La Maison du bey, scènes de la vie du harem

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La maison du bey - Scènes de la vie du harem
Albert Eynaud



LA


MAISON DU BEY


Scènes de la vie du harem.




I.

L’une des maisons de la Grand’Rue de Smyrne était habitée, il y a dix ans, par un Français nommé Antoine Maimbert. Ce Français appartenait à une vieille famille parlementaire plus riche de noblesse que d’argent. Resté orphelin dès l’enfance, il semblait destiné aux paisibles honneurs du tribunal de sa ville de province, où plusieurs de ses ancêtres avaient siégé avant lui, et rien ne faisait supposer qu’il dût venir aborder un jour aux rives du Mélès ; mais les meilleures années de sa jeunesse furent assombries par un chagrin de cœur qui bouleversa son existence. Il aimait depuis longtemps une jeune fille de son pays ; bien qu’elle se fût engagée à lui par des promesses positives, elle lui préféra un prétendant plus riche. Maimbert était à Paris lorsqu’il reçut la nouvelle de cette trahison. Il ne voulut pas revoir sa ville natale, abandonna sa carrière, et vécut plusieurs mois dans une solitude presque absolue. Vers la même époque, un de ses parens qui s’était établi à Smyrne au commencement de ce siècle mourut en lui laissant toute sa fortune ; Maimbert voulut aller recueillir lui-même cet héritage, et quitta la France sans de bien vifs regrets.

Quand il arriva au terme de son voyage, le printemps commençait. Si le pays d’Homère a perdu ses temples, ses portiques, les statues de ses dieux, il a conservé son beau ciel, les eaux bleues de son golfe, les lignes pures de ses montagnes, jadis chantées par les poètes de la « molle Ionie. » On mène une existence douce, calme, un peu monotone, au bord de cette mer qui ne connaît pas les tempêtes ; c’est à peine si une faible marée en soulève les flots paresseux, comme la respiration soulève la poitrine d’une jeune fille endormie. Maimbert s’aperçut promptement que dans la tranquillité de son nouveau séjour ses ennuis s’assoupissaient, que les journées se succédaient rapidement sans qu’il fallût rien faire pour en diminuer la longueur. Son parent lui avait laissé une jolie maison, bâtie à la fin du dernier siècle par un architecte italien ; il s’y établit en débarquant, s’habitua bientôt à y vivre, et y resta quelques mois sans songer au retour.

La plupart des maisons qui bordent la Grand’Rue au couchant ont une seconde façade donnant sur le golfe, et plus bas une petite terrasse dont les vagues baignent le pied ; souvent il s’en détache une jetée en bois qui s’avance assez loin dans la mer et sert d’embarcadère pour les bateaux. A. l’heure où la brise appelée à Smyrne vent d’embate tempère la chaleur du jour, les familles qui habitent ces maisons se réunissent sur leurs terrasses pour attendre la nuit en jouissant du plaisir de ne rien faire, le premier de tous dans un pareil pays.

Un soir, Maimbert s’était assis, suivant sa coutume, à l’extrémité de sa petite jetée. Le soleil venait de disparaître du côté de l’île de Chio ; ses derniers rayons jetaient encore une traînée d’or sur les flancs dénudés du Sipyle, tandis qu’au pied de la montagne les terrains bas de l’embouchure de l’Hermus étaient déjà plongés dans l’obscurité. Le Français vit à quelque distance un groupe de femmes turques installées sur une jetée à peu près semblable à la sienne. Elles prenaient des sorbets en fumant leurs cigarettes, et, se sentant protégées contre les regards indiscrets aussi bien par l’isolement de la jetée que par les ombres croissantes du crépuscule, elles avaient abaissé le petit voile de gaze destiné à couvrir le menton et la bouche. Deux ou trois enfans jouaient à leurs pieds ; l’un de ces vieux gardiens à barbe blanche que l’on charge de la surveillance des harems depuis que les eunuques sont devenus une marchandise rare se tenait debout devant la grille de la terrasse. Parmi les femmes, il y en avait deux, vêtues plus somptueusement que les autres et assises sur des coussins plus élevés, qui semblaient présider la réunion. Maimbert ne distinguait pas leur figure, et, dans la disposition d’esprit où il se trouvait, il ne songeait pas à les observer. Tout à coup il entendit des cris ; en se retournant, il vit que la jetée où les femmes avaient pris place s’enfonçait peu à peu ; la plate-forme touchait presque déjà la surface de l’eau. Ce genre d’accidens est assez fréquent à Smyrne : comme personne ne songe à s’assurer de la solidité des pilotis sur lesquels reposent les constructions édifiées au milieu de la mer, les bois qui les supportent se pourrissent, et il suffit de quelques secondes pour qu’elles soient englouties. Les personnes réunies sur la jetée s’empressèrent de regagner la terrasse, à l’exception d’une femme restée en arrière pour prendre dans ses bras une enfant toute jeune encore. Quand cette femme voulut rejoindre ses compagnes, elle trouva le chemin fermé : la partie de la jetée qui touchait à la terrasse était déjà couverte par l’eau. Au milieu des cris et de la confusion, le vieux gardien se précipita dans la mer et essaya de porter secours à sa maîtresse ; mais les Turcs sont les gens du monde les moins propres à se tirer d’affaire au milieu de l’eau salée ; celui-là par extraordinaire eut-il su nager, que ses larges pantalons eussent rendu ses efforts à peu près inutiles. Heureusement le Français avait eu le temps de s’élancer dans un bateau amarré à l’embarcadère de sa maison ; quelques coups d’aviron le conduisirent auprès de la jetée qui allait être submergée. Il recueillit l’enfant d’abord, la femme ensuite, hissa dans la barque le gardien qui se débattait à grand bruit, et ramena tout ce monde à la terrasse, le long de laquelle la troupe des Turques, jeunes et vieilles, s’agitait en criant, comme des poules effarouchées au bord d’un bassin. La femme qu’il avait sauvée était peut-être la plus calme de toutes : Maimbert vit qu’elle était jeune, d’une beauté éclatante et étrange. Elle débarqua ; le gardien la suivit, et se mit à lui parler d’un air à la fois humble et irrité, comme s’il lui adressait de respectueuses remontrances ; ensuite, se tournant vers Maimbert, il lui fit un long discours sur un ton beaucoup plus vif. Il avait surpris le rapide coup d’œil jeté par le jeune homme du côté de la belle Turque, et prétendait lui reprocher cet oubli des convenances locales. Il en fut pour ses frais d’éloquence : l’étranger, qui savait à peine quelques mots de la langue du pays, ne comprenait rien à la harangue du vieillard. La dame turque, après s’être voilé le bas du visage d’un pan de son féredjé, assistait en souriant à cette scène. Maimbert finit par s’impatienter, revint à ses rames, et dit en français au gardien qu’il avait une singulière façon de le remercier. La cadine prit à son tour la parole ; elle répondit en excellent français : — Pardonnez à Tossoun, monsieur. C’est à moi de vous remercier plutôt qu’à lui, et le vous assure que je vous suis sincèrement reconnaissante. — Puis, saluant de la main, elle disparut avec les autres femmes dans les allées du petit jardin au bout duquel la terrasse était construite.

Cet incident occupa une partie de la soirée les pensées du jeune Français. On ne voit pas tous les jours une Turque qui parle la langue des Francs ; de plus l’inconnue avait un genre de beauté que le plus indifférent ne pouvait s’empêcher de remarquer. Maimbert, bien que l’image d’une autre femme fût encore vivante dans son cœur, chercha longtemps à quoi il fallait attribuer l’effet extraordinaire, mystérieux en quelque sorte, produit par cette beauté. Il avait éprouvé, en voyant le visage découvert de la cadine, un indéfinissable étonnement. Étaient-ce les circonstances peu communes de cette rencontre, était-ce le bizarre costume demi-oriental, demi-européen de la femme turque qui lui donnait le pouvoir de s’imposer ainsi à l’attention et au souvenir ? Il ne pouvait le dire. Un autre que lui, après une pareille aventure, se serait embarqué pour le pays du roman, mais il savait les dangers d’un semblable voyage ; il ne chercha pas à donner à ce début un second chapitre. Il se contenta de s’informer le lendemain dans le voisinage du nom de la femme qu’il avait sauvée. — Elle s’appelle Elmas-Hanem, lui répondit-on. Son mari est Djémil-Bey, le mektoubdji (secrétaire) du gouvernement général.


II

Djémil-Bey comptait parmi les principaux fonctionnaires du sérail de Smyrne. Son père, gouverneur d’une province de l’empire, l’avait autrefois envoyé à Paris ; mais le jeune Djémil était de ces Orientaux qui savent contracter les vices de la civilisation européenne sans oublier ceux de leur pays. Il revint en Turquie plus fanatique qu’avant son voyage ; il ne rapportait de son séjour en France qu’une connaissance superficielle de notre langue, une science approfondie des mystères du baccarat et l’amour du vin de Champagne, ou à huis-clos, loin des regards inquisiteurs des vieux croyans. Il trouva, dès les premiers mois de son retour, une épouse digne de le comprendre, Nedjibé-Hanem, fille d’un imam des environs de Constantinople. Cette Nedjibé avait été nourrie dans l’horreur des infidèles et dans l’ignorance la plus orthodoxe par une famille de dévots faibles d’esprit. Cependant l’origine de Djémil ainsi que son habitude de parler la langue française lui promettaient un avancement rapide dans la carrière administrative ; pour augmenter ses chances de succès, il résolut de contracter une seconde alliance. Le ministre des finances avait deux filles, élevées par une institutrice française et accoutumées à vivre dans la société des dames du corps diplomatique, leurs voisines de Thérapia. L’une d’elles épousa Osman-Pacha, homme jeune encore, très intelligent et très honnête. Djémil-Bey, faisant taire les scrupules de son fanatisme, demanda et obtint la main de la seconde, nommée Elmas. Quand Osman-Pacha devint gouverneur-général de Smyrne, il prit avec lui son beau-frère en qualité de mektoubdji. Celui-ci acheta, au nord de la ville, une charmante habitation que l’on appelait dans le pays la Maison des Roses (Gulhané), et s’y établit avec ses deux femmes.

Dès les premiers jours, Elmas et Nedjibé furent ennemies déclarées. Nedjibé passait dans son petit monde pour une beauté accomplie ; la nature l’avait douée de tous les attraits qui peuvent séduire un amoureux turc : elle était blanche, grasse, avec des yeux ronds et d’épais sourcils noirs ; comme son homonyme de la chanson populaire, elle s’enorgueillissait « d’un double menton où brillaient trois grains de beauté. » Un poète, en la voyant de loin se promener sur les pelouses des Eaux-Douces d’Europe, avait comparé sa démarche « à celle d’un paon sautant de pierre en pierre. » Nous autres Européens, nous n’admirons guère les grosses femmes qui marchent à la façon des oiseaux de basse-cour ; mais on sait qu’en matière de goût il n’y a pas à raisonner. Quoi qu’il en soit, Nedjibé était fière de ses charmes, et, comme Elmas lui ressemblait aussi peu que possible, elle la dédaignait autant qu’elle la haïssait. — Je suis honteuse, disait-elle à ses amies, d’habiter le même harem que cette femme pâle et maigre, qui chante des chansons franques et s’habille comme les infidèles, — que Dieu les confonde ! — Cependant, de même que l’on rencontre souvent au milieu des plus fertiles provinces de l’Anatolie un petit coin de désert aride, de même, en cherchant bien, on aurait trouvé une peine secrète mêlée à ces félicités. Nedjibé n’avait pas d’enfant, quoique mariée depuis plusieurs années ; Elmas au contraire était devenue mère d’une fille en arrivant à Smyrne. C’était la seule supériorité que la première femme du bey voulût reconnaître à sa rivale ; dans l’opinion du pays, l’honneur de la maternité était au-dessus de tous les autres mérites.

Elmas et Nedjibé se voyaient rarement. Dans les familles de l’aristocratie ottomane, les épouses du maître ont chacune leur appartement séparé, leurs servantes, leurs chaises à porteur ou leurs voitures particulières, et ne se rencontrent guère que lorsqu’elles le veulent bien. Cependant il y a des circonstances où elles sont forcées de paraître ensemble devant le monde, par exemple quand elles font certaines visites quasi officielles. C’est ainsi que les deux femmes de Djémil étaient l’une près de l’autre lors de l’accident dont Elmas avait failli être victime : elles étaient allées passer la journée avec le harem d’un autre fonctionnaire.

Elles prirent place dans la même voiture pour revenir chez elles, mais, comme d’habitude, elles se parlèrent à peine pendant le trajet. Arrivée à la Maison des Roses, Elmas s’enferma dans son appartement, situé aussi loin que possible de celui qu’habitait Nedjibé. Quelques instans après, on lui dit que son mari, de retour du sérail, venait d’entrer chez la fille de l’imam. Sachant que celle-ci raconterait à sa manière l’aventure de la jetée, Elmas prévit un orage. Elle en conçut plus d’ennui que de frayeur ; elle connaissait Djémil, et savait qu’il n’était terrible, qu’à ceux qui se laissaient imposer par ses violences. — En effet, il ne tarda pas à traverser le jardin, et parut devant la porte entr’ouverte du salon d’Elmas. Elle se leva pour le recevoir. Le bey vint s’asseoir d’un air de mauvaise humeur sur le divan. Il avait conservé son costume officiel, la longue redingote boutonnée jusqu’au cou, le pantalon noir trop large, le fez descendant jusqu’aux sourcils. Il roulait entre ses doigts les grains de bois d’un chapelet qui ne le quittait jamais. C’était en somme un assez laid personnage ; il avait une grosse tête sur un petit corps, une barbe noire, épaisse et rude, des yeux ternes qui ne savaient pas regarder droit devant eux. Il ne coulait dans ses veines que fort peu du sang de cette noble race turque qui a donné jadis à l’Occident barbare des leçons de chevalerie ; Djémil-Bey tenait de ses aïeules raïas plus que de ses pères ottomans : il avait un extérieur et des vices d’esclave. — Que vous est-il donc arrivé tout à l’heure ? demanda-t-il en sortant brusquement de son silence maussade.

Elmas lui raconta comment elle avait failli se noyer, elle et sa petite fille. Tout cela était dit en français ; le bey se servait toujours de cette langue en parlant à sa femme. Il savait que la Porte tient à ce que ses fonctionnaires connaissent à fond l’idiome des Francs ; ses conversations avec Elmas lui étaient utiles à ce point de vue, et le souci de ses intérêts lui faisait oublier ses préjugés religieux.

— Ainsi, dit-il quand elle eut terminé son récit, c’est un Franc qui vous a ramenée à terre ?

— Oui, un Franc, et même un Français.

— Il n’arrive qu’à vous de pareilles aventures. Elles sont d’autant plus désagréables que tout le monde ici connaît la façon dont vous avez été élevée et le goût singulier qu’on a dans votre famille pour ce qui vient d’Occident. Il paraît que vous avez laissé voir votre visage à cet étranger, et Tossoun dit que vous lui avez parlé ?

— Lorsqu’on est sur le point de se noyer, on ne songe guère à se cacher la figure. Je crois aussi que je devais bien un remercîment à ce jeune homme. Je m’étonne que vous ne compreniez pas cela tout seul, et que vous écoutiez toutes les sottises que vous débitent les jaloux et les malveillans.

Cette réponse irrita Djémil, habitué à voir Nedjibé trembler devant un froncement de ses sourcils, comme il convient à une femme bien née. Il voulut parler très haut ; mais Elmas ne se troubla pas : elle se leva, passa dans la pièce voisine, et ferma la porte sur elle. Son mari, resté seul, quitta la place, et regagna sa chambre en se promettant de prendre un jour ou l’autre sa revanche. Elmas passa une triste soirée. Depuis qu’elle avait épousé Djémil-Bey, de pareilles scènes étaient fréquentes. Il lui semblait dur, après son heureuse jeunesse, de se voir condamnée à vivre entre son mari et Nedjibé ; elle n’aurait pu se résigner à cette existence, si sa fille Adilé n’avait été là pour la consoler de tant de misères. L’enfant avait à cette époque trois ou quatre ans ; elle commençait à parler en turc et en français, et, comme depuis quelques années l’usage s’est répandu parmi les familles riches d’habiller les petites filles à l’européenne, Elmas prenait plaisir à faire venir de Paris, pour Adilé, les plus élégantes toilettes qu’elle pût imaginer. Lorsqu’elle n’était pas avec son enfant, la seule société où elle se plût était celle de sa sœur, la femme du gouverneur-général Osman-Pacha ; quant aux autres dames de la ville, turques ou raïas, la plupart préféraient Nedjibé à Elmas : c’est donner la mesure de leur intelligence et du plaisir que la seconde femme du mekloubdji pouvait trouver en leur compagnie.

Elle avait renvoyé ses deux esclaves, et, tout en berçant Adilé, qui venait de s’endormir, elle pensait aux incidens de la journée. La jalousie de son mari lui semblait ridicule ; mais elle se l’expliquait jusqu’à un certain point. — Ce Français, se disait-elle, est bien fait pour toucher le cœur d’une femme, et, si Djémil-Bey l’avait vu, il serait plus jaloux encore ; — puis elle songeait que Maimbert avait eu la délicatesse de ne pas tirer parti de son rôle de sauveur, qu’au moment où Tossoun l’avait si sottement interpellé, le jeune homme se retirait sans attendre un remercîment ; il l’avait à peine regardée, bien qu’elle ne fût plus voilée, et elle lui savait gré de cette discrétion.

Quelques jours plus tard, Osman-Pacha donna un bal. On dansait dans la grande salle du sérail ; les dames musulmanes se tenaient dans un salon voisin, séparé du premier par un simple rideau, et recevaient là les visites des dames franques, arméniennes ou grecques. Celles des cadines qui voulaient voir danser montaient à une tribune qui leur était réservée, et, cachées par un grillage doré, elles assistaient au bal, tout en restant invisibles ; Elmas prit place dans cette tribune. Bientôt elle aperçut dans le salon son beau-frère le gouverneur ; il causait avec un jeune homme qu’elle reconnut immédiatement : c’était Maimbert. Quand Osman-Pacha l’eut quitté, le Français alla s’asseoir à une table de jeu. Elmas connaissait assez les choses de l’Europe pour apprécier la simplicité correcte des manières et de la tenue de l’étranger au milieu de ces Levantins bruyans, tout couverts de bijoux. La femme du pacha vint bientôt rejoindre sa sœur, et lui nomma la plupart des personnes présentes à la réunion : c’est ainsi qu’EImas apprit qui était Maimbert et pourquoi il était venu à Smyrne. Vers la fin de la soirée, le hasard d’une partie d’écarté le plaça vis-à-vis de Djémil-Bey. Celui-ci était grand joueur et joueur habile : il gagna une assez forte somme à son adversaire. Nedjibé, qui était montée dans la tribune à temps pour assister à cette partie, annonça le lendemain à son mari que le joueur malheureux de la veille n’était autre que le héros de l’épisode de la jetée. Djémil nota dans sa mémoire le nom du Français et se promit de ne pas l’oublier.

Pendant les semaines qui suivirent, Elmas revit souvent Maimbert. Pour aller de la Maison des Roses au sérail, il faut prendre la Grand’Rue ; toutes les fois que la femme du bey se rendait chez sa sœur, elle passait devant la demeure du Français. Celui-ci, comme la plupart de ses voisins, descendait vers cinq heures dans son jardin, qui n’était séparé de la rue que par un treillage ; il attendait en fumant son cigare que le soleil se rapprochât de l’horizon et qu’on pût aller respirer le vent d’embate de l’autre côté de la maison, au bord de la mer. Ces rencontres devinrent bientôt pour Elmas un véritable plaisir. Maimbert n’eut pas de peine à la reconnaître, car le ïachmak des Turques est aussi transparent que la voilette d’une Française, et il ne monte qu’un peu au-dessus de la bouche. Comme la politesse à l’égard des femmes consiste en Orient à ne pas s’apercevoir de leur présence, le Franc n’avait garde de saluer Elmas ; mais elle le voyait suivre longtemps des yeux la voiture qui bondissait sur le petit pavé pointu de la Grand’Rue, et le soir, de retour à la Maison des Roses, elle se demandait s’il pensait à elle aussi souvent qu’elle pensait à lui.

Le hasard se chargea de précipiter les événemens. Un jour, la voiture d’Elmas fut obligée de s’arrêter dans la Grand’Rue, devant la porte de Maimbert ; une longue caravane de chameaux chargés interrompait la circulation. La femme du mektouhdji mit la tête à la portière pour voir si le Français était assis à sa place ordinaire ; en se penchant, elle laissa échapper son éventail, qui vint tomber aux pieds de Maimbert. Celui-ci se disposait à le ramasser ; mais Tossoun, qui avait quitté le siège de la voiture pour empêcher les bêtes de charge de s’approcher de l’attelage, repoussa l’étranger, se précipita sur l’éventail et le rendit à sa maîtresse. Le gardien était un serviteur aussi fidèle que peu avisé : il ne manqua pas le soir de tout raconter à Djémil-Bey. Ce récit porta au comble la fureur du fonctionnaire ; il fut persuadé que la chute de l’éventail serait considérée par le public comme un signal convenu entre sa femme et le Franc. Quoiqu’il fût déjà fort tard, et que depuis longtemps le bey n’entrât plus dans l’appartement d’Elmas pendant la nuit, il se rendit immédiatement chez elle. Les esclaves furent surprises en le voyant, mais elles ne pouvaient refuser de l’introduire. Leur maîtresse était à demi déshabillée, et allait se mettre au lit. Le mektoubdji, qui ne pouvait maîtriser sa colère, accabla Elmas des reproches les plus grossiers en présence des deux suivantes, et sans même prendre la précaution de parler français. La pauvre femme essaya inutilement de se justifier ; voyant qu’il ne l’écoutait pas, elle voulut, comme d’habitude en pareil cas, lui céder la place. Jetant à la hâte sur ses épaules un peignoir de mousseline blanche, elle se disposait à passer dans la pièce qui servait de cabinet de toilette ; mais Djémil ne l’entendait pas ainsi. Au moment où elle ouvrait la porte, il l’arrêta et la ramena au milieu de la chambre. — Prends garde ! s’écria-t-il. Si à l’avenir tu n’es pas plus prudente, le te ferai déchirer de coups de fouet comme une Ichinguiané arrêtée par la patrouille dans un cimetière !

— Tu n’oserais pas, répondit Elmas en se dégageant de l’étreinte de son mari. — Son peignoir était tombé à terre, et, sans trembler, elle se tenait debout devant le mektovbdji. À ce défi, il devint plus pâle qu’un mort et leva le lourd chapelet qu’il tenait à la main ; les grains de bois retombèrent et frappèrent par deux fois avec un bruit sourd l’épaule nue de la malheureuse femme. Elle s’affaissa sur le tapis ; les esclaves poussèrent un cri de terreur et se cachèrent dans l’angle le plus reculé de la chambre. Le bey fut lui-même effrayé de sa brutalité ; il gagna la porte et disparut sans bruit. Elmas restait immobile : de grosses larmes coulaient le long de ses joues ; une trace rouge qui partait de l’épaulent descendait jusque sur le sein marquait la place où le chapelet l’avait frappée. Après quelques minutes de silence, elle se releva et congédia ses servantes ; puis elle se traîna vers la fenêtre, souleva le treillis de bois qui servait de jalousie et regarda la campagne, éclairée par les rayons de la lune ; mais elle n’entendit pas les oiseaux chanteurs qui peuplaient en foule les arbres du jardin, pas plus qu’elle ne sentit l’humidité de la brise de mer soufflant sur sa poitrine découverte. Quand elle quitta le balcon, ses larmes étaient séchées ; elle avait la démarche assurée, le regard calme comme une femme qui vient de prendre une grande résolution.

L’après-midi du lendemain fut effroyablement chaude : c’était un de ces jours d’été où des vapeurs montent de la terre desséchée, où les pavés brûlent dans les rues les pieds des rares passans. Hommes et bêtes subissaient également l’influence de cette température énervante ; seuls, les moustiques parcouraient l’air sans repos ni trêve, et semblaient célébrer par leurs bourdonnemens la fête du soleil. Maimbert, étendu sur le sofa de son salon, avait laissé tomber son livre et venait de s’assoupir à demi. Il songeait aux événemens de la veille, à l’éventail tombé à ses pieds, à la belle Turque que l’on voyait si souvent dans la Grand’Rue et qui lui jetait un coup d’œil en passant. Il ne pouvait empêcher son imagination de courir la campagne. Était-il aimé de cette bizarre et charmante créature ? S’il lui était absolument indifférent, comment expliquer les témoignages de muette sympathie qu’elle lui accordait ? Comme il faisait ces réflexions, la porte s’ouvrit doucement ; une femme, cachée par les plis d’un long voile, parut devant lui. Lorsqu’elle découvrit son visage, Maimbert reconnut Elmas.

La surprise dissipa aussitôt l’engourdissement du demi-sommeil auquel il s’abandonnait. — Comment êtes-vous ici, madame ? que vous est-il arrivé ? dit-il dès qu’il retrouva l’usage de là parole.

— Je n’en sais rien moi-même, répondit-elle en se laissant tomber sur le sofa. — Elle était plus pâle qu’à l’ordinaire et paraissait toute troublée ; le Français ne savait s’il devait en croire ses yeux. Au même moment, il remarqua sur la gorge d’Elmas, découverte par l’échancrure de la robe, le sillon rouge qu’y avait tracé le chapelet du mektoubdji. Le conte des Trois Kalenders, où Haroun-el-Rachid s’étonne de voir les meurtrissures du sein d’Amine, sœur de Zobéide, lui revint en mémoire. Il se crut transporta dans ce monde fantastique dont les conteurs des Mille et une Nuits sont les seuls historiens ; mais ses idées prirent bientôt un autre cours. Les premiers mots que dit Elmas le remplirent d’agitation et de trouble.

Il faisait presque nuit dans le salon. Les meubles et les tentures étaient de couleur sombre ; d’épais rideaux opposaient une barrière à l’invasion de l’importune lumière de midi. Elmas, au sortir de l’atmosphère brûlante de la rue, avait éprouvé en entrant dans la fraîche obscurité de cette chambre une délicieuse sensation de bien-être ; mais ses yeux éblouis ne s’étaient pas encore habitués aux ténèbres factices de la grande salle, de même que son esprit restait effrayé de l’audace de sa détermination. Elle était sortie du harem sans prendre aucune précaution, et s’était rendue tout droit dans la Grand’Rue, s’inquiétant peu de savoir si on pouvait la suivre et la reconnaître. Maimbert l’observait en silence pendant qu’elle tâchait de discerner dans le demi-jour les objets environnans. Les étoffes claires du costume de la cadine se détachaient sur le fond presque noir des coussins et des draperies ; son visage et ce qu’on voyait de sa gorge blanche semblaient éclairer la pénombre. Un rayon de soleil, pénétrant à travers les interstices des jalousies, s’arrêta sur les franges de son voile ; il descendit jusqu’à ses sourcils blonds, et, derrière leurs longs cils dorés par cette furtive lumière, les. yeux noirs d’Elmas brillèrent d’un éclat plus doux. Elle avait des cheveux noirs et un teint un peu pâle pareil à celui des roses d’hiver ; la vie de harem, qui le plus souvent déforme et abrutit les femmes, avait donné à celle-là quelque chose de la calme beauté d’une fleur de serre. Tous ces contrastes expliquaient le charme indéfinissable qui était un des privilèges de la cadine.

Elle ne voulut pas faire connaître à Maimbert le motif qui l’avait décidée à venir, soit qu’elle rougît d’avoir obéi au désir de se venger autant qu’à une inspiration de l’amour, soit qu’il lui fût pénible de parler du traitement qu’elle avait subi la veille. — Ne voyez-vous pas que je vous aime ? dit-elle. Cela doit vous suffire. — Elle lui parla de leur première rencontre, et lui apprit comment elle l’avait vu pendant toute une soirée chez le pacha. Il y avait dans, sa manière de prononcer certaines syllabes françaises trop dures pour des lèvres orientales une gaucherie pleine de grâce ; Maimbert, assis auprès d’elle, se laissait aller au plaisir de l’écouter. Un profond silence régnait autour d’eux ; il était doux de parler d’amour dans cette demi-obscurité, cachés aux yeux du monde par ces murs qui défiaient les rayons d’un soleil implacable. A un mouvement que fit Elmas, ses cheveux se dénouèrent et tombèrent sur ses épaules. Elle essayait inutilement de les rattacher ; Maimbert se rapprocha d’elle pour l’aider. La chevelure de la cadine était pleine d’un parfum inconnu qui troubla la tête du Français. Il prit à pleines mains les boucles soyeuses et souples, et respira longuement l’odeur qui s’en échappait. Dès lors il fut complètement enivré ; comme Elmas essayait de le repousser, il lui saisit les mains et couvrit de baisers ses bras nus presque entièrement sortis des larges manches. Elle se sentit prise de peur comme devant un danger ; ses instincts de femme et de musulmane se réveillèrent, et confondirent leurs reproches avec la voix expirante de la pudeur. Toutefois elle n’entreprit pas une lutte tardive contre elle-même et celui qu’elle aimait ; fermant les yeux, elle s’abandonna silencieusement à sa destinée.

La voix du muezzin chantant l’appel à la prière du haut d’un minaret voisin leur annonça qu’il était temps de se séparer ; Smyrne allait se réveiller et reprendre son activité, interrompue pendant les heures de la sieste ; il importait qu’Elmas ne trouvât pas les rues trop pleines de monde. Resté seul, Maimbert découvrit qu’il était incapable de penser avec quelque suite ; la visite de la cadine avait troublé son esprit. Il résolut de sortir pour remettre un peu d’ordre dans ses idées. Il traversa la Grand’Rue encore solitaire, une partie du quartier juif, et alla fumer un narghilé au pont des Caravanes. Quand il fut de retour dans sa maison, il lui sembla qu’à partir de cette après-midi une vie nouvelle recommençait pour lui. Ses anciennes tristesses s’effaçaient devant le sentiment d’un bonheur inconnu jusque-là A la place où Elmas s’était assise, elle avait oublié un mouchoir encore tout imprégné du parfum de ses vêtemens ; Maimbert fut heureux de retrouver ce souvenir des heures délicieuses qui venaient de s’écouler si rapidement.


III

A une demi-lieue des lagunes qu’on laisse à sa gauche en allant de Smyrne à Bournabat, non loin des Bains de Diane, il y avait un assez grand jardin entouré de hautes murailles, planté de saules, de peupliers et d’arbres à fruits. Au milieu de l’herbe jaillissaient deux sources dont les eaux réunies formaient un étang plein de roseaux ; deux fois par an, les oiseaux de passage venaient s’y abattre en foule. Un petit temple, de forme circulaire, mirait dans le lac ses colonnes blanches couronnées de chapiteaux à volute. Ce sanctuaire, jadis consacré aux muses, avait été respecté par le temps et par les hommes ; l’entablement seul avait perdu quelques-unes de ses pierres sculptées ; la vigne vierge, en couvrant la frise de ses flexibles guirlandes, dissimulait ces ruines ; l’édifice, tout blanc sous son manteau de verdure, paraissait aussi jeune qu’à l’époque où les filles d’Homère y venaient apporter leurs offrandes. Un peu plus haut, entre les fontaines, une statue de femme couchée semblait dormir sur son large piédestal. Moins heureuse que le temple, elle n’avait pu échapper à la destruction. La tête et un des bras manquaient, et la masse d’armes du conquérant monothéiste avait sillonné de profondes blessures le corps de la déesse de marbre. Malgré ces mutilations ; on ne pouvait contempler sans un sentiment d’admiration profonde la grâce un peu molle de son attitude, les courbes voluptueuses de ses lignes, la finesse de la draperie qui couvrait une partie de sa jambe droite. Plus haut encore, au-delà des pelouses et des bosquets dont la serpe de l’émondeur respectait le feuillage, on apercevait une grande bâtisse de bois et de plâtre percée régulièrement de nombreuses fenêtres. Cette construction improvisée ne manquait pas d’une certaine élégance ; des auvens en bois sculptés surmontaient le cintre des portes, et des rosiers grimpeurs couvraient toute la façade. D’autres rosiers à fleur de terre croissaient partout dans le jardin, dont le caprice des promeneuses traçait seul les allées ; ils avaient valu à ce domaine son nom de Gulhané ou Maison des Roses. Une maison tartare, bâtie pour un. jour dans le pays des fleurs, au milieu de ruines antiques, n’est-ce pas là l’image de l’empire des sultans ?

Pendant les heures chaudes de la journée, le petit temple ionique était la retraite habituelle d’Elmas. Un tapis de haute laine recouvrait le pavé ; étendue sur des coussins, elle sommeillait là défendue contre les ardeurs du soleil par la fraîcheur du marbre et la fraîcheur du feuillage. Elle évitait ainsi la société de Nedjibé, qui s’établissait de préférence dans le vestibule, regardant les passans à travers les fenêtres grillées, mangeant des confitures et bavardant comme un oison au milieu de son cortège habituel de voisines et de servantes.

Le lendemain du jour de sa visite à Maimbert, la seconde femme du mektoubdji était assise au bord de l’eau, devant l’entrée du temple. Sa fille jouait sur l’herbe avec un autre enfant. Elmas avait interrompu son ouvrage de broderie et regardait distraitement la perspective du golfe de Smyme, que l’on découvrait par-dessus les murs du jardin. Plusieurs sentimens divers se combattaient dans son esprit : tantôt elle se perdait avec une sorte de transport au milieu des souvenirs de la veille, tantôt elle se sentait dominée par les reproches de sa conscience. Elle méprisait son mari, et n’avait pas tout d’abord reculé devant une vengeance qu’elle croyait légitime ; mais sa foi religieuse, lui reprochait d’avoir commis un crime qui devenait un sacrilège, puisqu’elle avait pris un infidèle pour complice. Malgré son éducation presque européenne, malgré la fréquentation de ses anciennes amies de Thérapia, Elmas ne pouvait oublier les enseignemens de son enfance. Au fond du cœur, elle était restée Turque ; les croyances, sacrifiées aux entraînemens de la passion, reprenaient le dessus quand l’ivresse des sens était dissipée. — Je suis bien coupable, se disait-elle. Dieu voudra-t-il me pardonner ma faute ? — Mais en même temps elle ne pouvait arriver à changer ses remords en regrets, ni s’habituer à l’idée de renoncer à son amour.

Le soir approcha, et le soleil descendit, du côté de la mer, vers les remparts lointains du château de Sandjak. Elmas rentra dans son appartement ; elle en ressortit bientôt, suivie d’une vieille esclave de sa mère, que l’on nommait Nazli, et qui l’avait accompagnée à Smyrne. La femme du bey se rendait à la mosquée pour demander à Dieu des secours et des consolations. Cette mosquée était un grand édifice fort simple, sans autre ornement que les sculptures d’une chaire ou mihrab de marbre. Une lanterne de couleur, suspendue au plafond par une corde à glands de soie, répandait sur les quatre murs nus sa clarté vacillante ; cette lumière trop faible ne pouvait éclairer les angles du sanctuaire, pleins d’une ombre mystérieuse. Le murmure des prières, léger comme un bruit de soupirs, se faisait entendre dans les parties les plus obscures de l’enceinte ; on y distinguait vaguement les formes blanches des femmes agenouillées. Quelques dévots s’étaient accroupis sur les pans de leurs pelisses vertes et récitaient en balançant le corps d’avant en arrière des versets du Coran, et, comme l’heure de la prière du soir allait être annoncée, le vieux imam allumait, de ses mains tremblantes, les veilleuses suspendues entre les piliers. L’islamisme n’est pas, ainsi qu’on le croit trop souvent, un ensemble de dogmes farouches et de superstitions puériles ; il se fonde avant tout sur la miséricorde céleste et sur la confiance en l’infinie bonté de Dieu. Une musulmane va chercher à la mosquée, comme une chrétienne à l’église, un soulagement à ses peines, et un secours aux heures de la tentation. Elmas priait donc avec confiance ; mais il paraît que sa prière ne fut pas écoutée, car, après une heure passée dans le lieu consacré, elle se trouva plus éloignée que jamais du but qu’elle espérait atteindre. Pendant que ses lèvres murmuraient les harmonieuses paroles des sourètes apprises dans son enfance, son esprit était ailleurs. Le silence de cette fraîche mosquée lui rappelait le grand salon isolé et plein d’ombre où elle avait passé une partie de la journée de la veille ; bientôt elle oubliait ses terreurs d’un moment pour s’abandonner à une voluptueuse rêverie toute pleine des réminiscences de la faute qui causait à la fois son tourment et son bonheur. Pendant les jours qui suivirent, elle revint à la mosquée plus souvent qu’à aucune autre époque ; mais elle dut bientôt renoncer à ces pieux pèlerinages, car elle s’aperçut que ses pensées, dans la solitude du sanctuaire, s’égaraient bien loin de la route qu’elle aurait voulu leur faire prendre.

Heureusement pour elle, l’imprudence qu’elle avait commise en sortant seule pour aller trouver son amant n’avait pas eu de suites ; on ne s’était pas aperçu de son absence. Il arriva même qu’à partir de ce moment Djémil-Bey lui témoigna plus d’égards que par le passé ; il alla jusqu’à s’excuser du mouvement de vivacité auquel il avait cédé, dit-il, dans des circonstances où des contrariétés de diverse nature ne lui laissaient pas toute sa liberté d’esprit. Elmas pénétra sans peine le véritable motif de ce retour à de meilleurs sentimens ; le mektoubdji craignait que sa femme ne se plaignît à sa famille ou au pacha, et il avait intérêt à rester en bons termes avec son chef direct et avec l’ancien ministre. Elle n’avait jamais eu grande estime pour Djémil, mais à partir de ce moment elle le méprisa davantage. Le changement de conduite du fonctionnaire n’échappa point non plus à Nedjibé, bien qu’elle n’eût pas l’intelligence assez prompte pour en découvrir la raison ; par une conséquence toute naturelle, sa malveillance à l’égard d’Elmas ne fit que s’accroître. Elle la lui témoignait en mainte occasion, et, quand elle se trouvait sans l’autre femme du bey à un dîner avec des étrangères, au bain, à la promenade, Nedjibé donnait carrière à sa malveillante imagination. L’aristocratie féminine avait plus d’affinités pour la fille de l’imam que pour Elmas ; les allures de celle-ci effarouchaient l’orthodoxie musulmane, et on lui en voulait du dédain imprudent qu’elle montrait à l’égard de beaucoup de dames turques : aussi la rivale de Nedjibé était-elle mal vue dans les harems, là surtout où les femmes avaient plus de prétentions au zèle religieux qu’à la beauté, à la jeunesse ou à l’esprit.

Elmas continua quelque temps encore à mener sa vie ordinaire ; mais les journées lui paraissaient horriblement longues. Elle ne trouvait plus de plaisir à ses occupations d’autrefois. La femme du mektoubdji allait chez sa sœur plus souvent encore qu’autrefois ; en revenant du sérail, elle était presque certaine de voir Maimbert, assis à son poste d’observation devant la porte de son jardin. Elle restait au fond de sa voiture par crainte d’être observée, mais elle baissait son îachmak, et au passage elle adressait à son amant un sourire qui le consolait de l’ennui de sa longue attente.

Celui-ci commençait à désespérer ; il se disait que d’insurmontables obstacles s’opposeraient peut-être à toute tentative qu’Elmas ferait dans l’avenir pour se rapprocher de lui. Outre qu’il se sentait épris de la belle Turque, il lui devait les premiers instans de tranquillité morale dont il eût joui depuis de longs mois. Elle avait rompu le charme, elle avait fait évanouir la pénible vision qui obsédait sans trêve son esprit. Sa pensée, toute pleine auparavant du souvenir de la trahison dont il avait été victime, avait-parcouru depuis la visite d’Elmas une nouvelle étape, et s’abandonnait aujourd’hui à l’enchantement de ce nouvel amour ; il pouvait jeter un regard sur son passé et y trouver autre chose qu’amertume et qu’ennuis. Cependant il lui restait une grande défiance de ses propres forces ; il n’osait pas compter sur les faveurs du hasard : aussi ne doit-on pas s’étonner qu’il fût peu disposé à tenter la fortune par des coups d’audace. Les idées qui lui venaient, quand il rêvait aux moyens de passer quelques instans avec Elmas, lui semblaient pitoyables. En désespoir de cause, il résolut de patienter : bientôt il fut récompensé de sa sagesse. Un soir, vers sept heures, Elmas passa en voiture devant la maison de la Grand’Rue. La longueur des jours commençait à diminuer, et à ce moment-là il faisait déjà presque nuit. Un billet lancé de l’intérieur de la calèche tomba aux pieds de Maimbert, qui y lut ces mots : « Attendez-moi demain à l’ikindi (deux heures après le coucher du soleil). »

Elmas comptait en effet, pour la soirée du lendemain, sur quelques instans de liberté. Osman-Pacha devait donner un grand dîner à sa maison de campagne, et la famille du mektoubdji était invitée. Djémil-Bey et Nedjibé avaient promis de s’y rendre : Elmas imagina un prétexte pour ne pas se joindre. à eux ; elle pensait ne pas trouver de longtemps une pareille occasion d’aller voir son amant. Cette résolution n’était guère plus prudente que celle qu’elle avait prise le soir où son mari l’avait insultée en présence des esclaves. Sauf que la société des hommes leur est interdite, les Turques de la basse classe jouissent d’une liberté à peu près complète et sortent seules pour aller au bain, à la mosquée ou chez leurs amies : comme il est difficile de les reconnaître sous leur voile, elles vont plus facilement encore que des Européennes partout où il leur plaît ; les cadines, habitantes des harems riches, ne sont pas à beaucoup près aussi indépendantes. D’abord elles portent non pas le tchâr, dont les longs plis enveloppent des pieds à la tête les femmes du commun, mais le iachmak, qui cache assez incomplètement le menton et la bouche en laissant à découvert le milieu du visage, et un manteau court qu’on nomme féredjé, de plus l’usage veut qu’elles sortent accompagnées de gardiens ou tout au moins d’une suivante âgée ; enfin les harems de l’aristocratie sont surveillés avec plus de soin que les autres. Elmas trouva cependant un moyen de diminuer en partie les risques de son entreprise. Elle pouvait se fier à Nazli, une de ces esclaves dont l’aveugle dévoûment ne discute pas les démarches des maîtres. La vieille femme allait souvent passer la nuit chez son mari. Ce mari était jardinier et habitait au milieu des immenses vergers que traverse la voie du chemin de fer. Sa maison avait plus d’une fois servi de but aux promenades que la cadine faisait avec Adilé ; elle s’y arrêtait pendant des après-midi tout entières, et personne ne pouvait s’étonner de l’y voir. C’est là qu’elle comptait se rendre ; elle devait en partir la nuit, accompagnée de l’esclave, et prendre pour aller chez Maimbert des rues très fréquentées, où le passage de deux femmes n’attirerait pas l’attention. Le bey, retenu le plus souvent hors de chez lui par ses affaires ou ses plaisirs, n’avait guère le temps de demander des comptes à l’une ou l’autre de ses épouses ; au besoin, Elmas déclarerait qu’elle était restée à dîner chez Nazli, et celle-ci ne la démentirait pas. Quant au jardinier, outre qu’il était sourd, il avait la coutume de prendre chaque soir une dose de raki après laquelle il tombait dans un sommeil semblable à celui du chien légendaire des Sept Dormans. Si bien combiné que fût ce plan, l’exécution pouvait en paraître à beaucoup de gens peu facile et peu sûre ; mais Elmas était comme ces prisonniers qui. pensent moins, lorsqu’ils s’évadent, à la peur d’être repris qu’aux joies d’une prochaine liberté.

Maimbert ne s’expliquait pas bien comment la femme du bey pourrait passer une soirée hors du harem ; cependant les termes du billet étaient précis, et la cadine y annonçait sa visite d’une façon positive. Le Français trouva la journée bien longue : quand il eut tout préparé pour recevoir Elmas, quand il eut disposé dans les escaliers ses plus beaux tapis et rempli le salon des fleurs les plus rares que l’on pût trouver à Smyrne, il ne lui resta plus qu’à s’étendre sur le divan et à suivre sur le cadran la marche trop lente des aiguilles. Il eut la prudence d’éloigner dès le coucher du soleil son cuisinier, un Grec curieux et bavard qui approvisionnait de nouvelles les Marigo et les Katinko du voisinage, et ne garda pour faire le service que son domestique, dont le caractère réservé lui inspirait beaucoup plus de confiance.

Dès que la nuit fut close, Maimbert alla s’asseoir sous le petit portail orné de deux piliers de pierre dont l’architecte italien avait orné l’entrée de l’habitation. Sa patience ne fut pas mise à une trop longue épreuve : il vit bientôt deux femmes voilées franchir le seuil de la grille et s’avancer dans les allées sinueuses du petit jardin : c’étaient Elmas et Nazli. Il les guida sans rien dire à travers l’antichambre et l’escalier, laissa Nazli dans le vestibule du premier étage et fit entrer la cadine dans le salon. Dès que la portière fut retombée, Elmas ouvrit son voile, se suspendit au cou de son amant et l’embrassa sans compter le nombre des baisers. Elle se rappelait ses hésitations et ses froideurs de la première visite ; elle craignait que Maimbert ne les eût attribuées à une tardive indifférence, au lieu d’y voir l’effet du trouble où l’avait jetée la secrète appréhension de l’inconnu. Aujourd’hui, les scrupules s’étaient évanouis, la statue s’animait et se livrait d’elle-même aux enchantemens de la vie nouvelle que l’amour lui avait donnée.

Elmas ne voulut pas toucher au souper que Maimbert avait fait préparer pour elle ; mais, prenant une carafe de vin de Chypre, elle remplit une large coupe de cristal de Murano qui se trouvait sur la table et y trempa ses lèvres. Il semblait qu’elle sacrifiait à son amour, en buvant cette liqueur interdite, les préjugés de sa religion et de son pays. Une fois qu’elle avait pris une décision, elle ne s’arrêtait pas à moitié route et ne se laissait pas épouvanter par les incertitudes de l’avenir. Le Français n’avait point la même force d’âme ; il se trouvait trop heureux ; il se prenait à redouter les jalousies de la fortune, comme ces Grecs qui, deux mille ans plus tôt, s’imposaient des douleurs volontaires pour désarmer le ciel envieux. Il fit part de ses craintes à Elmas. — Nous sommes aussi imprudens, lui dit-il, que les pêcheurs de Tchesmé qui gagnent le large de Ténédos au premier rayon de soleil ; ils vont devant eux tant que le vent les pousse, sans s’inquiéter du gros temps qui peut les surprendre ; seulement il leur reste toujours la chance de regagner l’abri d’un rivage, tandis qu’il n’y a pas pour nous deux de port où nous puissions braver la tempête. — À ces mots, la cadine devenait pensive ; puis, tournant vers Maimbert son regard à la fois ferme et doux : — Qu’importent les menaces de l’avenir ? répondait-elle. L’heure présente nous appartient, et elle nous donne assez de bonheur pour nous consoler d’avance des épreuves qui nous attendent. Nous aurons pour nous aider à les supporter le souvenir des jours de grâce.

A l’extrémité du salon, du côté de la mer, il y avait une sorte de large balcon semblable aux vérandahs des maisons de l’Inde. C’est là qu’Elmas vint s’asseoir sur un fauteuil de roseau ; Maimbert prit place à côté d’elle. La lumière de la lampe placée sur la table à quelque distance éclairait vaguement le profil de la cadine ; sous leurs sourcils blonds, ses yeux brillaient comme des diamans noirs enchâssés dans l’or. Sa peau blanche et fine, que l’ombre du harem avait toujours préservée des injures du hâle, semblait transparente. Elmas s’était habillée pour ce rendez-vous comme pour une fête ; elle portait des vêtemens européens, une jupe de soie bleue couverte d’une tunique de crêpe de Chine blanc ; le tchâr avait caché, pendant qu’elle se rendait de chez Nazli à la maison de la Grand’Rue, les compromettantes splendeurs de ce costume étranger. Elle était également coiffée à la franque, sans autre ornement qu’une fleur blanche qu’elle venait de prendre à l’un des vases placés sur la table du salon. Comme les étoiles brillaient seules dans la nuit sans lune, elle ne distinguait que confusément les rivages du golfe, les navires mouillés à quelque distance et la cime du Sipyle : les lumières des villages et celle du fanal de Sandjak-Kaléci étincelaient au loin, pareilles à des astres se levant à l’horizon. Des barques chargées de promeneurs passaient sous le balcon : elle les montra au Français, et lui proposa de faire, eux aussi, un tour sur le golfe. — Nous n’irons pas loin, dit-elle ; mais le temps est si frais et si beau, que ce serait dommage de se priver de cette promenade. — Elle se couvrit la tête d’un petit voile de dentelle et s’enveloppa de son burnous ; ainsi habillée à la mode d’Europe et le visage caché par sa mantille, elle n’avait pas à craindre d’attirer l’attention.

Maimbert appela son domestique et lui dit de préparer le bateau. La cadine et son amant s’assirent à l’arrière de l’embarcation, et on quitta la jetée. La mer était calme, sans une ride ; les rames soulevaient une poussière d’étincelles phosphorescentes. Quand on fut à quelque distance de la maison, la ville de Smyrne apparut tout entière, éclairée au milieu de l’ombre par les mille lumières de ses maisons et dominée par les tours démantelées du mont Pagus. Les cafés grecs qu’on nomme kibotos (arches), construits sur pilotis près du bord, entouraient le rivage comme une ceinture lumineuse. Dans chacun de ces cafés, des orchestres italiens jouaient des morceaux d’opéras dont les bruyantes mélodies arrivaient, adoucies par la distance, aux oreilles des promeneurs. Une barque ornée de guirlandes de feuillages et de lanternes vénitiennes traversa le golfe : elle portait tout un essaim de jeunes Levantines, accompagnées de leurs parens et de leurs amis ; il y avait un piano à bord et les belles Smyrniotes se donnaient le plaisir de faire de la musique sur l’eau. Les accords du piano, se perdant au milieu de la nuit transparente sur cette mer tranquille, produisaient un effet très doux, bien plus saisissant que les sonorités confuses des orchestres ; le groupe des jeunes filles en toilettes blanches, éclairé par les fanaux multicolores, animait d’une façon imprévue le paisible tableau que le golfe présentait ce soir-là L’embarcation se dirigeait, avec toute une flottille de petits bateaux qui l’escortaient, du côté de la barque de Maimbert. Il voulut éviter un aussi dangereux voisinage, et donna l’ordre à son domestique de longer le bord pour revenir à la maison. Comme ils approchaient du rivage, ils furent rejoints par un grand canot à quatre paires de rames. Elmas et le Français se trouvaient alors assez près des kibotos illuminés pour distinguer, dans le canot qui filait rapidement, une femme turque entourée de ses esclaves. — C’est Nedjibé, dit Elmas en ramenant sur son visage les plis de sa mantille. — La première femme du bey était reconnaissable à ses robes éclatantes : elle portait en ce moment une jupe de soie à bouquets dont les splendeurs avaient ébloui tous les harems de la ville. Elle ne parut même pas regarder du côté des deux amants, et ils purent se flatter de n’avoir point été aperçus.

Quand Elmas et le Français rentrèrent à la maison de la Grand’Rue, ils trouvèrent dans le vestibule la vieille Nazli qui s’était endormie en les attendant. Il était déjà tard. La femme du bey ramena autour de sa ceinture sa jupe de soie brillante, s’enveloppa dans le grand tchâr, et dit adieu à son amant. Celui-ci descendit avec elle, et, s’arrêtant à la porte du jardin, il vit les deux femmes s’engager dans les ténèbres de la rue mal éclairée. Au lieu de rentrer chez lui, il les suivit sans qu’elles s’en aperçussent jusqu’à l’habitation de Nazli ; puis il s’en revint par les chemins solitaires, où ses pas retentissaient sur le pavé, rêvant à l’étrange philosophie pratique de la femme du bey, et se demandant combien le ciel leur accorderait de pareils « jours de grâce. »


IV

Les préceptes de la pudeur musulmane interdisent à toute femme de bien de lever les yeux sur un étranger ; mais Nedjibé n’avait pas eu besoin de lever les yeux pour reconnaître Maimbert. Quand elle l’avait rencontré, elle revenait de la villa d’Osman-Pacha, située au midi de la ville, sur les bords du golfe. Elle vit que le Français était accompagné d’une femme vêtue à l’européenne avec une mantille de dentelle noire. Nedjibé supposa que l’étranger était en bonne fortune ; comme elle aimait fort les commérages et qu’elle connaissait presque toute l’aristocratie féminine de l’endroit, chrétienne et turque, elle se demanda quelle Franque ou quelle Levantine pouvait faire en pareille compagnie ses promenades sur l’eau. Tout à coup elle se souvint d’avoir vu autrefois dans le cabinet de toilette d’Elmas un burnous blanc et une mantille noire ; mais l’idée que son ennemie rendait visite à un infidèle semblait trop absurde pour qu’on pût s’y arrêter tout d’abord. Les mantilles noires et les burnous blancs ne sont pas rares, et d’ailleurs Elmas paraissait incapable de cet excès d’audace. Cependant plus Nedjibé réfléchissait, plus la supposition perdait de son invraisemblance. Cette Elmas n’aimait-elle pas à porter les toilettes des femmes d’Europe, et ne savait-elle pas lire leurs livres ? D’autre part pourquoi avait-elle refusé d’aller ce soir-là chez son beau-frère le gouverneur ? Nedjibé se promit d’ouvrir une enquête secrète, et son cœur se remplit de joie à la pensée de démasquer sa rivale.

Quand la vertueuse épouse du mekloubdji fut de retour à la Maison des Roses, Elmas était encore absente ; elle ne tarda pas à rentrer, accompagnée de Nazli et du jardinier. Djémil-Bey passait la nuit à la villa du gouverneur. Nedjibé dormit peu et chercha jusqu’au matin le moyen de découvrir comment Elmas avait employé sa soirée. Elle pensa d’abord à faire part au bey de ses soupçons, mais cette révélation appuyée sur de simples conjectures aurait eu l’air d’une calomnie. Il lui fallait donc trouver des preuves, et les trouver seule. Le lendemain, elle essaya de faire parler Nazli et le jardinier : la première feignit de ne pas comprendre ; quant au second, il ne savait rien. Nedjibé résolut alors de s’adresser à Elmas en personne ; il importait de savoir si, comme c’était après tout fort possible, la mère d’Adilé ne s’était pas rendue la veille chez une amie ou en tout autre endroit non suspect.

Après son déjeuner, Elmas s’était assise à l’entrée du petit temple qui lui servait de kiosque d’été. Elle vit Nedjibé sortir de la maison et se diriger de son côté, le ventre en avant, les coudes en arrière, les pieds traînant sur l’herbe dans leurs pantoufles de cuir jaune, telle en un mot qu’elle était apparue aux yeux ravis du poète du Bosphore. Elle tenait à la main une assiette pleine de morceaux de pain, et s’en vint donner à manger aux deux cygnes de l’étang. C’étaient de beaux oiseaux au plumage noir, de la race de ceux qui, du temps de Virgile, peuplaient non loin de Smyrne les marécages du Caystre entouré de prés verts. Nedjibé ne leur faisait pas souvent une pareille faveur, et Elmas se demanda ce qui leur valait cette marque de sollicitude. Quand l’assiette fut vide, la fille de l’imam se tourna vers Elmas, qu’elle feignit d’apercevoir alors pour la première fois. Elle se mit à causer avec elle, et lui demanda où elle avait passé la soirée de la veille.

— J’étais souffrante et fatiguée, répondit Elmas. Je suis restée pendant une partie de la soirée chez la vieille Nazli, qui habite au milieu des jardins, dans un endroit tranquille.

C’était là tout ce que Nedjibé voulait savoir. Elle ajouta quelques banalités et se retira en disant qu’elle allait faire sa sieste. Elmas comprit que la femme préférée de Djémil ne l’avait pas interrogée sans arrière-pensée ; mais elle s’imagina que sa rentrée tardive avait seule donné l’éveil aux soupçons de cette méchante créature. Il ne lui vint pas à l’esprit qu’on eût pu la reconnaître pendant sa promenade sur le golfe : aussi ne conçut-elle aucune inquiétude. Elle donnait de son absence une explication vraisemblable, et, comme les jours suivans personne ne lui parla plus de l’emploi de cette soirée, elle crut tout péril passé.

C’était là une grave erreur. En d’autres circonstances, Nedjibé aurait pu être dupe de la fable qui venait de lui être contée ; mais après ce qu’elle avait vu ou cru voir elle fut sur ses gardes. À tout événement, elle se promit qu’une nouvelle imprudence de sa rivale ne passerait pas inaperçue. Il s’agissait pour cela de faire surveiller toutes les démarches d’Elmas. Après avoir longtemps cherché à qui elle pourrait confier ce service, Nedjibé résolut d’employer Kieur-Sarah. Kieur-Sarah était une Juive borgne, âgée de trente ans au plus, mais déjà laide et décrépite comme la plupart de ses coreligionnaires le sont à cet âge, ce qui s’explique si l’on songe que les Juives de Smyrne se marient quelquefois avant douze ans et deviennent souvent mères à treize. Celle-là exerçait le métier de marchande à la toilette. Pas plus que les revendeuses d’Europe, elle ne limitait ses opérations au commerce des robes ou des étoffes ; elle vendait aussi des bijoux, et se chargeait à l’occasion, quand la cliente était à court d’argent, de trouver un bailleur de fonds obligeant disposé à payer colliers, bracelets et bagues. Les méchantes langues disaient même qu’un jour le mektoubdji, après des pertes au jeu, n’ayant pu payer à sa première femme une assez grosse somme dont elle avait besoin, Kieur-Sarah avait mis Nedjibé à même de remplir sa bourse aux coffres d’un vieux saraf turc. Il est difficile de croire à une pareille légèreté de la part d’une personne aussi orthodoxe ; mais ce qui est certain, c’est que Djémil défendit à sa femme de jamais revoir la revendeuse, qui n’entrait plus qu’à la dérobée dans le harem de la Maison des Roses. Cette Juive avait, comme beaucoup d’autres de ses pareilles, une probité relative, et sa discrétion était affaire de métier. Sans parler de Maimbert, Nedjibé lui dit qu’EImas avait un amant, et que Nazli était l’intermédiaire de cette intrigue ; il s’agissait d’épier toutes les démarches de l’une et de l’autre. Kieur-Sarah commença par refuser, en déclarant qu’une semblable surveillance lui coûterait trop de temps et de peine ; mais la promesse d’une récompense généreuse, accompagnée d’un à-compte de plusieurs medjidiés, lui ferma la bouche. Se chargea-t-elle de ce nouveau rôle ou mit-elle en campagne ses filles, qu’elle préparait dès lors à la remplacer plus tard, c’est ce qu’il est impossible de savoir ; toujours est-il qu’à partir de ce moment Nedjibé connut exactement l’emploi de chacune des heures d’Elmas et de Nazli.

Tout d’abord elle n’apprit rien qui pût satisfaire sa curiosité. Elmas resta plus d’une semaine sans retourner à la maison de la Grand’Rue. Il y a des fleurs de rivière qui vivent au fond des eaux et apparaissent rarement à la surface pour s’épanouir sous les rayons du soleil ; de même il suffisait à la cadine de quelques heures passées près de son amant, à de longs intervalles, pour qu’elle se sentît la force de supporter les ennuis de l’existence quotidienne : seulement elle s’étonnait, aujourd’hui que la révélation de l’amour lui avait été faite, d’avoir pu rester privée pendant une partie de sa jeunesse des émotions dont le seul souvenir la remplissait de trouble et de bonheur. Durant des après-midi entières, elle regardait les feuillages s’incliner au-dessus de sa tête vers l’entablement de marbre du temple, et suivait d’un œil distrait les voyages des cygnes parmi les nénufars de l’étang. Elmas, fille de l’Orient, n’était pas de celles qui prêtent une âme à la nature environnante ; mais sous l’influence de l’amour on se plaît davantage, dans tous les pays de la terre, à l’aspect de la mer calme, aux chants du rossignol, au parfum des roses. Elle trouvait à chaque instant de nouveaux charmes au séjour de Gulhané, et s’y plaisait comme on se plaît en la société d’amis fidèles longtemps méconnus.

Un jour cependant, elle se trouva presque seule au harem. Le bey était au sérail, Nedjibé au village de Boudja. Midi venait de sonner ; à Smyrne de nos jours, comme à Rome du temps de Properce, une pareille heure est favorable aux rendez-vous d’amour, car la ville est endormie et les rues sont désertes. Elmas se rendit d’abord à la maison de Nazli, puis, faisant un long détour à travers les vergers, elle arriva chez Maimbert. Tout jusqu’alors semblait leur avoir réussi ; ils commençaient à se fier à leur bonne étoile : le Français lui-même oubliait ses alarmes des premiers jours pour se laisser aller au courant de son facile bonheur. Si pourtant la femme du bey avait regardé derrière elle quand elle s’en revint par les rues pleines de soleil, elle eût aperçu la Juive qui la suivait, se cachant à l’angle des murailles, obstinée, silencieuse et sinistre comme le mauvais destin. Le lendemain, Kieur-Sarah recevait la récompense promise, et Nedjibé possédait enfin le secret de la femme qu’elle détestait le plus au monde.

Elle ne tira point immédiatement parti de sa découverte. Il ne s’agissait pas de compromettre Elmas par une simple dénonciation à son mari et d’exciter une tempête domestique entre les murs du harem ; Nedjibé prétendait à une bien autre satisfaction. Elle voulait que la coupable fût surprise en flagrant délit, que le public devînt à la fois le témoin et le juge du crime. Les populaces de l’Orient ont toujours aimé à jouer ce double rôle et à lapider les pécheresses. Elmas, qui ne se doutait de rien, retournerait sans aucun doute chez son amant, et ce jour-là Nedjibé serait vengée. Il fallait donc attendre et dissimuler. Elle trompa son impatience en se montrant plus insolente à l’égard de son ennemie, qui ne sentait pas ces coups d’épingle ou ne voulait pas y prendre garde ; mais Nedjibé n’était pas assez maîtresse d’elle-même pour cacher son jeu bien longtemps. Un matin elle eut l’imprudence de donner un soufflet à la petite Adilé, à propos d’un ruban que l’enfant, prétendait-elle, lui avait volé. Elmas se fâcha, et dit à la fille de l’imam deux ou trois vérités un peu dures. Celle-ci, comme d’habitude, répliqua par les plus grosses injures que pût fournir le vocabulaire turc, fort riche sous ce rapport. Comme en même temps Nedjibé menaçait Adilé de la battre de nouveau à la première occasion, Elmas déclara qu’elle demanderait justice à son mari. Nedjibé ne se contint plus. — Va te plaindre au bey, s’écria-t-elle ; moi aussi je lui apprendrai une nouvelle dont il ne se doute guère. Ne sais-tu donc pas qu’il me suffirait de dire un mot pour te voir tomber à mes genoux en me demandant grâce ?

La colère commençait à gagner la mère d’Adilé. Tout justement elle vit, à travers les arbres, Djémil qui accourait, attiré par le bruit de la querelle ; prenant son parti avec sa promptitude accoutumée, elle saisit Nedjibé par le bras, la traîna hors du vestibule, et la jeta aux pieds du mektoubdji. — Nedjibé a des révélations à te faire sur mon compte, dit-elle en turc à son mari. Je te l’amène ; elle ne prétendra pas que je l’empêche de parler.

La grosse Nedjibé croyait sentir encore l’étreinte de la petite main nerveuse qui lui avait serré le bras ; elle voyait devant elle sa rivale, les sourcils froncés, la bouche contractée par la colère, des éclairs dans ses yeux noirs. Troublée par la conscience de son infériorité morale, sachant qu’EImas avait assez d’énergie et de ressources d’imagination pour gagner une cause perdue en apparence, Nedjibé restait muette. Quand même elle eût retrouvé la parole, elle n’eût point osé dire ce qu’elle avait appris, car alors il aurait fallu produire ses témoins, et, outre que Kieur-Sarah n’était pas faite pour inspirer la confiance, le nom de cette Juive rappelait au mektoubdji certaine mésaventure conjugale dont il valait mieux ne pas réveiller le souvenir. Djémil, ne comprenant rien au silence de Nedjibé, lui ordonna de s’expliquer : elle balbutia quelques paroles d’excuse, se releva et voulut s’en aller ; mais auparavant elle eut le plaisir de s’entendre appeler « fille de chien » par son époux, qui lui promit une correction exemplaire pour le cas où elle troublerait encore la paix du harem. L’intérêt de Djémil lui commandait cette fois de se montrer équitable. La femme du gouverneur avait entendu parler de la scène du chapelet, et l’avait racontée à son mari. Osman-Pacha était non-seulement un administrateur habile, mais encore un homme très juste et très bien élevé, comme on en trouve tant parmi les Turcs de la vieille roche ; il fit comprendre au bey qu’un fonctionnaire de son rang ne devait pas mener son harem à la façon d’un chamelier ou d’un portefaix. Djémil se le tint pour dit, d’autant plus qu’il craignait que la femme du pacha ne conseillât le divorce à Elmas, et ne le privât ainsi de la succession de l’ancien ministre des finances.

Elmas avait répondu par un coup d’audace à l’attaque de Nedjibé, et cette hardiesse lui avait réussi, mais c’était là jouer gros jeu. Quand la seconde femme du mektoubdji, plus calme après sa victoire, réfléchit sur ce qui s’était passé, les paroles de Nedjibé lui revinrent à la mémoire ; elle ne savait comment les interpréter. Elle ne pouvait deviner que Kieur-Sarah avait été chargée de l’épier ; il fallait donc ou qu’elle eût été reconnue dans la Grand’Rue, ou que la fille de l’imam eût lancé ces accusations à tout hasard, qu’elle eût, comme disent les chasseurs, touché le but en tirant au juger. Quoi qu’il en soit, la prudence devenait plus nécessaire que jamais.

Quelques jours plus tard, Kieur-Sarah entrait dans l’appartement de Nedjibé. Ce n’était pas seulement le désir d’apprendre les nouvelles qui l’amenait à la Maison des Roses ; elle était avant tout femme pratique et n’oubliait jamais les intérêts de son commerce ; sa fille la suivait, portant un rouleau d’étoffes. La petite Juive déposa son paquet sur le tapis, et se retira discrètement dans la chambre des servantes. La femme de Djémil paraissait en proie à une profonde mélancolie. Le tuyau de son narghilé restait oublié sur le sofa, et le tombéki se consumait lentement dans le foyer couronné de charbons ardens. Elle ne répondit pas au salut de Kieur-Sarab et ne sembla point s’apercevoir de la présence de la revendeuse. Celle-ci lui prit la main et lui demanda la cause de ses tristesses. — Ah ! Kieur-Sarah, répondit la cadine, je suis la plus malheureuse des femmes. Cette Elmas me fera mourir. Au moment où je me croyais la plus forte, elle m’a désarmée, réduite à l’impuissance. Le bey ne l’aime guère, et pourtant elle lui a si bien tourné la tête qu’il m’accuse de tout brouiller dans le harem.

— Ne pleure pas, Nedjibé-Hanem ; les larmes rougiraient tes beaux yeux. Prends garde de perdre le sommeil et de devenir aussi maigre que la laide Elmas. Je t’apporte de quoi te consoler, des étoffes de France comme pas une femme ici n’en a porté jusqu’à présent.

— J’ai bien d’autres soucis que celui d’acheter tes étoffes. Mon mari est furieux contre moi ; il ne me donnerait pas d’argent pour te payer.

— Pourquoi ne lui apprends-tu pas ce que tu sais sur le compte d’Elmas ?

— Puis-je le lui dire ? Il faudrait te nommer ; il ne veut plus entendre parler de toi depuis cette maudite affaire du saraf. D’ailleurs Elmas me fait peur avec ses yeux méchans et son esprit de sorcière. Je tremble à la pensée de me retrouver devant elle comme l’autre jour. Regarde de quelle manière elle m’a traitée.

La cadine releva sa manche. Les doigts d’Elmas avaient laissé sur les chairs molles de ce gros bras des marques bleuâtres. Kieur-Sarah promena sa main sèche sur les meurtrissures. — Quelle méchanceté ! reprit-elle. Il n’y a qu’une bête féroce pour blesser un si beau bras ; Elmas en était sans doute jalouse. Il ne lui restera plus qu’à mourir d’envie quand elle te verra parée des belles robes que tu vas m’acheter. Elles ne viennent pas d’Allemagne comme celles de Fatma-Hanem et de Sélimé-Hanem ; ce sont des soieries de Lyon. Je ne suis pas pressée d’avoir ton argent ; tu me paieras plus tard.

Elle déroula les étoffes. Malgré tout son chagrin, Nedjibé regardait d’un œil d’admiration les pièces de soie chatoyantes étendues sur le tapis. L’une d’elles, rayée de jaune et de bleu sur fond rouge, lui arracha un cri d’admiration ; mais bientôt elle retomba sur son sofa en se cachant la tête dans les coussins. — Remporte ta marchandise, dit-elle, je ne veux pas la prendre. Je n’aurai pas de bonheur en ce monde tant que la maudite guiaour vivra pour me tourmenter.

Kieur-Sarah ne s’en alla pas. Après quelques minutes de silence, la cadine releva la tête et la regarda avec étonnement. — Que fais-tu ici ? demanda-t-elle. Ne t’ai-je pas dit que le n’avais plus besoin de toi ?

— Tu as encore besoin de ta vieille Kieur-Sarah, Nedjibé-Hanem. Achète la pièce à fond rouge, et le t’indiquerai un moyen d’en finir avec tes peines.

Nedjibé refusa d’abord ; mais, poussée par une curiosité d’enfant, elle finit par prendre sans marchander la robe de soie de Lyon. L’affaire conclue, elle ordonna à la Juive de lui faire part de son moyen. Kieur-Sarah s’approcha et lui dit quelques mots à l’oreille. — Il y a de gros risques, répondit la fille de l’imam après deux ou trois minutes de réflexion. Qui m’assure que tu ne me trahiras pas ?

— Mon intérêt d’abord. Et depuis que tu me connais, ne t’ai-je pas prouvé que tu peux avoir en moi toute confiance ?

— Ce que tu me conseilles est bien grave, et doit peser sur la conscience au jour du jugement.

— Je ne suis qu’une pauvre Juive, Nedjibé-Hanem, mais j’écoute ce qui se dit par le monde, et j’ai toujours vécu au milieu des musulmans. Plus d’un sultan qui a eu recours au moyen que le t’indique a été approuvé par les fetvahs des interprètes de la religion. D’ailleurs n’as-tu pas dit toi-même que cette femme était une guiaour plutôt qu’une musulmane ?

La conférence dura plus d’une heure encore. Lorsque Kieur-Sarah sortit du harem, elle s’était défaite de presque toute sa marchandise, et cinquante medjidiés d’or lui étaient promis en cas de succès de l’expédient qu’elle avait suggéré. On ne sera plus étonné en apprenant que, dans le misérable galetas qu’elle habitait au fond du quartier juif, Kieur-Sarah cachait une fortune.

Il est nécessaire, pour faire comprendre la suite de ce récit, de dire quelques mots des dispositions intérieures de la Maison des Roses. Quoique assez haute, elle était bâtie au rez-de-chaussée sans étage supérieur, Le salon du bey et les pièces où le public pouvait pénétrer se trouvaient dans l’aile gauche ; le reste de l’habitation était réservé au harem. Elmas occupait une partie de l’aile droite ; son appartement se composait d’un salon, d’une pièce plus petite qui servait à la fois, suivant l’usage turc, de chambre à coucher, de salle à manger et de boudoir, enfin d’une grande chambre où les esclaves logeaient ensemble, L’appartement de Nedjibé, à peu près pareil, était situé à l’autre extrémité du harem, près de l’aile gauche ; un large vestibule donnant accès par une porte-fenêtre dans le jardin s’étendait comme un terrain neutre entre les domaines respectifs des deux rivales. C’est là qu’on recevait les visites de cérémonie des harems étrangers au harem de Djémil-Bey ; c’est là aussi que Nedjibé passait une partie de ses journées. Elmas, qui faisait du temple au bord de l’étang son séjour habituel, renonçait à tous droits sur le vestibule ; elle ne le traversait que rarement pour rentrer chez elle ou pour aller au jardin.

Le lendemain du jour où Nedjibé avait reçu la visite de la Juive, Elmas, qui se levait de grand matin, sortit de son appartement une heure après le lever du soleil. Elle trouva dans le vestibule Nedjibé occupée à coudre, seule, et sans la compagnie de ses esclaves. Les deux femmes ne se parlaient plus depuis leur dernière discussion ; Elmas ne parut point remarquer la présence de la fille de l’imam, franchit la porte du jardin et se dirigea vers son kiosque. Presque aussitôt après, une servante venant de l’aile droite entra dans le vestibule, y déposa un plateau sur lequel on voyait une tasse vide, et descendit à la cuisine. Elle allait y chercher la bouilloire contenant le café que sa maîtresse Elmas prenait chaque matin. Pendant l’absence de la servante, Nedjibé se leva sans bruit, jeta dans la tasse une pincée de poudre blanche et regagna sa place. L’usage turc veut que le café soit servi par deux esclaves dont l’une porte la tasse vide et l’autre la bouilloire, dont elle verse le contenu dans cette tasse en présence du maître ; mais chez Elmas les choses se passaient plus simplement. L’esclave revint, remplit elle-même dans le vestibule la tasse de porcelaine sans apercevoir la poudre très blanche et très fine déposée au fond, et l’alla présenter à sa maîtresse, assise à l’entrée du kiosque. Celle-ci but sans défiance ; Nedjibé l’observait de loin, et rentra chez elle satisfaite du succès de sa première tentative.

Quoi qu’en eût dit la Juive, le crime qu’elle avait conseillé à sa cliente n’est ni approuvé ni excusé par la religion musulmane ; mais dans beaucoup de harems, comme partout où il y a des femmes jalouses, le poison est un moyen employé pour se débarrasser d’une rivale incommode. La poudre de Kieur-Sarah était une préparation analogue à l’arsenic ; seulement elle produisait des effets moins violens et moins faciles à diagnostiquer. Nedjibé la mêlait chaque matin, par faibles doses, au café que buvait Elmas. Celle-ci, au bout de quelques jours, ressentit un malaise étrange ; elle perdit l’appétit, mais ne renonça malheureusement pas à l’usage du café. Vers la fin de la semaine, elle fut prise de crampes d’estomac et de vomissemens. Sa sœur, qui venait la voir tous les jours depuis le début de la maladie, voulut amener un médecin franc ; Djémil s’y opposa formellement malgré le respect que lui inspiraient d’ordinaire les décisions de l’épouse du gouverneur. Une vieille femme du voisinage avait le monopole de l’art de guérir dans tous les harems bien pensans où l’on ne souffrait pas la présence d’un docteur infidèle ; Djémil la fit appeler. La vieille déclara que le mal dont souffrait Elmas n’était nullement naturel, et qu’il fallait l’attribuer aux artifices des mauvais esprits : elle promit d’apporter le soir même un remède infaillible. Elle revint avec un bout de papier sur lequel un mollah avait écrit quelques versets du Coran ; elle le plongea dans un verre d’eau, attendit que l’encre fût dissoute, et voulut faire boire cette eau à Elmas. Les cadines qui se trouvaient présentes ne doutaient pas davantage de l’efficacité du remède. Pour leur complaire, la femme du mektoubdji obéit à la vieille. Il va de soi que le miracle attendu ne s’accomplit pas. — Peut-on s’en étonner, dirent les dévotes, quand on connaît le peu de foi de la malade ?

Les jours s’écoulaient ; Elmas ne cessait pas de souffrir, mais elle n’était pas encore obligée de garder le lit, et Nedjibé pensa que le poison agissait bien lentement. Un matin, elle doubla la dose : ce fut une imprudence. Elmas trouva un goût d’amertume inexplicable à son café. Elle le répandit à terre et découvrit la poudre blanche mêlée au marc qui restait au fond de la tasse. A partir de ce moment, elle fut certaine qu’on l’avait empoisonnée. Elle aurait voulu confier cette découverte à sa sœur et lui demander conseil ; par malheur, la femme du pacha s’était embarquée la veille pour Constantinople, où l’appelait une affaire de famille des plus urgentes ; elle ne devait revenir que dans une dizaine de jours. Elmas pensa bien à s’adresser au pacha lui-même ; mais que ferait-il ? Rien ne prouvait que Nedjibé fût la coupable ; elle avait probablement confié à un subalterne le soin d’accomplir le crime, et parmi cette foule d’esclaves qui peuplaient la Maison des Roses, sur qui devaient se porter les soupçons ? En admettant que l’on fît une enquête, la seconde femme du bey savait que le public était mal disposé pour elle ; on connaissait ses querelles avec Nedjibé, et elle serait peut-être accusée d’avoir elle-même mêlé du poison à son café pour justifier des imputations calomnieuses dirigées contre sa rivale. Elle résolut donc de se taire jusqu’au retour de sa sœur ; elle s’entendrait alors avec celle-ci pour se séparer de son mari par un divorce légal. En attendant, elle continua son existence ordinaire, mais ne but et ne mangea rien qui n’eût été préparé par la fidèle Nazli. Les douleurs d’estomac et les vomissemens s’arrêtèrent promptement ; bien qu’elle ne recouvrât ni son appétit ni ses forces, on put croire qu’elle ne tarderait pas à se rétablir.

Attentive à ces changemens, l’empoisonneuse comprit que ses intentions avaient été devinées. Tout d’abord elle eut grand’peur, et ne se rassura qu’en voyant son ennemie garder pour elle les soupçons qu’elle pouvait avoir conçus. Les terreurs de Nedjibé firent bientôt place à la colère : sa haine était impuissante, et ses tentatives de vengeance avortaient l’une après l’autre. Le bey ne lui avait pas longtemps gardé rancune, elle restait malgré tout sa femme préférée. A un certain moment où il semblait favorablement disposé, elle osa lui dire qu’Elmas avait une intrigue avec un Franc, et que ce Franc était Maimbert. Djémil ne sut que penser ; les explications de Nedjibé lui parurent fort embrouillées, car elle ne voulait pas parler de Kieur-Sarah ; de plus il se défiait de la fille de l’imam, trop intéressée à nuire à sa rivale pour reculer devant une calomnie. Nedjibé devina le motif des incertitudes de son mari, et n’insista pas ; mais elle insinua qu’elle pourrait sans doute prouver ses affirmations de la façon la plus évidente, si on la laissait faire. Le bey ne demandait pas autre chose, et permit à sa femme d’agir comme elle l’entendrait. Elle pensait qu’Elmas serait bientôt rétablie et renouvellerait ses imprudences ; en attendant, elle l’observait attentivement, et enjoignit à Kieur-Sarah de ne pas perdre de vue l’esclave Nazli.

Elmas n’était pas, comme le croyait Nedjibé, sur le point de revenir à la santé ; la poudre blanche avait eu le temps de produire de terribles effets. Les symptômes de l’empoisonnement avaient disparu, et la malade reprenait son existence habituelle, mais elle ne mangeait plus et perdait le sommeil. Elle maigrissait à vue d’œil, une pâleur semblable à celle des phthisiques couvrait ses joues ; elle restait plongée des heures entières dans un engourdissement douloureux et se sentait à peine la force de penser. — Nedjibé a frappé à coup sûr, se dit-elle un jour quand elle se regarda dans son miroir. Bien certainement je n’ai plus longtemps à vivre. — Elle se résigna sans trop de peine à la pensée de quitter ce monde ; l’alanguissement qui paralysait son esprit la rendait presque indifférente aux terreurs de la mort.

Au milieu de cet engourdissement de ses facultés, deux sentimens conservaient seuls leur puissance : sa tendresse pour Adilé et son amour pour Maimbert. Si elle devait mourir, sa petite fille serait livrée à elle-même à l’âge où les enfans ont le plus besoin d’affection et de sollicitude. Elmas ne voulait pas que l’enfant passât ses premières années dans ce harem maudit, à côté de l’empoisonneuse : elle se promit de faire prendre à sa sœur l’engagement de garder Adilé jusqu’au jour de son mariage. Le bey, qui n’aimait pas la petite fille, ne se refuserait certainement pas à cet arrangement.

Elle comptait en même temps sur une suprême consolation : elle voulait à tout prix revoir Maimbert, ne fût-ce que quelques minutes. Elle lui devait les seuls momens de bonheur complet qu’elle eût goûtés dans sa vie ; en ce moment encore, épuisée comme elle l’était par une longue souffrance, elle se ranimait au souvenir de ce passé qui lui semblait bien éloigné déjà Elle n’avait pas la force de retourner chez le Français, et d’ailleurs elle savait combien la haine de Nedjibé était vigilante. On ne pouvait songer davantage à introduire Maimbert dans l’enceinte de la Maison des Roses ; mais ne pouvait-elle trouver un autre moyen de se rencontrer avec lui, de le voir, de lui parler un moment ? Il y avait au jardin du harem une petite porte latérale donnant sur un chemin solitaire. On ne l’ouvrait que rarement, et la clé, suspendue dans le vestibule, était à la disposition de la cadine. A l’heure où la Maison des Roses est endormie, Elmas pouvait se glisser hors de chez elle et retrouver là Maimbert, qu’y amènerait Nazli. Les murs du jardin étaient assez hauts pour défier les voleurs, et les gardiens ne surveillaient point cette partie de l’habitation. Elmas ne voulut pas perdre de temps ; elle écrivit un billet à son amant pour lui donner rendez-vous le lendemain même à une heure avancée de la nuit.


V

Le Français ne savait comment s’expliquer le long silence de sa maîtresse : plus d’un mois s’était écoulé depuis leur dernière entrevue sans qu’elle eût donné signe de vie. Un soir, au coucher du soleil, il se promenait sur sa terrasse, en face du golfe ; il se demandait combien de temps encore durerait cette incertitude, et son esprit naturellement inquiet était agité par les plus pénibles anxiétés. Devait-il la revoir encore ? Avait-elle quitté Smyrne ? La vie des femmes de harem s’entoure d’un tel mystère qu’il était difficile de répondre à ces questions. On vint lui dire à ce moment qu’une vieille Turque voulait lui parler : il vit entrer Nazli. — Comment va la cadine ? — demanda aussitôt Maimbert en mettant les uns au bout des autres les trois ou quatre mots de turc qu’il connaissait. — Elle ne va pas bien, — répondit l’esclave, et elle remit au Français la lettre dont Elmas l’avait chargée. Maimbert y lut les lignes suivantes :

« J’ai été malade, et le suis souffrante encore. Il est possible qu’avant peu je doive m’éloigner de vous ; je tiens à vous revoir une dernière fois. Ce soir à onze heures, soyez à la porte du jardin de la Maison des Roses ; j’irai vous y rejoindre. La vieille Nazli vous conduira. A bientôt ; laissez-moi vous rappeler en attendant que je vous aime et que je suis à vous du meilleur de mon cœur. »

« ELMAS. » Le Français entreprit de questionner Nazli pour éclaircir l’alarmante obscurité de cette lettre ; mais la vieille et lui n’arrivaient pas à se comprendre. Il dut attendre, dans un état d’impatience qu’on s’explique sans peine, l’heure assignée pour le rendez-vous. Quand ils arrivèrent en vue de la Maison des Roses, la lune se levait ; la nuit était belle et un peu fraîche, car l’automne venait de commencer. L’esclave ouvrit la porte du jardin, fit signe à Maimbert de se cacher dans l’ombre, le long de la muraille, et le laissa seul. Elle traversa la pelouse et se dirigea vers la maison. Dans toute l’habitation, on n’entendait pas un bruit, on ne voyait pas une lumière. Elmas était déjà prête et vint au-devant de Nazli. Sans rien dire, les deux femmes s’engagèrent dans les allées du jardin que la lune n’éclairait pas encore ; mais à moitié chemin de la porte, la cadine sentit que les forces allaient lui manquer ; le froid de la nuit l’avait surprise ; elle dut s’asseoir sur le piédestal de la statue, près de l’étang. Revoir Maimbert, c’était la dernière joie qu’elle se promettait en ce monde ; elle crut un moment que cette joie lui serait refusée. — D’ici à la porte, dit-elle à Nazli, la distance est trop grande ; jamais je ne pourrai aller jusque-là — Cependant, si son corps épuisé était incapable d’un nouvel effort, la maladie n’avait pas eu de prise sur son âme énergique. — Il faut à tout prix que je le revoie, reprit-elle. Assure-toi que tout est tranquille dans le jardin et aux abords de l’habitation, puis va chercher le Franc et amène-le ici ; laisse la porte entre-bâillée ; en cas d’alarme, il pourra toujours s’enfuir.

La Maison des Roses semblait endormie ; cette apparence était trompeuse. Nedjibé avait su que Nazli était allée chez Maimbert ; elle avait en même temps constaté la disparition de la clé du jardin. Tout cela lui fit deviner une partie des projets de sa rivale ; elle crut même qu’Elmas avait peut-être l’intention de s’enfuir cette nuit-là ou la suivante. Nedjibé ne dit rien au bey ; profitant des pleins pouvoirs qu’il lui avait donnés, elle disposa tout pour assurer le succès de ses plans de vengeance. Il y avait dans l’appartement de Djémil un grand salon inoccupé dont les fenêtres donnaient à la fois sur la route et sur le jardin ; on pouvait apercevoir de là les environs de la petite porte et une partie de la pelouse. Ce salon devint le poste d’observation de la fille de l’imam ; elle ordonna au vieux gardien Tossoun de se tenir prêt dans la pièce voisine. Vers onze heures du soir, elle vit Maimbert, conduit par Nazli, s’arrêter devant la petite porte, et Elmas sortir de chez elle pour aller au-devant de lui. Appelant le gardien, elle voulait lui enjoindre de réveiller ses camarades et d’arrêter la fugitive quand elle franchirait la porte du jardin ; mais la clarté de la lune, qui dépassait maintenant la cime des arbres, lui permit de reconnaître Elmas assise au bord de l’étang et le Français que Nazli guidait à travers les allées. Elle modifia ses instructions en conséquence. Tossoun sortit seul par l’entrée principale de la maison, fit le tour des murs extérieurs, et vint rouler une lourde pierre devant la petite porte. Il coupait ainsi la retraite au Français, car cette porte s’ouvrait du dedans au dehors. Tout cela se fit en silence et sans que rien avertît les amans du danger qui les menaçait.

Maimbert trouva sa maîtresse presque défaillante, aussi pâle que le marbre sur lequel elle s’appuyait. Elle s’était couverte de son voile : peut-être craignait-elle d’alarmer le Français en lui laissant voir tout de suite ses traits où la mort avait déjà mis son empreinte ; peut-être aussi avait-elle quelque honte de montrer sa beauté flétrie par de longues souffrances. Quand celui-ci lui découvrit le visage pour l’embrasser, il eut peine à la reconnaître. — Je suis bien changée, n’est-ce pas ? dit-elle en souriant tristement. La maladie a fait de moi une vieille femme. Je le regrette moins en songeant que nous ne devons plus nous voir. Je vais partir pour un long, très long voyage. Dans quelques jours j’aurai quitté Smyrne, et il serait inutile de m’y chercher ; mais, quoi qu’il arrive, le vous aimerai toujours. Ne me croyez pas aussi malade que j’en ai l’air : je me sens forte, le guérirai. Vous, quittez Smyrne le plus tôt possible, et partez pour votre pays. De sérieux dangers vous menacent, si vous restez ici…

Maimbert, stupéfait, l’écoutait sans la comprendre. Quelle maladie mystérieuse avait pu, en moins d’un mois, frapper si cruellement cette femme, jadis pleine de force et de santé ? De quel voyage, de quels dangers voulait-elle parler ? Il essaya de l’interroger : Elmas l’interrompit. — Ne m’en demandez pas davantage, dit-elle. Il faut que vous n’emportiez de cette ville maudite que le souvenir de notre amour. Partez au plus vite. Quant à moi, dans quelques jours je ne serai plus là. Je vais au bout de l’empire, à Mossoul, à Bagdad, plus loin encore. Adieu, le temps presse ; en restant dans ce jardin, nous jouons un jeu terrible. Laissez-moi vous embrasser une dernière fois, et fuyez au plus vite par où vous êtes venu.

Elle se suspendit à son cou et l’embrassa avec passion ; puis, lui prenant les deux mains, elle le regarda longuement, sans parler. Elle se leva et resta debout, frissonnant chaque fois que le vent de la nuit effleurait ses joues pâles et soulevait les boucles de ses cheveux, qu’elle n’avait pas pris soin d’attacher. — Adieu, dit-elle encore en se détournant pour cacher une larme qui coulait le long de ses joues ; sois heureux et rappelle-toi que je t’ai bien aimé ! — Sous l’influence de l’excitation nerveuse causée par cette scène, elle avait retrouvé quelque force. Elle s’éloigna de Maimbert d’un pas ferme, presque rapide ; on eût dit qu’elle craignait d’écouter son cœur, qui la sollicitait de revenir vers le Français. Quand elle rentra, suivie de Nazli, dans son appartement, elle trouva la maison silencieuse, le vestibule solitaire : elle put se flatter de l’espoir de n’avoir pas été découverte, et ne redouta plus rien pour son amant.

Maimbert resta quelque temps à la même place, près de la statue ; ses idées étaient bouleversées par ce qu’il venait de voir et d’entendre. Il se leva enfin, reprit les allées par lesquelles il était venu, et se retrouva devant la porte. Il voulut la pousser : elle résista à tous ses efforts. En même temps il se sentit enlacer par des bras vigoureux ; on lui mit un mouchoir sur la bouche et on lui lia les mains avant qu’il pût faire un mouvement pour se défendre ; puis il fut conduit ou plutôt traîné vers l’extrémité du jardin la plus éloignée de la maison, et attaché à un arbre. Il vit alors que ceux qui s’étaient emparés de lui étaient deux esclaves nègres, des Kordofanli aux grosses lèvres, à l’air farouche et stupide. Leur besogne faite, l’un d’eux se dirigea en courant vers la maison, et l’autre resta là pour surveiller le prisonnier.

Maimbert ne se fit pas un seul moment illusion sur le sort qui lui était réservé. D’après la loi du pays, sa vie appartenait à Djémil-Bey, et il savait que le mektoubdji n’était pas homme à pardonner. A la pensée de la mort qui l’attendait, il sentit son cœur faiblir un moment. Il regrettait les courtes joies, et même les épreuves, les chagrins, les déceptions de son existence. La scène qu’il avait sous les yeux était si calme et si belle qu’elle formait un contraste étrange avec l’horreur de sa situation. Les rossignols chantaient au bord de l’étang ; la lune éclairait le temple ionique et la statue brisée qui avait entendu les confidences de son dernier entretien d’amour. A ses pieds, par-delà les dernières maisons de Smyrne, s’étendait l’immense rade couverte de bateaux. Un steamer venant du large tira un coup de canon pour annoncer son arrivée : c’était le paquebot de France. Ce navire semblait le messager de la patrie lointaine ; Maimbert se rappela toutes les idées d’honneur et de courage que réveille d’un bout à l’autre de l’Orient le nom de la France. Malgré l’indécision de son caractère un peu faible, son âme était restée honnête et vaillante : il se promit de se montrer jusqu’au bout digne de la haute renommée de son pays.

Les trois ou quatre minutes qui se passèrent ainsi lui parurent bien longues. Il vit enfin trois hommes traverser la pelouse et venir à lui : c’étaient Djémil, le gardien Tossoun et le second nègre. Le bey s’approcha, ordonna d’enlever le mouchoir qui bâillonnait Maimbert, et fixa quelque temps sur lui son regard à la fois sournois et cruel. — Avez-vous une prière à m’adresser avant de mourir ? lui dit-il. — Il pensait que l’étranger demanderait la vie ; cette espérance fut trompée ; Maimbert ne daigna pas répondre. Le mektoubdji fit alors un signe ; l’un des nègres tira son yatagan, dont la lame étincela aux rayons de la lune. Même à ce moment, le français ne baissa pas les yeux. Tossoun avait fait la guerre autrefois ; tout abruti qu’il était maintenant par son métier de domestique de harem, il ne put s’empêcher d’admirer la fière contenance de ce jeune homme en face de la mort ; mais ni le bey ni la brute noire du Kordofan n’étaient accessibles à la pitié. L’esclave au yatagan regarda le bey, et sur un ordre qui lui fut donné, il enfonça son arme dans la poitrine du Français. Celui-ci expira sur le coup sans pousser un seul cri. Les nègres allèrent chercher des bêches et l’enterrèrent au lieu même où il était mort.

Elmas survécut peu de jours à son amant, dont elle ne connut pas la tragique destinée. Le froid de cette nuit d’automne l’avait surprise ; elle fut saisie en rentrant chez elle d’une fièvre violente qui acheva l’œuvre du poison. Les assassins de Maimbert surent bien garder le secret de sa mort. La ville entière s’occupa de la mystérieuse disparition du Français ; on fit des recherches qui restèrent sans résultat, et bientôt l’attention publique fut détournée par d’autres événemens. Un an plus tard, Djémil-Bey, promu à un grade supérieur, partit pour une province éloignée. Nedjibé l’y suivit ; jamais les remords ne troublèrent le reste de sa vie, qui fut calme comme un beau soir. Bien qu’elle commençât à vieillir, on la citait parmi les cadines de sa nouvelle résidence comme le modèle de toutes les grâces unies à toutes les vertus.

Le nouvel acquéreur du domaine de Gulhané abattit les arbres, démolit la maison, et revendit le terrain par lots. On cultive aujourd’hui des légumes sur l’emplacement de la Maison des Roses ; l’étang est devenu un vulgaire abreuvoir. Quant aux ruines antiques, elles ont été achetées par un Anglais qui les a transportées dans son parc aux environs de Londres. La nymphe couchée repose maintenant au fond d’une grotte artificielle en coquillages, et le sanctuaire des muses, que dorait jadis la lumière de l’Ionie, est exilé dans le pays des brouillards, au bord des eaux troubles d’un affluent de la Tamise.


ALBERT EYNAUD.