La Maison des Bories/8

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Librairie Plon (Isabelle Comtat, 1p. 144-157).


VIII


25 juillet — Je voyais Mme Durras assise sur une souche, dans une clairière entourée de sapins. Sa tête penchée me dérobait son visage. Du bout de son ombrelle, elle donnait de petits coups dans la mousse. Les geais, dans les bois, menaient le plus étonnant vacarme que j’aie jamais entendu, — d’abord parce que ces geais criaient comme des corbeaux, alors que je savais que c’était des geais. Elle n’y prenait pas garde, regardait toujours le sol, absorbée dans sa songerie. Où étais-je moi-même ? Je contemplais ce tableau comme à travers un hublot de soleil.

Au réveil, je me suis senti tout triste. Il y avait je ne sais quoi dans ce rêve, que je suis incapable de démêler. Mais il restera dans ma mémoire, comme un souvenir aigu, émouvant, infiniment plus net qu’une vision réelle, à cause de son isolement dans l’esprit, à cause surtout de son mystère, de ce grain d’anomalie qui imprime en nous d’une manière ineffaçable les visions du songe, comme l’image d’une belle boiteuse.

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28 juillet. — Comme tous les matins, je suis sorti peu après le lever du soleil. À cette heure, les maisons qu’on aperçoit de loin dans la campagne, une face éclairée par la lumière naissante, l’autre face encore fondue dans la grisaille de l’aube, ont l’air de sortir du sol pour mûrir au soleil. Oui, des fruits étranges, nés du cerveau de l’homme et qui retournent lentement à la nature, qui mûrissent lentement au soleil et à la rosée, au brouillard et à la neige. Une génération d’hommes vient au monde, se développe et meurt pendant que la maison arrive à maturité. À mesure qu’elles mûrissent, elles deviennent plus douces à l’homme, parce qu’elles lui ressemblent moins.

Voilà ce que me disent ces figures mi-éclairées que j’aperçois de loin dans la campagne. Cette idée me transporte et j’avance comme dans les rêves, le corps fantastiquement léger, porté par les battements de mon cœur.

Aujourd’hui, je ne monterai pas aux Bories. La journée est à moi, immense. Le monde vient à moi, j’éclate de plénitude. Et voilà que je prends le chemin des Bories. Mais je m’arrête au cinquième tournant, juste à la pointe extrême de l’ombre du sorbier dont les baies sont plus jaunes que les autres. Trois enjambées de plus et je verrais surgir la maison sur sa butte d’herbe et j’entendrais le vent courir sur le plateau. Mais je ne le veux pas. J’oblique à travers champs, suivant le plus long côté d’un triangle rectangle dont la maison serait le sommet. Les foins sont hauts, je marche jusqu’aux genoux dans les scabieuses et les silènes, les panais, les campanules et les grosses centaurées bleues chargées de faux-bourdons mouillés, dans les graminées, les nielles, dans la vipérine, le trèfle rose et le lupin. J’ai traversé jadis des champs de roses. J’ai vu la floraison du Caucase au printemps. Rien, rien n’est comparable, rien, je le sens, n’effacera jamais dans mon souvenir ces foins d’Auvergne qui me trempaient les genoux et qui sentaient si âcrement l’herbe.

Au bas de ce champ, s’étale une petite nappe d’eau. Des osiers l’entourent et des reines-des-prés. Je fais un détour de ce côté pour recevoir en plein cœur le parfum doux-amer, miel et tisane sauvage, et j’ai besoin tout à coup de sentir le sol contre moi et je m’allonge dans l’herbe en riant comme on pleure et j’y enfouis mes doigts qui rencontrent des petites limaces froides.

Je me relève, je traverse d’autres champs, un pré marécageux, roussâtre, qui est le domaine des libellules bleues, un autre pré où poussent des champignons couleur de cuir mouillé, tous en tas. Après, il faut franchir une haie d’aubépine et je rejoins la route de Chignac, tout affligé de quitter ces prés charmants. Mais aussi il devenait nécessaire de me sécher et le soleil est un puissant ami. Il me chauffe les jambes comme un chien familier pendant que je remonte la route en revenant vers la maison. C’est là qu’on descend toujours de voiture, pour soulager Bichette, quand on revient de Chignac. La première fois… Te souviens-tu comme tu étais grognon ? Imbécile !

Et maintenant, à l’assaut du grand hêtre, jusque dans le feuillage, là où la jonction de deux branches forme une selle confortable, ô bonne mère Nature ! De là, invisible, je vois la maison, je vois le jardin incliné selon la pente du plateau, et le toit rouge de l’écurie et j’entends les aboiements du chien qui me retentissent dans le cœur. Et je ne demande rien de plus pour me sentir merveilleusement heureux et très solidement éternel.

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27 juillet. — Plus on progresse dans la connaissance d’un être, plus on voit s’étendre le champ d’inconnu. Comment peut-on se lasser de la vie commune ? Est-ce l’amour qui se lasse avant la curiosité ou la curiosité qui, s’éteignant, éteint l’amour ? Faiblesse du cœur ou faiblesse de l’esprit ? Mais le véritable amour n’est pas soumis à la curiosité. Il a un caractère nécessaire, comme le mouvement des astres.

Je le lui dis. Elle m’approuve avec chaleur, avec sa conviction de montagne en marche et me parle de l’amour comme une passionnée mystique parlerait de son Dieu. Et tout à coup, retourne la tête vers moi, d’un geste brusque et bref : « Bien entendu, je parle de l’amour absolu, celui d’une mère pour son enfant et d’un enfant pour sa mère. L’autre n’est qu’une rage de dents. »

Elle me fait quelquefois penser à un bastion. Il y a bien des ouvertures, mais ce sont des meurtrières pour les canons.

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Quand nous nous promenons avec les enfants, elle regarde tout, embrasse tout d’un coup d’œil, les petits en avant, moi à ses côtés, un pinson sur un arbre, un épervier dans le ciel, la forme des nuages, la direction du vent, en tire des présages pour le temps qu’il fera demain, cueille des plantes, enseigne des remèdes, admire une fleur, flaire un parfum et nous annonce du chèvrefeuille à dix mètres, pense à mille choses à la fois et cependant poursuit son idée avec la plus douce obstination.

Qu’elle est vivante !

Je lui dis : « Madame, vous pouvez beaucoup parce que vous êtes multiple. Il y a en vous une femme sauvage, qu’il vaut mieux, je crois, ne pas provoquer, une Romaine de l’antiquité, pleine de stoïcisme et d’un terrible bon sens latin, une fée champêtre un petit peu sorcière et une jeune fille tendre. De toutes ces figures de vous-même, laquelle préférez-vous ? »

— Oh ! préférer… dit-elle en riant, avec un petit geste insouciant. Tout ce que je peux faire est de m’accepter. Je ne suis pas toujours pour moi-même une compagnie facile.

— Vous ne vous occupez pas assez de vous-même. Prenez garde, le « moi » qu’on néglige devient rancuneux, plein d’idées méchantes, comme un enfant abandonné. À la longue, il se venge. Vos quatre figures finiront par se liguer contre vous, si vous ne leur rendez un petit culte. Au moins, faut-il en élire une.

— Eh bien ! répond-elle, riant toujours, je choisis la sauvage. C’est elle qui a le plus de sang, vous ne croyez pas ?

— Je crois, madame, que vous avez la religion du sang. Votre respectable hôtesse pourrait bien être une Inca.

— La religion du sang ? répète-t-elle, frappée, soudain sérieuse. C’est juste. Aussi, je n’aime guère qu’on m’abîme le mien.

Elle dit cela avec un coup d’œil qui vaut un coup de lance. Ce cannibalisme sacré qu’il y a dans l’amour des femmes, même le plus pur…

Je crois qu’elle tuerait avec une aisance…

Pourtant elle aime trop la vie pour admettre le meurtre — du moins de sang-froid. Mais il doit y avoir au fond d’elle-même quelque chose qui révère le sang versé.

Se rend-elle compte du danger que représentent pour elle les forces primitives qui l’habitent ?

Nous en sommes tous là, au fond, mais tout ce qui la touche revêt un caractère de grandeur religieuse et barbare, qui ne s’embarrasse d’aucune complexité.

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28 juillet. — Comme je me promenais aux alentours de la maison, retardant — par plaisir l’instant où je devrais y entrer, le Gentil Corbiau est venu se placer à côté de moi, soudainement et sans bruit, à sa manière habituelle de petit fantôme nocturne, qui surgit d’un fossé et s’évanouit dans un champ de coquelicots.

Un moment, nous avons marché sans rien dire, moi un peu embarrassé d’avoir été surpris, elle, cueillant au bord du talus des fleurs mauves de plantain qu’elle arrange en un petit bouquet.

Enfin elle prend la parole :

— Vous êtes bien, à l’auberge de Saint-Jeoire ?

— Très bien, mon Gentil Corbiau.

— Vous n’avez pas envie de vous en aller ?

— Pas la moindre envie. D’abord, il faut que je finisse le travail que j’ai commencé pour votre oncle Amédée.

— Ah ! oui. Il va durer longtemps, ce travail, n’est-ce pas ?

— Pourquoi cette question, ma petite fille ?

— Parce que…

Elle me regarde, de ses grands yeux mystérieux :

— Longtemps, c’est presque la même chose que toujours, n’est-ce pas ?

— Euh… presque…

— Presque, c’est-à-dire pas tout à fait ?

— C’est cela.

— Alors, quand « longtemps » sera fini, vous vous en irez, quand même ?

— Personne ne peut le savoir. Il arrive tant de choses en un jour, n’est-il pas vrai, mon Gentil Corbiau ? Ainsi, aujourd’hui, que va-t-il arriver ? Cherchons un peu, ce qu’il pourrait bien arriver de beau…

Mais plus je m’obstine à la traiter en enfant, plus elle devient grave.

— Oui, dit-elle, aujourd’hui, c’est long, quand c’est aujourd’hui. Mais hier, par exemple, et avant-hier et avant-avant-hier, ce n’était pas si long que ça, puisque c’est fini. Alors, demain, aujourd’hui sera fini et… ah ! zut, je ne sais jamais bien dire ce que je veux, mais vous comprenez, n’est-ce pas ?

J’incline la tête sans pouvoir parler, saisi de retrouver chez cette petite fille l’écho du grand cri de saint Augustin : « Tout ce qui finit est trop court. »

— Carl-Stéphane, demande-t-elle encore, au bout de combien d’aujourd’huis vous vous en irez ?

— Mon petit chat, dis-je, suffoqué d’émotion, mon petit enfant, je voudrais ne jamais m’en aller…

— Ah ! bon. Alors vous ne vous en irez pas.

Et elle sourit et commence à gambader et à courir de droite et de gauche, en décrivant des lacets autour de moi à la manière des enfants en promenade, qui est aussi celle des chiens et des papillons.

Puis nous nous asseyons au bord d’un talus. Décidément, je ne travaillerai pas ce matin. Il me faudra affronter les sourcils mécontents de M. Durras. Pourquoi les gens ne se rendent-ils pas compte qu’il y a dans la vie des choses tellement plus importantes que le travail ?

— Carl-Stéphane ?

— Ma petite fille ?

— Qu’est-ce que vous pensez de mon oncle Amédée ?

— Je… mais… je pense qu’il est un très honorable monsieur, mon petit chat.

— Oui, bien sûr, mais qu’est-ce que vous croyez qu’il a, comme maladie ?

— Mais il n’est pas malade !

— Oh ! si. Peut-être que vous ne l’avez pas encore vu, parce que vous ne le connaissez pas depuis assez longtemps, mais vous verrez. Il est malade à cause de Laurent. Je ne sais pas trop comment, mais je crois tout de même que j’ai trouvé. Il paraît que les mamans sont malades quand elles vont avoir un bébé. Alors je pense que quand Laurent est né, mon oncle Amédée a pris la maladie à son tour. C’est pour ça qu’il en veut tellement à Laurent et à ma Belle Jolie. Vous n’avez pas remarqué comme il leur en veut ? Oh § si alors, je sais bien que vous l’avez remarqué, mais vous ne voulez pas le dire… Pourquoi vous ne voulez pas me dire les choses, à moi ? Moi, je vous dis tout, vous voyez, et c’est même bizarre, parce que je n’aime pas dire les choses, habituellement. Mais vous êtes si… si… enfin je ne sais pas comment, Carl-Stéphane. Alors est-ce que vous croyez qu’on pourra le guérir de sa maladie, mon oncle Amédée ?

— Mais… peut-être, mon tout petit. Si Laurent était très, très gentil avec lui, par exemple…

— Comment voulez-vous ? dit-elle en levant sur moi son regard pathétique, presque insoutenable. Laurent est très, très gentil avec nous, c’est-à-dire que même quand il est méchant, nous, on le trouve gentil, parce qu’on l’aime. Mais comment voulez-vous que mon oncle Amédée le trouve jamais gentil, puisqu’il ne l’aime pas ? Et comment voulez-vous que Laurent puisse jamais être gentil avec lui, puisqu’il sait bien qu’il ne l’aime pas ? Ce n’est pourtant pas de sa faute si l’oncle Amédée a pris la maladie. C’est comme moi quand je suis née, Carl-Stéphane, vous savez ? Maman a dû m’en vouloir de lui avoir donné la maladie, puisqu’elle m’a laissée, ma Belle Jolie vous a peut-être raconté ? Elle a bien fait d’ailleurs, puisque ma Belle Jolie m’a prise avec elle. Mais supposez que je n’aie pas eu de Belle Jolie, hein ? Et puis enfin, vous ne trouvez pas ça affreux, cette histoire de maladie ? Vous croyez qu’il y a un Bon Dieu, vous ?

— Ou…i, Quelque chose comme une Providence, certainement.

— Eh bien ! moi pas, dit-elle avec tranquillité. Sans ça, mon oncle Amédée serait guéri depuis longtemps. Vous ne trouvez pas que c’est affreux, d’être malade comme ça ? Et que ma Belle Jolie et nous tous, on soit malheureux, simplement à cause de ça, quand on pourrait être si heureux, et l’oncle Amédée aussi ?

— Vous êtes tous malheureux ?

— Des jours, on est malheureux, des jours, on est très heureux. Mais des jours… oh ! des jours, ma Belle Jolie est tellement malheureuse qu’on ne peut absolument pas être heureux, nous. Si vous saviez comme elle pleure…

Je me lève brusquement et je balbutie :

— Oh ! il faut faire quelque chose…

Alors la petite me regarde, les mains jointes, comme en extase :

— Je le savais, Carl-Stéphane, je le savais…

Que savait-elle ?

Elle n’a plus rien dit, moi non plus. Nous avons remonté le chemin, vers la maison. Ses yeux me souriaient. Petit être innocent, indéchiffrable…

Et puis la journée a passé. Et me voici à nouveau devant des résolutions informes, une extase annihilante et le sentiment d’un cruel devoir qui me point. Verrai-je clair un jour ?

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30 juillet. — Nous courions tous les deux sur une route. Il faisait nuit, un vent furieux tordait les arbres. J’avais peur, comme si on nous poursuivait. Je vois un saule creux et je lui fais signe de se cacher dans le tronc. Mais elle continue à courir en criant ; « Les guêpes ! les guêpes ! » Au même moment, je m’aperçois que je suis à l’intérieur du saule et qu’un essaim de guêpes me harcèle.

Maintenant, je me trouve dans une forêt de sapins très sombre. Au pied des sapins, dans la mousse, une bordure de plantes étranges, qui tiennent du champignon et de la plante grasse et qui reproduisent vaguement la forme d’un corps de hibou, avec les deux pattes distinctes, griffues, un bec au milieu de ce qui paraît la face et deux gros yeux ronds. Je détache ces plantes du sol, comme des champignons, en pensant que Mme Durras sera très intéressée par leur aspect rare, — et tout à coup je m’aperçois qu’ils sont vivants, qu’ils bougent et que leurs yeux de hibou me regardent avec une expression humaine. Je les lâche, ils s’envolent en troupe nombreuse. L’idée me vient qu’ils vont chercher du renfort pour me poursuivre. Je m’enfuis et j’arrive dans une prairie où poussent de hautes fleurs : physalis, digitales et d’autres plantes inconnues qui portent au sommet d’une hampe une clochette de cire blanche pareille à la fleur du magnolia. Encore une fois je pense à offrir ces fleurs à Mme Durras et je me hâte de les cueillir tout en craignant le retour des hommes-hiboux. Pendant que je cueille, une voix intérieure m’avertit que ces plantes sont vénéneuses. Leur odeur douceâtre me donne la nausée, mais je cueille toujours, jusqu’au moment où la troupe des hommes-hiboux s’abat sur moi, me crible de coups de bec. La sensation se superpose à celle de l’essaim et je m’éveille en grand malaise. L’odeur fade, vireuse des plantes subsiste dans ma mémoire et m’écœure, mais je découvre très vite, avec soulagement, l’origine de la vision fantastique des hommes-hiboux : c’est l’image du roi Migonnet, que la petite Lise m’a montrée la veille dans son livre de contes. Elle sera enchantée d’apprendre que j’ai vu cette nuit toute une troupe de rois Migonnet. Cependant, une impression de trouble et de crainte persiste jusqu’au matin, comme si j’étais menacé. Ce qui me réconforte un peu, c’est que, dans ces deux rêves, le danger me visait seul.

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1er  août. — Le calme enchanté de la soirée aux Bories, le souffle pur de la nuit qui vient, l’odeur des fleurs par bouffées, le vent dans les sapins, et en moi, cette aisance, ce confort de l’âme qui a trouvé sa maison… Je suis lâche. Je m’étais promis de ne plus accepter de rester dîner si M. Durras ne me retenait de lui-même (ce qui, à vrai dire, ne lui est jamais arrivé). Je sens que ma présence l’importune, une fois que nous avons fini de travailler ensemble. Il me le cache à peine. Si nous faisons un peu de musique, le soir, Mme Durras et moi, il est là dans un fauteuil, le visage dur et morne, l’air d’un reproche vivant ; et lorsque sa femme lui parle, il répond d’un air hargneux qui la fait en une seconde rougir et pâlir et me torture.

Hier, je prends congé de lui vers six heures. En bas, les enfants me retiennent et nous jouons jusqu’au moment de leur dîner, Mme Durras me dit alors : « Vous restez dîner avec nous ? » Je sens que je dois refuser, et j’accepte. Les enfants sont contents, parce que j’irai leur dire bonsoir au lit. À huit heures, M. Durras descend, me lance un regard brusque et surpris ; « Vous êtes encore là ? » Et Mme Durras répond vite en rougissant de sa brutalité : « M. Kürstedt veut bien nous faire le plaisir de dîner avec-nous. » À ce moment, je sens nettement combien je suis lâche. C’est elle qui paiera le plaisir de ma soirée. Je le sens, et je l’accepte. Et je fais mine, comme elle, de ne pas savoir que M. Durras voudrait me voir au diable. Aurais-je jamais pu penser que l’amour était à ce point l’ennemi de l’orgueil ?

Pendant que nous sommes à table une petite souris traverse la pièce en trottant sans hâte, comme chez elle. Mme Durras lui jette des miettes et me raconte que la maison est pleine de souris et de rats. Les rats se cantonnent dans le grenier, mais les souris descendent quelquefois dans sa chambre, le long du mur, derrière la courtine de son lit. « Je frappe du poing sur l’étoffe pour leur faire peur, et on dirait un boisseau de petites noix qui remontent à toute vitesse le long d’un fil. »

— Une nuit, dit M. Durras, j’en ai tué deux avec un embauchoir. Vous rappelez-vous comme elles criaient ?

Elle fait « oui » de la tête avec une moue de dégoût.

De toute la soirée, je n’ai pu chasser de mon esprit la pensée de cette intimité scellée par deux petits tas de chair et d’os écrabouillés sur un mur.

C’est pourtant vrai qu’il est son mari.

Pourquoi cette idée me parait-elle inconcevable ? Et pourtant, est-ce une illusion ? Il me semble parfois que cette idée est aussi inconcevable pour elle que pour moi. J’en viens à me demander s’il existe vraiment, si ce n’est pas un simulacre, comme dans les contes, un mauvais enchantement qu’un mot va dissiper.

D’autres fois, je me dis que la vie n’est pas un conte et qu’au regard d’une loi morale rigoureuse, ces pensées rentrent dans la catégorie des « pensées criminelles ». Si cela est, il faut bien avouer que le remords n’est pas toujours le compagnon du crime.

Mais si je me demande où je vais… Je n’en sais rien. Je ne veux même pas essayer de le savoir. Je voudrais que le temps s’arrêtât, c’est tout.

Je ne lui ai jamais dit un mot que ses enfants n’aient pu entendre. Mais qu’est-ce que cela signifie, les mots qu’on dit ? Elle entend bien mieux ce que je pense, mais elle fait celle qui n’entend pas. Peu importe. Je ne demande rien, je ne veux pas me présenter dans cette maison comme un mendiant, mais comme un donateur. Que donner ? Je ne sais pas, mais j’ai la conviction que je finirai par le savoir. Je ne suis pas pressé, — oh ! tellement peu pressé !… Et peut-être est-ce lâcheté de ma part, refus inconscient, ce souhait d’arrêter le temps…

Elle est comblée et elle les comble. L’Éros subtil, total, les baigne. Ils respirent en lui, ils s’y meuvent, ils en sont comme phosphorescents. L’amour en deçà ou au delà du sexe. En devenant hommes, nous perdons la clef de ce monde-là. Quand j’étais petit, les jours où ma mère consentait à me laisser jouer dans sa robe, bientôt je m’immobilisais et me gorgeais de sa présence comme une éponge se gorge d’eau marine. Si elle m’avait aimé comme je l’aimais, elle aurait senti un bonheur réciproque à me nourrir de sa substance. Peut-on imaginer rien de plus complet ? Le geste mâle transposé dans l’impondérable, réuni à la féminité en une seule personne. Le cycle fermé.

Au nom de quoi lui demander de revenir en arrière, puisqu’elle est allée plus loin qu’aucun de nous ? Il faut renoncer à être homme, ou fuir. Pas d’autre alternative.

C’est peut-être une des raisons profondes de leur dramatique hostilité. Ils n’en sortiront jamais. Lui ne fera pas un pas en avant. Se renoncer, sortir de soi-même, cela lui est impossible. Et elle… autant demander au torrent de remonter vers la montagne. Alors ?

Alexandre devant le nœud gordien.

Est-ce pour le trancher que je suis venu ? Mais qui m’indiquera la manière de m’y prendre ? Je ne suis pas Alexandre et le nœud est de chair vive.

Une femme ordinaire… Mais elle ? Il y a en elle tant de choses qui m’échappent… Je n’ai jamais eu le courage de risquer la moindre allusion à ces folles paroles, ce jour où elle pleurait, où l’espace autour d’elle était dur et fermé…

Ces regards qu’elle laisse parfois tomber, du haut de ses sourcils : « Homme, qu’y a-t-il de commun entre vous et moi ? »

Peut-être me suis-je engagé dans une terrible aventure. Il n’importe. Je suis heureux, je ne demande rien.

4 août. — M. Durras m’a annoncé ce matin qu’il allait s’absenter pour une vingtaine de jours. Il m’a dit cela du ton le plus ordinaire et je me demande encore pourquoi je me suis senti comme foudroyé en l’entendant me faire part d’une chose aussi simple.

C’était comme si tout ce que j’espère vaguement et redoute encore plus vaguement se rassemblait pour fondre sur moi en une seule masse.

C’était la chance offerte et la nécessité de la décision. Une telle angoisse m’a saisi que j’ai demandé : « Ne pouvez-vous retarder ce voyage ? »

— Impossible. Je dois accomplir une période de service militaire. Corvée, corvée ! mais vous pourrez avancer la traduction en mon absence. Nous verrons cela dès que je serai de retour. Inutile de vous dire que ma bibliothèque est à votre disposition, tout comme si j’étais là.

Il parlait tranquillement et un tremblement me gagnait. Il ne voit donc rien ? Il ne sent donc rien ?

Quelquefois, quand je suis sur le point de m’endormir, le bout de mon pouce et le bout de mon index s’appuient machinalement l’un contre l’autre et l’aberration des sens gagnés par le sommeil, peut-être aussi un léger engourdissement des doigts, font que cette étroite surface de contact paraît grandir, s’élargir, gonfler et que je crois tenir un disque épais, plus large que moi-même, la Table Ronde au moins, entre le pouce et l’index, cependant que tout mon corps se rapetisse jusqu’à n’être plus rien.

C’est exactement l’effet que me produisaient ces simples paroles, qui allaient s’élargissant, occupant tout l’espace et ma propre personne diminuait, diminuait… Peut-être me serais-je évanoui. Le chant d’un coq, éclatant dans la cour, libéra l’espace et me rendit mes proportions.