La Maison du péché (éd. 1941)/XIX

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Augustin n’avait pas revu sa mère. Mlle Cariste, compromise dans le « scandale », lui avait fermé sa porte en disant : « Tu nous as trompés ; tu as fait de nous des complices de tes désordres. Je ne peux plus te recevoir. Tu reviendras quand tu seras réconcilié avec le bon Dieu… » Et tout le clan des dévotes, plaignant la sainte, maudissait le fils dénaturé qui « se perdait avec une mauvaise femme ».

Seul, le capitaine restait du parti d’Augustin. Seul, il ne jetait pas la pierre à la « mauvaise femme ». Et, plus que le mépris des gens « comme il faut », plus que la basse ironie du vulgaire, Augustin redoutait la tristesse suppliante, l’exquise mansuétude du vieillard. Tout brûlant de charité évangélique, le père Courdimanche ne comprenait rien aux dogmes de terreur qui opprimaient l’âme d’Augustin. Il avait grand-peine à admettre l’éternité des peines. – « L’enfer existe, disait-il, mais je crois bien qu’il n’y a personne dedans… » – Soucieux de préserver le pécheur du crime suprême qui est le désespoir, il lui montrait sans cesse le Christ souriant, aux bras ouverts, le maître des miséricordes qui accueille l’enfant prodigue et l’ouvrier de la dernière heure… Ces exhortations naïves troublaient Augustin jusqu’aux larmes. Elles réveillaient en lui le souvenir des joies perdues, le regret des sacrements interdits, et ce sentiment qui contenait tous les autres : la nostalgie de Dieu.

Le jeune homme essaya de s’en distraire. Il lut des livres prêtés par Fanny, et quelques-uns de ces ouvrages de philosophie et de science que M. Forgerus appelait « des monuments de l’orgueil humain ». Mais il les aborda sans préparation, sans méthode, et il ne les comprit pas. Les autres livres, poèmes et romans, irritaient son imagination et ses sens. Alors, ne sachant où se prendre, il se rappela le désir de Rennemoulin. Il invita le directeur de L’Oriflamme à compulser les manuscrits de sa bibliothèque. Rennemoulin en fut charmé.

« Nous étions faits pour nous connaître, disait-il à M. de Chanteprie. Je ne me lasserai pas de vous importuner, jusqu’à ce que vous soyez enrôlé parmi nous. Ici, vous êtes une force perdue. Dans nos rangs, vous serez un précieux défenseur de l’Église.

— Le curé de Hautfort me tenait le même langage, et je ne me suis pas laissé convaincre. Ne vous y trompez pas : je suis un ignorant, un contemplatif… peut-être un lâche. Je n’entends rien à la politique. L’étiquette gouvernementale m’importe peu. Jean et Gaston de Chanteprie étaient bons royalistes ; Adhémar de Chanteprie rêvait la fraternité universelle, et Jacques de Chanteprie siégeait à la Constituante !… Moi, je crains de lier la religion à la politique, et je suis persuadé qu’il n’est pas de meilleur prosélytisme que l’exemple… Tâchons de vivre chrétiennement…

— Oui, dit en riant Rennemoulin ; on voit bien qu’en effet vous n’entendez rien à la politique… Les socialistes s’emparent de l’âme du peuple. Imitons leurs procédés tout en combattant leur doctrine. Allons au peuple. Si nous ne dirigeons pas son éducation intellectuelle, il s’instruira en dehors de nous et contre nous.

— Il faudrait des apôtres… et vous n’avez guère que des avocats. Et puis je n’aime pas l’esprit et le ton des journaux de propagande tels que celui de M. Le Tourneur.

— Eh ! cher monsieur, les rédacteurs des Croix n’ont pas le génie de Pascal, mais vous ne feriez pas lire Les Provinciales aux bonnes gens qui lisent les Croix.

— Décidément, je suis une mauvaise recrue. Vous ne tirerez rien de moi.

— Nous verrons bien. »

« Pharisien que je suis !… Si Rennemoulin soupçonne le secret de ma vie, il doit me considérer comme un imposteur… Hélas ! quelles contradictions entre mon esprit tout imprégné de christianisme et mon cœur séduit par l’amour charnel ! »

Il alla voir Rennemoulin, la semaine suivante. Ensemble, ils visitèrent un cercle catholique ouvrier établi rue du Cardinal-Lemoine. Avant la réunion du soir, les jeunes gens prirent dans le « Restaurant de tempérance » un « repas sain, économique et agréable, avec thé, café, bière et autres boissons anti-alcooliques ». Puis ils montèrent au premier étage, où se trouvaient la salle de travail, la salle de cours et le musée.

« Les ouvriers se réunissent ici pour lire et étudier, dit Rennemoulin, mais vous pensez bien que nous ne mettons pas à leur disposition toute espèce d’ouvrages. Un de nos amis est chargé de distribuer les livres et les journaux, mission délicate qui exige beaucoup de tact et de circonspection. Quelques hommes éminents, laïques ou religieux, assistent à toutes nos conférences. Ils sont des conseillers et les guides de nos camarades ouvriers, toujours prêts à donner un renseignement, un avis, une direction… »

M. de Chanteprie se reprochait déjà ses injustes méfiances.

Il regardait le crucifix accroché à la muraille, parmi des gravures décentes, et, en face du crucifix, sur un petit socle, un buste de la République qui ouvrait tout blanc ses yeux de plâtre, sans prunelles, dilatés par un prodigieux étonnement.

« Ah ! oui, le buste, dit Rennemoulin, répondant à la question muette de son hôte. Mais, cher ami, nous sommes républicains… comme le Pape… Cette République que vous voyez, c’est notre République à nous, la République honnête, tolérante, et, je puis l’affirmer, foncièrement catholique sans fanatisme… »

Il fit sa profession de foi, et M. de Chanteprie reconnut, sous une forme élégante, les mêmes idées qu’énonçait La Croix Rambolitaine dans un style aussi véhément qu’incorrect… Quoi ! la paisible salle peinte en vert, le musée orné de photographie et de moulages, le restaurant de tempérance où l’on débitait, à bon marché, le repas « sain, économique, agréable, etc.… » n’étaient donc, en réalité, qu’une officine électorale ?…

Le public arrivait : des hommes mûrs, à figures de marguilliers, des prêtres, de bons jeunes gens frais émoulus de Stanislas.

« Et les ouvriers ? dit Augustin.

— Les voilà… »

Ils étaient peu nombreux, proprement vêtus, de figure passive et placide. Un monsieur monta sur l’estrade et fit une conférence sur « l’Alcoolisme, ses causes, ses effets, ses remèdes ». Il passa de l’hygiène physique à l’hygiène morale et de l’hygiène morale à la religion. La religion le conduisit aux questions sociales. Il déplora que l’école sans Dieu préparât des générations d’ivrognes…

Augustin était bien de cet avis. Mais le Christ, la République de plâtre, l’invitation du conférencier à « nettoyer le conseil municipal », la présence d’un candidat qui s’offrait à faire ce nettoyage, si les électeurs lui accordaient un mandat, – toutes ces choses, malgré tout, un peu disparates, gênaient l’admiration d’Augustin.

Il ne suspectait pas la sincérité de ces gens, ni l’excellence de leurs intentions. Mais ils étaient trop agressifs et trop prudents à la fois. Il leur manquait l’ardeur de la charité évangélique. Occupés des intérêts d’un parti, ils n’avaient pas la « folie de la croix ». Ils voulaient bien être catholiques, mais ils craignaient de passer pour cagots.

M. de Chanteprie revint plusieurs fois rue du Cardinal-Lemoine, et, bon gré mal gré, Rennemoulin le plaça dans le comité du cercle catholique. Puis, pour achever l’éducation du provincial, en lui montrant l’« ilote ivre », il le mena chez l’ennemi. Augustin connut l’Aube future, Université populaire d’un lointain faubourg. Il y retrouva le restaurant de tempérance « avec thé, café, bière et boissons hygiéniques sans alcool », le musée du soir, la salle de travail, la salle de conférences peinte en vert, meublée de chaises, de bancs et d’une estrade. La République de plâtre ouvrait ses yeux blancs, dans un coin. Un monsieur fit une conférence sur « l’Alcoolisme ». Il passa de l’hygiène à la morale, de la morale à la religion et de la religion à la politique. « Le peuple, maintenu dans la servitude et l’ignorance par les réactionnaires et les cléricaux, demande à l’alcool l’oubli de ses misères. Affranchi par la Révolution, partageant le bien-être matériel et les jouissances esthétiques accaparées par l’infâme bourgeoisie, le peuple abandonnerait les cabarets. »

Des Maisons du Peuple à la Bourse du Travail, M. de Chanteprie suivit docilement Rennemoulin. Il entendit d’innombrables conférences ; il assista à des manifestations populaires qui finissaient par le chant de L’Internationale… Et il ne put se défendre de quelque surprise. Le cercle de la rue du Cardinal-Lemoine n’était donc que le pastiche en couleurs tendres de ces tableaux inquiétants !… Mais ces hommes n’étaient pas des chrétiens résignés à subir l’injustice en vue des récompenses éternelles. La pensée de l’éternité ne dominait pas leur vie. Ils cherchaient à réaliser le paradis humain par des moyens humains. Et si leur chant s’élevait comme un cantique, si leurs vœux, leurs espoirs, leurs appels prenaient parfois l’accent et presque la forme de la prière, c’est que le besoin religieux, survivant aux religions, se satisfaisait par un culte nouveau. De nouvelles idoles se dressaient, des abstractions, Science, Vérité, Justice, qui avaient leurs prêtres et leurs martyrs…

Ces gens rudes, crédules, ivres de mots, trop fiers de leur demi-science, commençaient de réunir leurs forces éparses, et demain peut-être ils seraient la masse formidable, ruée sur le vieux monde. Rennemoulin connaissait le péril : il parlait de réunir la bourgeoisie et le prolétariat sous le labarum catholique. M. de Chanteprie approuvait l’entreprise ; pourtant il voyait avec peine la médiocrité des collaborateurs de Rennemoulin. C’étaient d’honnêtes gens, des gens de bonne volonté, mais il leur manquait le fonds solide, le substratum de la doctrine. Où étaient les graves chrétiens du XVIIe siècle, les Le Maistre, les Arnauld ?… Les amis de Rennemoulin voulaient concilier la religion et la science. Ils présentaient à la foule un Christ philosophe et sociologue qui s’accommodait fort bien du progrès.

Augustin réprouvait cette déformation – cette profanation – de la figure divine. Il blâmait les procédés de polémique, les procédés de défense et de combat… Et bientôt il perdit son prestige d’« homme de la vieille France ». Il fut le jeune Don Quichotte dont on redoute les chimères, l’ingérence tyrannique et le zèle maladroit.

Un soir, il quitta le cercle pour n’y jamais revenir. Dégoûté de tout et de lui-même, il remontait la rue Clovis. Saint-Étienne-du-Mont lui apparut comme un refuge. Il entra.

La nef, avec ses colonnettes en faisceaux et son délicat jubé, était toute claire d’un beau jour hivernal, pâli par les verrières supérieures. Augustin chercha l’ombre des bas-côtés, et s’agenouilla près du tombeau de Pascal.

Devant lui, une jeune femme feignait de lire les épitaphes gravées sur des plaques de marbre noir. Sous le regard d’Augustin, elle minauda, cambrant sa taille en femme qui se croit désirée, mais les yeux du jeune homme ne s’attardèrent pas sur la toque de violettes et la chevelure blonde. Il se rappelait qu’un jour, avec M. Forgerus, il avait traduit et commenté le latin pompeux des inscriptions funéraires. Et le précepteur avait dit :

« … Post aliquot annos in severiori secessu et divinae legis meditatione transactos, feliciter et religiose in pace Christi vita functus… » Voyez, Augustin, on pourrait graver ces mots dans le cloître de Hautfort, sur le tombeau de famille des Chanteprie… »

Oui, c’était le vœu des ancêtres, et c’était naguère le vœu d’Augustin : vivre dans la retraite rigoureuse et la méditation de la loi divine, et mourir, pieusement, dans la paix du Christ… Mais une femme était venue qui résumait en elle toutes les séductions du siècle. Arrachant le dernier des Chanteprie à la solitude, elle l’avait entraîné parmi les hommes, dans un monde si corrompu que les catholiques même n’y avaient plus figure de chrétiens et défiguraient le Christ à leur image…

La femme blonde piétinait sur place et regardait Augustin. Il détourna la tête, – et, soudain, un resplendissement d’or et de flammes l’éblouit. Dans la chapelle voisine, la châsse de Sainte-Geneviève étincelait derrière une grille, parmi le brasillement de cierges innombrables sans cesse renouvelés. Contre la grille, une foule s’entassait, noire, chuchotante, béante d’adoration, – et, devant la châsse, il y avait un comptoir pareil à un comptoir de magasin, un beau comptoir de chêne ciré où une caissière recevait le prix des cierges et des aumônes, comptait la monnaie, surveillée par un gros vicaire en surplis blanc. Les cierges de toute taille, à dix sous, à vingt sous, à cent sous, consumaient leur cire symbolique, si pressés sur les supports qu’ils se confondaient de loin en une pyramide de feux, un vaste bouquet d’âmes brûlantes, dans un halo d’or.

Le tintement de la monnaie couvrait le murmure des prières. La chapelle de la Patronne de Paris s’annonçait aux fidèles comme une boutique de changeur. Les marchands du Temple exerçaient leur industrie, et la clientèle affluait.

Augustin reconnaissait ces bonnets de crêpe, ces châles déteints, ces figures figées, fermées… La populace dévote, il l’avait vue dans tous les sanctuaires célèbres, à Notre-Dame-des-Victoires, au Sacré-Cœur. Le Dieu qu’elle adorait, ce n’était pas le Christ des cercles catholiques, le doux philosophe conteur de paraboles, ni le Christ torturé du Golgotha, ni le Christ justicier assis à la droite du Père ; – c’était le Christ fabriqué par Loiselier et Cie, le nouvel Adonis pleuré des femmes, le beau jeune homme qui découvre un cœur sanglant sous les plis de sa robe d’azur. Et, plus que ce Jésus efféminé, la foule idolâtrait la Vierge, la dame en blanc et bleu des grottes miraculeuses, reine de l’autel, prête à détrôner Dieu.

Hélas ! le salut de l’Église ne viendrait pas de cette pauvre foule moutonnière, ni des marchands de miracles, ni des catholiques à la façon de Rennemoulin. M. de Chanteprie revit la salle de la Maison du Peuple, les ouvriers assemblés… Quel apôtre conducteur d’âmes, ardent comme Paul, doux comme François d’Assise, les ramènerait au Christ, ceux-là ?…

« Ah ! songeait Augustin, si j’étais digne !… »