La Maison de granit/1/Tu ne pouvais m'aimer

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Plon-Nourrit (p. 54-58).


TU NE POUVAIS M’AIMER



Tu ne pouvais m’aimer, car tu ne veux encore
Pour compagne à tes jours qu’une enfant qui t’adore
Avec l’instinct naïf de son être ignorant
Et sa jeune pudeur dans tes bras expirant.

Et parce qu’elle dit ces mots graves : Je t’aime,
Tu crois avoir reçu le meilleur d’elle-même ;
Et tu veux ignorer qu’à son premier émoi
Ses yeux se tourneront vers un autre que toi.


Elle oubliera bientôt que tu l’avais conquise !
Lorsqu’elle se sera, souriante, reprise,
Tes rêves merveilleux bâtis sur ton amour
S’écrouleront avec sa tendresse d’un jour.

Elle sera perfide, infidèle, rusée ;
Dans sa petite main sur la tienne posée
Elle tiendra ta force, et tes douleurs seront
Un jouet pour ses doigts qui te déchireront.

Mais ne dis pas alors : Elle n’est qu’une femme,
Et dans ses yeux en vain je chercherais une âme !
Ne condamne que toi qui n’as voulu choisir
Qu’une esclave, l’idole aux heures de plaisir.
 
Tu trouvais sa faiblesse adorable, divine ;
Tu voulais l’abriter toute sur ta poitrine,
Être son conseiller, son guide, son soutien,
Et dire avec orgueil : Cette enfant m’appartient !


T’appartenir ! Comment t’appartiendrait un être
Dont la fragilité ne connaît d’autre maître
Que le désir de vivre et de s’épanouir
Au soleil d’or des jours dont il lui faut jouir !

Tant qu’elle n’attendra de toi que tes largesses,
Ton adoration flatteuse, tes caresses,
Elle n’aimera pas, car il faut pour aimer
Un cœur où la tendresse ait pu tout consumer.

Aimer un être, c’est tout entier le comprendre ;
C’est se vouer à lui sans jamais se reprendre,
Pour qu’il nous trouve là, le jour, le soir, la nuit,
Quand l’espoir ou le deuil dans nos bras le conduit.

Aimer un être, c’est lui donner à toute heure
Un grand cœur lumineux pour vivante demeure ;
C’est recevoir de lui toute la volupté
Que l’univers contient en son immensité.


Aimer un être, c’est vouloir pour lui la joie
D’un destin merveilleux tissé d’or et de soi ;
C’est chérir tout de lui, ses haines, ses amours,
Sa vertu rayonnante et l’ombre de ses jours.

Aimer un être, c’est partager sa pensée
Et les rudes tourments de son âme blessée ;
Puis, subir avec lui l’âpre rigueur du sort,
Et, s’il le faut, le suivre au-delà de la mort.

Cet amour ne naît pas dans une âme d’esclave ;
Il ne s’épanouit qu’aux mains libres d’entrave ;
Il faut, pour en goûter l’enivrante douceur,
Être deux et n’avoir ensemble qu’un seul cœur.

Ah ! pour t’aimer, crois-le, il te faut une égale !
Celle en qui tu ne voulais voir qu’une rivale
Est ta compagne élue, et tu ne connaîtras
Tout le bonheur humain qu’en vivant dans ses bras.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


Je voudrais t’apporter les paroles de vie,
Écarter de tes yeux les rêves mensongers,
Te détourner de la chimère poursuivie,
Et guérir ta blessure avec des doigts légers.