La Maison des Bories/4

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Librairie Plon (Isabelle Comtat, 1p. 102-122).


IV


Carl-Stéphane Kürstedt arriva aux Bories par une claire matinée de juin.

On parlait de lui depuis quelques jours. « Ce garçon… votre étudiant… comment donc l’appelez-vous déjà ? » demandait Isabelle à son mari, — elle ne pouvait jamais retenir les noms, même les plus ordinaires, — et M. Durras répondait : « Le Finlandais ? Kürstedt, K-ü-r-s-t-e-d-t, combien de fois faudra-t-il vous le répéter ? »

Donc, il était étudiant, et Finlandais. Il venait demander conseil à M. Durras au sujet d’un travail qu’il voulait entreprendre sur les puys d’Auvergne, et s’entendre aussi avec lui sur un projet de traduction de ses ouvrages en allemand, ce qui causait à Amédée une vive satisfaction. On savait encore qu’il parlait quatre ou cinq langues, et qu’il avait voyagé dans tous les pays d’Europe. Quelle figure pouvait-il bien avoir ?

La maison des Bories n’était pas tellement isolée que, de temps en temps, un hôte n’en prît le chemin. M. Durras, qui fuyait les contraintes mondaines, aimait trop discourir pour ne pas souffrir de la solitude. Isabelle s’était bien aperçue de l’adoucissement que la présence d’un invité apportait à son humeur, à condition que cette présence ne se prolongeât pas trop longtemps. Aussi essayait-elle de le persuader de s’installer dans une grande ville, lorsqu’il aurait achevé sa Géologie du Massif central. Elle avait pour cela ses raisons, qui ne concernaient pas toutes Amédée, mais à cause de ces raisons même, il lui fallait manœuvrer prudemment. Une femme qui pousse son mari à se rapprocher de la ville où demeure son amant n’était pas tenue à plus de précaution qu’Isabelle, quand elle prononçait devant Amédée le mot « Paris » en songeant que là, elle pourrait faire instruire les enfants sans se séparer d’eux. Et tout en parlant elle le surveillait de tous ses yeux, de toutes ses paupières, de tous ses sourcils, pour poignarder sur ses lèvres le mot « internat » aussitôt qu’il ferait mine de s’y former.

Jusqu’alors, M. Durras n’avait pris aucune décision. Son travail s’acheminait lentement vers son terme. Isabelle patiente couvait des projets, et les enfants qui vivaient dans le présent comme tous les enfants, attendaient Carl-Stéphane Kürstedt avec la plus grande curiosité.

Depuis le matin, toutes affaires cessantes, ils étaient montés dans la resserre du foin au-dessus de l’écurie et surveillaient par la lucarne la route de Chignac. Le « Finlandais » venait du Puy, où il séjournait, et Ludovic était allé l’attendre avec la voiture à l’arrivée du train.

On entendit le roulement de la voiture bien avant de l’apercevoir, car le tournant la dérobait. Enfin elle apparut. Bichette au pas, Ludovic sur le siège, et à côté de la Victoria une grande silhouette dégingandée qui montait la côte à pied, pour ne pas fatiguer le cheval.



Lorsqu’il y avait un invité, les enfants déjeunaient à la table des grandes personnes, pour simplifier le service. Pendant toute la durée du repas, ils se tenaient droits et silencieux, comme à la parade, les yeux braqués sur Isabelle qui les gouvernait par signes imperceptibles, désignant du bout des cils le morceau qu’ils devaient prendre dans le plat présenté par Ludovic, arrêtant d’un frémissement des sourcils un geste malheureux ou récompensant leur tenue exemplaire par un sourire à lèvres fermées, onde plutôt que sourire, qui parcourait son visage sans qu’un muscle bougeât, aussi rapide et immatérielle que l’ombre d’un vol d’oiseau sur un pré ensoleillé. Mais eux, sans rien dire, captaient cette onde à pleines prunelles et s’épanouissaient de bonheur jusqu’aux orteils.

Dès le début du déjeuner, Carl-Stéphane Kürstedt sembla fasciné par cette espèce d’orchestration magnétique. Le regard de ses petits yeux bleus, enfoncés et brillants comme deux gouttelettes d’eau pure, allait et venait d’Isabelle aux enfants avec une expression de curiosité amusée. Il avait l’air d’un chat qui suit de son coin de feu le vol d’une guêpe dans une pièce fermée. Mais comme il était placé à la droite de Mme Durras, il n’osait achever son mouvement pour la regarder en face et restait un moment le cou tordu, le regard tiré vers le coin externe de l’œil, ce qui lui donnait une étrange figure, si bien qu’une ou deux fois le diapason de la voix de M. Durras, qui parlait tout seul avec une aisance admirable, s’éleva légèrement en signe d’étonnement ou d’impatience. Isabelle en eut chaud aux oreilles et dirigea immédiatement vers l’orateur un mouvement convergent qui le rétablit au centre de l’attention.

Les enfants l’écoutaient d’ailleurs avec émerveillement, très fiers de produire devant l’étranger un père et un oncle aussi « calé », qui parlait comme un livre, avec points, virgules, parenthèses et guillemets et des mots inconnus et splendides. Il décrivait la surrection des volcans de l’Auvergne, des millions d’années auparavant, et sans qu’il s’en doutât, ce qui n’était pour lui que connaissance redevenait drame dans trois esprits enfantins pour qui ressuscitaient la terreur et la merveille des âges disparus. À un moment, M. Durras vit le regard de son fils fixé sur lui, sérieux, intense, illuminé, happant les mots qui sortaient de ses lèvres et il ressentit un petit choc agréable : cette vision de Laurent avait rejoint en lui l’image de l’enfant théorique, l’enfant « Oui-papa » dont il avait jadis rêvé, et l’espace d’une seconde, ces deux Laurent s’étaient accolés et fondus. Mais l’instant d’après, il avait perdu jusqu’au souvenir de ce doux ébranlement.

M. Durras s’interrompit pour prendre de l’entremets que lui présentait Ludovic. Les trois têtes aussitôt se retournèrent vers Isabelle et trois regards ravis lui dédièrent l’offrande diaprée de cette matinée pleine de soleil, de ce bon déjeuner, de cet Amédée éloquent et débonnaire, de leur beauté à eux, de sa beauté à elle et de l’amour toujours présent, menant au creux du cœur sa vie d’abeille.

Le sourire invisible d’Isabelle frémit, s’envola, effleura au passage le visage de l’étranger et ce fut comme si un bref coup de soleil envahissait ce visage, du menton osseux aux pommettes mongoles, fonçant le teint de jambon de cette peau d’homme du Nord déjà cuite par le hâle jusqu’aux sourcils et glissant en nappe rose sur le vaste front, très haut, très blanc, qui semblait planer au-dessus des traits comme un fragment égaré de lune. La pâleur satinée de ce front, la blancheur des longs doigts aux phalanges fondues et celle des paupières, quand il baissait les yeux : trois touches de neige, de lune et de féminité, qui se jouaient sur un ensemble plus rude, cuir et métal, — cuir pour la peau du visage, métal blond pour les cheveux et les sourcils. On avait à peine entendu sa voix depuis le début du repas. Il se contentait de ponctuer les périodes de M. Durras par des approbations timides et gutturales qui semblaient émaner d’un étrange instrument de musique, sollicité à point nommé, plutôt que d’un gosier d’homme. Cela sonnait à peu près comme : « Gloum, gloum, gloum… » Et à chaque fois qu’il émettait un son, il hochait la tête, comme pour marquer la mesure, cependant que son regard bleu voyageait tout autour de la table, à la poursuite d’harmonies plus subtiles.

Ce regard s’arrêta sur le Corbiau gentil, qui s’efforçait de manger ses cerises à la cuiller, dans un élan éperdu de distinction. Le jeune homme retourna la tête vers Isabelle, qui regardait au même moment le même spectacle et il y eut entre eux un éclair amusé qui les fit sourire en même temps. M. Durras s’interrompit net :

— Qu’y a-t-il, Isabelle ?

— Rien du tout, mon ami,

— Vous venez de sourire, si j’ai bien vu.

« Il y a donc quelque chose qui prête à sourire dans ce que j’ai dit ? C’est possible. Éclairez-moi, je ne demande pas mieux que de rire…

— Mon Dieu ! rien. Je souriais d’une bêtise, d’un rien, qui n’avait rien à voir avec ce que vous dites…

Amédée resta quelques instants le menton levé, le regard suspendu, comme quelqu’un qui attend une explication. L’explication ne venant pas, il haussa les épaules, vida lentement son verre, s’essuya les lèvres avec minutie, reposa sa serviette sur ses genoux, ses mains sur sa serviette et demeura ainsi, immobile et sans dire mot, jusqu’au moment où Ludovic apporta sur la table le service à café turc.

Isabelle avait rougi jusqu’à la racine des cheveux. Carl-Stéphane Kürstedt qui évitait de la regarder, le cou droit et raide dans son faux col, devina pourtant cette rougeur et perçut en même temps, contre son flanc gauche, une sensation de gêne, comme si l’espace, de ce côté, fût devenu soudain tuméfié et sensible. Ses muscles se contractèrent involontairement, comme pour éviter de s’y appuyer, et il s’efforçait, par un scrupule de délicatesse, d’en détourner aussi sa pensée.

La tumeur immatérielle se résorba lentement, disparut. Il y eut de nouveau à gauche une zone calme et légère et le jeune homme appartint tout entier au rayonnement jaune orangé qu’avait éveillé dans son esprit le nom d’Isabelle en ressuscitant le souvenir d’un massif d’escholtzias, tout un tertre de petites coupes de flammes au vent, qu’il avait vu, en mai, il ne savait plus quelle année, dans il ne savait plus quelle ville du Sud.



Aussitôt après le déjeuner, M. Durras emmena le visiteur dans son bureau. Ils n’en redescendirent qu’à l’heure du thé et Amédée, le visage satisfait, détendu, annonça à sa femme que leur hôte passerait aux Bories la journée du lendemain et que le surlendemain tous deux partiraient pour une excursion d’une huitaine de jours dans les montagnes du Cantal.

« Bénies soient les montagnes du Cantal, » pensa Isabelle, mais elle répondit : « Bien, mon ami, » et s’en fut à la cuisine donner l’ordre de préparer une chambre pour M. Kürstedt. Ludovic achevait d’essuyer la vaisselle. Il lui jeta un de ces coups d’œil obséquieux et sournoisement hostiles qu’elle ne pouvait souffrir.

Décidément, elle n’aimait pas ce garçon, ses yeux couleur d’huître, son front de singe, bas et bilieux, aux cheveux plantés droit… Sale tête ! Lui non plus ne l’aimait pas, quoiqu’elle le traitât toujours avec la plus exacte politesse. Mais il était adroit et débrouillard, tour à tour cocher, jardinier, valet de chambre, et puis sa femme avait tant de qualités…

Quand Mme Durras eut refermé la porte, Ludovic gonfla les narines et tira sa bouche de biais. C’était sa manière de sourire, quand il voulait laisser entendre plus de choses qu’il n’en exprimait.

— Elle est en sucre aujourd’hui. Elle aime la distrayotte, ça m’a l’air.

Marie-Louise leva son regard honnête, bleu-lessive dans le hâle des joues :

— Elle est comme elle est toujours. Qu’est-ce que t’as à chercher continuellement midi à quatorze heures ?

Ludovic haussa les épaules et se remit à essuyer ses fourchettes, le front plissé. Tout à coup, il éclata :

— T’as vu comme elle a harnaché le gamin ce matin ? En soie blanche avec deux mètres de ceinture bleue autour du nombril ! Si c’est pas idiot !

— En moire, précisa Marie-Louise d’un air tendre et gourmand. Il était rudement joli et les petites aussi.

— Joli ! Bien sûr qu’il est joli ! Mais il a pas à être joli de cette façon-là, c’est idiot !

— Pourquoi ?

— J’te dis que c’est idiot. C’est idiot, la manière qu’elle s’y prend avec ce gosse, comme si elle avait toujours peur qu’on le lui mange. Chaque fois qu’il est avec moi, elle l’appelle, elle a toujours quelque chose à lui dire à ce moment-là, t’as pas remarqué ? Et dimanche dernier, t’as pas remarqué quand son père l’a envoyé manger à la cuisine parce qu’il avait renversé son verre sur la nappe, t’as pas remarqué qu’elle est arrivée tout de suite ? « Et tiens-toi bien, mon chéri. Et tiens pas ta fourchette comme ça, mon trésor. Et coupe pas ton pain avec ton couteau. Et bois pas de vin pur, et ci et ça, » t’as pas compris, non ? Comme si y avait deux manières de manger et qu’y risque d’attraper la mauvaise avec moi, avec nous, quoi ! Pour un peu, elle lui dirait que j’ai la gale, à Laurent, pour l’empêcher de venir avec moi…

— T’es pas fou ? Il vient dans la cuisine tant qu’il veut, éplucher mes haricots, goûter mes sauces et tout,

— Oui, toi, bien sûr, toi, parce que c’est toi. Mais justement… Tiens, veux-tu que je te dise, y a trop de femmes autour de ce gosse-là. Elle l’enfumelle, voilà. Et elle le rend fier comme elle. Elle le… elle le… ah ! tiens, j’aime mieux pas en parler, ça me fiche en rogne !

— Baroque, dit Marie-Louise avec tranquillité. Tu n’es qu’un baroque. Va donc faire ta chambre, tu m’appelleras pour le lit.

Ludovic prit son balai, son plumeau, ses chiffons et s’engouffra dans l’escalier. Arrivé au premier étage il s’approcha de la fenêtre du vestibule, allongea le cou. Il voyait de là les trois enfants assis sur les châssis à concombres, à l’entrée du jardin, et qui parlaient avec animation. C’était toujours là qu’ils tenaient leurs conseils. Les jeux, les farces, les expéditions périlleuses, les rébellions concertées contre Mlle Estienne, l’institutrice qui montait de Saint-Jeoire tous les matins, ( « Je compte : une, deux, trois, à trois on crache sur son livre et on met les pieds sur la table, » ) les réflexions sur les « Gens », c’est-à-dire l’humanité étrangère aux Bories et les entretiens philosophiques sur l’existence en général, tout cela mûrissait sous les châssis à concombres.

Ludovic mit deux doigts en fourche entre ses lèvres et siffla en s’effaçant derrière le panneau ouvert de la fenêtre ; les enfants levèrent la tête, ne virent rien, reprirent leur conversation. Mais cinq minutes après, Laurent rejoignait Ludovic dans la chambre du fond.

— Tu as sifflé ? Qu’est-ce qu’il y a ? demanda-t-il, tout émoustillé de curiosité, son nez court et mobile humant d’avance les nouvelles.

— Tu vois, dit Ludovic, je fais la chambre. Le type qui a un nom à coucher dehors va coucher ce soir à la maison.

Bien que Laurent ne trouvât pas la plaisanterie très spirituelle, il rit bruyament, par politesse. Il sentait qu’il devait beaucoup d’égards à Ludovic, un homme qui savait tant de choses et qui voulait bien l’honorer de son amitié.

Entre Sa Gentille, c’est-à-dire le Bon Dieu sur la terre, et Amédée, c’est-à-dire l’incarnation de tout ce que le monde peut contenir d’énigmatique et d’hostile, Ludovic industrieux, avisé, plein d’expérience, représentait pour Laurent un modèle viril. « Un fameux modèle, » pensait le petit garçon, qui aurait donné six mois de sa vie pour savoir seulement siffler comme lui, mais il avait beau s’exercer, il n’arrivait qu’à se cracher dans les doigts. Isabelle avait poussé des cris indignés, le jour qu’elle l’avait surpris dans ces exercices :

— Comme les voyous ! Quelle horreur ! C’est encore Ludovic qui t’a appris ça ! Je te défends de jouer avec lui, tu m’entends ? Il est brutal et sournois et tu deviendras comme lui si tu le fréquentes.

Alors il tâchait d’éviter Ludovic, soupirant de cette interdiction, de ce jugement incompréhensible porté sur un homme aussi remarquable. Mais puisque Sa Gentille l’avait dit… Ludovic faisait mine de ne rien voir et ne parlait plus à Laurent qu’à la troisième personne, avec une déférence excessive et gouailleuse. À la fin, le petit garçon n’y tenait plus. Il s’échappait, courait rejoindre Ludovic à l’écurie, bégayant de colère et d’humiliation :

— Je… je… si tu, tu… tu me p-parles encore comme ça…

Ludovic prenait un air étonné et respectueux, plissait son front de singe intelligent :

— Quoi donc, Monsieur Laurent ? Monsieur Laurent n’est pas content de son domestique ? Monsieur Laurent va lui donner ses huit jours ?

— C’est — c’est pas vrai, bégayait Laurent, les larmes aux yeux. D’a-d’abord, moi, moi aussi, je veux être un do-domestique…

Alors Ludovic le saisissait brusquement dans ses bras, l’enlevait en l’air, approchait son visage tout près de celui de l’enfant en marmottant : « Oh ! toi, toi… », les dents serrées, avec une expression qui ressemblait à de la colère et qui n’en était pas, car ses yeux brillaient et souriaient, et Laurent, tout interdit de cette explosion, n’osait pas détourner la tête, bien qu’il eût horreur qu’on lui soufflât dans le nez. Ludovic le regardait ainsi un moment de tout près, puis le reposait sur le sol en murmurant d’une voix changée :

— T’es un drôle de petit pointu. Viens, on va faire le boire à Bichette.

Quelquefois, après qu’ils avaient fait la paix de cette manière, on entendait arriver les filles, qui couraient en appelant Laurent. Ludovic fermait vivement la porte de l’écurie : « Laisse-les courir. T’as pas besoin d’être tout le temps fourré avec les filles. C’est bête, une fille, ça sait rien faire. Toi, t’es un homme. » Tout flatté qu’il fût d’être un homme, Laurent sentait se rebiffer l’orgueil du clan :

— Celles-là sont pas comme les autres, mon vieux. Elles « chougnent » jamais quand elles tombent. Pis d’abord, c’est moi qui les ai élevées…

Mais dès qu’il entendait la voix d’Isabelle : « Laurent, où es-tu donc ? » le petit garçon tressaillait, filait entre les doigts de Ludovic comme un furet. Et le valet, resté seul, grommelait des injures et crachait de dépit dans la mangeoire.

— Alors, demanda Laurent, il reste encore demain, l’étranger ? Encore demain et combien de jours ?

— Aussi longtemps que papa voudra.

— Tu permets que je t’aide ?

— Si ça te fait plaisir… consentit Ludovic d’un air blasé en lui passant le plumeau.

Il s’assit sur le canapé et s’amusa du spectacle de Laurent en train d’épousseter les meubles avec l’ardeur et le sérieux qu’il mettait dans tous ses actes. Par l’ouverture de son tablier en toile de Vichy, on voyait son petit costume de moire blanche, et la ceinture de dauphin qui lui moulait la taille.

Ludovic sentit se réveiller une douleur mal éteinte.

— Dis donc, on va t’habiller comme ça tous les jours, sous prétexte qu’il y a un type à la maison ?

— Je ne sais pas, répliqua Laurent, absorbé. Ça m’est égal.

— Moi, je ne t’aime pas comme ça, tu sais ? Tu me fais mal au cœur. T’as l’air d’un petit Gontran de la Fleur des Pois. C’est pas ton genre.

— Tu crois ? demanda Laurent, un instant déconcerté et chagrin.

Mais il reprit vite :

— Maman me trouve bien comme ça. Elle s’y connaît. C’est pas ton affaire.

Ludovic sourcilla :

— Elle t’harnache comme une fille, oui, pour mieux que tu lui ressembles ! T’es sûr que t’es pas une fille, dis donc ? continua-t-il en se moquant.

— Imbécile ! grommela Laurent, vexé.

Ludovic souriait, clignait de l’œil, se dandinait.

— Est-ce que tu connais seulement la différence ?

— Te fais donc pas plus bête que tu n’es, conseilla Laurent d’un air obligeant.

L’autre lui jeta un regard étonné et indécis et se mit à frotter son parquet en silence.

— Comment trouves-tu l’étranger ? demanda Laurent au bout d’un moment. Nous, on le trouve gentil. Mais il parle pas beaucoup.

— Il est gentil, voui, approuva Ludovic en gonflant les narines et souriant de biais. Il va faire la cour à maman.

— Qu’est-ce que tu dis ? souffla le petit garçon, brusquement pâli.

Le domestique éclata de rire :

— Eh ben ! quoi, c’est pas défendu ? Toi aussi, quand tu seras grand, tu feras la cour aux femmes.

— Jamais, gronda Laurent, farouchement. Et pis d’abord, maman, c’est pas une femme. C’est maman.

— Sacré petit phénomène ! dit Ludovic en riant. Elle est faite comme les autres, va !

Et il se mit à chanter la chanson-miaou, qu’il avait apprise autrefois d’une femme de chambre :

Mac-Mââhon,
Monte lââ-haut,
— Faire quoâ-â ?
— L’amour à mo-â-â…

Les yeux de Laurent s’obscurcirent, sa mâchoire inférieure avancée tendit son menton raide et grelottant, et tout à coup il se rua sur Ludovic, les poings en avant :

— Cochon ! Sale cochon !

L’autre continuait à rire en esquivant lestement ses attaques. Laurent, ivre, allait donner contre les murs, contre les meubles, se ramassait avec une respiration sifflante de coqueluche et se ruait de nouveau dans le vide. Finalement, il se laissa tomber sur le parquet, qu’il martela de ses poings, hoquetant et grinçant des dents, Ludovic riait aux larmes.

Laurent, tout à coup, releva la tête, regarda le domestique et se mit debout :

— Regardez-moi cet idiot qui rit, gronda-t-il d’une voix sourde et frémissante, cet idiot, ce cochon, ce voyou ! Maman me l’avait bien dit, que tu n’étais qu’un voyou !

Il tira violemment la porte à lui et disparut.

Ludovic ne riait plus.



— Un charmant garçon, ce Kürstedt, dit Amédée en se laissant tomber au creux d’un fauteuil, dans la chambre de sa femme. Un homme très bien élevé.

— Très bien élevé, approuva Isabelle, en écho.

— Il a une bonne culture scientifique, bien qu’il ne soit pas spécialisé à la manière allemande. En un sens, c’est regrettable, car je crois qu’il ne poussera jamais rien à fond. C’est un voyageur dans tous les domaines.

« Mais ces Allemands, quelle organisation ! Quel sérieux ! Savez-vous qu’à l’Université de Bonn où Kürstedt a passé trois ans, non seulement ma thèse a été inscrite au catalogue l’année même de la soutenance, mais qu’on a constitué immédiatement une bibliographie ou figurent les moindres brochures que j’ai publiées, avant et depuis ? C’est prodigieux. Allez donc chercher quelque chose de semblable en France ! Il faut voir nos bibliothèques des Facultés, quel laisser-aller, quelle insuffisance… Et la Nationale donc ! Un catalogue qui n’est jamais fichu d’être à jour, des livres qu’il faut attendre pendant une heure, des employés qui sont payés pour dormir ! On se fout de tout, chez nous, c’est bien simple. Aussi, vous verrez qu’ils finiront par nous avoir.

— Les Allemands ? dit Isabelle, incrédule. Et ça ?

Elle montrait les veines de son poignet, d’un geste qui lui était familier, quand elle voulait parler du sang, de la race.

— Ptt ! fit Amédée. Kürstedt me disait qu’il avait l’impression très nette que l’Allemagne se prépare à nous tomber dessus. Si c’est vrai, nous sommes foutus. Foutus, je vous dis, nous ne tiendrons pas deux semaines…

— Mais non, mais non, chantonnait Isabelle en étendant sur ses mains de la pâte d’amandes. D’ailleurs, il n’y aura pas de guerre, ce n’est plus possible à notre époque.

Amédée s’était levé et arpentait la pièce, les mains derrière le dos, tournant mécaniquement sur lui-même à chaque fin de course.

— Eh bien, ce projet de traduction ?

— C’est en très bonne voie. Il a même l’intention de traduire ma Géologie, aussitôt qu’elle sera achevée, pour un éditeur de Leipzig. Je crois qu’il s’en tirera bien. Il n’est pas sot, ce garçon.

— Il n’en a pas l’air, murmura Isabelle comme se parlant à elle-même. Mais il doit faire un drôle de ménage avec la science. Il a un front d’astrologue et des mains de bossu musicien.

Amédée s’arrêta court, haussant les sourcils :

— Et alors ? Qu’est-ce que ça veut dire ? Combien avez-vous observé déjà de bossus qui soient en même temps musiciens, pour pouvoir énoncer une idée générale sur la forme des mains des bossus musiciens ?

— Aucun, mon cher, vous avez raison.

— Je ne comprends pas qu’on parle pour ne rien dire.

La remarque irritée tomba dans le silence. Isabelle achevait sa toilette du soir. Elle avait chaud, trop chaud, comme toujours, dès que la fenêtre était fermée. Son peignoir blanc glissa jusqu’à sa taille, dénudant ses épaules et ses bras qui se soulevèrent, d’un mouvement d’ailes, aussitôt que sa peau fut à l’air. Vu de dos, son buste faisait penser à une grande torchère, portant haut la chevelure tordue en flamme de bronze. Quand Laurent la voyait ainsi, il effleurait du doigt, sans la toucher, la ligne incurvée qui allait de l’attache de la tête à l’attache du bras et murmurait d’un ton pénétré, religieux : « Tu vois, ça, c’est admirable. Quand je serai grand, je sculpterai ton buste. Ma Gentille. »

Amédée se pencha, goûta la chair tiède, de sa rouge lèvre en « U », insistante, quêteuse.

— À qui, ça ? demanda-t-il sourdement, en lui pétrissant les bras. Hein ?

— Mais bien sûr, répondit Isabelle d’une voix posée, sans tourner la tête.



Carl-Stéphane Kürstedt tenait minutieusement le journal de sa vie, notant tout, événements, impressions, pensées et même les rêves que sa mémoire avait le don d’enregistrer avec une fidélité rare, — peut-être parce qu’il l’y avait exercée dès l’enfance, fasciné qu’il était par cette vie nocturne. Il n’y avait vu tout d’abord qu’un amusement. Maintenant, il y cherchait les signes de son destin. C’était là sa préoccupation profonde et s’il tenait aussi soigneusement son journal, c’était avec l’espoir de découvrir un sens, un dessin caché sous l’inextricable lacis que compose l’arabesque des menus faits quotidiens.

Ce soir-là, rentré dans sa chambre, il écrivit longtemps.

— 13 juin. Beau départ du Puy. Belle lumière matinale, un air vif, piaffant.

« Arrivée à Chignac deux heures plus tard. Le domestique de M. D… m’attendait à la gare avec la voiture. Figure hostile qui m’impressionne désagréablement. Trajet maussade, la timidité croissant à mesure que le but approche. Regret d’être venu ; sensation de tristesse imbécile de l’homme qu’on éveille en pleine nuit pour lui faire accomplir une corvée. Les montées sont raides, je descends pour soulager le cheval et la marche me remet un peu.

« Mme D… m’accueille et me donne tout de suite l’impression que je suis un familier de la maison. Cette espèce d’anesthésie des sens où me plonge ma ridicule timidité disparaît, je vois tout ce qui m’entoure et Mme D… elle-même, qui me parle, — et je lui réponds. Un visage italien, fier, intense et mélancolique. Je me demande : « Pourquoi mélancolique ? » tandis qu’elle me parle. Et je remarque en même temps qu’elle ne me pose aucune de ces questions qui attendent partout le voyageur, inévitables et banales : « Comment trouvez-vous notre pays ? » « Vous plaisez-vous en France ? » etc., etc… Non, elle me parle de la contrée où nous sommes, du climat, des vents, des nuages, de la végétation, des fleurs et des baies qu’on trouve en se promenant dans les bois, de la nature du sol, des essais de culture qu’elle a faits dans son jardin, et tout à coup, avec un air joyeux, qui transforme son visage : « Voulez-vous voir le jardin ? » Nous allons voir le jardin et c’est une vraie surprise de trouver sur ce haut plateau dévasté de lumière, dans ce maigre terrain, un parterre de fleurs éclatantes, qui ont l’air véritablement de crever de santé. Des œillets aux pétales doubles et triples, certains si rouges qu’ils en sont presque noirs, comme la crête d’un coq batailleur, des pavots énormes, des bégonias au cœur frisé, des géraniums flamboyants. La couleur vibre sous le soleil. Toute la gamme des rouges et des jaunes. Une pulsation ininterrompue de Cymbale, une clameur dionysiaque qui m’éblouit. C’est tellement inattendu, cette bacchanale sous la lumière dans ce vieux pays usé… Je suis sur le point de dire quelque chose là-dessus à Mme D… quand soudain, son visage change encore, paraît éclairé brusquement par un reflet de forge, ardent et grave. Elle regarde par-dessus mon épaule et dit : « Voilà mes enfants. »

« Je me retourne et je vois venir à nous trois beaux enfants, aussi brillants, aussi lustrés que les fleurs du jardin, vêtus à la fois comme des petits lords dans un tableau de l’école anglaise et comme des enfants de la nature, pieds nus dans des sandales, le corps à peine caché par leurs vêtements beaucoup plus courts que tous ceux que j’ai vus jusqu’à présent à des enfants français. Un braque tacheté de brun trotte sagement à côté d’eux et complète le tableau. On s’attendrait à voir autour de leur groupe les frondaisons d’un parc et un château dans le fond, régnant sur de longues pelouses. Au lieu de cela, c’est un plateau perdu dans la montagne, une maison blanche et banale, au premier plan — et au fond une ferme misérable, entourée de seigles verts et de prés roussâtres. Mais c’est beaucoup plus beau qu’il en soit ainsi. Ces enfants, cette jeune femme, ces fleurs ont l’air d’avoir été transportés là par miracle, uniquement pour me surprendre. La jeune femme me regarde avec des yeux brillants d’orgueil où je lis aussi clairement que si elle parlait : « Nous n’avons rien de luxueux à vous offrir pour vous faire honneur, dans ce pauvre pays. Mais, voyez, nulle part vous ne trouverez rien de plus beau que ce que je vous montre en ce moment ! » Et c’est si vrai que je ressens à la poitrine le choc et la chaleur des bonheurs inattendus.

« Les trois enfants nous disent bonjour gentiment, chacun à leur manière. Le petit garçon : « Bonjour, monsieur, » en me tendant la main d’homme à homme, avec un regard net, abrupt, en plein visage. La petite fille blonde répète gracieusement : « Bonjour, monsieur, » d’un air amusé et complice, comme s’il y avait un sous-entendu comique sous ces deux mots, et il doit y en avoir un pour elle. Son regard rieur se lève sur moi avec une étonnante expression d’attente éblouie, et certes, jamais de ma vie, je n’ai aussi cruellement regretté de n’être pas beau. Au moins aurais-je dû pouvoir sortir quelque merveille de mes poches mais, hélas ! je n’avais sur moi que mon mouchoir et mon portefeuille. Il me faudra réparer ce fiasco. Quant à la petite fille brune, qui avait un air assez caucasien dans sa robe jaune, avec ses cheveux noirs et ses larges yeux, elle n’a rien dit du tout en me confiant une petite main sensible comme une souris, qui s’est d’abord rétractée, puis livrée, puis reprise et immédiatement enfuie. Quelle drôle de petite fille ! Timide ? Oui et non. Non, plutôt. C’est quelque chose de plus profond que la timidité.

« Mme D… regardait ses enfants et me regardait. Encore une fois, je fus frappé d’un changement d’expression de sa physionomie. Elle avait l’air calme et attentif, clignait légèrement des paupières en les contemplant, la tête en arrière, comme un peintre qui juge de son ouvrage, puis ouvrait les yeux tout grands en reportant son regard sur moi. Où donc, ou donc avais-je vu le même rythme, la même expression orgueilleuse et paisible ? Et soudain je me rappelai : la lionne du Tiergarten, qui regardait alternativement ses lionceaux et le public, fermant et ouvrant ses yeux d’or tour à tour pleins d’amour et d’un dédain superbe.

« Avec tout cela, j’avais complètement oublié le principal mobile de mon voyage. Et quand M. D… est apparu sur le seuil en disant à sa femme d’un air mécontent qu’il nous attendait au salon depuis dix minutes, c’est alors seulement que je me suis rappelé ce qui m’amenait ici et il m’a semblé que je tombais de la lune. Mme D… nous a excusés en souriant, — mais malgré ce sourire, ce n’était plus la même femme : un air détaché, poli, mondain, plus rien de la flamme dont elle brûlait tout à l’heure. Ce dernier avatar n’est pas le moins étonnant de la part d’un être qui, de la tête aux pieds, m’avait paru authentique, engagé tout entier à chaque instant dans tout ce qu’il fait ou ce qu’il dit. Est-ce forcer mon impression ? Il m’a semblé qu’à partir du moment où son mari est arrivé, elle ne faisait plus que jouer un rôle avec le faux naturel des comédiens qui donnent faim au public en faisant mine de manger un poulet de carton. Ou plutôt, soyons précis : je ne me suis pas rendu compte de cela tout de suite. C’est ce soir, pendant le dîner, que j’ai compris et défini de cette manière mon impression du matin. Oui… une douceur de carton offerte à ce mari, une patience de carton, une femme tout entière de carton peint, une effigie — et derrière cette effigie un foyer vivant et brûlant, un rayonnement de flamme orange. Voilà mon impression.

« Et lui ? Je ne sais encore que penser de lui en tant qu’homme.

« Un caractère difficile. C’est visible. Irritable et autoritaire et probablement violent. Mais quoi ? Cela ne me donne aucune lumière sur lui. C’est comme si je savais qu’il est dyspeptique ou rhumatisant. Et après ? Cela ne concerne pas son âme.

« Aucune communication directe, intuitive, entre lui et moi. En sa présence, ma pensée gèle, je me sens stupide. Pourquoi ?

« Autre chose : il m’est impossible de fixer ses traits dans ma mémoire. Vague souvenir d’un visage intelligent et froid. Dès que je ne regarde plus ce visage, je l’oublie. Pourquoi ?

« Il me sera certainement d’un grand secours pour mon travail, et je pense aussi lui rendre service en traduisant ses ouvrages. Mais pourquoi suis-je à l’aise en face de sa pensée écrite et si mal à l’aise en face de l’homme lui-même ? Dans son bureau, ce soir, nous causions depuis de longues heures déjà. Ou plutôt il parlait, car j’ai dit fort peu de choses et des plus ordinaires… Ah ! encore ceci : il parle beaucoup et très bien, mais il est le contraire d’un homme communicatif.

« Donc, il parlait, en jouant machinalement avec toutes sortes de petits objets qu’il prenait et déposait sur son bureau. Pourquoi m’a-t-il fait penser à un prisonnier essayant de se donner le change ?

« Il y avait une si belle lumière à cette heure-là, des voix d’enfants montaient vers nous… Comme j’aurais voulu être dehors !… Mais il semblait ne rien entendre et nous n’avons quitté son bureau que pour descendre dîner.

« J’ai cru sentir ce matin qu’il y avait quelque chose de grave, de très douloureux entre elle et lui. Mais ceci n’est pas mon affaire. Ne pas se mêler de la vie des autres. Pourtant, la sympathie… Mais quel besoin ont-ils de ma sympathie ?

« Qu’ils étaient beaux ce matin à table, frais, vifs comme goujons dans l’eau. Et vraiment, ils baignent perpétuellement dans une eau-mère, qui vient d’elle, à travers laquelle il y a des courants, des échanges. Unis et séparés comme les globules du sang, tous les quatre. Un même milieu, et des échanges constants. C’est aussi passionnant qu’une goutte d’eau vue au microscope. Si ma mère m’avait jamais regardé comme elle les regarde, je crois que je serais mort de félicité. Mais je n’ai jamais été beau. Une grande sauterelle mal venue, qui n’avait rien de flatteur pour une si jolie femme. Est-ce pour cela ? Mais je suis sûr, donc, que si l’un de ses enfants avait l’air d’une grande sauterelle, elle le regarderait tout de même comme la lionne du Tiergarten. Peut-être aussi que je ne suis pas beau parce que ma mère ne m’a pas aimé ? Mais qu’est-ce que cela me fait, d’être beau ou non ? Et d’être aimé ou non ? Il y a tant de bonheur au monde et les choses sont ce qu’elles doivent être. Qu’il me soit seulement donné de comprendre…

« Aujourd’hui, 12 juin, fut une belle journée. Peut-être un commencement. Peut-être la fin d’une chose oubliée. En tout cas, une belle journée. Puisqu’il nous faut marquer avec des bornes ce qui est ininterrompu, je salue joyeusement cette petite borne, en passant. »

Carl-Stéphane cessa d’écrire et vint respirer à sa fenêtre. Elle donnait sur le ravin, et la pente de la montagne paraissait si proche que le jeune homme étendit instinctivement le bras pour la toucher. Cette sombre échine limitait un défilé de ciel tout pailleté d’astres, aussi aéré et lumineux que la montagne était massive et pétrie d’obscurité. Carl-Stéphane resta là, le cœur un peu ivre de tant de nuit, à écouter le vent qui faisait dans les sapins un grand bruit de sable vanné.