La Maison du péché (éd. 1941)/XX

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Il traversa la place du Panthéon, vaste désert de pierre grisâtre. La masse quadrangulaire du monument, le dôme pesant sur la colonnade, découpaient un décor d’ombre chinoise contre la soie vert pâle du ciel. Un souffle de bise annonçait la nuit âpre et pure, le gel prochain.

Augustin pensait à la chambre du pavillon, à l’inévitable insomnie. Et, des images surgissant dans sa mémoire, un fluide brûlant courait dans ses veines… Ah ! dormir, oublier sa peine aux bras de Fanny, dans la chaleur de son flanc, sous les ténèbres embaumées de sa chevelure ! Sentir, jusque dans les songes d’un sommeil inquiet, la douce palpitation d’une vie proche !… Augustin hâtait le pas. Il marchait dans un morne délire, sans voir les cafés étincelants, les groupes joyeux, les femmes en quête d’un dîner qui lui jetaient au passage un regard câlin ou railleur.

« Fanny ! » répétait-il, enivré par ce seul nom, les mains frémissantes, les yeux troubles.

Il allait vers elle, comme le désespéré vers la rivière, pour se reposer enfin, et s’anéantir dans l’amour.

Au coin de la rue Boissonade, il faillit heurter Georges Barral.

« Vous allez, sans doute, chez Mme Manolé ?… Elle ne reçoit personne.

— Pourquoi donc ?

— Vous ne savez pas qu’elle est souffrante ?… Je lui apportais des nouvelles, de bonnes nouvelles, de son exposition, et j’ai trouvé Mme Robert, la fidèle amie, installée depuis hier comme garde-malade.

— Mais, ce n’est pas grave ! Qu’a-t-elle donc ?

— Un peu de surmenage, des soucis… Sait-on jamais, avec les femmes ! Enfin la porte est consignée.

— Je verrai Mme Robert », dit Augustin, irrité par le ton de Barral.

La jeune femme le reçut avec joie.

« Fanny sera bien contente. Elle ne vous attendait pas. Pouvez-vous rester auprès d’elle, pendant que je m’en vais dîner chez moi ? Elle s’ennuie tant.

— Je lui tiendrai compagnie, et je défendrai la porte. »

Mme Robert se mit à rire :

« Je crois, en effet, que vous défendrez bien la porte, mais vous auriez dû venir plus tôt. »

Une lampe éclairait la chambre. Pâle d’une pâleur nacrée, les yeux très grands, très noirs, Fanny se souleva sur l’oreiller. La fraîche odeur de la verveine vaporisée flottait autour d’elle.

« Augustin, mon cher amour, quel bonheur ! »

Il s’assit au bord du lit, cacha sa tête entre l’épaule et le cou de la jeune femme.

« Ô ma chérie ! »

Il ne pouvait pas dire autre chose…

« J’ai eu la fièvre, mais je suis déjà guérie, puisque tu es là !… Comment as-tu deviné que j’étais malade ? Je ne t’ai pas écrit… Je ne voulais pas te déranger…

— Voilà une méchante parole, Fanny ! Et pourtant je l’ai méritée… Je vous ai beaucoup négligée, ces derniers temps… Mme Robert vous soigne. M. Barral, que j’ai rencontré à votre seuil, vous rend des services. Il s’occupe de je ne sais quelle exposition… Et moi, je ne sais rien, je ne fais rien. J’ai des torts envers vous, mon amie, mais pourquoi me cacher vos peines ? Pourquoi me considérer comme un étranger ? »

Elle murmura :

« Je n’ose pas…

— Tu n’oses pas te confier à moi, à moi qui t’aime ? Et tu te confies à Barral !… Tu me fais injure…

— Tu n’es jamais là… Et puis, notre situation est si étrange !

— Que veux-tu dire ?

— Rappelle-toi le délicieux automne. Nous n’étions qu’un, nous deux, dans la maison des pavots. Nous n’avions qu’un désir, qu’une pensée… »

Il soupira :

« Oui, c’était doux, divinement doux !

— Ces deux êtres fondus en un se sont séparés. Nous n’avons retrouvé que par instants l’illusion de l’unité amoureuse… Encore, si j’avais pu te voir souvent, longtemps !… Mais, je ne sais pourquoi, tu m’as délaissée… Nous ne sommes ni tout à fait amis, ni tout à fait amants… Est-ce vrai ?

— C’est vrai.

— Alors ?…

— Ô ma Fanny, que je suis égoïste et lâche ! Que je sais mal t’aimer !… Je devrais être heureux… »

Elle pleurait. Il dit tout bas :

« Ô ma chérie, tu es bonne, tu es tendre, tu es patiente… Je devrais te remercier à genoux… Mais j’ai l’âme mal faite pour un amour clandestin… coupable… J’ai des chagrins, Fanny, d’affreux chagrins… Tout mon passé s’en va de moi peu à peu… Non, je ne te dirai rien de plus… Je n’étais pas venu pour t’avouer les pensées qui me hantent… Je crains de leur donner plus de force en les exprimant tout haut… Ne m’interroge pas, bien-aimée ! Prends-moi, comme un enfant blessé, sur ta chère poitrine ; plains-moi ainsi que je te plains, et ne doute jamais de ma tendresse, infinie, éternelle, et si douloureuse pour tous deux !

— Ne dis rien, j’ai compris !… Laissons faire le temps. Ayons foi l’un dans l’autre… Je ne te demande que ce que tu peux donner. Aime-moi seulement.

— Je t’aime ! »

Elle reprit :

« Depuis longtemps, j’ai renoncé à tout espoir de mariage… Je ne suis pas la créancière qui réclame l’amour comme une dette et qui, de son corps, barre l’avenir. Tu ne me dois rien que ta confiance et ta sincérité. Je serai ce que tu voudras : épouse, maîtresse, amie… ou ce fantôme de femme en pleurs que tout homme a dans son passé…

— Crois-tu…

— Je sais comment les amours finissent… Aujourd’hui même, Louise me parlait de Rennemoulin. Pauvre femme ! elle est, depuis cinq ans, la résignation qui ne demande rien, l’indulgence qui pardonne tout, la passion silencieuse et torturée…

— Et lui…

— Il la garde comme intérim entre les femmes du quartier latin qu’il a connues à vingt ans, et la jeune fille riche qui enchantera sa trentième année… La malheureuse Louise ne prévoit pas la rupture que je sens venir, dont Rennemoulin a déterminé déjà les conditions et prévu les conséquences… Il sait que tout finira bien, que Louise ne fera pas de scandale… Il rentrera dans le bon chemin, – le bon chemin qui conduit au beau mariage.

— Fanny, pourquoi me parles-tu de Rennemoulin ? Tu as une arrière-pensée !

— Je sais que notre amour, non plus, n’a pas d’avenir, et, bien que je sois, à l’avance, résignée…

— Non, tu n’es pas résignée… Ma chérie, regarde-moi, là, dans les yeux !… Ô Fanny, il n’est pas besoin qu’un serment nous unisse devant les hommes pour que nous soyons liés pour l’éternité. Si nous devions nous séparer, tu demeurerais encore l’Unique ! Tous les chemins du repentir ne conduisent pas au beau mariage. Que tu sois absente ou présente, fidèle ou infidèle à mon souvenir, j’aurai payé notre amour de toutes mes espérances de bonheur humain. Rappelle-toi les paroles que je t’ai dites, dans les bois de Port-Royal : « Vous ou personne. » Ma volonté n’a point changé…

— Tu es trop jeune pour engager l’avenir. Je sais, moi, par expérience, qu’un être, dans la plénitude de sa force, ne peut supporter la solitude perpétuelle. Nous avons besoin d’aimer autre chose qu’une ombre, d’étreindre notre amour sous une forme sensible, dans nos bras, sous nos lèvres de chair… Tu m’oublierais, Augustin !

— Fanny, je suis l’homme d’un seul amour, comme je suis l’homme d’une seule idée… Non, je ne t’oublierais pas. Et plût à Dieu que nos corps périssables fussent à jamais séparés, si nos âmes réconciliées enfin, et heureuses, pouvaient se retrouver dans son sein !

— Toujours ta chimère ! » dit Fanny.

Elle avait froid au cœur.

Naguère, connaissant bien Rennemoulin et ses pareils, elle avait vu sans déplaisir l’incursion d’Augustin dans le petit monde néo-catholique. Elle avait cru qu’il reviendrait déçu, de ce voyage à travers les œuvres et les âmes… Les mélancolies d’Augustin, les bizarreries d’humeur qui tantôt le cloîtraient chez lui pour de longs jours, tantôt le jetaient aux bras de la femme ; ces alternatives de muette jalousie, de furieux désir, d’inexplicable indifférence, n’étaient-ce pas les indices de la révolution morale ardemment souhaitée par Fanny ?… Et voilà qu’elle s’était trompée… Son amant lui revenait plus triste, privé d’une illusion, mais non pas atteint dans sa foi, chrétien encore, oui, chrétien pas ses dégoûts et ses remords. Comme Phèdre, coupable et vertueuse, il péchait en détestant son péché, et, s’il n’avait plus la puissance de vouloir ce qu’il appelait le bien, il n’avait pas cessé d’aimer ce bien.

« Il ne lui faudra, pour me quitter, que la grâce ! songea-t-elle ; notre amour est à la merci d’un phénomène d’auto-suggestion.

La tendresse d’Augustin la rassura, pourtant.

Ce fut la trêve heureuse où les angoisses de l’esprit et des sens s’apaisèrent, où les amants revécurent l’ancien amour, où il fut chastement tout à elle et elle toute à lui.

Fanny put enfin se lever. Ses yeux gardaient une langueur sous leurs lourdes paupières brunes, mais ses joues avaient refleuri. Un soir, comme Augustin lui donnait le baiser d’adieu, il la sentit frémir sous la caresse, et le baiser descendant des cheveux trouva des lèvres ardentes qui s’ouvrirent amoureusement…

Il partit vers l’aube, triste à mourir.

Il connaissait la cause réelle de ces malaises d’âme dont il s’était cru délivré près de Fanny souffrante et qu’il retrouvait au fond de la volupté. C’était l’affreuse lie, que le plaisir mêle à la tendresse.

Fanny avait supplié son amant de revenir le lendemain. Mais il savait trop bien la puissance de cette femme, et qu’il ne pourrait plus rester près d’elle sans souhaiter son étreinte et son lit. Par un instinct de défense, la détestant et l’adorant tout ensemble, il recommença de l’éviter. Malgré les serments jurés bouche à bouche, ses froideurs, ses absences désolèrent Fanny.