La Maison des Bories/10

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Librairie Plon (Isabelle Comtat, 1p. 162-168).


X


Un halo brillant vibre au-dessus du champ de seigle. Les épis mûrs y trempent leurs longues barbes d’écrevisses végétales qui tâtent la lumière et frémissent de son frémissement. Le champ tout entier résonne sourdement, comme un orgue, de la rumeur des insectes cachés au plus chaud de la chaleur, dans la forêt des tiges.

Au ras du sol, plus bas que les bleuets et les nielles, régnait une température de couveuse, à faire éclater un crâne ordinaire. Mais le crâne d’une petite fille qui s’est mis en tête d’aller « prendre le frais » dans sa maison du champ de seigle n’est pas soumis aux mêmes lois qu’un crâne ordinaire.

La porte de la « maison » était fermée.

À l’intérieur, il faisait très bon. « Quelle chance d’avoir pu s’échapper sans être vue ! » Lise et Laurent avaient invité les camarades à venir voir Carl-Stéphane. Ils ne se rendaient probablement pas compte que c’était inconvenant de montrer Carl-Stéphane comme une bête curieuse, même avec toute la gentillesse et toute l’amitié du monde. Carl-Stéphane, il ne fallait le montrer à personne. C’était déjà trop de le laisser voir aux domestiques, surtout à ce sale Ludovic qui avait toujours l’air de ricaner en parlant de lui. Évidemment, il ne se rendait pas compte, le pauvre type, il ne pouvait pas imaginer un instant ce que c’était que Carl-Stéphane. C’est bien pour ça qu’on aurait voulu le cacher à tous les yeux et qu’on ne pouvait vraiment penser à lui que dans la maison du champ de seigle.

« Comme il avait l’air grave et soucieux pendant le déjeuner ! Comme il regardait tout le monde, avec la mine de quelqu’un qui a quelque chose de très important à dire et qui ne dit rien… Évidemment, il ne pouvait pas leur dire qu’il avait trouvé le moyen de délivrer l’oncle Amédée de son mal et de les délivrer tous du même coup. Il ne pouvait pas dire une chose pareille, car supposez qu’il n’ait pas réussi comme il l’espérait… Évidemment, il réussirait, mais enfin, jusqu’au dernier moment, on n’est jamais tout à fait sûr que les choses réussissent, même quand on s’appelle Carl-Stéphane et qu’on a de si merveilleuses mains, des mains auprès desquelles toutes les autres mains ont l’air de pattes, — surtout certaine paire de mains noiraudes et griffées d’égratignures. On en avait honte de poser de pareilles mains dans ses longues mains blanches, mais c’était si bon d’avoir honte de cette manière-là qu’on aurait voulu avoir des mains encore plus vilaines pour rendre les siennes encore plus belles par comparaison et avoir encore un peu plus honte…

« Attention ! Qui vient là ? »

Le Corbiau jeta un coup d’œil inquiet au caillou qui fermait sa « maison » et s’aplatit sur le sol comme un lièvre. Les voix se rapprochaient. Une voix d’homme gutturale, un peu hésitante, au son de tambour voilé. Une voix de femme vive et claire, à la parole impétueuse.

— Je vous assure, donc… Cela est bien plus terrible que vous ne pouvez le supposer.

— Ne dramatisons pas. Inutile d’ajouter encore à la réalité. Et puis, cela ne sert à rien de gémir sur son sort. D’autant plus que les situations les plus pénibles deviennent supportables quand on a la faculté de les oublier vingt fois par jour.

— Je sais, oui, mais c’est une mauvaise chose que l’accoutumance…

— Non, oh ! non, je ne parle pas d’accoutumance. Oh ! l’accoutumance, non, je ne sais pas ce que c’est que l’accoutumance. Vous pouvez vous habituer à quelque chose, vous ? Moi pas. Bonheur ou malheur, tout est toujours nouveau et quand je vivrais mille ans…

— Eh bien ! donc, si vous sentez le mal, ainsi, toujours, comme une blessure pas fermée, vous devez comprendre, vous devez savoir qu’il y a danger. Je voudrais vous dire ce que je sais, mais votre bon sens latin me regarde du fond de vos petites prunelles diurnes et il me fait peur. Si vous vouliez regarder plutôt ces épis et que je voie seulement vos romantiques paupières de brune triste, il me semble que je me trouverais dans un pays plus favorable.

Un rire léger s’éleva.

— Pauvre Carl-Stéphane ! Pourquoi donc avez-vous toujours besoin qu’on vous approuve ? Qu’est-ce que cela peut faire, qu’on soit ou qu’on ne soit pas de votre avis, si votre voix intérieure vous dit que vous avez raison ?

— Madame, je pense que la grande supériorité des femmes dans l’existence, c’est qu’elles n’entendent jamais qu’une voix à la fois, — ou plusieurs voix, mais qui disent toutes la même chose, comme celles qui parlaient à votre Jeanne d’Arc. Tandis que les pauvres hommes entendent une cacophonie qui est, je pense, l’écho de Babel, et pour cela il leur est plus difficile, donc, d’être certains qu’ils ont raison,

— Ça doit être bien gênant. Allons, racontez-moi votre histoire. Je ne vous regarde plus. Comme les épis sont drus cette année ! Avez-vous remarqué ? C’est plaisir de les voir. On les coupera bientôt, la caille a déniché.

— La caille ?… répéta la voix gutturale, d’un ton absent.

Il y eut un silence, comme si les deux voix s’étaient envolées à la suite de la caille.

— Ah ! Madame, reprit tout à coup Carl-Stéphane avec une sourde véhémence, si je pouvais vous convaincre !

Ils étaient toujours là, deux présences opaques dans la lumière, deux voix alternées qui interrompaient tour à tour le bourdonnement continu du champ, — et c’était à chaque fois comme lorsqu’on s’éveille la nuit en chemin de fer, à un arrêt du train, et que des paroles au timbre insolite s’entre-croisent dans le wagon obscur.

— Me convaincre de quoi ?

— De la nature de ce danger que vous bravez tous les jours, donc. Si je vous disais…

— Quoi ? N’ayez pas peur de ce que vous avez à dire.

— Vous vivez avec un mort, lança la voix assourdie, d’un seul trait.

— Un mort ?

— Croyez-vous que les morts soient dans la terre ? Non, non, ne croyez pas. Il n’y a dans la terre que les dépouilles, ce n’est pas le vrai de l’homme. Le vrai de l’homme parcourt un cycle sans fin et s’il a mérité de vivre, il vit en se perfectionnant de plus en plus. Mais s’il a déchu pour une raison ou une autre, il reste mort pour la durée d’une ou de plusieurs existences. Non pas mort à la façon des corps, mort à la façon des âmes, mort vivant et conscient de sa mort et souffrant horriblement d’être mort parmi les vrais vivants, vous concevez cela ?

— Non, c’est-à-dire… oui et non. Comme une fable ?

— Ah ! la plus triste réalité, donc ! Des hommes, des femmes comme tout le monde. Il faut bien les regarder pour comprendre qu’ils sont morts. Quelque ressort secret les galvanise. J’en ai connu, ah ! j’en ai connu qui avaient les plus brillantes apparences de la vie. Je comprends maintenant, je retrouve tous les morts que j’ai connus. Des hommes, des femmes. Il y en a d’inoffensifs, mais ils n’aiment personne et pleurent d’ennui quand on a fini de les amuser. Ils disent toujours les mêmes choses, ils font toujours les mêmes gestes, ils ont la manie de l’imitation comme des singes véritables, mais pas un sentiment, pas une affection, pas un élan. Le vide, donc, et c’est tout. Mais imaginez-vous que d’autres puissent être redoutables, avec une volonté obstinée de vengeance contre les vivants, parce qu’ils souffrent tant de n’être pas comme eux ? Et qu’ils essaient de les rendre pareils à eux, par jalousie, et pour n’être plus tout seuls ? Et imaginez-vous le danger qu’il peut y avoir à exciter la jalousie d’un mort ? Danger pour les vivants, et danger pour eux-mêmes, car ils ne font qu’aggraver leur peine, s’ils entraînent un autre…

— Alors, ils sont jaloux parce qu’ils sont morts, et parce qu’ils sont jaloux, ils tuent, et parce qu’ils tuent, il leur faut continuer à être morts, donc jaloux et il n’y a pas de raison pour que cela finisse ?

— Il faut les laisser à leur destin et ne pas les tenter, reprit la voix sourde avec une gravité qui répondait à la légèreté de la voix claire. On ne peut rien pour eux, sinon se sauver d’eux. Le reste ne dépend pas de nous.

— Vous avez une imagination bien macabre. Il y a d’ailleurs du vrai dans ce que vous dites, d’une manière figurée. Certains êtres sont possédés d’une véritable fureur de détruire…

— Ah ! vous le sentez ? Vous l’avez senti ce besoin de destruction ?

— Si je l’ai senti ? Vous voulez dire… Mais pourquoi parlons-nous de ce sujet-là ! À quoi cela sert-il, d’en parler ? Je fais ce qu’il faut, n’ayez crainte. Et ne pensez plus aux morts, il n’y a que les vivants de dangereux. Il s’agit de ne pas avoir peur et voilà tout. Vous n’avez jamais vu le matou cracher sur les petits de la chatte ? Deux forces contraires… mais la plus forte est de mon côté, n’ayez crainte. Ne faites donc pas cette figure. Pensez à autre chose, allons.

— Pourquoi faites-vous semblant d’être gaie ? Pourquoi refusez-vous de m’entendre ? Croyez-vous que je ne sache pas, donc, que vous tremblez pour les petits, vous aussi, toujours ? Croyez-vous que j’aie oublié ce jour où vous avez pleuré, où j’ai touché, comme avec mes mains, votre désespoir ? Et depuis, j’ai sur le cœur ce poids qui me pèse… Pourquoi restez-vous ici, où il n’y a pas d’issue pour vous ? Que signifie de provoquer le malheur et de braver le danger sans profit pour personne ? Que signifie d’user vos forces dans la guerre au lieu de les donner à la joie ? Quelle folie ! quelle folie ! Écoutez-moi, croyez-moi, je suis votre ami, je donnerais ma vie pour vous voir heureuse. Écoutez-moi, prenez les enfants, partez. Je ferai ce que vous voudrez, je vous conduirai où vous voudrez, je vous supplie d’accepter tout ce que j’ai. Vous le savez, n’est-ce pas, que vous pouvez compter sur moi jusqu’à la mort ? Ah ! je ne peux pas bien dire… mais vous savez, n’est-ce pas, vous savez depuis longtemps ? Vous avez bien compris, tout compris ? Vous avez confiance ?

— Je vous remercie, murmura l’autre voix un peu altérée, un peu lointaine. Je n’oublierai pas. Mais… je ne peux pas accepter et je vous demande de n’en plus parler jamais, voulez-vous ?

— Mais pourquoi ? Mais pourquoi ? Ce n’est pas possible, vous ne pouvez pas…

— N’en parlons plus jamais. C’est tout. Voulez-vous que nous retournions vers la maison ?

— Je le savais, je le savais, reprit la première voix, hachée par le souffle précipité de l’angoisse. Je l’ai toujours senti. C’était trop facile, si vous aviez voulu, ce chemin, trop facile, trop heureux. Il ne faut pas que je sois heureux. Il faut que je sois seul. Dans arbre, j’étais seul à me battre contre les guêpes. Seul après, dans la forêt, avec les petits hommes volants, toujours seul…

— Stéphane ? Que dites-vous ? Stéphane ! répondez-moi ! que regardez-vous ?

La voix inquiète voletait, battait de l’aile, à la recherche de l’autre voix perdue. Et voici qu’après un silence, l’autre revint, lourde, fatiguée, comme d’un long voyage.

— Rien… oh ! rien… Rien.

— Allons, venez, mon petit enfant, reprit la deuxième voix, très douce, comme si elle offrait à l’autre, si fatiguée, de s’appuyer sur elle pour rentrer à la maison ; sans doute, à la maison, lui donnerait-elle à goûter.

Le temps passa. Les voix s’étaient tues. Évanouies, les présences opaques. La lumière chantait. Allongée dans le sillon, le menton reposant sur ses bras croisés, la petite fille écoutait voyager en elle, lentement, sûrement, une à une, sans un oubli, ces paroles tombées du monde des grandes personnes dans la maison du champ de seigle.