de son désistement volontaire de la papauté en faveur de Nicolas V. Par la nomination des titulaires, les princes de Savoie ont tenu dès lors sous leur main ces petites papautés temporelles qui avaient jusque-là embarrassé leur marche.

Une pourtant a résisté, et cette résistance a été le point de départ du mouvement qui a rejeté la maison de Savoie au-delà des monts : c’est l’évêché de Genève. Magnifiquement assise dans la vallée du Léman, dominant le lac et le cours du Rhône, placée au centre de ses possessions cisalpines quand elles s’étendaient au nord jusqu’à Berne et à l’ouest jusqu’à la Saône, Genève en était la capitale désignée par la géographie et par l’histoire ; elle avait à l’égard des futurs développemens de la petite monarchie alpestre l’importance qui appartient à Rome aujourd’hui dans l’évolution italienne. Elle avait été la capitale des premiers rois burgondes avant que Gondebaud l’eût portée à Lyon ; c’est là qu’avait été adoptée la loi Gombette, et dans le bassin qu’elle domine s’étaient réfugiées la royauté et la nation chassées par les Francs. On comprend l’attraction qu’elle devait exercer sur une dynastie nourrie de ces traditions, et qui aspirait à refaire la domination des Niebelungen. Aussi cette dynastie s’efforça-t-elle d’y mettre le pied dès sa première apparition sur les Alpes occidentales, mais elle y avait été devancée par deux ou même par trois compétiteurs : par l’évêque, prince souverain en vertu de la bulle d’or de 1162 de Frédéric Barberousse : par le comte du Genevois, dont le pouvoir indépendant remontait à la déclaration de l’hérédité féodale de Conrad le Salique en 1037 ; enfin par la commune affranchie, plus ancienne encore, puisqu’elle remontait au municipe gallo-romain. De ces trois compétiteurs, le second fut éliminé en 1394 par cet achat à beaux deniers comptans que nous avons rappelé. Restaient la commune et l’évêque. Il advint à celui-ci ce qui était arrivé à l’évêque de Maurienne : menacé dans son pouvoir temporel par la commune de Genève, il dut appeler à son secours le Savoyard en lui inféodant la charge judiciaire du vidomne, vicedominus, sorte de vicaire de l’évêque pour l’administration de la justice. A dater du jour où ce modeste fonctionnaire rendit la justice au nom des ducs de Savoie, il n’y eut plus de place que pour lui : sa juridiction s’agrandit à droite et à gauche, gagnant à la fois sur celle de l’évêque et sur celle de la commune ; il devint un personnage considérable, magnifiquement logé dans le château fort de l’île du Rhône, et sa demeure seigneuriale, gardée par une nombreuse troupe d’archers, servit de pied-à-terre à son seigneur et maître pendant les séjours de plus en plus fréquens et plus prolongés de celui-ci à Genève. Alors un cortège brillant de gentilshommes savoyards se répandait dans la ville et donnait aux bourgeois émerveillés le spectacle pompeux des mœurs monarchiques. La politique de Savoie consistait à s’appuyer tantôt sur l’évêque pour résister à la commune, tantôt sur la commune pour résister à l’évêque. Nul doute que le résultat final n’eût été l’entière soumission de Genève, si ce jeu n’avait pas été troublé. Déjà la municipalité inclinait à accepter cette suprématie, et Bonnivard, dans ses Chroniques de Genève, nous montre les quatre syndics, « les magnifiques seigneurs, » comme on les appelait, portant le dais sous lequel le duc Charles III faisait son entrée triomphale dans sa bonne ville. Le pouvoir temporel, diminué par le passage de plusieurs cadets de Savoie sur le siège épiscopal, n’existait plus que de nom ; mais au moment où cette politique patiente allait atteindre le but de ses efforts, elle fut brusquement arrêtée par l’arrivée d’une quatrième puissance, qui changea la face de Genève et du monde : la réformation fit son entrée à Genève en 1525. Elle rejeta du même coup la monarchie, l’évêque, le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel, et fonda la république qui dure encore. La Savoie se heurta violemment à cette puissance nouvelle, qui aurait peut-être succombé sans les secours de Berne et les diversions de la France. Alors commencèrent les grandes épreuves : les provinces suisses et la Savoie du nord sont envahies par les Bernois, la Bresse, le Bugey, le Valromey et la Savoie du midi par François Ier. Cette crise terrible eût été mortelle, si la maison de Savoie n’avait eu alors qu’une existence ; mais elle en avait deux, l’une sur les versans occidentaux, l’autre sur les versans méridionaux. La première finit en 1536 au milieu des convulsions européennes provoquées par la rivalité de François Ier et de Charles-Quint ; nous allons la suivre dans la seconde.

III

Le secret de la rare vitalité de cette puissance réside dans la possession des passages des Alpes, qui lui ont permis de se mouvoir des deux côtés au gré de ses intérêts. L’importance de cette position stratégique n’avait pas échappé à la pénétration des rudes souverains du moyen âge et même de ceux qui étaient le plus éloignés des Alpes. Ils avaient déjà compris que, de ce point central, on pouvait dominer les pays assis sur les deux côtés de la chaîne. Le chroniqueur anglais Malmesbury prête à son roi Henri III de Plantagenet des paroles qui expriment bien à quel point il sentait les avantages d’une telle position. « Si j’avais, dit-il à ses barons, les possessions d’Humbert, je voudrais dominer l’Italie et la Bourgogne, car je tiendrais la clé de l’une et de l’autre. » La famille avisée qui s’empara de cette clé dès 1091 par un heureux mariage d’Oddon, fils d’Humbert aux blanches mains, avec une riche héritière italienne, Adélaïde de Suse, n’avait pas besoin qu’on lui en révélât la valeur. Elle s’en servit d’abord pour ouvrir la Bourgogne royale et pour accomplir cette évolution occidentale qui vient de nous occuper. Les faveurs répandues sur les premiers comtes de Savoie par les empereurs allemands ne furent pas toutes aussi volontaires qu’on pourrait le croire d’après ce que nous en avons dit. Leurs libéralités ne furent souvent que le prix longtemps débattu de leur passage par ces cols où la maison de Savoie s’était retranchée. Le chroniqueur allemand Henri de Schafnaburg raconte un marché de ce genre conclu entre l’empereur Henri IV et Amédée II de Savoie pendant la guerre des investitures. Les passages du Tyrol se trouvant fermés par les guelfes italiens et les partisans de Grégoire VII, l’empereur fut forcé d’emprunter le Mont-Cenis pour entrer en Italie. Le comte se rendit au-devant de lui jusqu’à Bâle ; mais quand ils furent arrivés au pied du Mont-Cenis, il lui demanda pour prix du passage ou la suzeraineté sur cinq évêchés relevant de l’empire, ou la possession en toute souveraineté d’une riche province que Ménabréa suppose être celle qui renfermait la célèbre abbaye de Saint-Maurice. L’empereur trouva le prix du service élevé, il accorda pourtant la province demandée ; il était pressé d’arriver ; le terrible Hildebrand l’attendait au château de Canossa, où la papauté tint pendant trois jours sous ses pieds la majesté de l’empire.

Ce trait n’est rien moins qu’historique, mais il ne laisse pas de montrer la valeur de la position. Maîtresse des hauteurs, la maison de Savoie a pu mettre le passage à prix, et l’ouvrir, suivant qu’elle y trouvait son avantage, tantôt à la maison d’Autriche et tantôt à la France. On est étonné qu’elle n’en ait pas profité plus tôt pour s’agrandir en Italie, car toutes les facilités de la descente sont du côté de la vallée du Pô. Qu’on prenne en effet une carte en relief indiquant la coupe des Alpes, et l’on verra du premier coup d’œil qu’elles tombent sur l’Italie par un versant rapide rayé de vallées qui sont autant de grands chemins conduisant presque en droite ligne dans la plaine. Tandis que de ce côté-ci le cataclysme qui les a soulevées a eu des contre-coups violens et prolongés qui ont fait surgir des chaînes secondaires et des contre-forts puissans, creusé dans toutes les directions des vallées étroites, tortueuses, profondes, offrant de toutes parts des positions stratégiques propres à l’attaque comme à la défense, sur le côté méridional au contraire l’émotion des forces primitives s’est apaisée subitement devant la splendide ouverture du ciel italien, et la moraine des Alpes s’est écroulée sans remous ni rejaillissemens. Nulle puissance n’a pu tenir longtemps sur ces sommets abrupts sans être entraînée en Italie par les facilités de la descente. L’éblouissant spectacle des magnificences du ciel et des richesses du sol italien a séduit Gaulois et Francs ; il a séduit même ces monarchies informes et éphémères qui s’étaient établies au moyen âge sur le versant occidental après la chute de l’empire de Charlemagne, entre autres celle de Boson et celle de. Rodolphe. On sait ce qu’il advint en Italie au fils de Boson. Le fils de Rodolphe Welf, qui s’était fait appeler le « roi des Alpes, » tenta la même aventure. Au mois de juillet 923, il se précipita sur l’Italie par la vallée d’Aoste, et remporta la sanglante victoire de Firenzuola, où Béranger Ier, le bourreau de Louis l’Aveugle, perdit le trône. Cette victoire lui servit de peu, parce que les Italiens, « voulant toujours avoir deux maîtres pour contenir l’un par la peur de l’autre, » selon le mot spirituel du Milanais Luitprandi[13], lui opposèrent bientôt un compétiteur dans la personne de Hugues de Provence, comme ils l’avaient opposé lui-même à Béranger, et il fut obligé de repasser les Alpes.

Soit que l’échec répété des deux dynasties auxquelles celle de Savoie se rattache par des liens étroits ait été pour celle-ci un enseignement, ou que le spectacle de la mobilité italienne ait répugné longtemps à son esprit de suite, elle ne s’est abandonnée qu’assez tard au mouvement qui la portait dans cette direction. Sa politique ne commence à trahir des préoccupations de ce genre que vers le milieu du XVe siècle, à une époque où ses possessions transalpines, » déjà considérables, embrassaient les versans immédiats des Alpes à l’exception de ce qui appartenait sur les flancs du Mont-Viso aux marquis de Saluces, et s’avançaient sur la plaine jusqu’à la Sesia, au-delà de Turin. Le Piémont attirait si peu son attention qu’elle l’avait donné en apanage à une branche cadette dite des princes d’Achaïe, titre d’un fief de la Grèce qu’ils n’ont jamais possédé, pas plus que la branche aînée n’a possédé les royaumes de Chypre et de Jérusalem ; mais en 1418 le Piémont fit retour au duc Amédée VIII par l’extinction de la ligne d’Achaïe, et ce prince se mêla plus activement que ses prédécesseurs des affaires italiennes.

Amédée VIII est un des personnages les plus remarquables de sa maison. D’une souplesse d’esprit et d’une activité peu ordinaires, il remplit les rôles, il se plie aux offices les plus variés, tour à tour soldat sur le champ de bataille, souverain magnifique d’un état qui pouvait passer pour grand à son époque, moine à Ripaille et pape sous le nom de Félix V, négociateur de la paix de Bicêtre, qui termina la guerre civile des Armagnacs, allié du roi de France contre ses grands vassaux, du duc de Bourgogne contre les rudes bourgeois des Flandres ; mais, quoi qu’il fasse, il ne perd pas de vue un seul instant les intérêts et les agrandissemens de sa dynastie. Moine ou pape, il ne cesse pas un moment d’être, sous le règne nominal de son fils Louis, le souverain effectif. C’est lui qui, du sein de l’église où il s’est réfugié, inspire et dirige la tentative de son fils sur la Lombardie, que nous rappellerons bientôt.

Il avait été mêlé pendant trente ans à toutes les affaires de France. Il avait, s’il est permis de s’exprimer ainsi, pratiqué à fond cette nation dans les diverses missions guerrières ou pacificatrices qu’il y avait remplies, et à travers les divisions qu’elle présentait il avait entrevu la puissance de sa future unité. Jusqu’à lui, la maison de Savoie avait pour ainsi dire gravité dans une sphère étrangère à la France, séparée qu’elle était de celle-ci par la Bourgogne ducale et par le Dauphiné ; mais au temps d’Amédée VIII la Bourgogne allait faire retour à la couronne, et le Dauphiné était déjà devenu l’apanage des fils aînés de France. Dans le choc inévitable de ces deux puissances inégales, l’avantage resterait nécessairement à la plus grande. Amédée VIII pressentit ce résultat, et tourna les yeux vers l’Italie, où il vit une issue pour sa maison. Les Visconti de Milan dominaient alors la vallée du Pô. Leur puissance s’étendait, parallèlement à celle de Savoie, du Saint-Gothard au golfe de Gênes et de la petite rivière de la Sesia à celle de l’Adda, sur les confins de la république de Venise. Le duc forma une ligue avec les Vénitiens et le roi de Naples, Alphonse d’Aragon, pour renverser cet obstacle. La ligue fut victorieuse, trop victorieuse à son gré, car elle allait anéantir la puissance des Visconti et la remplacer par une autre, par celle de Venise, tout aussi redoutable à ses desseins, et il s’en retira par une brusque volte-face, tendit la main au vaincu, Philippe-Marie Visconti, s’allia avec lui par le traité de Turin de 1427, et lui donna sa fille Marie en mariage. Les filles de Savoie, sages et réservées, n’ayant rien des passions et des goûts des tyrans italiens du XVe siècle, n’étaient pas faites pour de telles unions. Celle-ci fut malheureuse ; la princesse vécut séparée de son indigne mari, qui lui préféra la belle Agnès de Maino, et en fit effrontément associer le nom au sien dans les prières publiques du clergé lombard ; mais les malheurs de la princesse la rendirent intéressante aux yeux du peuple de Milan, qui détestait la tyrannie du Visconti[14], et l’ascendant qu’elle sut prendre sur les esprits servit merveilleusement les projets de son frère, le duc Louis II, sur le Milanais.

Dans la ligue formée par Amédée VIII contre les Visconti avait figuré un soldat d’aventure nommé Francesco Sforza, qui prit goût à cette guerre, la continua pour son propre compte, et finit par s’emparer de toute la Lombardie à l’exception de la capitale, qui se constitua en république. Le dernier Visconti mourut en luttant contre l’usurpateur. Sa veuve se servit alors de l’influence qu’elle avait acquise sur le peuple pour amener la république à signer le traité du 8 mars 1449, par lequel la Lombardie en-deçà du Tessin était cédée au duc de Savoie, et lui-même élu protecteur de Milan. Toutefois sa dynastie ne devait pas atteindre de si tôt à cet objet de son ambition. La guerre de Louis II contre Sforza, conduite sans vigueur, ne fut qu’une série de désastres malgré les conseils d’Amédée VIII, qui, devenu pape, n’oubliait point sous la tiare le danger pressant de son fils. De Genève, de Bâle et de Lausanne, où il promenait sa papauté contestée, il presse l’armement des milices vaudoises et savoisiennes, il excite, il aiguillonne son fils, il l’exhorte à quitter ses frivoles amusemens, à réduire ses dépenses personnelles, à engager même les joyaux de la couronne pour soutenir la guerre ; il l’autorise, en sa qualité de pape, à lever des impôts sur les gens d’église et à contracter des emprunts dont il se porte caution. Sa correspondance, publiée pour la première fois en 1851[15], donne une haute idée de l’expérience qu’il avait acquise en France. Il donne à son fils un conseil qui a été bien utile à sa maison quand elle l’a suivi avec discernement, c’est de tenir grand compte des prétentions françaises en Italie. Le duché de Milan était revendiqué par Charles d’Orléans du chef de sa mère, Valentine Visconti. Le roi de France appuyait cette revendication, et il était d’une bonne politique de le ménager pour s’en faire au besoin un appui. Aussi fait-il insérer dans le traité avec la république milanaise que la guerre sera poursuivie contre tous les ennemis de la république, excepté contre la maison de France. Il n’échappait pas à sa pénétration que, dans les luttes de sa maison en Italie, son plus sûr allié était la France. En dépit de ces conseils et de ces secours, le duc Louis fut obligé de faire la paix avec l’heureux usurpateur sans obtenir la partie cédée de la Lombardie. Cette guerre finit encore par un mariage. Bonne de Savoie fut donnée au fils de l’aventurier italien, devenu duc de Milan.

Ce serait une curieuse histoire que celle des mariages de la maison de Savoie. Ce qu’on a dit de la maison d’Autriche : Tu, felix Austria, nube, s’appliquerait peut-être avec plus de justesse à celle de Savoie. Race féconde s’il en fut, elle a eu toujours en réserve des princesses vives, alertes et spirituelles, rachetant par les qualités supérieures de l’esprit et du cœur une certaine vulgarité dans les traits du visage, ornemens des cours et souvent gloires nationales des pays qu’elles avaient adoptés. A ces traits, on peut reconnaître celles que la France a reçues, cette Louise de Savoie, la vaillante mère de François Ier, qui porta le poids de la régence pendant la captivité de son fils, et ne souffrit pas que le royaume fût amoindri par le désastre de Pavie ; cette autre Louise, qui égaya par son esprit et ses grâces la vieillesse désolée de Louis XIV ; sa sœur Adélaïde, qui, transplantée en Espagne avec son mari le duc d’Anjou, lui gagna les cœurs espagnols et enracina dans ce pays la dynastie des Bourbons. On en a vu s’asseoir sur la plupart des trônes de l’Europe, en France, en Espagne, en Portugal et même en Angleterre, avant que l’Angleterre eût mis à l’interdit les reines catholiques. Les mariages anglais seraient un des épisodes les plus singuliers de cette histoire. Ils répondaient à un plan d’agrandissement en-deçà des monts, pour l’exécution duquel il était nécessaire de chercher l’appui de l’Angleterre. De 1236 à 1250, deux nièces de Pierre II entrèrent dans la famille des Plantagenets. L’une, qui s’appelait Eléonore, femme d’une beauté accomplie, au dire de Matthieu Paris, speciei venustissimœ[16], fit tourner l’influence qu’elle avait prise sur son royal époux Henri III au profit de sa nombreuse parenté de Savoie. Pierre II reçut du roi anglais la seigneurie de Richmont, le protectorat des comtés d’Essex et de Warenne, et des sommes immenses qui l’aidèrent puissamment à repousser Rodolphe de Habsbourg en Helvétie. Son frère Guillaume devint le conseiller intime et le ministre du roi. Un autre frère, Boniface, qui était ecclésiastique, fut nommé archevêque de Canterbury et primat d’Angleterre. Pierre II fit de nombreux voyages à Londres, emmenant chaque fois avec lui un cortège de seigneurs du pays de Vaud et de la Savoie, grands guerroyeurs, mais pauvres et râpés, auxquels le roi donnait en mariage les plus riches héritières de son royaume. Le chroniqueur que nous avons cité s’indigne de ces mariages et les appelle une souillure pour le noble sang anglais[17]. Dans son engouement pour les Savoyards, Henri III fit construire pour les recevoir le palais de Savoie dans le Strand, démoli après 1815 pour dégager les abords du pont de Waterloo, et dont il ne reste plus que la chapelle ; cette chapelle sert aujourd’hui, d’église à la légation italienne à Londres.

Cette politique matrimoniale a été féconde en acquisitions d’importance et en alliances précieuses pour la maison de Savoie ; elle lui a valu successivement la possession du passage du Mont-Cenis et du versant qui domine le Piémont, la Bresse, le Bugey et le Faucigny. Par d’heureux mariages, elle s’est créé sur le continent et en Angleterre même des points d’appui à l’aide desquels elle a pu se maintenir à cheval sur les Alpes et résister sans être désarçonnée aux plus graves ébranlemens de l’Europe. Cependant cette politique ne lui a pas réussi d’abord en Italie : outre les deux mariages dont nous avons parlé avec un Visconti et un Sforza, elle en contracta encore avec plusieurs des princes qui encombraient la vallée du Pô, par exemple avec les marquis de Montferrat et de Saluces ; mais rien de solide, rien de durable ne pouvait se nouer avec ces tyrannies violentes élevées sur la ruine des républiques lombardes, sans autres traditions que celles de la force, des coups de main, de l’assassinat, et pratiquant déjà cette politique d’expédiens que Machiavel devait réduire plus tard en maximes. Le prestige d’une descendance royale qui environnait la maison de Savoie et qui ouvrait à ses fils et à ses filles l’entrée des grandes cours occidentales n’avait aucune prise sur ces tyrans italiens, à qui la force seule imposait, et c’est uniquement par la force que cette maison a pu s’étendre en Italie. L’histoire de ses progrès de ce côté est essentiellement guerrière, chacun de ses pas y a été marqué par des luttes incessantes. Pendant trois siècles, elle est aux prises avec ces petites principautés, les combattant tour à tour, les opposant l’une à l’autre, les Saluces aux Montferrat, les Montferrat aux Sforza ; elle s’efforce de prêter main-forte et de rendre la vie aux libertés municipales et républicaines écrasées par ces tyrannies, et elle obtient en retour de ces services le titre et les droits attachés à une protection acceptée. C’est ainsi qu’Ivrée en 1313, Fossano en 1314, Chieri en 1347, Mondovi la même année, Biella en 1379, Cuneo en 1382 et Nice en 1388 s’annexent spontanément aux domaines subalpins de Savoie, à la condition que leurs libertés municipales seront reconnues et garanties. Enfin, quand l’obstacle qui fermait la vallée du Pô lui opposait une résistance supérieure à ses forces, elle avait une ressource extrême : c’était d’ouvrir l’écluse des Alpes au torrent français, qui se précipitait alors et balayait tout sur son passage ; mais elle n’a fait usage de ce remède dangereux pour elle-même qu’après que les agrandissemens de la France l’eurent obligée de s’ouvrir à tout prix une issue en Italie.

C’est le duc Emmanuel-Philibert qui a reconnu le premier que l’avenir de sa maison était là. Cette conviction lui était venue de ses longs rapports avec la France. Il avait combattu contre elle en Italie, en Allemagne et dans les Flandres ; il l’avait vue seule, malgré ses divisions intérieures, tenir tête à l’Angleterre et à l’immense empire de Charles-Quint, et il savait ce qu’il lui avait fallu à lui-même d’énergie, de valeur, de génie militaire, pour remporter les victoires de Gravelines et de Saint-Quentin, où il commandait l’armée impériale. En vainqueur généreux et clairvoyant, il s’empressa, aussitôt que la paix de Cateau-Cambrésis fut conclue, de nouer avec la France une étroite alliance, qui fut scellée par son mariage avec la sœur d’Henri II. Sous son règne, la monarchie de Savoie changea de centre de gravité, Turin devint la capitale, et la langue italienne prit le pas sur la langue française. On lit dans les curieuses relations des ambassadeurs vénitiens qu’il ne voulait entendre que l’italien dans sa cour, quoiqu’il parlât avec une égale facilité l’allemand, l’espagnol et le français. Il paraît, d’après la relation de Lippomano, que cette affectation d’italianisme était peu agréable aux ambassadeurs français, espagnols et autrichiens ; mais sa réponse à leurs observations était toujours qu’il voulait suivre une politique à lui, qu’il était prince italien, et qu’il désirait vivre et mourir en prince italien. Les relations vénitiennes de Boldù et de Morosini nous montrent que les provinces cisalpines ressentirent vivement ce déplacement du centre de la monarchie, la Savoie surtout, qui ne se sentait pas encore attirée par la nationalité française ; nous verrons bientôt par quels efforts elle réagit contre le transfert de la capitale. Le duc se flattait de faire oublier cet abandon du berceau de sa famille en entourant d’attentions et d’égards les nobles savoyards, en les admettant dans ses conseils, en leur distribuant les hautes dignités de la cour, les emplois supérieurs dans la diplomatie et dans l’armée. Il faut reconnaître que la noblesse de Savoie, appauvrie par le départ de la cour, a mérité par ses services les préférences dont elle a été l’objet de la part du souverain. Celui-ci a toujours trouvé dans ses rangs des hommes dévoués dont l’esprit politique et les qualités militaires ont singulièrement avancé la fortune de la Savoie en Italie. On la voit participer sans cesse à toutes les négociations diplomatiques et à toutes les luttes depuis le règne d’Emmanuel-Philibert jusqu’aux événemens qui ont donné à Victor-Emmanuel le trône d’Italie et la couronne de fer des rois lombards.

La politique de la maison de Savoie en Italie se distingue par un trait particulier de celle des conquérans qui ont foulé tour à tour le sol de cet infortuné pays : à toutes les époques, elle a été dictée par un sincère attachement à la nation italienne et par une intelligence supérieure de ses vrais intérêts. Sans doute elle n’a pas perdu de vue ses avantages particuliers et négligé les occasions de s’agrandir en même temps qu’elle s’appliquait à servir l’Italie ; mais elle n’a vu de bonne heure dans cette nation foulée par les armées étrangères et par le despotisme indigène qu’une alliée à soulager, une sœur malheureuse à secourir. Les princes de Savoie ont conçu l’intérêt général de l’Italie sous trois aspects différens, et cette pensée s’est formulée dans leur diplomatie par un triple principe : la neutralité de l’Italie, l’équilibre de l’Italie et l’indépendance de l’Italie. Il faut d’abord écarter du sol italien, trop souvent ensanglanté, le fléau de la guerre et persuader aux grandes puissances de choisir un autre champ de bataille ; il faut ensuite empêcher que l’une ou l’autre ne rompe à son profit l’équilibre italien ; il faut enfin les éloigner toutes de l’Italie. Telles sont les trois idées sur lesquelles a roulé la politique de Savoie jusqu’à nos jours. Victor-Amédée II, le fondateur de la royauté de Sardaigne, est le premier qui ait eu l’idée d’obtenir à l’Italie le privilège de la neutralité. La France accepta la première ce principe par le traité signé à Pignerol le 29 juin 1695, élaboré à Loreto par les envoyés de Louis XIV, du duc de Savoie, de la république de Venise et du pape. Pour prix de l’acceptation de ce principe, Victor-Amédée II se sépara de la coalition formée contre la France et hâta la paix de Ryswik par cette retraite, qui découvrit l’Autriche en Italie devant les armes françaises. Six ans plus tard, au moment où allait éclater la grande guerre de la succession espagnole, il fit insérer de nouveau ce principe dans le traité d’alliance avec Louis XIV du 6 avril 1701 ; mais, comme il lui restait peu d’illusion sur la possibilité de faire respecter la neutralité de l’Italie aux autres belligérans, il stipula qu’au cas où la guerre sévirait au-delà des Alpes, il entrerait lui-même dans, le duché de Milan en sa qualité de prince italien et d’allié de la France. Le principe ne fut respecté ni par Louis XIV, qui l’avait reconnu, ni par les autres puissances. La vallée du Pô fut cette fois comme toujours le champ de bataille de la France, et de l’Autriche. Victor-Amédée, froissé du mépris que montrait Louis XIV pour un principe accepté par lui, opéra ce brusque revirement de 1703 qui a laissé sur sa politique un fâcheux stigmate de duplicité : il adhéra à la coalition de La Haye, et le résultat de ce mouvement fut la défaite de l’armée française devant Turin, défaite qui commença la série des désastres du grand règne. Le principe d’une pondération plus équitable des pouvoirs italiens a eu moins de peine à triompher. Une alliance avec la France, secrètement conclue par d’Ormea, ministre de Charles-Emmanuel III, et le cardinal Fleury, ministre de Louis XV, et une rapide campagne de l’armée française en Lombardie suffirent, en 1733, pour établir l’équilibre qui s’est maintenu jusqu’à la révolution. La domination autrichienne restreinte au seul duché de Milan, les Bourbons d’Espagne introduits au midi, deux ou trois petits états au centre, et la Sardaigne agrandie jusqu’au Tessin, tels furent les résultats de cette guerre heureuse. L’Italie respira dans cette situation nouvelle, et une noble émulation de réformes s’établit entre ses petits princes, dont aucun n’avait sur les autres une prépondérance trop décidée.

Enfin, s’élevant à une conception plus haute de l’intérêt général de la nation, la maison de Savoie l’a saisi sous son véritable aspect, celui de l’indépendance et de l’unité. Cette vue des droits de l’Italie, toujours plus claire et plus nette, constitue la véritable légitimité de la maison de Savoie. Elle a pourtant cherché à s’en donner une autre. Nous l’avons vue, dans la première période de ses développemens en-deçà des Alpes, s’efforcer de renouer les traditions des rois burgondes. La même tentative se reproduisit de l’autre côté des monts après que le duc Emmanuel-Philibert y eut porté le centre de la monarchie. Un historien piémontais, Lodovico della Chiesa, établit pour la première fois en 1608 l’origine italienne de la maison de Savoie en la rattachant à la postérité des rois lombards. Cette opinion historique, si bien d’accord avec la tendance politique qui avait prévalu, trouva dès lors pour défenseurs dévoués des écrivains de mérite, les Tesauro, les Maffei, les Napione et les Cibrario, qui ont fait pour la soutenir d’immenses efforts d’érudition. Rien de plus fastidieux que la lecture de ces documens généalogiques. On ne s’explique pas d’abord l’importance attachée à une question d’origine, et il faut, pour la comprendre, se rappeler qu’à une époque où le droit national se confondait avec le droit dynastique il suffisait d’établir celui-ci pour légitimer un agrandissement. Les droits de la maison de Savoie n’ont jamais manqué d’avocats ; elle a su mettre dans ses intérêts les puissances de l’esprit, intéresser à sa cause une légion de chroniqueurs, d’historiens, d’archéologues et de publicistes qui ont travaillé à lui construire des généalogies propres à justifier à la fois son double mouvement d’extension sur les deux côtés des Alpes. Cette question rétrospective, restée profondément incertaine malgré tant de travaux, n’a pas laissé d’exciter jusqu’à nos jours des débats dont la vivacité a tourné plus d’une fois à l’injure. La série des historiens savoyards qui rattachent la maison souveraine à une origine occidentale répond à la série piémontaise de ceux qui veulent lui trouver une origine italienne. Au fond de ces querelles en apparence oiseuses, il s’agitait, à vrai dire, une question nationale : il ne s’agissait de rien moins pour les uns que de ramener la monarchie de ce côté des Alpes, et pour les autres de l’entraîner sur l’Italie en faisant luire à son ambitieux génie l’héritage de la couronne de fer. Elle a hésité longtemps entre les deux partis, et l’on se tromperait fort de croire qu’elle s’est résolue à abandonner le versant occidental dès le jour où Emmanuel-Philibert transporta la capitale au-delà des monts. Elle y est revenue au contraire avec une obstination singulière, et ses violens retours sur le théâtre de ses premiers progrès forment la partie la plus dramatique de son histoire.


IV

On a dit que si, au moment de sa rencontre avec la réformation dans Genève, elle lui avait fait bon visage, si elle l’avait reconnue et embrassée à l’exemple de tant d’autres familles souveraines, Genève et la Suisse française lui seraient demeurées fidèles, Berne devenait son alliée, et ses destinées se fixaient à jamais en-deçà des Alpes ; mais le trône de Savoie était alors occupé par un prince faible, incapable de prendre cette forte résolution. Charles III ne sut se décider ni pour Charles-Quint, ni pour François Ier, ni pour la réformation, ni contre elle, et Genève, pendant qu’il hésitait, affermit son indépendance sous la protection de Berne et de la France. Privée de sa capitale naturelle, la domination cisalpine alla dès lors déclinant avec rapidité. De 1536 à 1601, les provinces situées au-delà du Rhône et du Léman, Vaud, le Valais, le pays de Gex, le Valromey, le Bugey et la Bresse, furent successivement retranchées des possessions de la Savoie : retranchemens douloureux, car toutes les parties de la petite monarchie avaient appris à vivre d’une existence commune sous le gouvernement de cette famille aimée qui les avait groupées par un travail séculaire. Ils furent douloureux surtout pour la Savoie, dont le poids, désormais trop léger, ne pouvait plus retenir la monarchie. Pendant quarante ans, de 1560 à 1601, elle nourrit l’espérance de ramener la cour à Chambéry, et développa, excitée et soutenue par cette pensée, une énergie extraordinaire. Cette période a été, on peut le dire, l’âge héroïque de la Savoie. Naturellement froid et concentré, le caractère du pays s’exalta dans les guerres contre Genève. Cette ville, qui devait former le contre-poids de Turin, sans cesse présente à la pensée du pays, fut attaquée vingt fois soit par les bandes organisées de la noblesse, connues sous le nom de Gentilshommes de la cuiller, soit par l’armée régulière. Le fanatisme religieux, se mêlant au sentiment national, fit passer sur toutes les règles du droit des gens admises à cette époque. On massacrait des garnisons prisonnières après qu’elles avaient déposé les armes ; on attaquait Genève en pleine paix, sans déclaration de guerre, et la nuit du 12 décembre 1602 elle se réveilla assiégée par l’armée du duc de Savoie. L’espoir de ramener la monarchie fit naître des idées et des projets qui nous paraissent à bon droit chimériques aujourd’hui, mais qui étaient alors l’expression d’un sentiment national fortement surexcité. Telle est celle d’un royaume allobroge formé au midi de la Provence et du Dauphiné, à l’ouest du Lyonnais et de la Bresse, au nord de la Suisse française, et à l’est des provinces subalpines avec la Savoie pour centre.

Cette idée avait pris naissance au sein du sénat de Savoie. Par ses attributions, qui ne sont pas sans analogie avec celles de nos parlemens modernes, le sénat touchait à toutes les affaires de l’état, à la politique, à la diplomatie, à la guerre et à l’administration intérieure. Représentation assez exacte du pays, de ses idées et de ses sentimens, il était devenu, dès le premier jour de sa création par Emmanuel-Philibert, le point d’appui de la résistance locale contre la politique italienne du souverain. Le terrain était donc tout préparé pour l’éclosion de la grande idée. Le sénateur Joly d’Allery la formula en 1561 dans un écrit qui fut envoyé au duc et répandu à profusion des deux côtés des monts. L’écrit lui-même a disparu, mais l’historien du sénat de Savoie a retrouvé dans les archives de la compagnie des documens qui en reproduisent le fond et les linéamens principaux. Le sénateur avait imprudemment mêlé la question religieuse à la question politique. Il ne s’était pas borné à conseiller au duc de diriger sa politique et ses alliances vers le but indiqué, savoir la formation du royaume allobroge ; il lui conseillait aussi d’intéresser à ce projet les huguenots de France et les puissances protestantes en embrassant la réforme : conseil hardi, qui fit d’autant plus de scandale qu’ayant lui-même embrassé la réforme avec sa belle-mère, la baronne de Crans, femme lettrée, dame d’honneur de la duchesse de Savoie, il avait, avec quelques autres personnages, établi une église évangélique à Chambéry. Le duc n’était pas prêt à hasarder un pas semblable, et dans un premier mouvement de colère il donna ordre au sénat de poursuivre l’auteur du projet. Interrogé le 31 mai 1561 par ses collègues sur la question de savoir s’il est l’auteur de l’écrit incriminé, il fait sans hésiter une réponse affirmative. On lui demande ensuite « s’il a des complices à vouloir que l’altesse de monseigneur le duc fasse alliance avec les hérétiques de Genève, de Berne, du Dauphiné et d’autres pour déchasser le roi de France dudit Dauphiné, de Provence et d’autres pays, et pour établir un royaume des Alpes où serait enseignée la religion soi-disant réformée. » À cette question, Joly d’Allery répond « qu’en tant qu’il s’agit de l’étendue et de l’agrandissement des domaines de Savoie, il a pour complices tous les vrais Savoisiens, et encore, croit-il, les Dauphinois et les Provençaux ; qu’en tant qu’il s’agit de la religion, il ne souhaite rien tant que soit prêchée en icelles provinces, Savoie, Piémont et autres, la vraie catholique réformée, fondée sur la sainte Écriture, et non les nouvelletés de Luther, Calvin, Farel et autres, espérant donner ainsi audit état paix, tranquillité et bonne fraternité chrétienne. » A la suite de cet interrogatoire, le sénateur fut condamné à être suspendu de son office de magistrature pendant une année, peine légère pour un crime qui, dans la jurisprudence du temps, devait entraîner la peine de mort. Le duc de Savoie, revenu de son premier mouvement, flatté peut-être de cette couronne royale que le sénateur avait fait briller à ses yeux, ordonna qu’il fût immédiatement réintégré sur son siège.

Isolé des circonstances au milieu desquelles il se produisit, ce projet nous paraît aujourd’hui extravagant, et l’auteur de l’Histoire du Sénat de Savoie a. pu considérer Joly d’Allery et ses adhérens comme des visionnaires. Que l’on se reporte néanmoins à l’époque de crise où il fut conçu, et l’on verra qu’il n’y avait pas trop de déraison à conseiller à la maison de Savoie de pousser sa pointe sur les provinces du sud-est de la France. L’Espagne, par les énormes acquisitions en Italie qu’elle devait aux victoires de Charles-Quint, interdisait à la Savoie tout espoir d’agrandissement de ce côté, tandis qu’en-deçà des Alpes la France, travaillée par ses guerres de religion, affaiblie et se déchirant de ses propres mains, semblait peu capable de résister à un retour violent de la Savoie. L’obstacle le plus sérieux était la réforme elle-même et son invincible esprit. Genève d’un côté, Genève appuyée de Berne et des autres cantons protestans, et de l’autre Lesdiguières, le héros du protestantisme du sud-est de la France, arrêtaient court la formation du royaume rêvé. Quoi de plus naturel que d’embrasser la réforme pour transformer l’ennemi en auxiliaire ? Le principe religieux dominait alors la politique : nul doute que la réformation tout entière, en France et au dehors, n’eût salué d’un cri de joie et n’eût appuyé de toutes ses forces ce nouveau pouvoir ami descendant des Alpes sur les provinces françaises, dont quelques-unes lui avaient jadis appartenu. Si cette révolution se fût accomplie, la Suisse française rentrait dans le sein de la monarchie devenue la protectrice des évangéliques, et les huguenots français, placés entre le sentiment de la patrie et celui de leur propre conservation, entre la révolte et l’extermination, auraient tendu la main au nouveau pouvoir, comme ils la tendaient à l’Angleterre et aux princes protestans de l’Allemagne. A l’intérieur, particulièrement en Savoie, l’esprit catholique des habitans n’aurait pas tenu devant le sentiment national qui ramenait la monarchie en-deçà des Alpes. Des populations nombreuses déjà passées à la réforme, le Chablais et une partie du Faucigny, et ces énergiques Vaudois des Alpes qui faisaient toute la force de Lesdiguières, auraient servi de point d’appui à ce mouvement religieux et politique.

Cette idée assez étrange au premier aspect d’un royaume allobroge et les phases qu’elle a traversées ne sont pas sans quelque analogie avec l’évolution de l’idée italienne qui s’accomplit sous nos yeux. Il est aussi en Italie des esprits qui, justement irrités des obstacles religieux qui s’opposent à l’achèvement de l’unité, ne reculent pas, dans leur impatience, devant la pensée de s’en débarrasser par une rupture avec Rome. Les élémens d’une solution de ce genre sont plus nombreux qu’on ne le pense parmi nous. Rien de moins papiste au fond que le génie italien. Une longue malédiction contre Rome retentit dans les écrits de ses plus grands écrivains. Pétrarque appelle sur elle le feu du ciel dans ce fameux sonnet qui se chante encore dans les cercles littéraires, fiamma del ciel sulle tue treccie piova. Le Dante a mis des papes dans le dernier cercle de son enfer. Guicciardini les accuse d’avoir fait de l’Italie la plus impie des nations catholiques par les corruptions dont ils lui ont donné le spectacle pendant plusieurs siècles. Machiavel leur reproche d’avoir livré la nation à l’étranger en empêchant la formation d’un pouvoir national capable de résister à l’invasion. La politique des gouvermens italiens ne s’est pas montrée plus respectueuse que la pensée des écrivains et des poètes. Dès qu’un gouvernement quelconque, république ou monarchie, a pu prendre pied sur ce sol, il s’est mis en lutte avec Rome, et il l’a traitée plus cavalièrement que ne l’ont fait les souverains des grandes nations étrangères. Les excommunications qui faisaient trembler celles-ci laissaient tout à fait indifférons un doge de Venise, un Visconti de Milan et un Médicis de Florence. Le premier y répondait en faisant planter une potence à la porte de chaque église pour indiquer au prêtre qui aurait publié la bulle le sort qui l’attendait, le second en faisant manger cette bulle avec les sceaux de plomb et les lacets de soie aux prélats qui la lui avaient apportée, le troisième enfin en portant la guerre dans les domaines de l’église au cri de libertà e popolo. L’ascendant sous lequel pliaient les souverains du dehors était sans effet sur les pouvoirs italiens. La religion même n’est pas en Italie ce sentiment profond qui plonge dans l’être moral et se mêle à la vie intime ; elle est une affaire d’imagination qui s’arrête à la surface, un vague ensemble de croyances fugitives et d’émotions extérieures qui se dissipe au souffle de la première passion venue. La passion de l’unité nationale, irritée trop longtemps par le non possumus, pourrait bien en fin de compte aboutir à ce résultat inattendu. Divers symptômes trahissent la sourde agitation des esprits. La littérature et la science italiennes prennent une attitude plus tranchée. La réforme de l’église, la séparation des deux pouvoirs n’est pas appelée seulement par des laïques, elle trouve des adhérens à tous les degrés de la hiérarchie ecclésiastique, et jusque sur les marches du trône électif des papes. Sous les mouvemens bruyans et tumultueux de la politique, qui seuls attirent les regards, il se fait à cette heure un grand travail de révision des croyances et du système gouvernemental de l’église, travail silencieux qui déplace peu à peu les bases de l’ancienne foi, et les fait résider, non plus dans l’autorité hiérarchique, mais dans la libre acceptation individuelle, non plus dans la tradition infaillible, mais dans des textes connus et librement interprétés. C’est l’individu qui fait son entrée dans l’église par le libre examen, comme il l’a faite dans l’état par le suffrage universel. La société religieuse et la société politique tendent à s’équilibrer sur le même plan. Parti du pied des Alpes, du sein de ces populations vaudoises qui ne se rangèrent jamais sous le niveau de l’orthodoxie romaine, le mouvement d’émancipation individuelle s’est étendu d’abord sur le Piémont avec la liberté sarde, puis sur l’Italie centrale et méridionale à mesure que ces contrées se sont ouvertes à la libre discussion. Dès 1861, trois ans avant le transfert de la capitale, le centre de cette action hétérodoxe s’est porté à Florence, dans le palais d’un ancien archevêque de cette ville. C’est là, sur cette terre qui a dévoré tant de dissidens au moyen âge, que la seule hérésie qui ait survécu aux persécutions, la chiesa valdese, est venue s’installer. Elle a établi dans ce palais son siège, sa faculté de théologie, ses écoles, ses presses et ses journaux, tous ses moyens d’action ; déjà ce foyer rayonne sur les points extrêmes de l’Italie. La tragédie récente de Barletta, où sept personnes ont été massacrées et brûlées sur la place publique avec les meubles de leurs maisons dévastées, atteste que la contagion de la libre pensée religieuse gagne jusqu’à ces populations du midi traditionnellement attachées à l’orthodoxie. La protestation s’amasse visiblement dans l’atmosphère morale de l’Italie, elle se condense çà et là et forme des centres indépendans. L’idée italienne, désormais triomphante des obstacles militaires et politiques, menace d’emporter aussi les obstacles d’une autre nature. Elle est entrée, en un mot, dans la phase critique où Joly d’Allery voulait pousser la maison de Savoie en caressant l’idée de la voir s’établir à jamais en-deçà des Alpes.

Mais l’exécution de la partie religieuse de son programme répugnait au tempérament de la maison de Savoie. Elle avait repoussé la réformation à la première rencontre, lorsqu’elle pouvait sans danger lui tendre la main ; il était trop tard, en 1562, pour renouer avec elle. Le catholicisme et la réformation avaient pris position dans des frontières pour longtemps fixées, d’où ils ne devaient plus sortir désormais. Emmanuel-Philibert sut résister à la tentation de profiter des divisions de la France ; mais son successeur, Charles-Emmanuel Ier, n’eut pas cette prudence. Il essaya d’accomplir la partie politique du programme d’Allery. Dans les guerres et les négociations entreprises pour la réalisation de cette idée, le sénat de Savoie déploya une activité étonnante. La monarchie lui revenait poussée par l’Espagne, et on voit, pour lui faire de la place en-deçà des Alpes, les sénateurs accepter les fonctions les plus étrangères à une compagnie judiciaire. L’un d’entre eux est employé à préparer les logemens et à lever des subsides pour l’armée ducale ; un autre, le fameux président Favre, dont la statue s’élève sur la place du palais de justice de Chambéry, est commandant général des provinces cisalpines ; il enrôle des soldats, les exerce au maniement des armes, pourvoit à leur équipement. Il est curieux de l’entendre s’expliquer sur une fonction qui semble convenir si peu à un chef de la justice, à un jurisconsulte comme lui. « Je me comparais, dit-il, aux magistrats que César déléguait autrefois pour gouverner ses provinces, et dont l’autorité représentait le souverain dans la paix et dans la guerre. » La pacifique compagnie se transforme, pour la circonstance, en une convention guerrière où tous les pouvoirs sont confondus. Les commissaires du sénat dirigent les opérations de la guerre contre Genève, et l’un de ses présidens, Charles de Rochette, est dans la ville, chargé d’endormir la vigilance des citoyens pendant la nuit de l’escalade. La mission la plus singulière est celle du sénateur Chabod de Jacob, envoyé en Dauphiné pour préparer l’annexion de cette province au royaume des Alpes. Reçu par le parlement de Grenoble, toutes les chambres réunies, il y prononça un discours qui montre que les moyens imaginés alors ne diffèrent pas beaucoup de ceux qu’on invoque aujourd’hui. La mort d’Henri III, qui venait d’être assassiné par un moine fanatique, lui fournissait un texte que le magistrat savoyard sut exploiter habilement en faveur de sa thèse. Il présenta sous les plus vives couleurs le tableau de l’anarchie dans laquelle ce crime avait jeté le royaume de France, et en sa qualité d’homme de loi il en déduisit naturellement la faculté juridique et le droit de chaque province à se choisir un prince capable de la protéger. Puis, s’élevant à d’autres considérations, il développa les argumens que l’on trouve aujourd’hui au service de toutes les ambitions d’agrandissemens territoriaux : la situation géographique, la communauté de race, de langue et d’intérêt. « La nature, s’écrie-t-il, a fait des Dauphinois et des Savoyards un seul et même peuple. Quand vous leur aurez donné un même maître, ils seront encore ces Allobroges vaillans qui furent l’honneur des Celtes et la terreur des Romains. »

Mais toutes ces ambitions, toutes ces espérances patriotiques se brisèrent contre les obstacles que nous avons indiqués. C’était comme ligueuse et sous la pression catholique espagnole que la maison de Savoie revenait en-deçà des Alpes. La ligue lui tendait la main et lui ouvrait la voie de la France ; mais toutes les forces du protestantisme se tournèrent contre elle. La France a trop oublié plus tard qu’une épée huguenote a barré le passage à Charles-Emmanuel Ier et empêché la formation du royaume allobrogique. Lesdiguières, le rude partisan, celui qu’on a appelé l’écumeur des Alpes, et qui a détruit en effet plus de forteresses, de couvens et de châteaux féodaux que les plus fameux pirates n’ont brûlé de vaisseaux, Lesdiguières a été le bouclier de la France pendant les mauvais jours de la ligue. Le massif des Alpes qui s’élève entre la plaine piémontaise et le cours du Rhône fut le théâtre de ses exploits. Vingt fois il l’a franchi par des cols réputés inaccessibles à une armée, tombant avec la rapidité de l’avalanche tantôt sur le Piémont, tantôt sur la Savoie, et forçant l’ennemi par cette stratégie prodigieuse à passer et repasser inutilement les Alpes. Le duc de Savoie l’appelait le vieux renard. Il méritait en effet ce nom par ses ruses de guerre, par ses marches et contre-marches, qui déconcertaient tous les plans. Pour lui fermer la vallée de l’Isère, Charles-Emmanuel fit construire en 1596 le fort de Barreaux. Henri IV s’étonnait que Lesdiguières demeurât immobile et ne tentât pas d’arrêter les travaux. « Sire, répondit celui-ci, votre majesté a besoin d’un fort à cet endroit ; son altesse le duc de Savoie veut bien en faire les frais. Laissons-lui ce soin ; ce sera mon affaire d’en prendre possession quand le fort sera fini. » Il s’en empara, comme il l’avait dit, en moins de deux heures, la nuit du 13 mars 1598, au clair de lune. Par ses heureux coups de main sur les deux versans et avec les seules forces qu’il recrutait parmi les montagnards des Alpes, il arrêta l’invasion pendant cinq ans, et donnait à la France le temps de respirer et de se reconnaître dans son libérateur.

La conversion d’Henri IV au catholicisme fut le coup de grâce du hardi projet mis en avant par le sénateur d’Allery. Elle fut plus utile à ses intérêts que le gain de vingt batailles, dit un écrivain savoyard[18]. En même temps qu’il gagnait Paris pour une messe, le Béarnais désarmait la ligue, réduisait au silence les passions anarchiques et rendait à la France la liberté de ses mouvemens au dehors. Il songea bientôt à profiter de cette liberté pour régler ses comptes avec le duc de Savoie. Celui-ci, en présence de cette conversion qui changeait la situation politique, s’était hâté de signer la paix de Vervins. Les frontières d’avant la guerre étaient rétablies de ce côté des Alpes ; mais de l’autre côté la question du marquisat de Saluces, que le duc occupait, était demeurée sans solution. Henri IV en réclama la restitution ou bien l’échange avec la Bresse. Un prince de Savoie n’a jamais su restituer une acquisition. Charles-Emmanuel tergiversa, souleva des fins de non-recevoir, et alla lui-même à Paris en 1599 pour débattre l’affaire. La ville et la cour furent étonnées de ses traits d’esprit et de ses vives reparties. Tout en lui était engageant, dit Muratori, et il était difficile de l’aborder sans se laisser charmer par son éloquence et sa politesse. Henri IV lutta de politesses et de complimens avec lui. « Je ne connais, lui dit-il, que deux hommes qui méritent le nom de grands capitaines, Charles-Emmanuel, duc de Savoie, et Maurice de Nassau, prince d’Orange. — Avec moins de modestie, répondit le duc, vous pourriez, sire, en ajouter un troisième couvert de plus de lauriers encore. » Mais Sully avait l’œil sur Charles-Emmanuel, épiait toutes ses démarches et ne se laissait point gagner par ses belles manières. Il le conduisit un jour à l’Arsenal au milieu des ouvriers occupés à fondre des canons. « A quoi bon tant de préparatifs de guerre en pleine paix ? demanda le duc. — C’est pour prendre Montmélian, » répondit Sully. C’est alors que, piqué au vif et voyant l’orage près de fondre sur ses possessions cisalpines, le duc entra dans cette conjuration qui coûta la vie au maréchal Biron. En ce moment, l’idée du royaume des Alpes n’était pas abandonnée, et la seconde ligue qui se nouait autour d’Henri IV devait, si l’on en croit Muratori, céder à la Savoie la Provence, le Dauphiné et une partie du Lyonnais. On ne peut nier que Charles-Emmanuel n’ait mis la main dans cette conspiration qui avait pour but le démembrement de la France ; mais il en sortit au plus vite, dès qu’il eut reconnu que l’Espagne en retirerait un accroissement trop considérable de puissance.

Henri IV, ayant eu vent de ce qui se tramait, brusqua les choses, mit le duc de Savoie dans l’alternative de céder la Bresse ou de rendre le marquisat de Saluces, et sur son refus lui déclara la guerre au mois de juillet 1600. Toutes les provinces cisalpines furent occupées, toutes les forteresses tombèrent devant le roi, à l’exception de celle de Bourg, défendue par un Bressan dévoué à la maison de Savoie, le chevalier Bouvens. Il fallut se résigner à l’échange proposé. Par le traité de Lyon de 1601, le duc perdit une riche province, mais gagna une chose qui valait mieux pour les destinées de sa maison. La France avait un pied en Italie, elle en fut pour toujours éloignée par la cession du marquisat de Saluces. Le vieux Lesdiguières pour qui les Alpes n’avaient jamais été une barrière ni une frontière, qui avait été habitué à courir sur les deux versans, se montra fort mécontent de cet échange, et il disait avec dépit « que le roi de France avait fait une paix de duc, et le duc de Savoie une paix de roi. » Le duc de Savoie n’était pas de ce sentiment. Toutes ses espérances d’agrandissemens en-deçà des Alpes étaient brisées. Pendant vingt ans, il avait espéré enfoncer son royaume agrandi comme un coin au cœur de la France méridionale à la faveur des divisions qui déchiraient le pays. Maintenant il fallait non-seulement renoncer à cette idée, mais voir sa frontière reculer de la Saône au Rhône, et la France derrière plus compacte qu’auparavant. Le coup fut des plus rudes et ressenti vivement en Savoie. Tous les documens de l’époque considèrent la cession de la Bresse comme un malheur semblable à celui de la perte de Genève et de la Suisse française. Le duc irrité bannit à jamais de sa présence le principal négociateur du traité de Lyon, René de Lucinge, qui méritait pourtant une autre récompense. Rien ne peut mieux faire comprendre les dévouemens que la maison de Savoie a su inspirer autour d’elle que la douleur causée à René de Lucinge par cette disgrâce imméritée. Jeune encore, pouvant espérer les faveurs du nouveau souverain dont il devenait le sujet par la cession de la Bresse, il préféra se condamner à la retraite et vivre solitaire, lentement consumé par le regret d’avoir encouru la disgrâce de son ancien maître. Dans la lettre qu’il lui écrivit de Saint-Genix en Savoie, le 21 mai 1601, au moment de se retirer pour toujours sur le nouveau territoire français, il exprime sa profonde douleur d’être forcé d’abandonner le service de son altesse, « ce service, dit-il, auquel j’avais donné mes meilleurs pensées, usé mes meilleures années, et pour lequel j’avais franchi tant de travaux. » N’accusant personne de son infortune, il l’impute à la fatalité seule et cite ces vers du poète italien :

Si che l’uom né per se star nè per fuggire
Al suo fisso destin può contraddire.

« Je m’en vais, ajoute-t-il dans le style alambiqué de l’époque, je m’en vais plein de respect et d’amour envers votre altesse. Son courroux m’a chassé ; mon désastre sera plus grand qu’il ne sera regretté. J’aurai mes ennuis pour compagnons fidèles de mon absence ; je ferai de toutes mes peines ensemble un corps qui, vivifié du mouvement de mes douleurs, ira tous les jours se présenter en sacrifice pour offrande expiatoire aux pieds de l’image de son courroux. Là, mes soupirs et ma longue infortune fléchiront par aventure cette extrême rigueur. » Le coup était d’autant plus immérité que Lucinge avait toujours conseillé au duc d’éviter cette malheureuse guerre par des concessions sur la question de Saluées. Patriote cisalpin, il prévoyait que cette affaire italienne allait amener comme contre-coup l’amoindrissement de la monarchie en-deçà des Alpes. On n’était pas encore persuadé de la nécessité de perdre de ce côté pour gagner de l’autre.

Cette nécessité n’est devenue évidente que depuis le traité de 1604. Réduite dès lors aux frontières qu’elle a conservées jusqu’à la dernière annexion, la Savoie n’a plus été considérée par ses souverains que comme l’appoint de leurs agrandissemens en Italie ; mais à ce dernier point de vue elle leur a été bien utile. C’est vraiment de la Savoie et par la Savoie que s’est formée la grandeur actuelle de la maison qui porte son nom. Celle-ci s’est fortifiée et agrandie d’abord par les qualités guerrières de ce petit pays, par cette vaillante brigade recrutée dans ses montagnes, toujours prête au combat, unissant l’élan français à la solidité germanique, qui a été pendant trois siècles le nerf de la puissance militaire du Piémont. Elle n’a pas trouvé moins de ressources dans ses qualités morales, dans ce tour d’esprit fin et délié qui plie sans rien céder, habile aux détours, et que n’embarrassent pas trop de scrupules sur les moyens d’arriver à ses fins. Par ces qualités ou par ces défauts, la Savoie a été une véritable école de diplomatie où ses ducs et ses rois se sont formés à cette politique habile et prévoyante qu’on ne peut s’empêcher d’admirer. Ils y ont trouvé à toutes les époques des négociateurs rompus aux affaires, des conseillers intimes, des diplomates déliés, des esprits retors, parfaitement à l’aise dans les situations les plus compliquées, des hommes enfin tels qu’il les fallait à un état faible, forcé de s’agrandir pour durer et de lutter pour s’agrandir contre les menées ou les violences de ses voisins, exposé à la pression continue et aux attaques fréquentes de deux ou trois grandes puissances qui se disputaient son alliance. Unissant la finesse diplomatique et la bravoure militaire, la Savoie a produit une autre espèce de négociateurs qui ont largement contribué à l’accomplissement des destinées de la dynastie, c’est celle des soldats diplomates, dont les noms et les services seraient trop longs à rappeler. Le général qui a récemment signé la paix avec l’Autriche est un type de cette diplomatie militaire. Royaliste comme toutes les familles notables de la Savoie, mais s’en distinguant par un dévouement sans réserve à l’idée de l’indépendance italienne et aux institutions libérales dont la monarchie s’est entourée, il a pris part à tous les événemens qui depuis 1848 ont fait l’Italie nouvelle. Colonel du génie à cette époque, il entra le premier sur le territoire lombard ; secrétaire du ministre des affaires étrangères après Novare, il dirigea les négociations avec Radetzky, et s’efforça d’obtenir les conditions les moins défavorables à son pays. Après la paix, pendant cette période de 1849 à 1859 que le Piémont a si utilement employée à se relever d’une atteinte si rude, il prépare la revanche de Novare ; professeur à l’académie militaire, il forme des officiers du génie ; député au parlement, il soutient les projets du ministre de la guerre, la construction de poudrières, l’armement des forteresses, le transport de la marine de guerre au golfe de la Spezzia, toutes les mesures destinées à fortifier le petit Piémont devant l’Autriche. Quand la guerre éclate en 1859, il revient à son arme favorite, celle du génie ; il fait construire à la hâte sur la Dora-Baltea les travaux de défense destinés à protéger Turin menacé par les Autrichiens, et en 1861 l’habile direction qu’il imprime aux travaux du génie autour de Gaëte force la place à se rendre avant l’assaut. De nouveau diplomate, il a su promptement conclure la paix à Vienne, et rapporte à Victor-Emmanuel cette fameuse couronne des rois lombards, objet des ambitions persévérantes de sa maison. Toujours à la hauteur de toutes les situations, habile à tirer des plus difficiles le meilleur parti et souvent des ressources imprévues, aussi bien à sa place sur un champ de bataille qu’autour d’un tapis vert, le général Ménabréa clôt dignement la série des hommes remarquables sortis de son pays, et qui ont, comme lui, servi leur souverain par la parole et par l’épée. Ce petit pays a été pour ses chefs d’une utilité d’ordre différent, mais non pas inférieur, par sa situation géographique, par cette magnifique frontière qui domine la plaine italienne comme le front bastion né d’une forteresse immense, et qui, après avoir servi de camp retranché et de base d’opération à la monarchie, est devenu l’appât sans cesse tendu aux convoitises de la France, jalouse d’atteindre ce qu’elle regardait comme sa frontière naturelle. À ce point de vue, la Savoie n’a valu rien moins au Piémont qu’une armée nombreuse et vaillante, l’armée de la France. Chaque fois que la maison de Savoie a été sérieusement menacée dans ses progrès du côté de l’Italie, elle a fait miroiter aux yeux de la France cette majestueuse courbe des Alpes, et la France de s’y laisser prendre et de se précipiter. Cinq fois la France l’a saisie dans l’espace de deux siècles et demi, et le plus souvent contre de larges compensations en Italie ; mais cinq fois elle a dû l’abandonner, car c’est l’honneur et le danger de cette nation de ne pouvoir remuer sans ébranler le monde ; cinq fois l’effort qu’elle a fait pour la prendre ou pour s’y maintenir a commencé une longue série de troubles européens, dont le contrecoup final a toujours eu pour effet le retour de la Savoie à ses anciens maîtres. Pour que la dernière prise de possession n’ait pas produit cet ébranlement universel, il a fallu dans la conduite des événemens qui l’ont précédée, accompagnée et suivie, un concours de circonstances singulièrement heureuses, la persistance d’une volonté obstinée jointe à des manœuvres d’une remarquable dextérité. Jusqu’à ce jour, jamais souverain n’avait pu amener la France sur ces hauteurs sans qu’elle fût prise de vertige. Cette frontière avait toujours été pour son génie expansif et guerrier une ligne mathématique sans profondeur ni largeur, aussitôt franchie qu’abordée. Qu’elle ait pu s’y maintenir et s’y arrêter sans que cette prise de possession ait rouvert l’ère des grandes guerres ou déchaîné ses ardeurs belliqueuses, il y a là un miracle d’équilibre que n’ont pu accomplir ni Charlemagne, ni François Ier, ni Louis XIV, ni Napoléon Ier, et qui ne peut tenir qu’à la rare fortune d’une situation exceptionnelle. Ce miracle, qui dure depuis six ans, est du meilleur augure pour l’avenir : il révèle ou des dispositions bien nouvelles dans le génie de la France, ou un étrange déplacement dans la distribution des forces en Europe.

Au surplus, toutes les fois qu’après une séparation passagère la Savoie a fait retour à ses anciens maîtres, elle n’est pas revenue seule, elle n’a jamais manqué de leur apporter quelque accroissement de puissance. La restitution des provinces cisalpines a été toujours accompagnée de quelques feuilles de cette Lombardie, comparée par Victor-Amédée II à un artichaut que les puissances en guerre avec la France se hâtaient de jeter à la maison de Savoie pour la détacher de l’alliance française. Ainsi, perdue ou recouvrée, par elle-même ou par ce qu’elle apportait avec elle, la Savoie a été la source de la prodigieuse fortune royale qui remplit aujourd’hui l’Italie. Ne semble-t-il pas que son rôle historique ait été de travailler sans cesse à la grande œuvre de l’Italie nouvelle ? Elle y a travaillé par cette vaillante et rusée dynastie sortie de son sein, dont la politique n’a pas cessé de graviter depuis trois siècles autour de ces trois idées immuables que nous avons signalées. Elle y a travaillé par cette légion d’hommes d’état, de ministres, d’ambassadeurs et de soldats qui ont franchi le Mont-Cenis. Elle y a travaillé, il est vrai, souvent à son insu et quelquefois même contre son gré ; mais c’est alors que son travail a été le plus utile. Les résistances même qu’elle a opposées à la politique italienne ont servi l’Italie. C’est par suite de ses efforts séculaires pour retenir aux Alpes une dynastie qu’elle aimait que la Savoie a été rejetée vers la France, et qu’elle a par son annexion volontaire mis la dernière main à l’œuvre nationale, délivré son souverain du contre-poids qui le retenait aux Alpes, et du même coup enchaîné l’honneur et les intérêts de la France à l’achèvement de l’Italie. Elle peut être doublement fière de son œuvre, fière d’être unie à la France et d’avoir si efficacement servi à la reconstitution d’une noble nation. Il lui est bien permis pourtant de sentir quelque vide depuis que cette antique race, qui avait jeté de si profondes racines dans ses montagnes, s’est éloignée sans retour.

Maintenant que l’arbre des Humbert et des Amédée est définitivement transplanté en Italie, tous ceux qui aiment véritablement cette nation, qui l’ont vue avec joie sortir rajeunie de son linceul, lui souhaitent de se tenir serrée sous cet abri. Avec la maison de Savoie, les Italiens ont pu accomplir sans révolution un des changemens les plus étonnans de l’histoire. Avec elle, ils ont acquis tous les biens qui font l’honneur du citoyen et la gloire d’un peuple, l’indépendance et l’unité nationales en même temps que la liberté de l’individu. Le jour où ils auraient la pensée de la répudier, de séparer ce que les événemens ont uni, le jour où la sagesse et le sens politique dont ils ont donné tant de preuves viendraient à leur faire défaut, ce jour-là tous ces biens seraient en péril, et il n’est que trop de raisons de craindre que la ruine de cette maison, quelle qu’en fût la cause ou l’auteur, n’entraînât celle du grand édifice si tard et si laborieusement élevé.


HUDRY-MENOS.

  1. Mémoire sur l’établissement des Burgondes, par Gingins-de-la-Sarraz. Académie des sciences de Turin, t. XL. — Germ. Ansiedelungen, par Gaupp. — Geschichte der Burgunden, par Derichsweiler.
  2. Mémoire sur l’établissement des Burgondes, par le baron Gingins-de-la-Sarraz.
  3. Cette habitude des Burgondes de parler à pleine voix les a fait appeler du nom singulier de gourgouillons par un écrivain du moyen âge. Burgundiones eos quasi Gurguliones appello quod ob superbiam toto gutture loquantur. (Luitprandi, Chron., lib. III, cap. 12.)
  4. L’Église et l’État sous les premiers rois de Bourgogne.
  5. Montmélian et les Alpes, par Léon Ménabéra ; Chambéry 1844. — L’auteur de cette remarquable étude est le frère du général-diplomate de ce nom.
  6. L. Ménabréa.
  7. Du Bouchet, d’Hozier et Gingins-de-la-Sarraz.
  8. Wippo, In vita Conradi.
  9. Léon Ménabréa, dans ses Origines féodales, ouvrage posthume publié en 1865 par la sœur de l’écrivain, Mme la comtesse Brunet. Héritière du portefeuille de son frère et aussi un peu de ses goûts archéologiques, elle n’a voulu priver le public érudit d’aucune des richesses qu’il contenait. Elle en a déjà tiré l’in-4° des Origines féodales, et promet d’en tirer d’autres travaux. Léon Ménabréa appartient au mouvement d’études historiques provoqué par Charles-Albert dès la première année de son règne. En 1832, ce roi créa la grande commission des Monumenta historiœ patriæ, composée de personnages officiels et des hommes qui s’étaient le plus distingués par leurs travaux historiques. A côté de cette commission, il se forma en Savoie, dans l’académie de Chambéry, un centre d’études auquel Ménabréa se rattache plus particulièrement. Écrivain fécond, trop fécond pour être correct, investigateur passionné des choses du passé, il a réuni pour l’histoire de la maison de Savoie des matériaux immenses qui ne forment pas sans doute un édifice complet et bien ordonné, mais qui en mettent les précieux matériaux à portée de celui qui abordera cette tâche dans un esprit plus large et moins préoccupé des détails.
  10. Statuta Sabaudiœ. De Advocatu pauperum.
  11. Mémoires et Documens de la Société d’histoire de la Savoie, t. VII.
  12. Histoire du Sénat de Savoie, par E. Burnier ; Chambéry 1865.
  13. « Italienses semper geminis uti volunt dominis ut alterum alterius terrore coerceant. » Luitprandi, Chron., lib. III.
  14. « Mulier perfecta, pudica et proba, et moribus modestissimis, ob idque reipublicœ mediolanensi non cara modo, sed etiam venerabilis. » Storia di Milano, lib. XVII, Simonetta.
  15. Correspondance du pape Félix V et de son fils Louis, duc de Savoie, au sujet de la ligue de Milan, publiée d’après des documens inédits, par M. E. Gaullieur, Zurich 1851.
  16. Matth. Paris, Histor. Major., p. 420.
  17. Ibid., p. 825, 852.
  18. Mémoires historiques, t. II, Costa de Beauregard.