La Maison de granit/Texte entier

La bibliothèque libre.
Plon-Nourrit (p. 5-183).

À LA MÉMOIRE
DE
MON PÈRE ET DE MA MÈRE


   Les mains, les chères mains pieusement aimées
   Dont le travail faisait mon avenir si beau,
   Ont laissé retomber, pour toujours refermées,
   Sur mon âme d’enfant la pierre d’un tombeau.


À CEUX QUI PLEURENT EN SILENCE



Ce n’est pas pour moi que j’écris,
Avec du sang, avec des larmes,
Ces vers tout vibrants de longs cris
Où ma peine trouve des charmes.


C’est pour tous ceux qui connaîtront
L’âpre goût de la solitude
Et qui, désespérés, suivront
Depuis l’aube un chemin trop rude.


C’est pour mes frères de douleur,
Pour ceux qui pleurent en silence,
Mais dont la main porte la fleur
De la royale indifférence ;


Pour tous ceux qui font de la mort
La suprême libératrice,
Regardant en face le sort,
Qui n’a plus pour eux un supplice.


C’est pour ceux qui fuient le plaisir
Qu’on obtient et que l’on oublie,
Mais dont l’être saurait souffrir
Pour l’amour jusqu’à la folie.


Ceux-là seuls connaissent le prix
Du flamboiement d’espoir superbe
Qui s’élance d’un cœur épris,
Comme une lumineuse gerbe.



Et qu’importe si, dans les pleurs,
S’éteint l’adorable lumière,
Puisque ses divines splendeurs
Illuminent la vie entière.


LA MAISON DE GRANIT


Mes lèvres avaient soif de la tendresse humaine ;
Je voulais la douceur de ce vin généreux
Fait des fruits les plus beaux du terrestre domaine
Où nous passons, brûlés du désir d’être heureux.

Mais je n’ai pas reçu la parole de vie
Que j’attendais de ceux qui suivaient mon chemin
Seule, désespérée, ardente, inassouvie,
J’ai défailli sous les morsures de la faim.


Nulle âme n’est venue apporter à mon âme
Tout l’infini d’amour qu’il nous faut pour remplir
La courte immensité de ce tragique drame :
Un long devoir, à peine un jour pour l’accomplir.

Et pourtant nous vivons séparés, solitaires ;
Un abîme se creuse à chacun de nos pas ;
Nous demandons du pain, on nous donne des pierres,
Et l’être le plus cher un jour ne répond pas.

Les mains, les chères mains pieusement aimées,
Dont le travail faisait mon avenir si beau,
Ont laissé retomber, pour toujours refermées,
Sur mon âme d’enfant la pierre d’un tombeau.

Ô pierres de la mort et de l’indifférence,
De l’amour égoïste et du désir brutal,
Blocs sombres de la haine et de la violence,
Vous barrez le chemin tracé vers l’idéal.


Et devant votre masse hostile, menaçante,
Plus lourde qu’un rempart fait de bronze et d’airain,
J’ai regardé ma main, frêle, douce, impuissante ;
J’ai compris qu’à ce mur je l’userais en vain.

Et, parce que j’avais un cœur tendre et sauvage,
Silencieusement sur mon bras replié
J’ai su cacher les pleurs qui baignaient mon visage ;
Pour un peu de secours je n’ai point supplié.

Je me suis relevée ! Entre ces blocs de pierres
J’ai dit : Je resterai seule avec ma douleur !
Nul être n’entendra mes regrets, mes prières ;
Je ne frapperai plus à la porte d’un cœur.

Mais je saurai bâtir avec ce granit sombre
La tranquille maison où je viendrai m’asseoir
Lorsque le crépuscule, avec sa robe d’ombre,
Rôde comme un voleur embusqué dans le soir.


Là je ne craindrai plus les vents et les orages ;
Mon foyer restera brûlant malgré l’hiver ;
Je verrai se tourner vers moi de doux visages :
Mon amour grandira de ce que j’ai souffert.

À l’ombre de tes murs j’abriterai mon rêve,
Ô ma chère maison ; et sur ton seuil où meurt
Tout bruit, comme le flot des vagues sur la grève,
Se brisera la voix de l’humaine rumeur.

Et je m’attarderai sur la blanche terrasse
Où la lune s’effeuille en pétales d’argent ;
Je lirai dans l’azur pâle les mots que trace
En traits de feu le Père au sourire indulgent.

Et le calme des nuits tombera sur le faîte
De ma maison tranquille aux lourds murs de granit,
Qui, debout, sur le cœur rouge de la tempête,
Élèvera sa tour fière vers le zénith.


Et c’est de là qu’un soir, à l’essaim des colombes,
Qui plane en tournoyant au sommet des monts bleus,
Se mêlera mon vol quand, par delà les tombes,
Je boirai la lumière à la coupe des cieux.


I

SUR LE CHEMIN



Nous demandons du pain, on nous donne des pierres,
Et l’être le plus cher un jour ne répond pas.


CE QUE JE VEUX


Vous croyez que je veux m’élancer vers les cimes
Où rien d’humain ne vit parmi les monts déserts,
Où l’on ne perçoit plus que les lointains concerts
Des voix de l’infini dominant les abîmes !

Ah ! que vous savez mal le secret de mon cœur !
Si je cherche les hauts sommets, le libre espace,
Si je fuis le chemin large où la foule passe,
C’est pour vous rencontrer, ô vous, mon seul vainqueur.


Parce que j’ai souri de trop de vains hommages,
Vous dites que, d’amour, je n’aimerai jamais ;
Vous pensez que nul trait n’atteindra désormais
Le front qui resta fier au-dessus des orages.

Ah ! laissez-moi briser cet implacable sceau
Qu’une juste pudeur a posé sur ma bouche ;
Et laissez jaillir nue, indomptable, farouche,
La vérité dont le silence est le tombeau.

Ce que j’ai repoussé dans mon orgueil de femme,
C’est de vous voir m’aimer pour l’or de mes cheveux,
La fraîcheur de mes bras, la douceur de mes yeux,
Et sans vous demander jamais : A-t-elle une âme ?

Si c’est là seulement qu’est tout votre plaisir,
Ce soir, demain, toujours, la jeunesse éternelle
Conduira près de vous une vierge si belle
Qu’oublieux du passé, vous devrez la choisir !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


Je voudrais être pauvre, obscure, géniale,
Avoir souffert, mais d’un cœur ferme avoir lutté ;
Alors, si tu cherchais mon âme, ton égale,
C’est toi que j’aimerais, et pour l’éternité.

Tes bras forts deviendraient mon rempart, mon asile,
Mon abri quand la nuit tombe sur les chemins ;
Et je ne craindrais plus de sentir trop fragile
Ma main douce, nouée à tes puissantes mains.

Et je t’adorerais, non pour la courte ivresse
De ton haleine chaude effleurant mes cheveux,
Non pour la volupté de la longue caresse
Que posent sur mes yeux tes yeux brûlants d’aveux.

Ce que j’attends de toi, doux maître de mon âme,
C’est ton amour fidèle en échange du mien,
C’est ta pensée, avec tout l’éclat de sa flamme,
C’est ton être, enchaîné par un chaste lien.


Ce que je veux, c’est toi tout entier, sans partage,
Ta table, ton pain blanc pour me réconforter ;
Je veux ta foi, ton Dieu, ton ciel et l’héritage
De joie et de douleur que ton cœur doit porter.

La terre où tu vivras deviendra ma demeure ;
Comme une part de toi j’aimerai tes amis ;
Ton nom sera mon nom, et, s’il faut que je pleure
Pour que tu sois heureux, mon être t’est soumis.

Je veux vivre et mourir pour toi… Si je succombe
Sous le fardeau des jours, j’aurai recours à toi ;
Ton lit sera mon lit et ta tombe ma tombe ;
Mon front ne connaîtra que l’ombre de ton toit.

Ma vie, étroitement attachée à la tienne,
T’offrira son parfum à toute heure du jour ;
Je ne posséderai rien qui ne t’appartienne,
Car mon être est créé pour ton unique amour.


. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Peut-être que demain le sort inexorable
M’arrachera le cri de révolte hautain ;
Ce soir je dis : Si je m’assieds à votre table,
J’aurai vécu ma vie et rempli mon destin.


L’ATTENTE



Où es-tu donc, Toi dont l’âme à la mienne
Est destinée et doit m’appartenir ?
Pour te trouver où faut-il que je vienne ?
Vois, la nuit tombe et le jour va finir.

J’ai regardé bien longtemps sur la route,
Mais sans te voir passer sur mon chemin…
À chaque bruit je tressaille et j’écoute…
C’est Toi, peut-être, et j’avance la main.

 
Et quelquefois, dans une chaude étreinte,
Je me sens prise ; on m’attire, on me veut ;
Un cœur qui souffre a murmuré sa plainte,
Et le mien ploie, il palpite, il s’émeut !

Si c’était Toi ! Si, dans mon ignorance,
J’allais te perdre à l’heure où meurt le jour !
J’ai si longtemps désiré ta présence
Que j’y veux croire, et j’attends ton amour.

J’attends le goût des douceurs éternelles
Que cet amour seul pourra me donner ;
J’attends des mots, des paroles si belles
Que je frémis, rien qu’à les deviner.

Pourtant jamais le baiser sur ma bouche
N’a pu fleurir malgré tout mon émoi,
Car ce n’est pas ta main que ma main touche…
Unique ami, ce n’est pas encor Toi !


Entends gémir ma jeunesse sévère
Sur des chemins que tu ne suis jamais ;
Prends le sentier où je vais, solitaire ;
Viens, tu sauras de quel cœur je t’aimais.

Réalité plus belle que mon rêve !
Être ton bien, ton orgueil, ton bonheur,
Ton seul trésor ; et, si la vie est brève,
Entre tes mains mourir comme une fleur.


L’ÂME DES CHOSES



La bruyère est en fleur, et les champs de blé noir
Exhalent leur parfum de miel dans l’air du soir ;
Et l’ombre violette aux montagnes lointaines
Met un épais manteau qui les rend plus hautaines.

La solitude est grande, et pourtant l’on peut voir
Des fantômes légers flotter sur le miroir
Glauque et brouillé des lacs, et des voix incertaines
Se mêlent par moment au sanglot des fontaines.


Protectrice, à cette heure où tout menace et nuit,
L’âme des choses passe et vibre dans la nuit !
C’est un souffle cueilli sur la lèvre embaumée
D’une femme qui meurt du désir d’être aimée ;

C’est, au ras de l’étang que la lune bleuit,
Le vol silencieux d’un rêve qui s’enfuit ;
C’est la brise qui court sur la terre pamée ;
C’est, pour demain, la joie en grains dorés semée.


LES ARBRES DE LA CÔTE



Pour avoir trop subi la puissante caresse
Du rude vent de mer qui les tord et les blesse,
Les arbres de la côte ont penché vers le nord
Leur corps noueux, ployé par ce baiser qui mord.

Ils paraissent fléchir sous la trop lourde ivresse
De l’étreinte d’amour qui les prend, et les laisse
Dépouillés et meurtris ; mais, après cet effort,
La sève afflue au cœur du tronc robuste et fort.


Maintenant, inclinés sur le bord de la route,
À l’heure où vient la nuit que tout être redoute,
Ils semblent compatir aux fatigues, aux pleurs…

Et le passant lassé qui, dans l’ombre, chemine,
Les regardant ainsi, calmes et beaux, devine
Qu’ils savent le secret des fécondes douleurs.


DEVANT LA MER



L’été brûle mon cœur, comme il brûle mes lèvres !…
Ô flots profonds, ô flots qui guérissez nos fièvres,
Seule votre fraîcheur peut me désaltérer !…
J’ai pris pour vous trouvez l’âpre chemin des grèves,
À l’heure où j’ai senti mes bras chargés de rêves ;
Et, seule devant vous, le soir me voit errer !

Rive où souffle l’odeur des mers silencieuses,
Velours du ciel semblable aux sombres scabieuses,
Sables roux que jamais ne fleurit le printemps,
Je vous cherche pour me sentir un peu meilleure
Et pour me libérer de l’attente qui leurre…
Heureuse, heureuse l’âme où ne court plus le temps !


J’ai vu les feux sanglants s’allumer sur les môles,
Et j’ai senti glisser le long de mes épaules,
Comme un manteau trop lourd, tissé de pourpre et d’or,
Le désir de la vie… Ô vie, ingrate idole,
Le son doux, caressant et vain de ta parole
Ne me trompera plus, s’il me séduit encor.

Car j’ai compris ce soir quel rêve périssable
C’est de vouloir graver notre nom sur le sable
Que soulèvent les vents accourus du désert ;
Ma pensée, attentive à la voix du silence,
M’a fait une royale et calme indifférence :
Je me suis apaisée en regardant la mer.

Ô mer, avec tes eaux profondes et salées
Et les brillantes fleurs que les nuits étoilées
Te jettent par milliers comme sur un tombeau,
Tu poses sur tes morts aux mains froides et pâles
Un linceul, tout brodé de saphirs et d’opales,
Avec la lune d’or pour unique flambeau.


Et, sur mes yeux meurtris, la caresse de l’onde
Fait descendre l’oubli de l’amour et du monde,
Car je dis : Maintenant, je ne peux plus souffrir !…
Mais, du fond de l’abîme, une vague se lève…
C’est un jet si puissant de désir et de rêve
Que je vais vivre encor, moi qui voulais mourir.

Ah ! qu’il paraisse enfin Celui dont la parole
Commande aux vents, Celui dont le regard console,
Celui qui sera seul le maître de la mer !
Je lui donne ma vie et toute ma tendresse,
Et mon amour, semblable à l’océan qui dresse
Sa colonne d’onyx pâle et de jade vert.

Je lui donne mon cœur plus profond que la masse
Des flots bleus, et mes pleurs dont le nombre dépasse
Celui des gouttes d’eau dans la coupe des mers !…
Que de tant de douleur, il fasse un peu de joie ;
Qu’une flamme jaillisse, et qu’enfin je la voie
Illuminant la nuit des longs chemins déserts.


NATURE, CE N’EST PAS VOUS
QUE MON CŒUR ADORE


Nature, ce n’est pas vous que mon cœur adore !
Tout mon être est sensible à la beauté des jours,
Au mystère des nuits, au charme de l’aurore,
Mais ce n’est pas vers vous que volent mes amours.
Dans l’herbe de vos prés, au bord de vos fontaines,
Sous l’arceau velouté de vos forêts de chênes,
Je savoure en passant vos divines fraîcheurs,
Votre eau pure, vos fruits, vos sourires, vos pleurs ;
Mais ce n’est pas pour vous que mes deux mains sont pleines

Du trésor merveilleux des tendresses humaines ;
Dans vos soirs empourprés où flotte une langueur,
Je n’effeuillerai pas la rose de mon cœur.
Peut-être un jour, plus tard, triste, désabusée,
Je chercherai le feu de votre clair soleil
Pour réchauffer ma main par la vieillesse usée
Et mon corps, engourdi par le dernier sommeil ;
Mais aujourd’hui je vis, mon sang court dans mes veines,
Plus vif, plus généreux que vos brûlants étés ;
Mes doigts ont des parfums plus frais que vos verveines,
Mon rêve laisse loin vos molles voluptés.
Les rayons les plus purs brillent aux yeux que j’aime,
La plus tiède douceur est au creux de la main
De celui que je sens créé comme moi-même
Pour vivre l’infini du court bonheur humain.
Vous, vous ne savez pas aimer ! Vous êtes belle,
Mais vous n’entendez pas l’hymne qui vient vers vous ;
Vous n’écoutez jamais la voix qui vous appelle
Et les frémissements graves d’un cœur jaloux
Trop de lèvres ont bu l’odorante ambroisie
De vos brises où vit l’âme de tant de fleurs ;
Trop de cœurs, enivrés de vous, vous ont choisie ;
Vous avez consolé trop d’intimes douleurs !

Vous vous prêtez à tous : la plus fragile rose
Reçoit votre sourire et vos baisers profonds,
Et votre soleil d’or indifférent se pose
Sur des cheveux d’enfants ou sur de pâles fronts.
On vous aime, mais vous n’aimez pas, ô madone,
Idole décevante, insensible beauté ;
Et moi, je veux aimer un être qui se donne,
Et qui soit à moi seule, et pour l’éternité.

JE VOUS AI VU PASSER…


 
Je vous ai vu passer ce soir sur mon chemin…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .




C’était vous, je le sais… Je tremble, je vous aime,
Tout mon être s’émeut… Je ne suis plus moi-même,
Je ne suis qu’une part de vous ; et votre main,
Lorsqu’elle posera sa douceur caressante
Sur mon front, tout pâli des longueurs de l’attente,
Y mettra la fierté d’un bonheur surhumain.


Je vous aime ! Un plaisir merveilleux me soulève !
Le charme d’un regard vient d’emporter mon rêve.
Comme l’oiseau qui monte, enivré, dans l’azur !
Je vous aime ! Mon âme agrandie est meilleure,
Et mes yeux sont remplis de la beauté de l’heure,
Et ma lèvre est plus chaude, et mon souffle est plus pur


Je vous aime ! Et je vois la lumière plus blonde.
Je vous aime ! La joie éparse dans le monde
Ne vaut pas la douceur de mon grave tourment !
Je vous aime ! Et jamais la plus belle harmonie
N’égalera ce cri de l’extase infinie
Qui verse sur mes jours son tendre enchantement.


Je vous aime ! Ce mot est mon unique étude ;
C’est l’orgueil de ma chaste et noble solitude ;
Nul ne pourra jamais me dérober ce bien ;
Et je ne dirai plus que ma vie est perdue :
Ma ferme volonté, vous me l’avez rendue ;
Vous m’attachez à vous par ce puissant lien.


J’aime ! Ah ! j’ai bien compris ce que cela demande
D’entier renoncement et de complète offrande !
Je sais que pour l’amour il faut tout oublier !
Il faut lui dévouer une âme généreuse
Qui saurait, pour aimer, se passer d’être heureuse,
Et si haute que rien ne la fera plier.

Je sais qu’il faut avoir tout donné de soi-même
Avant de prononcer le mot sacré : Je t’aime !
Et déjà, mon amour, votre main m’a tout pris :
Ma paix et mon repos, mon cœur et ma pensée,
Mon âme, désormais à la vôtre enlacée,
Et ma vie, attendant de vous son plus haut prix.

Et j’ai perdu, ce soir, un peu de ma sagesse,
Puisque je lui préfère un rêve de tendresse.
Je la vois s’en aller avec un grave émoi…
Mais cet amour me fait une vertu plus forte :
La douleur avec lui frappe au seuil de ma porte,
Et c’est en souriant qu’elle avance vers moi.


VOUS NE SAVEZ PAS



Vous êtes mon bien, vous êtes ma chose,
Je vois l’univers à travers vos yeux,
Mais votre regard où le mien se pose
N’a jamais voulu lire mes aveux.

Vous ne savez pas que je vous adore,
Depuis tant de jours si vides d’espoir,
Que je vous attends, là, depuis l’aurore,
Et que j’attendrai dans l’ombre du soir.


Vous ne savez pas quel flot de tendresse
Envahit mon être avec votre nom ;
Vous ne savez pas sous quelle détresse
Va sombrer mon cœur lorsque tout dit : non !

Je n’aurai de vous pas une pensée
Pas un mot d’amour, pas même un regard ;
Mais si je savais quelle fiancée
Doit vous rendre heureux, j’irais sans retard ;

J’irais la chercher jusqu’au bout du monde
Car la solitude est lourde à porter…
Il faut qu’une voix douce vous réponde
Pour que vous n’ayez rien à regretter.

Je ne peux avoir pitié de moi-même ;
Je sais tout souffrir, mais je ne veux pas
Voir pleurer vos yeux, vos beaux yeux que j’aime
Pour celle vers qui vous tendez vos bras.


Moi, je resterai la silencieuse,
Grave de mon deuil et de ma douleur ;
Si vous m’oubliez pour votre amoureuse,
Vous ne pouvez rien pour changer mon cœur.

Et vous êtes là, mon tourment, ma joie ;
Vous chérir ainsi m’est amer et doux ;
Vous ne savez pas que mon être ploie
Sous la volupté de souffrir pour vous.

Vous ne savez pas que mon âme est vôtre :
Je vous appartiens jusqu’au dernier jour ;
Mais vous, le regard tourné vers une autre,
Vous ne voulez pas savoir mon amour.


INDIFFÉRENCE



Je ne désire rien au monde
Puisque je n’ai pas ton amour ;
Mon indifférence profonde
Monte et grandit de jour en jour.

À quoi servirait d’être belle
Si tu ne dois pas le savoir ?
D’être ardente, pure, fidèle,
Si t’aimer n’est pas mon devoir ?


Et que m’importe la jeunesse
Si la mienne n’est pas à toi !
Quel est le prix de ma tendresse
Si tu ne reçois rien de moi ?

Et que ferai-je de ma vie
Si je ne peux te la donner ?
Pourtant ne crois pas que j’envie
La mort… Ce mot fait frissonner.

Pourquoi souhaiter d’être morte
Si je n’entends jamais ton pas
Sur le seuil de l’étroite porte
Où tu ne me rejoindras pas ?

Dans l’univers immense et vide,
Ma pauvre âme errerait en vain :
Le seul bien dont elle est avide,
C’est toi qui le tiens dans ta main.


Ô MORTES !



Les mortes qui furent aimées
Ont emporté dans leur tombeau
Des moissons de fleurs embaumées :
Elles dorment sous ce fardeau.

Elles dorment… Dans la poussière
Leur être ne peut tressaillir
Au bruit que fait sous la lumière
Le clair printemps qui veut jaillir.


Elles reposent sans pensées…
Nos cris, nos regrets, nos douleurs,
Sous leurs paupières abaissées
Ne feront plus sourdre les pleurs.

Et leurs pieds que la mort enchaîne
Ne s’élanceront jamais plus
Vers la déception certaine
Des bonheurs que l’on a voulus.

Ô mortes, si l’on vous désire,
Votre cœur restera glacé ;
Vous ne verrez pas le sourire
Du regard au vôtre enlacé.

Ô mortes, si l’on vous oublie,
Du moins vous ne le saurez pas ;
La jalousie et sa folie
Ne sauraient plus tordre vos bras.


Ô mortes, si les yeux qui pleurent
Sur vous, trop las et douloureux,
Se ferment pour que les effleurent
Des baisers frais, nouveaux pour eux :

Vous ne verrez pas sur les lèvres
Que votre haleine caressa
Les traces de ces nuits de fièvre
Où votre doux nom s’effaça.

Ô mortes, que je vous envie
La paix de votre long sommeil
Où l’heure, par l’heure suivie,
Ne sonne jamais le réveil !

Vous dormez dans l’oubli des choses,
Sous des rameaux souples et verts,
Et nos printemps, trop lourds de roses,
Sont plus tristes que vos hivers.


N’ATTENDONS PLUS…



N’attendons plus ! La vie est prise
Au filet du jour qui s’enfuit,
Et la route, couleuvre grise,
Rampe et glisse au cœur de la nuit.

Ne rêvons plus ! Nulle espérance
N’élèvera son cri joyeux
Dans ce royaume du silence
Où trop d’ombre voile les yeux.


Ne luttons plus ! Nos mains sont lasses
De se tendre vers d’autres mains,
Et nos pieds nus portent les traces
Des meurtrissures des chemins.

Ne pleurons plus, car trop de larmes
Ont rempli la coupe des mers,
Et, pour que les pleurs aient des charmes,
Il faut que nos maux nous soient chers.

Et surtout n’aimons plus ! Nos lèvres,
Pures, faites pour le baiser,
Connaîtraient l’âpre goût des fièvres,
Et nos cœurs pourraient se briser.


LES ROCHERS



Ce soir le vent du nord souffle sur la montagne,
Et de ce tourbillon tout subit la rigueur.
Tel, dans le drame antique, un murmure du chœur,
Le long gémissement d’une voix l’accompagne.

De lourds blocs de granit parsèment la campagne :
Ils jaillirent aux jours lointains où fut vainqueur
Le Feu mystérieux qui dévorait au cœur
Et qui broyait aux flancs la Terre, sa compagne.


Les noirs roches géants d’un front superbe et fier
Supportent la tourmente ; ils subirent hier
L’assaut qui les rendit pour toujours immuables.

Et, comme eux, les humains par la vie emportés
Au choc des passions doivent être heurtés
Avant de se sentir, enfin, inébranlables.


SAGESSE



Ah ! ne provoque pas l’amour
Auquel tu ne veux pas répondre
De peur qu’un être quelque jour
Ne se lève pour te confondre.

Ne leurre pas d’un grand espoir
L’âme qui s’abandonne toute,
Si tu sais déjà que ce soir
Tu reprendras une autre route.


Ne sois pas celle qu’on attend
Parce qu’on a vu son sourire,
Le sourire menteur qui tend
Un piège où le cœur se déchire.

Sois celle dont on prend la main
Sans pensée arrière et mauvaise,
Celle qui montre le chemin
Et dont le regard droit apaise.

Donne plus que tu n’as promis,
Bien plus qu’on ne saurait attendre ;
Donne-toi, sans qu’à tes amis
Tu puisses jamais te reprendre.


TU NE POUVAIS M’AIMER



Tu ne pouvais m’aimer, car tu ne veux encore
Pour compagne à tes jours qu’une enfant qui t’adore
Avec l’instinct naïf de son être ignorant
Et sa jeune pudeur dans tes bras expirant.

Et parce qu’elle dit ces mots graves : Je t’aime,
Tu crois avoir reçu le meilleur d’elle-même ;
Et tu veux ignorer qu’à son premier émoi
Ses yeux se tourneront vers un autre que toi.


Elle oubliera bientôt que tu l’avais conquise !
Lorsqu’elle se sera, souriante, reprise,
Tes rêves merveilleux bâtis sur ton amour
S’écrouleront avec sa tendresse d’un jour.

Elle sera perfide, infidèle, rusée ;
Dans sa petite main sur la tienne posée
Elle tiendra ta force, et tes douleurs seront
Un jouet pour ses doigts qui te déchireront.

Mais ne dis pas alors : Elle n’est qu’une femme,
Et dans ses yeux en vain je chercherais une âme !
Ne condamne que toi qui n’as voulu choisir
Qu’une esclave, l’idole aux heures de plaisir.
 
Tu trouvais sa faiblesse adorable, divine ;
Tu voulais l’abriter toute sur ta poitrine,
Être son conseiller, son guide, son soutien,
Et dire avec orgueil : Cette enfant m’appartient !


T’appartenir ! Comment t’appartiendrait un être
Dont la fragilité ne connaît d’autre maître
Que le désir de vivre et de s’épanouir
Au soleil d’or des jours dont il lui faut jouir !

Tant qu’elle n’attendra de toi que tes largesses,
Ton adoration flatteuse, tes caresses,
Elle n’aimera pas, car il faut pour aimer
Un cœur où la tendresse ait pu tout consumer.

Aimer un être, c’est tout entier le comprendre ;
C’est se vouer à lui sans jamais se reprendre,
Pour qu’il nous trouve là, le jour, le soir, la nuit,
Quand l’espoir ou le deuil dans nos bras le conduit.

Aimer un être, c’est lui donner à toute heure
Un grand cœur lumineux pour vivante demeure ;
C’est recevoir de lui toute la volupté
Que l’univers contient en son immensité.


Aimer un être, c’est vouloir pour lui la joie
D’un destin merveilleux tissé d’or et de soi ;
C’est chérir tout de lui, ses haines, ses amours,
Sa vertu rayonnante et l’ombre de ses jours.

Aimer un être, c’est partager sa pensée
Et les rudes tourments de son âme blessée ;
Puis, subir avec lui l’âpre rigueur du sort,
Et, s’il le faut, le suivre au-delà de la mort.

Cet amour ne naît pas dans une âme d’esclave ;
Il ne s’épanouit qu’aux mains libres d’entrave ;
Il faut, pour en goûter l’enivrante douceur,
Être deux et n’avoir ensemble qu’un seul cœur.

Ah ! pour t’aimer, crois-le, il te faut une égale !
Celle en qui tu ne voulais voir qu’une rivale
Est ta compagne élue, et tu ne connaîtras
Tout le bonheur humain qu’en vivant dans ses bras.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


Je voudrais t’apporter les paroles de vie,
Écarter de tes yeux les rêves mensongers,
Te détourner de la chimère poursuivie,
Et guérir ta blessure avec des doigts légers.


IL FAUT CHOISIR



Ô femme, il faut choisir : ou rester asservie,
Esclave des désirs qui toujours font pleurer,
Ou, solitaire et pauvre à jamais demeurer,
Et planer, libre et fière, au-dessus de la vie.

Il faut être la fleur de rêve et de beauté
Qui tend comme un lys pur au jour sa coupe blanche
Ou le fruit savoureux qui fait ployer la branche
Vers la main qui le prend, chaude de volupté.


Il faut passer, toujours droite, sans rien entendre,
Sans écouter le cri d’appel qui, sous tes pas,
Dans le soir langoureux monte, subtil et tendre ;
Il faut passer ou vers l’amour tourner tes bras.

Mais surtout ne crois pas à la vertu cachée
Des pleurs, du sacrifice et des renoncements ;
En vain se posera sur ta tête penchée
Le vol des rêves clairs et des nobles tourments.
 
Les hommes ne verront que ta face pâlie,
Que tes doigts douloureux usés par le travail ;
Ils souriront de ta jeunesse ensevelie
Sous le trop lourd manteau des saintes de vitrail.

Si tu veux la douceur de dominer les rêves
Des beaux adolescents aux lèvres de velours,
Ne viens pas t’égarer sur le sable des grèves :
Lève ton voile, et va vers les brèves amours.


Allons, sois courtisane, ouvre ta porte et livre
Ton corps souple aux baisers que tu ne rendras pas ;
Et vends-toi pour de l’or, puisque l’or nous délivre
Des affres de la faim et des sombres trépas.

Tu pourras fièrement vivre ta vie infâme,
Et les hommes seront courbés sur ton chemin ;
Tu les écraseras sous ton pied nu de femme,
Ils se relèveront pour te baiser la main.

Mais si tu veux choisir de rester pure et libre,
Chaste, grave, attentive aux chansons de la mer,
Si tu veux qu’aux douleurs des faibles ton cœur vibre,
Que près de toi le goût des pleurs soit moins amer :

N’attends rien de l’amour, des hommes et des choses ;
Accepte l’abandon et la lutte et l’effort ;
Laisse pour d’autres mains fleurir toutes les roses,
Et marche, solitaire, au devant de la mort.


II

DANS LA MAISON



Mais je saurai bâtir avec ce granit sombre
La tranquille maison où je viendrai m’asseoir
Lorsque le crépuscule, avec sa robe d’ombre,
Rôde, comme un voleur embusqué dans le soir.


L’ARRIVÉE



Entrons dans la maison où la paix nous accueille…
Le seuil est tout jonché des fleurs du genêt d’or ;
L’églantine, liée au souple chèvre-feuille,
S’incline sur la porte où je m’attarde encor.

La gentiane bleue et la sauge pourprée
Ont fleuri les chemins pour conjurer le sort ;
La pensée aux doux yeux, l’aubépine nacrée
Semblent me dire : Ici tu trouveras le port.


Ma demeure tranquille est un logis de reine
Où flotte le parfum des menthes de velours ;
Et je viens de goûter la volupté sereine
De voir à chaque objet de lumineux contours.

Le chaud rayon qui glisse à travers ma fenêtre
Se pose sur mon front comme un chaste baiser ;
La douceur d’être seule et triste me pénètre ;
La Sagesse aux yeux clairs est là pour m’apaiser.
 
Je ne me souviens plus de mes larmes dernières ;
Je n’ai plus de désirs, je n’ai plus de douleurs ;
Sur ma lèvre a coulé le baume des prières,
Mes mains ont dénoué le lourd collier des pleurs.

Je t’aime et te salue, ô calme solitude,
Où je vais retrouver mon frais sommeil d’enfant,
Où je verrai le temps fuir, sans inquiétude,
Car ma chère maison m’abrite et me défend.


Je garde dans mes doigts les fleurs pures du rêve ;
Et, les sublimes voix d’un invisible chœur,
Montant comme les flots que la lune soulève,
Emportent dans leurs chants les soucis de mon cœur.

Restons dans le silence et dans l’ombre que j’aime…
Les voiles bleus du soir enveloppent mes murs ;
Auprès du foyer clair, goûtons la paix suprême
D’oublier les chemins suivis, âpres et durs.

Ici je sens mon âme attendrie et meilleure.
La vie est douce, elle a compris que je l’aimais !
Je voudrais prolonger le charme de cette heure,
Et, lorsqu’il cessera, ne l’oublier jamais.

Je le retrouverai dans les plus humbles choses,
Dans les lueurs du feu qui rougissent le grès,
Dans l’odeur familière et discrète des roses,
Dans la flamme du jour qui s’éteint par degrés.


Maintenant je suis là, confiante, attentive
Au bonheur inconnu que j’écoute venir…
Est-ce la vie ? Est-ce la mort ?… Quoi qu’il arrive,
Je suis libre d’aimer et de me souvenir.


L’OMBRE



J’avais dit : J’entrerai seule dans la maison,
Droite, les yeux tournés vers la lumière blanche,
Les doigts pieusement refermés sur la branche
Du lys pur qui s’élance à travers le buisson.

Et j’ai cueilli la fleur d’ivoire, transparente,
Pâle comme ma joue et trop lourde des pleurs
Que versent dans la nuit le ciel et les douleurs ;
Et j’ai franchi le seuil, grave, pensive et lente.


Quoi ! c’est bien la maison de granit dont les murs
M’ont coûté tant de peine et tant d’austère étude !
Comme une tombe étroite, en mon inquiétude,
Je la voyais déserte, avec ses coins obscurs !

J’ai regardé longtemps la retraite sacrée
Où je viens abriter mon cœur silencieux ;
Ma fenêtre encadrait le parterre des cieux,
Où la rose du soir s’ouvrait, chaste et pourprée.

Et la pure clarté descendait sur mon cœur,
Encor tout palpitant des passions humaines ;
Et j’ai tout oublié, les amours et les haines :
Je n’ai su que la paix des vierges du Seigneur.

Ô paix bénie, ô paix bienfaisante et divine,
J’ai senti ton baiser s’appuyer sur mes yeux !
Tes mains ont soulevé le poids mystérieux
Qui depuis tant de jours oppressait ma poitrine.


Mes livres m’attendaient, mes maîtres, mes amis,
Avec l’enchantement de leurs nobles pensées ;
Les caresses des mots, sur mes lèvres posées,
Éveillaient la douceur des rêves endormis.

Près de moi souriaient tant de figures chères !
Ceux qui furent mon sang, ma race, mon amour
Me regardaient venir… Dans le calme du jour
J’oubliais mes douleurs comme des étrangères.

Voici le clavecin au son grave et cuivré ;
Et, sous mes doigts, le vol des notes dénouées
Monte, emportant le cri des douleurs avouées,
Mais dont l’esprit se croit à jamais délivré.

Comme une tendre fleur lentement se replie
Lorsque la nuit descend lui verser le sommeil,
Dans la paix de la chambre où s’éteint le soleil,
Je me repose enfin, je me tais, et j’oublie…


J’ai dit à ma maison tranquille : Me voilà !
Comme je serai bien dans cette solitude
Pour attendre la mort après le chemin rude…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


Je me suis retournée, et ton ombre était là !


MA MAISON



C’est pour lui que je t’ai construite,
Ô ma chère et belle maison ;
C’est pour qu’un jour ton toit l’abrite
Contre la dernière saison.

C’est pour lui que je t’ai parée
Des longues menthes de velours,
De la digitale pourprée,
De l’herbe « qui tremble toujours ».


Pour lui j’ai couvert tes murs rudes
Des planches claires des grands pins,
Qui, dans leurs sombres solitudes,
Auraient eu de pires destins.

J’ai pris au cœur profond des chênes
La porte qui doit l’accueillir ;
Le granit aux brillantes veines
Est l’âtre où le feu va jaillir.

À la rampe de fer massive
Dont la forge a ployé l’arceau,
Je viendrai l’attendre, pensive,
Comme on attend près d’un berceau.

J’aurai tout reçu de la vie
Quand son pas franchira mon seuil,
Et que ma lèvre inassouvie
Dira les mots de doux accueil.


Si ma maison par quelque charme
Le retient quand le jour s’enfuit,
Mes yeux n’auront plus une larme,
Et je ne craindrai plus la nuit.


PRIÈRE DU MATIN



Un jour, un jour encore à travailler, à vivre !
Voici déjà venir, brillant à l’horizon
Dans son armure d’or, le matin qui délivre
Des embûches de l’ombre et nous rend la raison.

Voici le lumineux cortège d’espérance,
De tranquille sagesse et de ferme vouloir ;
Voici, pour un moment, l’oubli de la souffrance
Devant la grande joie austère du devoir.


Quand s’élève le vol des fécondes pensées,
Que la beauté vivante enfin naît du travail,
Les lointaines douleurs paraissent effacées,
L’âme victorieuse a pris le gouvernail.

Puis, c’est le bon repos dans la maison paisible ;
C’est, sur la nappe blanche, un reflet de cristal,
L’eau pure, le pain frais, le bien-être indicible
Qui flotte autour de la bouilloire de métal.

Et quand les êtres chers nous apportent la flamme
De leur pensée amie et de leur cœur offert,
Une telle douceur monte et pénètre l’âme
Qu’on ne sent plus le mal dont on avait souffert.

Et la journée ainsi reste belle et féconde :
Un peu de bien, beaucoup de travail et d’effort,
La fierté d’ajouter à la beauté du monde
Quelque chose de soi que n’atteint pas la mort.


Et le bonheur plus grand encore de voir luire
Aux yeux inconsolés une lueur d’espoir,
Et de donner, avec un fraternel sourire,
Un peu de paix à ceux qu’épouvante le soir.

Mais ne crois pas pourtant, ami, que je t’oublie
Quand je me prête à tous avec un clair regard :
Je te garde en mon cœur plus vivant que ma vie ;
C’est toi qui, de mon être, as la meilleure part.


ON A RENTRÉ LES FOINS



On a rentré les foins. Ce soir la grange est pleine
De la chaude senteur des herbes de nos prés :
L’anneau d’or du soleil a glissé sur la plaine,
Mais l’air est pur, ici, sur les monts empourprés.

Je pense à toi qui, seul, dans la ville embrasée,
Portes le lourd fardeau du labeur et du jour ;
Je te vois, travaillant sous la haute croisée,
Ou cherchant l’ombre fraîche et le repas d’amour.


Peut-être cette nuit quelque fille superbe
Dénouant ses cheveux te verse un peu d’oubli ;
Peut-être qu’en tes bras, comme une lourde gerbe,
Pèse son corps, ployé, près de ton front pâli.

Lorsqu’elle partira, te laissant l’amertume
De ses baisers vendus et de son rire faux,
Tes yeux se voileront d’une légère brume,
Car le plaisir n’est pas le bonheur qu’il te faut.

Si tu venais ici ! Cette maison est tienne,
Ces sauvages rochers, cette montagne en fleur,
Cette ferme, ces prés, cette terre ancienne,
Je te les ai donnés en te donnant mon cœur.

Ici tu trouverais une pure tendresse,
Une pensée amie, un être tout à toi ;
L’air t’envelopperait de sa fraîche caresse,
Tu te reposerais à l’ombre de mon toit.


Tu saurais la douceur d’être aimé pour toi-même,
D’avoir sur ta poitrine un cœur tout plein du tien ;
Tu connaîtrais enfin cette fierté suprême,
D’enchaîner à ton sort l’âme qui t’appartient.

. . . . . . . . . . . . . . . . .



Mais tu ne viendras pas, et ma porte fermée
Ne s’ouvrira jamais sous ta main bien-aimée…
Moi, nourrie âprement du pain de la douleur,
Je mourrai sans goûter le pain blanc du bonheur.

Car je n’ai pas le droit de dire que je t’aime !
Je suis femme, je dois toujours me taire, et, même,
Si tu me devinais je dirais encor : non !
Alors que tout mon sang brûle au feu de ton nom.

Il faudrait, pour briser le sceau qui clôt ma bouche,
Que, jetée à ton cou dans un élan farouche,
Je puisse te crier le secret de mon cœur,
Et que de mon orgueil ton regard fût vainqueur.


Mais je ne dirai pas la parole qui lie,
Parce que j’ai souci du bonheur de ta vie,
Et que je ne sais pas si je peux apaiser
Ta soif de volupté par mon chaste baiser.

Je renonce à l’espoir, à ses divines fêtes,
Car je ne pourrai pas souffrir que tu regrettes
Dans mes bras confiants tes maîtresses d’un jour,
Et qu’ivre de plaisir tu méprises l’amour.

Si tu ne choisis pas toi-même ma tendresse,
Je ne parlerai pas ; je tairai ma détresse ;
Et, comme un grain d’encens au creux de l’encensoir,
Brûlera tout mon être au feu clair du devoir.

JE VOUS ÉCRIS…



J’avais dit : Je saurai porter ma solitude ;
Je resterai debout sous le fardeau si lourd
Du silence, du soir, du devoir, de l’étude ;
Je n’écrirai jamais une lettre d’amour.

Et maintenant je suis seule devant ma table,
Chaque mot que je trace est un monde d’espoir
C’est le rêve ancien qui vient, inexorable,
Arracher de mon front les plis d’un voile noir.


Bien longtemps j’ai voulu me cacher à moi-même
Le secret qu’aujourd’hui je ne peux plus porter :
Qu’on me laisse crier enfin que je vous aime ;
Il me faut cet aveu pour me réconforter.

Il faut le murmurer au vent qui me caresse,
À la brise qui passe effleurant mes cheveux ;
Je le dis cette nuit dans l’ombre qui m’oppresse,
Je le dirai demain à la face des cieux !

Mon espoir refleurit comme une fleur d’automne,
Comme une rose pâle au parfum plus léger !
Sous un dernier rayon tout mon être frissonne :
Ah ! comme il vous faudrait savoir me protéger !

Que de soins, de tendresse et de bonté divine
Deviendrait nécessaire à mon frêle bonheur !
Que je me blottirais contre votre poitrine,
Dans vos deux bras aimés pour sentir leur chaleur !


Il me semble parfois que vous devez comprendre
Que c’est vous qui tenez mon sort entre vos mains,
Et que c’est bien fini de souffrir et d’attendre,
Et que j’entends vos pas sonner sur les chemins.

Ce soir, enfin, je vous écris pour vous le dire,
Pour faire cet aveu qui me brûle le cœur.

. . . . . . . . . . . . . . . . . .

Mais je vous vois, cruel et sceptique, sourire ;

Je subis votre arrêt dans toute sa rigueur.

Vous ne me croiriez pas… Vous tourneriez les pages
Où ma main frémissante a tracé votre nom ;
Peut-être liriez-vous les plus graves passages
Aux femmes qui, jamais, n’ont su vous dire : non !

Ma missive d’amour restera sur ma table…
J’écrirai sagement et sans la raturer
Une autre lettre… Et, la trouvant si raisonnable,
Vous oublierez qu’un jour, pour vous, j’ai dû pleurer.


TU NE SAURAS JAMAIS


 
Tu ne sauras jamais que j’ai subi pour toi
La mort de mes jeunes années,
Lorsque les vierges vont, comme au-devant d’un roi,
De leur jeunesse couronnées.

Tu ne sauras jamais pourquoi ma vie en fleur
S’est résignée au sacrifice !
Tu ne sauras jamais sous quel mortel supplice,
J’ai dû renoncer au bonheur !


Ah ! je t’avais voué mes jours et tout mon être :
Je ne pouvais plus t’oublier,
Alors que tu passais sans me voir, sans connaître
Le mal qui me faisait ployer.

Tu ne sauras jamais quelle lente détresse
A consumé mes jours perdus,
Quand mon âme, fermée à toute autre tendresse,
Brûlait de désirs éperdus.

Tu ne sauras jamais pourquoi ma joue est pâle,
Pourquoi mon regard s’est voilé,
Pourquoi mon cœur est mort sous cette lourde dalle
Où ton oubli cruel pour toujours l’a scellé.


SI TU M’AVAIS AIMÉE



Que nous serions heureux si tu m’avais aimée !
La terre de granit aux bruyères en fleurs,
La montagne sauvage et de miel embaumée
Abriteraient un jour nos splendides bonheurs.

Puis à l’heure divine où la mélancolie
Pose un voile d’argent sur les soirs les plus beaux,
Sous le ciel langoureux de la brune Italie
Nous errerions ensemble à l’ombre des tombeaux.


Nous nous enchanterions de la splendeur du monde ;
Nos regards éblouis et longtemps enlacés
Garderaient pour toujours une empreinte profonde
De l’évocation des grands siècles passés.

Et nos cœurs, enivrés par le charme des choses,
Sauraient enfin le prix de nos rapides jours ;
La fragile beauté des plus fragiles roses
Aurait plus de valeur pour fleurir nos amours.

La douleur ne serait qu’une pâle étrangère
Dans la maison paisible où nous vivrions unis ;
Toute peine avec moi te paraîtrait légère,
Tous tes travaux seraient faciles et bénis.

La fraîcheur de ma lèvre à ta tempe appuyée
Dans tes membres lassés mettrait tant de douceur
Qu’une larme d’orgueil, aussitôt essuyée
Par mes doigts caressants, guérirait ta langueur.


Et quand viendrait la nuit, l’automne, le silence,
Nous nous avancerions, l’un à l’autre enchaîné,
Au-devant de la mort, avec la joie immense
Du bonheur qu’ici-bas nous nous serions donné.


AH ! J’AURAIS SU T’AIMER



Ah ! j’aurais su t’aimer ! J’aurais compris ton âme ;
Sur ton cœur d’homme fort aux détresses d’enfant
J’aurais mis mon amour, mon tendre amour de femme,
Et je t’aurais voulu libre, heureux, triomphant.

J’aurais su respecter tes heures de silence,
Le calme qui convient à ton noble labeur,
Ton légitime orgueil, ta fière indépendance,
Pour que ta belle vie ait toute sa valeur.


Et je n’aurais pas eu cette ambition folle
De laisser gaspiller tes magnifiques dons
Pour recevoir de toi, comme une froide idole,
Les périssables biens qu’en vain nous possédons.

Je connais leur valeur et la lourde détresse
Qu’ils laissent après eux quand, pour les obtenir,
Il faut sacrifier la foi de la jeunesse
Ou la fierté d’avoir bâti pour l’avenir.

J’aurais su préférer pour toi l’austère tâche
Qui garde l’âme libre et laisse le front droit
Au succès qui rend l’homme ambitieux et lâche,
Et qui resserre autour de lui son cercle étroit.

Mais je t’aurais suivi lorsque ta fantaisie
Vers les beaux rêves d’or nous aurait entraînés,
Car ta joie est pour moi toute la poésie…
Mes bonheurs ! Ton amour seul me les eût donnés !


Je t’aurais bien aimé, car je sais la tristesse
Des jours de solitude et des nuits sans sommeil ;
Et ton cœur, entouré de ma chaude tendresse,
Aurait vécu son rêve à mon rêve pareil.


JOIES AMÈRES



Il est des jours où tout est sombre
Comme la nuit, autour de moi,
Des jours où je m’assieds dans l’ombre,
Tremblante d’indicible émoi…
Je vois le passé plein de charmes,
Et les bonheurs que j’ai perdus :
Alors je sens de lourdes larmes
Glisser le long de mes doigts nus.

Ces larmes brûlent mes paupières…
Elles ont pourtant leur douceur,
Car elles sont, pures et fières,
La meilleure part de mon cœur :
La part faite des vœux fragiles,
Des désirs impuissants et fous,
Des rêves ardents, inutiles,
Que la vie arrache de nous.

C’est une joie austère et grave,
Plus précieuse que l’espoir,
De pleurer sur la triste épave
Qu’apporte le flot chaque soir.


SOIR D’ORAGE



Ce soir je porte en moi la misère du monde !
Mon âme est douloureuse, et mon être éperdu
Tressaille aux coups lointains de l’orage qui gronde ;
Mon cœur est sur l’abîme immense suspendu.

Le lac est à mes pieds, sombre, verdâtre et glauque,
Comme une coupe pleine où sont amoncelés
Tous les pleurs des humains, tandis que le cri rauque
Des corbeaux est la voix de leurs sanglots mêlés.


La nuit approche et glisse autour de ma demeure ;
Sur les prés, d’où s’élève un brouillard gris d’argent,
Un rayon, qui s’attarde après la dernière heure,
Déchire le tissu de son doigt diligent.

Dans l’ombre où vont tomber les fleurs du jour fanées
Je vois de chers et doux fantômes accourir !
Voici les compagnons de mes jeunes années !
Tous ont aux mains le frais rameau du souvenir.

Ils passent lentement, et chacun d’eux abaisse
La palme frémissante en me frôlant un peu ;
Leur visage s’anime et leur voix me caresse ;
Je sens mon front brûler sous un cercle de feu.

C’est toi, c’est toi, ma mère !… Ô douce, ô bien-aimée !
C’est ton beau port de reine et l’or de tes cheveux ;
C’est ta petite main, étroite et parfumée,
Ton sourire et l’azur velouté de tes yeux.


Et celui dont la voix si tendrement t’appelle,
Dont le regard te suit, caressant, lumineux,
C’est mon père, c’est lui qui t’amena, si frêle,
À son foyer où ton amour le fit heureux.

Quelle ardente ferveur pour une noble cause
Consume ce visage usé par le malheur !
Toi qui connus l’exil, ô mon aïeul, je n’ose
Comparer ma douleur de femme à ta douleur.

Et vous qui souriez, fleurs pures de ma race,
Femmes au cœur vaillant, vierges au front voilé,
Vous dites que le mal comme une ombre s’efface
Lorsque le devoir luit dans le ciel étoilé…

Ah ! voici la maison dans la petite rue,
Près de la vieille église où l’on me retrouvait
Les soirs où mon désir d’être un peu secourue
Dans mes chagrins d’enfant vers Dieu me conduisait…


Et ce chemin pierreux bordé de marjolaine,
Cette porte, ce mur brûlé par le soleil,
La vigne, les figuiers, les roses, la fontaine,
Les cerisiers géants, les fruits au jus vermeil ;

Et la montagne mauve aux cimes couronnées
De rocs bruns, tout dorés par les rayons du soir ;
Les tombes, maintenant au lierre abandonnées,
Le jardin, le vieux banc où d’autres vont s’asseoir.

Et le couvent paisible où je devais attendre
Que le monde m’apprît la vie et ses douleurs ;
Et celle que j’aimais, fière, énergique et tendre ;
Mes compagnes, mes jeux, mes livres et mes fleurs…

Ah ! je vous revois tous, amis de mon enfance :
Ne partez pas encore ! Il me faut la douceur
D’oublier près de vous mes longs jours de souffrance
Et de sentir mon cœur battre sur votre cœur !


Faites de votre force une force à mon âme ;
Qu’elle soit pour mes bras le bouclier d’airain
Que nulle arme ne peut pénétrer de sa lame,
Et les rigueurs du sort me frapperont en vain.

Et, malgré la fureur de l’orage qui gronde,
Je resterai, comme un bel arbre toujours vert
Reste, nouant au sol sa racine profonde,
Silencieusement suspendu sur la mer !


RÉSURRECTION



Je pense quelquefois que mon amour est mort,
Qu’il est enseveli dans une tombe étroite,
Et que si je suis là, silencieuse et droite,
C’est qu’autour de mon cœur l’oubli met son bras fort.

Une lente douceur envahit tout mon être,
Et je m’épanouis au blond soleil des jours ;
J’entends le gai printemps frapper à ma fenêtre
Comme pour m’inviter à de jeunes amours.


Je ne sais plus que j’ai souffert ; la vie est belle ;
Le ciel est une fleur de saphir au cœur d’or…
Mon âme est une mer calme où la barque frêle,
Sans crainte des récifs, peut errer loin du port ;

Tandis que, sur les bords du tranquille rivage,
Toutes blanches parmi les cyprès de velours,
Les paisibles maisons que n’atteint pas l’orage
S’ouvrent pour le repos des merveilleux retours.

Et, sur le mont sacré qui domine l’espace,
Pensive, sous les plis du voile de l’azur,
Une fière statue au noble geste trace
La route des sommets où souffle un air plus pur.

Je vais la suivre, elle m’attire et je t’oublie,
Ô toi, mon cher amour, qui m’enchaînais au sol ;
Secouant le fardeau de sa mélancolie,
Vers les plaines du ciel mon âme prend son vol.


Brusquement sur mes pas une vague se dresse ;
Elle monte et jaillit du sein profond des mers ;
La colonne d’onyx me cache la Sagesse
Et les ordres divins que dictent ses yeux clairs.

C’est tout le flot de ma tendresse inassouvie ;
C’est le remous puissant de mon rêve ancien :
— Être deux et marcher ensemble dans la vie — ;
C’est le chaste désir que mon cœur a du tien.
 
Mais avec mon amour ma peine est revenue…
Je ne goûterai pas dans la douceur du soir
La volupté d’errer sur la route inconnue,
Près de toi, sous le ciel beau comme un reposoir !

Je pleure de nouveau, seule dans le silence…
Nul bonheur désormais ne me consolera,
Pas même la beauté de la terre où j’avance
Sans savoir où, demain, le sort me conduira.


L’horizon lumineux s’est couvert de nuées,
Long regard de l’espace obscurci par les pleurs…
Lentement, comme un vol d’ailes exténuées,
S’abattent sur la mer les plaintives douleurs.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .



Au ras de ses eaux cruellement bleues
Tu pourrais les voir fuir devant la nuit ;
Elles franchiront mille et mille lieues
Sans que leur appel vers moi t’ait conduit.

Mais si quelque jour tu pouvais entendre
Le cri douloureux de mon cœur blessé,
Si ta main s’ouvrait, chaude, pour se tendre
Vers l’oiseau qui meurt dans le vent glacé :

Tu saurais alors le prix de la vie,
Car notre passage, un jour, ici-bas,
N’a qu’un seul bonheur digne qu’on l’envie,
Celui que, sans moi, tu ne vivras pas !


PRIÈRE DU SOIR



Dans tes bras adorés j’aurais voulu dormir,
Dormir comme un enfant qu’une caresse apaise
Et dont le corps léger dans le sommeil ne pèse
Pas plus qu’un jeune oiseau dont l’aile va s’ouvrir.

J’aurais voulu poser sur ta chaude poitrine
Mes membres fatigués, mon cœur fragile et lourd,
À l’heure où, sur nos fronts, plane la nuit divine,
Entraînant dans son vol tous les soucis du jour.


J’aurais voulu mêler mes rêves à ton rêve,
Murmurer avec toi la prière des soirs ;
Puis sentir ton amour, quand l’aurore se lève,
M’emporter avec lui vers de nouveaux espoirs.

Dans tes bras adorés où j’ai rêvé de vivre,
N’aurai-je pas, du moins, la douceur de mourir,
Pour que de son fardeau mon âme se délivre
En disant son secret dans un dernier soupir !

Ce jour-là seulement tu saurais la tendresse
Que j’ai dû te cacher, car tu ne m’aimais pas ;
Tu n’aurais eu que la pitié de ma détresse,
Et j’ai de ton chemin écarté tous mes pas.

Je voulais être à toi, délicieuse et bonne,
Car je sais qu’un cœur d’homme est fait pour le bonheur,
Et que seul le bonheur d’un être nous le donne,
Alors que gémirait en vain notre douleur.


Je t’aurais apporté cette joie attendue,
Si ta main caressante avait touché les mains
Qui s’ouvraient pour t’offrir, à travers l’étendue,
La paix des jours et la beauté des lendemains.

Tu n’as pas deviné le secret de ma bouche,
Close sur mon amour comme un tombeau scellé ;
Tu m’a crue insensible, inhumaine, farouche ;
Mon regard douloureux ne t’a rien révélé.

Et nous avons suivi des routes différentes ;
Et jamais entre nous un mot de vérité
N’a jailli, transformant nos deux longues attentes
En une heure d’orgueil sublime et de beauté.

Mais s’il peut te venir quelque fierté d’apprendre
Que je t’avais voué le temple de mon cœur,
Penche-toi sur mes yeux où tu pourras surprendre
Ton image adorée avec mon dernier pleur.


UNE AUTRE TE DIRA



Une autre te dira l'émouvante parole
Qui fait bondir le cœur ;
Une autre t’offrira le baiser qui console
De toute la douleur.

Une autre posera sa douce joue ardente
Entre tes chaudes mains ;
Une autre te suivra, docile et consentante,
À travers les chemins.


Une autre aura de toi la flamme de ta vie
Et ton brûlant plaisir ;
Une autre te tendra son âme inassouvie
Et son jeune désir.

Mais tu ne sauras pas le charme intraduisible
De plus chastes bonheurs ;
Et, sous mes doigts, jailli d’une source invisible,
Coule un ruisseau de pleurs.

Lorsque la volupté posera sur ta lèvre
L’âpre goût de la mort,
Que la chaleur du jour brûlera de sa fièvre
Ton cœur fragile et fort :

La rose de la joie en tes mains sera sèche,
Et tu voudras pleurer !
Alors viens te pencher près de cette onde fraîche
Pour te désaltérer.


Et relève tes yeux obscurcis par les larmes !
Écarte le passé…
Pour te vaincre, la vie a de perfides armes,
Ô pauvre ami blessé !

Repose-toi, veux-tu, près de la rive étroite
Qu’enveloppe le soir,
Toi qui n’as pas suivi la route large et droite
Du lumineux devoir.

L’arbre de mon amour et de ma pitié tendre
Fleurit près de ses bords ;
Vers ses fruits merveilleux si ta main veut se tendre,
Leur fraîcheur calmera ta soif et tes remords.


SI TU PASSAIS UN JOUR



Si tu passais un jour, fatigué, sur la route
Où l’on voit se dresser, brillant sur le ciel clair,
Les lourds murs de granit que j’ai bâtis : Écoute !
C’est ma voix qui se mêle aux caresses de l’air.

Entre dans ma maison une minute, une heure !
Ne dis rien si tu veux, mais consens à t’asseoir
Près du feu qui t’attend, car ma pauvre demeure
Se fera belle afin de mieux te recevoir.


Viens là ! bien près, tout près ! Cette place fut vide
Si longtemps ! Je voulais ne la donner qu’à toi !
Ce soir tu m’appartiens ! Reste ! Je suis avide
De t’avoir à moi seule un moment sous mon toit.

Si, pour mieux t’accueillir, mes mains doivent se tendre,
Pour t'enchaîner, jamais ne s’ouvriront mes bras ;
Tu seras près de moi, souriant, sans entendre
Le bruit que fait mon cœur au seul bruit de tes pas.

Mais je m’enivrerai de ta chère présence !
Je ne demande rien ; et, malgré la rigueur
Du sort, qui fit mes jours si pleins de ton absence,
Je t’aimerai dans le silence de mon cœur.

Je remplirai mes yeux de toi, de ton visage ;
Je boirai ton regard, ton beau regard de fleur ;
Je mettrai sur mon cœur le sceau de ton image ;
J’oublierai près de toi la joie et la douleur.


Je ne veux que le charme unique de cette heure !
D’autres ont pu t'aimer pour l’amour de l’amour :
Je t’aime pour toi seul ! Ma part est la meilleure
Si mon accueil te fait douce la fin du jour.

Toi, comme un voyageur qui s’arrête et qui passe,
Tu t’émouvras à peine, et c’est d’un œil distrait
Que tu regarderas tout cet étroit espace
Enclos entre les murs qui cachent mon secret.

Tu pourras me quitter sans détourner la tête,
Car le souffle léger qui te suit sur le seuil
Ne vient pas d’un soupir ! Pars ! Que rien ne t’arrête !
Si je pleure, j’aurai la fierté de mon deuil.

Et, riche des trésors laissés par ta présence,
Sans même désirer de te voir revenir.
Je goûterai la paix profonde du silence,
Et la douceur de vivre avec un souvenir.


Je poserai mes mains, chaudes et caressantes,
Sur chacun des objets effleurés par tes mains ;
Et ton ombre, mêlée aux ombres bleuissantes,
Écartera de moi la peur des lendemains.

Et ma chère maison me deviendra sacrée,
Parce qu’un soir divin, à l’heure où le soleil
Effeuillait sur les monts une rose pourprée,
Elle t’offrit la fleur de son foyer vermeil.


III

SUR LA TERRASSE



Et je m'attarderai sur la blanche terrasse
Où la lune s'effeuille en pétales d'argent.

SUR LA TERRASSE


Allons nous reposer, ce soir, sur la terrasse
Où la lumière d’or, voluptueusement,
Glisse, tandis qu’au loin s’étirent dans l’espace
De blancs flocons de soie au doux frissonnement.

Le lac brille là-bas sous la caresse chaude
Du soleil qui rougit la moire du bassin ;
Et l’eau verte, luisant en gouttes d’émeraude,
Met sur les bords de pierre un lumineux dessin.

Montons toujours vers le royaume du silence…
Nul bruit ne percera la paroi de cristal
De l'éther transparent où la nuit se balance
Ainsi qu’un oiseau sûr de son vol triomphal.

Avant qu’elle soit là, nos regards pourront suivre
Les changeantes couleurs de la terre et des cieux,
Les nuages qui vont, dans leurs robes de cuivre,
Vers l'inconnu de longs appels mystérieux.

D’autres, calmes et fiers dans la lumière pure,
Paraissent dédaigner de courir vers l’amour ;
Ils gardent, effeuillés parmi leur chevelure,
Les pétales pourprés de la rose du jour.

Nous verrons le croissant de la lune nouvelle,
Tel un anneau d’argent qu’un doigt rude a brisé,
Et Vénus qui sourit, amoureuse fidèle,
Apportant sa caresse au cœur inapaisé.

Puis le ciel s’ouvrira comme un coffret d’ébène
Où sont les violettes noires de la nuit ;
Le velours bleu de l’ombre étendra sur la plaine
Le manteau dont les plis lourds étouffent le bruit.

Et le silencieux concert de l’étendue
Dominera la vie et son murmure vain ;
Toute parole humaine aux lèvres suspendue
Se taira pour entendre un poème divin.

Seuls les grelots légers de l’étroite fontaine
Sonneront dans l’air tiède où le jour vibre encor ;
Et, sur le ciel fleuri d’étoiles, le grand frêne
Sera le chandelier de bronze aux flammes d’or.

Et nous que réunit ce soir la même attente,
Tout épris d’idéal, d’art et de vérité,
Enveloppés dans la douceur de l’heure lente,
Nous comprendrons enfin le sens de la beauté.

NUITS D’OUBLI


Oh ! la douceur des nuits sur la blanche terrasse !
Nuits de paix, de silence et de recueillement,
Quand le voile du jour flotte au loin dans l’espace,
Emportant dans ses plis tout farouche tourment.

Le croissant d’argent clair de la lune nouvelle
Semble un anneau qui glisse au poignet fin du soir,
Et la voûte du ciel est la tiède chapelle
Où montent les vapeurs molles de l’encensoir.

 
Bientôt l'ombre devient bleue, obscure, profonde ;
C'est un velours soyeux qui caresse les doigts…
Nous pourrions oublier la souffrance du monde
Sans le cri des oiseaux nocturnes dans les bois.
 
Les cimes de granit, de brume enveloppées,
Portent le deuil de la lumière qui s’enfuit,
Et les étoiles sont, comme des fleurs coupées,
Dans l’onyx transparent de l’urne de la nuit.

La source des douleurs, cachée, intarissable.
Verse une fois encor l’onde fraîche des pleurs ;
Tout espoir paraît vain, tout rêve périssable
Lorsque sous le ciel noir s’éteignent les couleurs.

Ô NOSTALGIE


Ô charme douloureux du monde, ô Nostalgie,
Je vous ai vue errer pour la première fois
A l’heure où se posait sur la ville et les bois
Le crépuscule triste et sa blanche magie.

Dans le ciel pâle et bleu comme une fleur de lin
Traînaient derrière vous de flottantes écharpes ;
Le brise était un chant de lyres et de harpes
Qui faisait sous vos pas un murmure divin.

Pure et silencieuse ainsi que la Sagesse,
Vous marchiez lentement en regardant la mer ;
Et le goût de la vie alors me fut amer,
Et mon cœur frissonna d’une obscure détresse.

La clématite mauve accrochait aux murs noirs
De la vieille maison ses étoiles pensives ;
Et les ombres montaient, lourdes, grises, massives,
Comme sort la fumée au creux des encensoirs.

Puis je vous ai revue à la clarté brûlante
Du soleil débordant de la coupe des cieux ;
Vous effleuriez des fronts plus beaux que ceux des dieux,
Et des larmes perlaient aux yeux clairs de l'amante.

Et votre voix plaintive a pénétré souvent
Dans le tranquille abri des retraites bien closes
Lorsque, sur le vitrail où s'effeuillaient les roses
Du couchant, s’écrasait la grande aile du vent.

Je VOUS ai retrouvée à l’heure du silence,
Près du jardin secret où le rêve fleurit ;
Quand le soir aux doigts bleus nous caresse et sourit,
Dans l’ombre votre pas mystérieux s’avance.

Vous êtes belle et grave et redoutable, ô sœur !
Vous descendez la vie avec nous, côte à côte,
Et, dans le cœur ardent que vous prenez pour hôte,
Glisse comme un poison mortel votre douceur.

Car vous l’engourdissez de voluptés subtiles :
Vous nous faites chérir toujours ce qui fait mal ;
Vous dédaignez le vrai pour chercher l’idéal,
Et vous usez la force en longs rêves stériles.

Nostalgie, ô vous, ma joie et mon tourment,
Angoisse inexprimable et douceur infinie,
Laissez-moi, laissez-moi vivre toute ma vie ;
Détournez de mes yeux votre regard qui ment.

Je sais que vous aimez les soupirs et les larmes ;
Votre bouche aux baisers préfère les sanglots,
Et vous nous entraînez sur le gouffre des flots,
Car l’ouragan pour vous a de sublimes charmes.

Je veux avant la nuit savourer tout le jour
Et vivre ; car, plus haut que la voix des fontaines,
L’impérieuse voix jaillit des sources pleines
De mon cœur, tout gonflé de sang jeune et d’amour.

Je veux, avant d’aller vers la paix éternelle,
Tracer encore un droit, un vigoureux sillon,
Car la mort pour mon âme est comme l’aiguillon
Qui presse d’accomplir une tâche plus belle.

Et si vous revenez plus tard sur mon chemin,
Que ce soit pour guider ma pensée élargie
Vers l’immortel amour^ ô pure Nostalgie,
Lorsque j’aurai vécu tout mon bonheur humain.

VERS TOI


Ce soir, c’est moi qui viens vers toi, vers la demeure
Dont le destin te fît le maître, ô cher seigneur !
Ce soir, mon cœur est lourd, je suis lasse, je pleure :
Tout mon être a besoin de croire à ton bonheur.

Et je yeux d’un coup d’aile aller dans le ciel triste,
Comme l’oiseau de nuit qui plane à l’horizon,
Sans me heurter à la ceinture d’améthyste
Que pose la montagne autour de ta maison.

J’arrêterai mon vol auprès de tes murs sombres...
Confiante, à l’abri de ton paisible toit,
Je chercherai, perçant le velours bleu des ombres,
Le lumineux point d’or qui me guide vers toi.

J’entrerai... Je verrai le feu clair de la chambre,
Ses dansantes lueurs sur les tapis discrets,
Et la lampe voilée aux transparences d’ambre ;
Et je respecterai, comme elle, tes secrets.

Si je te trouve heureux à ton foyer tranquille,
Si le sort a pour toi pris ma part de bonheur,
Je resterai sans bruit, invisible, immobile.
Écartant de tes pas ma vaillante douleur.

Mais si je te vois pauvre, accablé, solitaire.
Si rien n’a pu combler le vide de tes bras,
Je verserai, brisant pour toi l’urne de pierre.
Un parfum précieux sur tous tes membres las.

Sur tes yeux adorés aux reflets d’émeraude.
Je poserai mes yeux, mes regrets, mes désirs ;
Tu pencheras ton front sur ma main douce et chaude ;
Nous pleurerons tous deux avec nos souvenirs.
 
Ma tendresse, nouée autour de ton cœur rude,
Sera le talisman qui conjure le sort,
Et tant de paix viendra charmer ta solitude
Que tu ne craindras plus la vieillesse et la mort.

Et tu sauras enfin qu’une âme dans ce monde
T’appartenait sans bruit, sans égoïste espoir,
Grave, murée ainsi qu’en la tombe profonde,
Sous le marbre pesant du rigoureux devoir.

Qu’aurais-je pu t’offrir, pauvre femme isolée,
Lorsque tu t’avançais dans la splendeur du jour ?
Ma jeunesse était pauvre, obscure, désolée,
Et j’attendais pour toi tous les dons de l’amour.

Je n’avais que mon cœur, ardent, fidèle et tendre,
Et la vie avait mis tant de pleurs dans mes yeux
Que, sans rien demander, sans rêver, sans attendre.
J’ai voulu suivre seule un chemin douloureux.

Mais l'amour a fleuri comme une fleur sacrée
Les larmes, le silence et le renoncement
Ont fait de cet amour une rose pourprée,
Et je viens te l’offrir, ce soir, pieusement.

LE MYSTÈRE DES CHOSES

Ah ! je voudrais savoir le mystère des choses !
Je voudrais pénétrer le secret émouvant
De l’âme qui se cache au calice des roses,
Des soupirs de la nuit et des plaintes du vent !

Qui traduira le sens de la voix du silence,
Du souffle de la brise errant dans les taillis,
De la chanson de l’arbre où le nid se balance,
De l’appel que l’oiseau cache en son gazouillis !

Qui pourra déchiffrer le livre de la vie,
Et les profonds replis des cœurs silencieux,
Et ce que crie au soir la mer inassouvie,
Et ce que lui répond le vent large des cieux.

Qui nous dira pourquoi, des lèvres douloureuses,
Glissent, chargés d’amour, de pitié, de pardon^
Comme un miel lourd qui sort des alvéoles creuses,
Les mots longtemps gardés, les mots au sens profond ?

Qui nous dévoilera l’être intime des êtres
Appelés à jouir du fruit de nos efforts ?
Qui verra ce qui reste en nous de tant d’ancêtres,
Endormis maintenant dans les bras de la mort ?

Ah ! je voudrais savoir quel infini recèle,
Dans le jardin de deuil où l'on passe en tremblant
La porte du tombeau qu’un bloc de marbre scelle
Sur ceux dont le linceul couvre le front trop blanc.

Vers l’azur tout fleuri des fleurs d’or des étoiles,
Sur les nuages roux des couchants vaporeux,
Je voudrais m’élancer pour écarter les voiles
De la pure Beauté qui se cache à nos yeux

Ah ! déchifî’rer un jour Ténigme universelle,
Etreindre entre mes bras Funivers frémissant,
Apprendre où me conduit cette voix qui m’appelle,
Plus forte que la voix de la chair et du sang.

Ahl secouer enfin cette angoisse profonde
De tendre vainement mes mains vers l’infini
Et de marcher toujours, seule à travers le monde.
Sans que jamais un cœur à mon cœur soit uni.

Mais puis-je m’étonner si mon esprit succombe
Sous le fardeau trop lourd de Téternel pourquoi,
Puisque j’emporterai moi-même sous la tombe
Le secret de ce cœur plein de doute et d’efî’roi ?

Nul regard ne saurait lire au fond de mon âme,
Lors même que j’étreins, sincère, entre mes bras
Les êtres les plus chers… Je ne suis qu’une femme,
Qui se cherche elle-même et ne se trouve pas.

Et je crois que, toujours, sages entre les sages,
Les hommes les plus vrais diront : « Je ne sais rien !»
Mais, d’un bond, franchissant les dangereux passages
Du doute et de l’erreur, ils iront vers le bien.

Ils acceptent la vie avec toutes ses ombres,
Attendant la splendeur sublime du réveil ;
Ils apportent aux dieux humblement leurs cœurs sombres.
Où, seule, la vertu met l’or de son soleil.

Gardez votre secret, ô choses de la terre.
Voilez-vous de silence et d’immobilité ;
Ne brisez pas le sceau de l’éternel mystère
Qui nous laisse éperdus devant votre beauté.

Voyez, je reste là, confiante et sereine !
Je sais qu’un soir viendra, plus clair que tous mes jours
Où vous m’emporterez vers la cité lointaine
Dont la nuit n’a jamais voilé les fières tours.

LES ÉTOILES FILANTES
Pendant les belles nuits limpides, il arrive
De voir furtivement glisser dans l’azur clair
Une étoile qui (île et s’en va, fugitive,
Se perdre, on ne sait où, dans un coin de l'éther.

Le vœu qui sort du cœur et qui suit dans l'espace
Le rapide trajet que les étoiles font
Est toujours exaucé ; c’est la divine grâce
Qui, pour fleurir nos mains, jaillit du ciel profond.

J’ai confié souvent à ces lueurs si frêles
Le secret de mon âme alors qu’elles passaient,
Et toujours j*ai senti de la joie auprès d’elles
Tandis que leurs regards brillants me caressaient.
 
Ma jeunesse aspirait à connaître la gloire
Des martyrs consumés du pur amour de Dieu ;
J’évoquais les héros les plus fiers de l'histoire ;
Je voulais leurs vertus et leur âme de feu.

Plus tard j’ai soupiré : « Que ne puis-je être belle
De la beauté des dieux que rien ne peut flétrir,
Pour garder près de moi, jusqu’à la mort fidèle,
Celui que choisirait mon cœur prêt à s’ouvrir. »

Quand j’ai connu le monde et l’humaine détresse,
J’ai rêvé de savoir apaiser la douleur,
De poser sur tout front brûlant une caresse,
Sur toute main glacée un rayon de chaleur.

Ce soir j’ai murmuré : « Que ma pensée amie
T’apporte la douceur de sa fidélité,
A toi qui fus vraiment le maître de ma vie ;
Que la mort nous unisse en son éternité. »

Et j’ai toujours ainsi, de richesses avide,
A l'étoile qui passe envoyé mon souhait ;
Et chaque don reçu, malgré tout, laisse un vide
Aux mains que nul trésor jamais ne satisfait.

Mais je songe parfois qu’un jour viendra, peut-être,
Où mon être lassé ne demandera rien,
Où ma douleur sera de ne pouvoir connaître
Le tourment de vouloir encore quelque bien.

Ah ! je ne le crois pas ! J’ai trop d’ardeur fervente
Pour que le temps arrive un jour à l’épuiser ;
Mais je veux implorer l’étoile confidente,
Pour que la mort m’apporte assez tôt son baiser.

Et les beaux astres d’or dans la nuit lumineuse
Sur ma tombe tranquille alors pourront glisser
Sans que mon cœur, rempli de paix mystérieuse,
Tressaille de désir en les sentant passer.

LE CHARME DES CHOSES

Ah ! quand j’avais au cœur la divine espérance,
Que la terre était belle, et quels frissonnements
Je trouvais aux grands bois où le bonheur s’avance
A pas mystérieux comme des pas d’amants !

Je portais dans mon cœur tout le charme des choses ;
C’était moi qui donnais leur splendeur aux saisons,
Leur émouvant parfum au calice des roses,
Leurs changeantes couleurs aux vastes horizons.

Maintenant tout est mort, la lumière est voilée,
Les roses du chemin s’effeuillent sous mes doigts ;
L’illusion divine au loin s’en est allée ;
C’est la réalité cruelle que je vois.

Et les clairs diamants de la blanche rosée
Ne sont plus, je le sais, que de froides vapeurs ;
La terre où, pour un jour, notre tente est posée,
N’est qu’une tombe ouverte à toutes les douleurs.

Pourtant je te préfère ainsi découronnée.
Nature, quand mes mains arrachent de ton front
La parure d’emprunt que je t’avais donnée,
Et que tu restes nue, insensible à l’affront.

Car je peux mesurer enfin ce que mon âme
Ajoute d’elle-même à la réalité ;
Dans l’immense univers je ne suis qu’une femme,
Mais mon fragile cœur peut créer la beauté.

Et n’ai-je pas aussi transfiguré mon rêve
En lui donnant la vie intense dont je meurs ?
Lorsque dans un élan tout mon être se lève,
Est-ce vraiment l’amour qui mérite mes pleurs ?

Ah ! peut-être qu’en lui le charme que j’adore
Est celui dont mes mains ont voulu le parer ;
Et, si je possédais le bonheur que j’implore,
Sur sa beauté détruite il me faudrait pleurer.

LE DÉPART DES HIRONDELLES

Combien de fois j’ai vu partir les hirondelles
Vers le ciel d’Orient aux tons nacrés de fleur,
Quand mon cœur, déjà prêt à s’enfuir avec elles,
Se trouvait pris au piège obscur de la douleur.

Dans l’éblouissement de la jeune lumière,
Je les voyais monter comme un vol de points bruns ;
J’aurais voulu les suivre, apaisée et légère,
Sans crainte d’affronter la mer et ses embruns.

J’aurais voulu planer, fière et silencieuse.
Dans le silence immense où rien d’humain ne vit,
Où seul le vent du ciel frôle une aile soyeuse,
Où le sourire de l'éther s’épanouit.

J’aurais voulu briser les barrières du monde
Pour m’arrêter au seuil de la blanche cité,
De la cité de rêve où le bonheur se fonde
Sur l’amour immortel et sur la vérité.

Mais, hélas ! ma pauvre âme est languissante et lourde
Des bonheurs que jamais je n’ai pu vous donner ;
Sous le frémissement de cette douleur sourde
Je sens les nœuds serrés qui vont m’emprisonner.

Je reste là, meurtrie, enviant l’oiseau frêle
Qui part avant l’hiver loin de notre ciel gris,
Moi que glace le froid d’une nuit éternelle.
Loin du divin bonheur dont je sais tout le prix.

Je n'ai pas entendu les chers mots de caresse,
Qui jaillissent si frais de la source du cœur ;
Et j’ai connu l'intime et poignante détresse
De passer, les deux bras fermés, près du bonheur.
 
Je ne peux effacer de mes yeux votre image,
Et votre souvenir ne me rend pas la paix,
Car c"est l’effeuillement dans un long vent d’orage
De la rose d’amour qu’en mes doigts je portais.

Comme le passereau sous un toit solitaire,
Je gémis loin de vous, je vous appelle en vain,
Et mon cri désolé, que je ne peux plus taire,
Dit que votre présence est ma soif et ma faim.

Mais je ne saurai pas cette joie infinie
De marcher près de vous, seule, dans le soir d’or,
De lire dans vos yeux qui reflètent la vie.
Et de vous posséder comme un vivant trésor.

Et pourtant je n’ai pas maudit ma destinée ;
Je garde une fierté de mon fragile espoir ;
L’ombre de votre amour, sur ma tête inclinée,
Posera sa douceur avec l’ombre du soir.

JE PLEURE SUR TOI

 
J’avais fait ce beau rêve : Un jour tu reviendrais
Dans la chère maison où j’attends en silence ;
En te voyant souffrir j’avais cette espérance
Que, tourné vers mou cœur, enfin, tu comprendrais.
 
Hélas ! Il est trop tard... La volupté cruelle
A tissé sur les yeux le voile de l’oubli...
Je le déchirerais sans effacer le pli
Qui t’empêche de voir ma tristesse mortelle.

Toute la terre obscure et le ciel désolé
S’emplissent des clameurs de ma peine infinie ;
Et toi, qui ne sais rien de ma lente agonie,
Tu demandes : « Qui meurt sans être consolé ?»

Ah ! je t’avais donné mon doux amour de femme ;
Mon être tout entier tressaillait près de toi ;
Mais je voulais bien plus qu’un périssable émoi :
Il me fallait ce don divin : toute ton âme !

Et toi, l’esprit troublé par l’égoïsme humain,
Tu voulais réserver une part de ta vie
Au plaisir égoïste, à la pire folie,
Aux maîtresses d’un jour qui te tendaient la main,

Elles furent à toi ces femmes sans tendresse ;
Elles brûlent ton sang avec leurs baisers fous...
De m’avoir oubliée à leurs pieds, je t’absous :
La solitude est lourde et j’en sais la détresse !

Et moi,, moi qui vivrais pourtant si tu m’aimais,
Je ne peux t’accuser, m appeler ta victime,
Puisque j’ai librement commis un autre crime
Pour toi qui, je le sais, ne m’aimeras jamais.
 
Pour toi j’ai refusé de devenir l’épouse
Que l'homme généreux accueille en sa maison ;
J’ai préféré la mort à cette trahison :
Offrir une âme où règne une idole jalouse.

J’ai refermé sur toi la porte de mon cœur…
Je ne saurais chérir les choses éphémères ;
Et, tandis que s’enfuit l’essaim lourd des chimères,
La douleur met sur moi son éperon vainqueur.

Et je pleure sur toi, sur ta force détruite,
Sur ton foyer désert où jamais ne viendront
Les enfants qui, vers nous, lèveraient leur beau front
Si tu m’avais un jour à ta table conduite.

Mais je voudrais au moins que de tant de douleur
Jaillisse pour ton âme une claire espérance ;
Puisque la vie a mis dans mes mains la souffrance.
Qu’elle donne à tes jours une dernière fleur.

Qu’elle t’apprenne enfin que je n’ai sur ma bouche
Que des mots de pardon, de douceur et de paix,
Que je suis ton amie, ô toi qui m’oubliais,
Et que ton ombre est là, sur mon étroite couche.

J’AI TROP PLEURÉ SUR TOI

J’ai trop pleuré sur toi pour qui je vais mourir,
Puisque tu ne sais pas seulement que je t’aime !
Si je te le disais, tu sourirais, et même
Tu ne comprendrais pas comment j’ai pu souffrir.

Car ton orgueil t’a fait une âme différente
De celle qui brûlait pour toi jalousement ;
Et tu te satisfais du plaisir d’un moment
Quand je veux ton amour, ta tendresse fervente.

Pour calmer le souci de ton cœur frémissant,
Il suffit d’une femme un peu jeune et jolie ;
Une robe, un parfum excitent ta folie,
Tu ne vois pas l’abîme où ton esprit descend.
 
Et tu te plains pourtant de rester solitaire,
De porter seul le poids des rêves incompris ;
Tes jours, tristes et courts, ont perdu tout leur prix.
Et tu ne connais plus la beauté de la terre.

Mais surtout tu n’as pas su lire dans mes yeux
Que je n’aimais que toi dans l'univers immense,
Que mon être vibrant t’adorait en silence,
Et que j’étais pour toi le seul bien précieux.

Ensemble nous aurions vécu la belle vie
Que pare la douceur des choses d’ici-bas !
Peut-être un tel bonheur est ta secrète envie :
Il fleurit dans mes mains, et tu ne le vois pas !

LE DERNIER RÊVE


Maintenant je croyais avoir assez souffert,
Avoir assez pleuré dans ma maison déserte
Pour recevoir, mon Dieu, de votre main ouverte,
Le pain blanc de l’amour que vous m’auriez offert.
 
Ah 1 n’est-ce point assez de larmes répandues,
De sanglots dans la nuit, de dur labeur au jour ?
N’avais-je pas le droit de venir, à mon tour,
Savourer près de vous les douceurs attendues ?

Je demandais si peu : quelques jours de bonheur,
Une heure de repos au milieu de la lutte ;
Et je ne reçois rien, rien, pas une minute
De paix et de silence après tant de douleur.

Vous m’avez arraché ma dernière espérance,
Et je reste dans l’ombre épaisse du tombeau ;
Mes os craquent d’effroi, ployés sous leur fardeau,
Et je ne peux plus même adorer ma souffrance.

Ah ! laissez-moi mourir pour que j’échappe enfin
A cet obscur regret qui toujours me torture !
Peut-être que la mort guérira la blessure
Que m’ont faite la vie et mes désirs sans fin.
 
Car elle tisserait, silencieuse et lente,
La robe de l’oubli tout autour de mon cœur ;
Et, dans les plis profonds, pourrait germer la fleur
Du sommeil où s’endort l’angoisse de l’attente.

Ah ! laissez-moi briser la prison de mon corps,
Où je gémis, si loin des divines chimères !
La fragile beauté des choses éphémères
M’a trop longtemps séduite : ôtez-moi ce remords !

Ainsi, lorsque la mort Tiendra, de sa main rude,
Heurter le lourd marteau de bronze du portail,
Au soir mystérieux d’un long jour de travail,
Pour me surprendre dans ma grave solitude :

A mon foyer paisible elle ne trouvera
Que ce qui fut jadis, dans les heures de peine,
L’enveloppe fragile où régnait, souveraine,
Mon âme que jamais son pouvoir n’atteindra.

Car j’aurai fui du haut de la blanche terrasse.
Où j’ai vu tant de fois apparaître au levant,
Dans les nuages noirs déchirés par le vent.
Une rose d’argent au jardin de l’espace

Peut-être que, là-bas, dans un monde inconnu,
Je le rencontrerai, dans la claire demeure
Où nul être n’oublie, où nul être ne pleure,
L’ami que j’attendais et qui n’est pas venu.
 
Et tandis que le lis paisible du silence
Fleurira sur la porte étroite du tombeau,
La vie allumera pour d’autres son flambeau,
Mais, moi, je planerai sur l'univers immense.

LE DÉPART


J’ai franchi le sentier qui va loin de la terre,
Et j'ai chanté mon chant à l'âme solitaire
Qui cherche, comme moi, l’infini de l’amour ;
J’ai laissé le destin dont la rigueur m’accable
Poser sur mon front lourd son doigt inexorable :
Je pars, pour un voyage immense et sans retour.
Je quitte le désert où je me suis lassée ;
Mais, dans l’isolement si fier de ma pensée,
J’ai retrouvé la force et l’austère douceur.
Que les beaux soirs de rêve éveillent dans mon cœur

Et j’ai livré mon être au jardinier mystique
Dont la main fraternelle, où luit l’anneau magique,
Greffe pieusement les fleurs de la douleur,
Pourpre vivante ouverte à l’heure du malheur.
J’ai dédaigné les biens que l’ignorance envie ;
Je n’ai plus craint la mort en regardant la vie ;
Et mes yeux resteront tournés vers l’au-delà
Où ceux qui n’ont jamais vécu leurs plus beaux rêves
Vont, sur les sables d’or des éternelles grèves,
Vers l’ami que, toujours, leur angoisse appela.
Eux seuls ils comprendront le désir qui m’oppresse
De savoir le secret du long sommeil béni
Où l’on peut apaiser ce besoin de tendresse,
Et reprendre tout bas chaque mot de caresse,
Et se rassasier dans un songe infini...
Allons^ il faut partir de ce monde où nous sommes
De pauvres exilés, soupirant vers le port ;
Partir, pour savourer, loin du regard des hommes,
Le beau, le lumineux silence de la mort !

DEVANT LE PORT


La lune goutte à goutte à travers les nuages
Distille la saveur d’un rayon gris d’argent ;
Sur les flots, secoués de grands remous sauvages,
Pénètre la clarté d’un regard indulgent.

Et pourtant je la vois, douloureuse et blessée,
Seule éternellement dans l'infini des cieux,
Pâle comme une triste amante délaissée,
Mais ouvrant dans la nuit son cœur silencieux.

Près d’elle j’ai vécu cette heure de détresse
Où l’être tout entier se perd dans l’inconnu,
Sans que le réconfort humain d’une caresse
Ait posé sa douceur sur le pauvre front nu.

Car je viens de souffrir l’angoisse sans égale
De celui qui, debout sur le pont d’un bateau,
Pleure devant le port de sa terre natale
Où le passé se dresse adorablement beau.

Il aperçoit la ville aux ruelles désertes,
11 respire dans l’air le parfum des lilas,
11 voit, près des maisons aux fenêtres ouvertes,
Le jardin où, tout seul, il fit ses premiers pas.

Il écoute les eaux chantantes des fontaines,
Les cloches égrenant leur léger carillon.
L’appel mystérieux des tendres voix lointaines
Et le chant monotone et frêle du grillon.

Il se revoit lui-même avec ses yeux limpides
Dans la chambre où l’or clair dune lumière luit ;
Il voudrait retenir encor ces jours rapides
Que le temps implacable emporte dans la nuit.

Et les brises du soir par la terre envoyées
Sont celles qui plaisaient à ses lèvres d’enfant...
Mais le navire part... Ses voiles éployées
Planent sur les flots bleus comme un oiseau géant.

L’exilé qui s’en va tend son âme éperdue
Vers la cité de rêve où vivait le bonheur ;
Il frissonne devant la sinistre étendue
De l’eau sombre où s’attarde une blême lueur.
 
Et moi, moi que la vie emporte et qui soupire
Vers le frêle bonheur des choses d’ici-bas,
Je tressaille en voyant ma jeunesse sourire,
Gardienne d’un trésor qu’elle ne rendra pas.

Ô cher passé qui viens me caresser la joue,
Je te sens près de moi si palpitant, si chaud.
Que je veux te saisir, et que mon bras se noue
A ton bras, pour garder ta douceur qu’il me faut.

Hélas ! lu n’es qu’une ombre, et cette ombre s’efface
Dans la brume où s’éteint la lumière du port ;
Mes yeux n’en peuvent plus déjà suivre la trace :
Il faut partir vers la douleur et vers la mort.

Et cependant parfois de blanches clartés luisent
Sur la mer menaçante où le navire fuit ;
Les rouges feux mouvants des phares nous séduisent
Dans le havre où sa course errante nous conduit.

Mais malgré leur beauté divine et leur magie,
Je reste inconsolée et seule sur le pont ;
Je sens une indicible et lourde nostalgie
Soupirer dans le chant triste du flot profond.

Je marche vers la mort et j’adore la vie !
Et, vers toi, mon amour, mon être palpitant
Pousse un tel cri brûlant de soif inassouvie
Que tu devras frémir d’orgueil en l’écoutant !

SUR LE PONT DU NAVIRE

Comme un oiseau du ciel qui glisse dans la nuit,
Le grand navire a pris son vol sur la mer sombre ;
Los lumières du port s’effacent, et le bruit
Des flots ouverts se mêle aux voix tristes de l'ombre.
Les vagues ont noué leur ceinture d’argent
AlUx flancs noirs du bateau qui court sur l’onde bleue
Vers les pays lointains, messager diligent,
Sans jamais de son but s’écarter d’une lieue.

Leur chanson bercera pendant de très longs jours,
Tour à tour menaçante, apaisée, ingénue,
Le voyageur qu’attend l’orgueil des beaux retours
Ou celui qui désire une joie inconnue.

Et moi qui ne veux rien que regarder la mer,
Immobile et pensive au milieu de la foule,
Sans farouche dédain et sans sourire amer,
Je m’écarte du drame humain qui se déroule.

Je suis silencieuse et grave sur le pont,
Écoutant les éclats de la gaîté sonore
De tous ces passagers indifférents qui vont
Sans souci du couchant et de la fraîche aurore.
 
Il leur faut le plaisir qui ne dure qu’un jour,
De la danse, des chants, des intrigues, du rire ;
Ils profanent le nom merveilleux de l’amour
En prononçant les mots que lui seul devrait dire.

Je détourne mes yeux vers le lac pur du ciel
Où le soir a jeté son long filet d’étoiles ;
Je voudrais y trouver le bien essentiel,
Si l’azur transparent le cache sous ses voiles.
 
Puis je m’incline au bord du gouffre scintillant
Dont nous sépare à peine une frêle barrière,
Les planches d’un bateau, refuge vacillant
D’une âme douloureuse, avide de lumière.

Je ne crains pas de voir l’abîme s’entr’ouvrir !
Est-il dans l’univers un être à qui ma vie
Donne l'orgueil de vivre et l’effroi de mourir ?
Est-il, hors de l’amour, un bonheur que j’envie ?

Est-il un cœur ami qui se penche vers moi
Dans l’ombre de la grande et calme solitude ?
Qui saura deviner mon indicible émoi ?
Quelles mains soutiendront ma lourde inquiétude ?

Belle comme une nuit de tempête et d"horreur
Pleine d’obscurité, de lueurs, de mystère.
De sauvages appels et de cris de terreur,
Se tend vers l’infini mon âme solitaire.

Et, comme sur la mer, s’élèvent sur mon cœur
Des vents frais, de l’écume et des flots qui se brisent ;
Et la lumière d’or brille comme une fleur
Sur mes doigts, imprégnés de parfums qui me grisent.

C’est la fleur du silence et de la liberté !
Elle s’épanouit au souffle de l’espace,
Et je veux savourer sa fragile beauté
Dans le recueillement du soir divin qui passe.

UN PEU D'ÉCUME BLANCHE

Pourquoi donc cette écume et ces franges d’argent
Sur l’eau qu’un rayon d’or fait blonde ?
C’est qu’un navire passe, et le choc diligent
De l’hélice a soulevé l’onde.

Mais est-ce bien l’acier qui, traversant les flots,
Creuse cette large blessure ?
Avec des hurlements, des râles, des sanglots,
La mer frémit sous la morsure.

Ô flots, si vous pleurez autour du bateau noir
Que vos blanches vagues enlacent,
Si vous avez ces cris d’atroce désespoir
Que seuls les cris humains dépassent :

Est-ce que vous souffrez du poids mystérieux
Porté par ce radeau fragile
Que tant de pauvres cœurs, graves, silencieux,
Alourdissent de leur argile ?

Voulez-vous effacer par vos rumeurs le bruit
De la grande douleur humaine ?
Voulez-vous empêcher dans le vent et la nuit
Que notre âme entende sa peine ?

Comprenez-vous, ô flots terribles et profonds,
L’effroi de voir fuir la lumière
A l’heure où le couchant va glisser sur nos fronts,
Laissant la nuit plus solitaire ?

Et savez-vous l’horreur d’aller vers l'inconnu
Avec l’angoisse qui nous hante
D’entrer au port les mains vides et le cœur nu,
Ou de sombrer dans la tourmente ?

Non, vous ignorez tout de nos rudes destins ;
Vous n’êtes qu’un peu d’eau qui bouge ;
Sur vous passe le vol des désespoirs hautains
Avec le crépuscule rouge.

Tout est vain près de vous, la tristesse, les pleurs
Vous n’entendez pas la parole
Qui vous jette en passant le secret des douleurs
Pour que votre chant les console.

Comme un portail de bronze ouvert sur l’Infini
Dont vous nous cachez le mystère,
Quand vous vous entr’ouvrez on croit voir réuni
Un moment le ciel à la terre.

Mais lorsque, frissonnant d’angoisse et de terreur,
Sur votre masse je me penche,
Son jet puissant se brise, et, de tant de grandeur,
Il reste un peu d’écume blanche.

DAnS MA CABINE

Ce matin je dormais sur cette étroite couche,
Refuge vacillant du passager d’un jour ;
Des mots que prononçait une invisible bouche
M’ont éveillée : « Ô mon amour ! Mon cher amour ! »

Et je me suis dressée à cet aveu si tendre,
Les bras tournés vers toi que je croyais venu
Dans le silence lourd de ma nuit pour me prendre
Et m’emporter bien loin du rivage inconnu.

Mais dans la solitude immense que contiennent
Quatre planches de bois sur le bateau flottant,
Je n’ai vu que les blancs rayons du jour qui viennent
M’annoncer le retour du devoir qui m’attend.

Et pourtant cette voix n’était pas un vain rêve,
Et les mots entendus étaient des mots humains,
Des mots qui font que l’être appelé se soulève
Pour suivre l’être aimé sur les plus durs chemins.
 
En moi, vibrants, réels, ils résonnaient encore,
Et j’essayais en vain de savoir le secret
De cet hymne d’amour soupiré dès l’aurore ;
Mais, soudain, j’ai ployé sous un mortel regret.

Ce n’était pas pour moi que les mots de caresse
Dans le matin doré s’ouvraient comme une fleur
Je sentais là, tout près, la vivante tendresse
Dont le cri jaillissant me disait la douceur.

Je n’ai pas su pleurer, je n’ai pas pu sourire ;
J’ai regardé ma vie avec les yeux profonds
De celui qui, debout sur le pont du navire,
Cherche ce que la mer recèle en ses bas-fonds.

Vous m’aviez fait, mon Dieu, tous les dons les plus rares :
La jeunesse, la joie, un cœur brûlant et fier ;
Mais je les possédais comme font les avares.
Sans savoir que demain prend ce qui fut hier.

Pourtant j’aimais la vie, et mon âme était prête
A tout le don de soi qu’exige le bonheur ;
Je savais affronter vaillamment la tempête
Et j’avais, sans faiblir, accueilli la douleur.

J’allais vers l’avenir... Dans mes mains frémissantes
Je portais le trésor merveilleux de la foi ;
La vieillesse et la mort, ces lointaines passantes,
Sur mon front calme et pur ne posaient nul effroi.

Mais, bien avant la nuit, le vent rude du large
A brisé les bourgeons de mes frêles espoirs ;
Je reste solitaire, avec la lourde charge
Des regrets douloureux et des graves devoirs.

Et mon cœur est broyé par trop de sacrifices,
Comme un grain de froment sous la meule de fer ;
Et je crois qu’il n’est pas, au jardin des supplices,
Un tourment que mon être encor n’ait pas souffert.

Peut-être il le fallait pour éveiller mon âme
Au sens mystérieux des choses d’ici-bas !
Avant d’avoir pleuré je n’étais qu’une femme,
Et maintenant je sais ce qu’on ne nous dit pas.

Ainsi moi qui m’en vais seule à travers le monde,
Je comprends mieux que toi l’adorable douceur
Des mots dont, ce matin, entre le ciel et l’onde.
Te berçait ton amant, ô passante, ô ma sœur !

LOIN DE TOI

J'ai ri de mon amour comme d’une folie
Oui no tenait pas même aux fibres de mon cœur ;
Je cherchais des raisons à la mélancolie
Qui mettait sur mes yeux sa pesante langueur.

Je disais : C'est le soir, l’hiver, la solitude ;
C’est le brouillard qui tombe et voile l'horizon ;
C’est le fardeau trop lourd des livres, de l’étude ;
C’est l'âme de la nuit errant dans la maison.

Je voulais ignorer la cause de ma peine !
N’était-ce point assez des lointaines douleurs,
Du fardeau partagé de la détresse humaine,
Pour expliquer le sens intime de mes pleurs !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .



C’était toi, c’était toi dont la trop longue absence
Me torturait ainsi ; car, pour fuir ce tourment,
J’ai quitté mon foyer, le travail, le silence,
J’ai cherché d’autres cieux au clair rayonnement,

Et j’ai vu les flots bleus où le gai soleil brode
Des paillettes d’argent sur un long réseau d’or,
Et l'écharpe de soie aux reflets d’émeraude
Qu’entraîne le navire en son rapide essor.

J’ai vu le golfe où dort une voile latine
Et que les goélands emplissent de leurs cris.
Et le palmier géant dont le bouquet s’incline
Sous la brise qui joue en ses larges replis.

J’ai senti sur mon front l’ombre fine et légère
Des bambous élancés qui penchent leurs arceaux
Sur les chemins, bordés de la haute fougère
Où peuvent s’abriter de frêles nids d’oiseaux.

J’ai respiré la fleur blanche des tubéreuses
A la chair de velours, à l’arôme grisant ;
J’ai goûté la douceur des nuits silencieuses
Où, comme un trait de feu, glisse le ver-luisant.

Mais dans l’azur plus doux de cet autre hémisphère
Où de la Croix du Sud brillent les diamants,
Les astres n’étaient plus pour moi qu'une poussière,
Sans rien des longs regards lumineux des amants.

Car ils n’éclairaient pas tes yeux à l’heure même
Où je les contemplais, le cœur tout plein de toi ;
Et j’ai su que tu vis en moi plus que moi-même,
Et que le bonheur tient à l’ombre de ton toit.

ADIEU

Puisque je dois mourir dans ma maison déserte,
Dont le bonheur jamais ne franchira le seuil,
Puisque je sens déjà mon âme recouverte,
Avant l'ombre du soir, par les voiles du deuil ;

Et puisque si longtemps ma bouche a dû se taire,
Comme se tait celui qui souffre pour sa foi,
Je veux qu’un dernier cri de mon cœur solitaire
T’apporte tout l'amour dont je brûlais pour toi.

Mais ce cri ne sera plus une plainte vaine,
Car je ne veux poser que ma tendre douceur
Sur ton être, arraché par la vie inhumaine
A celle qui t’aimait avec tant de ferveur.

Puisque je n’ai pas su te dire ma tendresse,
Il faut que d’autres mains, pleines de beaux espoirs,
T’offrent les fruits dorés que le soleil caresse
Et le vin généreux qui jaillit des pressoirs.

Il faut qu’à ton foyer de doux visages viennent
Et que montent vers toi des regards lumineux ;
Il faut que tous les biens d’ici-bas t’appartiennent,
Car j’ai donné ma part pour que tu sois heureux.

Je n’ai voulu que ton bonheur. ..Toute mon âme
Te désirait... Tu n’as pas su la conquérir !
Loin de toi j’ai gravi mon calvaire de femme,
Et j’ai dû vivre, alors que je voulais mourir.

Quand je ne serai plus, tant de douleur soufferte
Fleurira la demeure où j’ai pleuré sur toi…
S’il te faut un abri, franchis la porte ouverte :
La Maison de granit est tienne, comme moi.

EN PÂTURE

Ainsi que doit faire un lutteur blessé
J’ai très fièrement caché ma blessure ;
Je disais : Le Temps avec sa main sûre,
Mettra sa douceur sur mon cœur glacé.

Mais quand f ai tenu l'espérance morte
Entre mes deux mains tremblantes de froid,
Lorsque j'ai senti l’indicible effroi
De voir un cercueil au seuil de la porte ;

Je n’ai pas voulu livrer au tombeau,
À la pourriture, à l’ombre, au silence
L’être qui vécut d’une vie intense,
Et le voir tomber lambeau par lambeau.

Je n’ai pas voulu qu’en un peu de cendre
Ce cœur palpitant se trouvât réduit ;
Dans la solitaire horreur de la nuit
Je n’ai pas voulu le laisser descendre.

Et j’ai préféré jeter au passant,
Qui quête en chemin quelque nourriture,
Aux oiseaux du ciel, la rouge pâture
Qui sera demain leur chair et leur sang.

Ils déchireront, âpres, fibre à fibre,
Leur proie ; et, fouillant ses replis secrets,
L’amour, la douleur, l’espoir, les regrets,
Ils sauront comment toute une âme vibre.

Qu’importe, après tout ! Si le don offert
A pour l’affamé créé de la vie,
Je pourrai laisser la haine et l’envie
Poser leurs doigts noirs sur le livre ouvert.