La Maison du péché (éd. 1941)/IX

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Un après-midi de mai, Fanny, couchée sur une chaise longue, dans sa chambre aux tentures fleuries, lisait une lettre de Barral, quand elle entendit claquer la barrière… Quelqu’un entrait dans la cour.

Elle pensa :

« C’est M. de Chanteprie. »

Il venait souvent aux Trois-Tilleuls ; ses visites amusaient la coquetterie de la jeune femme. Elle le trouvait barbare et charmant.

Cette fois, il n’était pas seul. Un prêtre l’accompagnait, un prêtre très grand, très fort, tout noir dans le soleil, les cheveux crépus bouffant en sombre auréole.

« Bonjour, madame. Je vous présente mon meilleur ami, M. le curé de Rouvrenoir, qui vient vous faire sa visite pastorale.

— Je connais fort bien M. le curé… Nous nous sommes rencontrés l’autre semaine, un matin, dans le bois…

— Oui, dit l’abbé, je m’étais installé sur la lisière du bois communal, avec mes gluaux. J’étais fait comme un sorcier… Tout à coup, j’entends un cri : et j’aperçois madame…

— Ah ! vous m’avez fait une belle peur ! dit Fanny.

— Hélas ! madame, la chasse est ma passion, ma funeste passion. Je suis fils de braconnier, un peu braconnier moi-même, et, quand j’entends le frou-frou du faisan qui part ou le tireli de l’alouette qui monte, tout mon sang de maraudeur s’émeut… Je suis chasseur d’oiseaux et chasseur d’âmes. »

Mme Manolé fit asseoir les deux hommes. L’abbé examinait curieusement les meubles, les études accrochées au mur, la maîtresse du logis elle-même. Il avoua qu’il n’était pas artiste : la peinture ne l’intéressait pas, ni la sculpture, mais il adorait la musique.

« J’ai joué de l’harmonium, autrefois, au séminaire, mais, à présent, je suis devenu plus paysan que les paysans.

— Vous aimez la terre… C’est le voisin Vittelot qui me l’a dit, et, dans sa pensée, in ne faisait pas de vous un mince éloge. »

L’abbé déclara que Vittelot n’avait pas menti. Oui, il aimait la terre ; il aimait les durs travaux, les longues marches, cette vie régulière et saine qui fait l’homme vraiment homme. Il haïssait les névrosés et les sensitifs. Et, comme il parlait des paysans, il compara ceux de Balzac, de George Sand, de Zola, aux paysans véritables, qu’il connaissait par une expérience de toute sa vie. On sentait qu’il avait lu, au hasard, beaucoup de livres profanes, et qu’il s’était fait un petit bagage de notions scientifiques et littéraires, bagage incomplet dont il était fier et gêné tout ensemble. Fanny se laissait entraîner au charme de la causerie. L’abbé trouvait à qui parler ; il ne s’en plaignait point. Son grand œil fauve, pareil à l’œil d’un chien braque, s’allumait d’une joie secrète. Il voulait bien passer pour un rustaud, mais non pour un imbécile.

La conversation déviait. L’abbé parlait politique sans fanatisme religieux, l’air détaché ; puis, brusquement, il sautait de la politique à la critique des mœurs, et de la critique des mœurs à la religion. Et Fanny avouait son ignorance…

« Vous ne pratiquez pas ?… Oh ! je n’en suis qu’à moitié surpris. Trop de femmes de votre âge s’éloignent de l’Église, et ce serait une belle entreprise que de les convaincre et les ramener…

— Mais je ne suis pas éloignée…

— Vraiment ?

— C’est à dire… je n’ai reçu aucune instruction religieuse. Je vis dans une ignorance heureuse.

— Heureuse ! » s’écria Augustin.

Elle se tourna vers lui :

« Cela vous étonne ?

— Oui… et cela m’attriste un peu… »

Le curé soupira :

« Oui… il est fort triste que… mais la bonté de Dieu, l’indulgence de Dieu enseignent aux hommes la tolérance… Enfin, madame, vous n’êtes pas, à proprement parler, une ennemie de la religion ?

— Ni ennemie, ni amie… Je suis indifférente.

— Vous avez fait votre première communion ?

— Non, monsieur l’abbé.

— Mais vous êtes baptisée ?

— Je suis baptisée, mais ça ne prouve rien, répondit-elle, naïvement.

— Cela ne prouve rien ? dit Augustin. Mais vous ne savez donc pas ce que c’est que le baptême ? »

Fanny le regarda d’un air effaré… Non, elle ne savait pas… Elle était baptisée : un prêtre avait versé de l’eau bénite sur son front d’enfant, en prononçant des paroles latines. Et cela signifiait qu’elle était chrétienne, comme tout le monde.

« Comme tout le monde !… C’est vrai, vous ne pouvez savoir ! dit M. de Chanteprie. Ce n’est pas votre faute… Mais que vous soyez heureuse, qu’un être intelligent puisse être heureux sans connaître Jésus-Christ et sans l’aimer, non, c’est impossible : ce bonheur ne doit être qu’une illusion. »

L’abbé toussota : Augustin allait trop vite ; la dame pouvait s’offenser de son intervention… Mais Fanny, rêveuse, ses grands cils flottant sur l’ambre pâle de sa joue, se tournait lentement, invinciblement, vers le jeune homme.

« Vous me plaignez ? dit-elle.

— Oui, madame, je vous plains. Vous êtes trop sensible aux belles choses pour demeurer dans l’indifférence ; si vous connaissez un jour, si vous pressentez seulement la divine beauté de la religion… Tant de consolations vous sont refusées ! Tant d’émotions vous restent inconnues ! Comment ne souffrez-vous pas de sentir autour de vous, en vous, le mystère, l’effrayant mystère que la science humaine n’a point pénétré ? Comment pouvez-vous être heureuse, ignorant d’où vous venez, où vous allez, qui vous êtes, menacée de toutes parts dans votre santé, dans votre intelligence, dans vos intérêts, dans vos affections ? Ah ! madame, il y a le mal, il y a la mort, il y a le redoutable lendemain de la mort ! Et vous, suspendue sur l’abîme, dans les ténèbres, sans autre lumière qu’une raison vacillante et prête à s’éteindre, vous osez vous dire heureuse, et vous me regardez avec surprise, moi, chrétien, parce que je vous plains de toute mon âme, parce que j’ai infiniment, oui, infiniment, pitié de vous. »

Fanny hocha la tête, et la douceur triste de ses prunelles fut comme une caresse physique sur le visage d’Augustin.

Elle murmura :

« Vous dites vrai, monsieur. Je ne suis pas heureuse. »

Il ouvrit les lèvres, mais il ne put parler, et tous deux se contemplèrent comme si un voile était tombé, comme s’ils se voyaient pour la première fois… Qu’elle était mystérieusement docile et douce, avec ses yeux voilés, avec la double volute noire de ses cheveux sur ses tempes, avec le sourire de sa jolie bouche un peu contractée comme la bouche d’un enfant qui va pleurer !… Tout ce qu’elle ne disait pas, tout ce qu’avouaient son silence et son attitude, Augustin le devinait. Une pitié passionnément attendrie, un désir d’être doux et bienfaisant, gonflaient sa poitrine. Et il maudissait presque la présence du curé qu’il avait traîné chez Fanny, pour tenter une expérience dont Vitalis ne se souciait guère.

« Bah ! dit joyeusement l’abbé, la brebis égarée n’est pas la brebis perdue. Vous rentrez, madame, ou plutôt vous entrerez dans le bon chemin. »

Il regarda le coucou :

« Trois heures ! Je dois aller voir un malade. Vous ne venez pas, Augustin ?

— Je vous rejoindrai tout à l’heure chez le père Vittelot. »

Fanny accompagna l’abbé jusqu’à la porte du jardin. Quand elle revint, elle trouva M. de Chanteprie qui examinait la petite bibliothèque. M. de Chanteprie était debout devant les rayons de bois verni qui formaient une bibliothèque, dans un angle de la salle à manger.

Elle s’approcha sans bruit et, quand elle fut près du jeune homme, elle se mit à rire.

« Que regardez-vous là ? »

Il tressaillit, très confus.

« Oh ! pardon, madame…

— Ça vous intéresse, n’est-ce pas, parce que vous voulez savoir ce que je lis, ce que je pense, ce que j’aime ?… Oh ! que vous êtes curieux, monsieur de Chanteprie !

— Madame…

— Ces livres vous font horreur ?… Est-ce qu’ils sont à l’index ?

— Probablement ! »

Il souriait. Elle reprit :

« Vous m’aviez promis de me prêter des livres… »

Augustin montra un paquet, sur la table.

« Je n’ai pas oublié ma promesse, et je vous ai apporté deux petits volumes très précieux pour moi et, peut-être, très ennuyeux pour vous.

— Comment !

— Ils vous intéresseraient cent fois davantage si vous connaissiez un peu de théologie… ou tout au moins un peu de catéchisme… Mais…

— Est-ce que c’est bien difficile, la théologie ? Vous pourriez m’expliquer… Mais, d’abord, laissez-moi voir ! »

Elle coupait la ficelle et prenait deux volumes reliés en veau brun, imprimés sur papier jaunâtre. La première page portait en grosses lettres rouges et noires le titre : Mémoires pour servir l’histoire de Port-Royal, par M. Fontaine. Et sous un cartouche représentant le monastère de Port-Royal vu à vol d’oiseau, on lisait :

 
À Cologne
Aux dépens de la Compagnie
MDCCXXXVIII


Fanny regardait le signet de soie rouge décoloré, tournait les feuillets, lisait tout haut les en-tête des pages : Abrégé de la vie de M. FontaineMémoire de M. Le MaistreExercices des solitaires de Port-Royal des ChampsMémoires sur les ÉcolesMémoires sur Messieurs de Port-Royal.

« Ce petit livre, dit Augustin, appartenait à mon aïeule Agnès, la miraculée. Mon arrière-grand-mère le rapporta d’Utrecht avec beaucoup d’autres : le Nécrologe, La Fréquente Communion, le célèbre Augustinus… Si vous avez la patience de lire le récit du bon M. Fontaine, malgré ses longueurs et ses gaucheries, vous sentirez bien vite le charme austère de Port-Royal… Et plus tard, quand vous serez plus familière avec les « Messieurs », j’achèverai de vous les faire aimer.

— Mais je ne pourrai pas lire… Je ne comprendrai rien ! s’écria Fanny. Port-Royal !… Je connais vaguement Port-Royal… C’était un couvent, dans la vallée de Chevreuse, où quelques savants s’étaient retirés pour travailler et instruire des jeunes gens… Il y avait un certain Lancelot qui défendait à Racine de lire un roman grec, trop amoureux au gré du bonhomme, un roman qui s’appelait, qui s’appelait…

Théagène et Chariclée.

— Et Racine apprit par cœur le livre défendu, n’est-ce pas ?… Plus tard, il se brouilla avec ses anciens maîtres… à cause de ses tragédies, et à cause de la Champmeslé… Puis, après Phèdre, il se réconcilia avec Port-Royal… Voilà toute mon érudition : ce n’est pas grand chose… Ah ! je sais encore que Louis XIV, à l’instigation des jésuites, fit détruire Port-Royal… Mais dites-moi, monsieur, qu’est-ce qu’ils faisaient de mal, les jansénistes ? »

Elle était assise sur le divan, tenant le vieux livre à demi ouvert entre ses doigts, dans les plis de sa robe écrue. Ses yeux souriaient et suppliaient :

« Racontez-moi. »

Il parla. Un monde inconnu s’ouvrait pour Fanny, un monde peuplé de coupables et de pénitents, traversé des brusques éclairs de la grâce, et dominé par la Croix, par la triste Croix où saignait un Dieu dont tout le sang ne lavait pas tous les hommes. Elle ne comprenait pas très bien la redoutable doctrine, mais des images, éveillées par Augustin, rassuraient son inquiétude. Que lui importaient l’Augustinus, et les « cinq propositions », et les erreurs « semi-pélagiennes » que M. de Chanteprie essayait de lui expliquer ?… Elle voyait les peupliers dans la profondeur du vallon, l’enceinte du couvent représentée sur la première page des Mémoires de Fontaine. Des religieuses en robe blanche, portant une croix rouge sur le cœur, défilaient sous le cloître. M. Le Maistre, en habit gris, sciait du bois dans la cour. Le jeune Racine, errant par les bois déserts, appelait tout bas Chariclée… Les carrosses descendaient le chemin roide, creusé d’ornières. La blonde Longueville s’avançait, et la pieuse duchesse de Luynes, et la fidèle Mlle de Vertus, et la fantasque Mme de Sablé, et cette Mme de Guéménée dont l’âme était comme un pavé glacé, ouvert à tous les vents, où tremblait la petite étincelle de la grâce… Tous et toutes sortaient de l’ombre, évoqués par Augustin.

« Je ne vous ennuie pas ?

— Oh ! je vous en prie, continuez. »

Augustin disait la persécution, la dispersion des religieuses qui refusaient de signer le « formulaire » condamnant un livre qu’elles n’avaient pas lu. Il disait la profanation suprême de 1709, les bâtiments rasés, les tombeaux violés, les morts dévorés par les chiens ; et, débordant d’émotion, tel un fils qui raconterait l’outrage fait à son père, il s’animait, le sang aux joues, la flamme aux yeux, la voix plus vibrante, en vrai Chanteprie qu’il était.

« Il n’y a plus de jansénistes, maintenant ?

— Il existe une Église janséniste en Hollande, qui forme les diocèses d’Utrecht, de Harlem et de Deventer. Quelques religieuses jansénistes, les sœurs de Sainte-Marthe, achèvent de mourir à Magny-les-Hameaux, près des ruines que parfume le souvenir des deux Angéliques… Mais la plupart des jansénistes actuels se souviennent moins des leçons de Saint-Cyran, que des folies des convulsionnaires… Je préfère ne pas parler d’eux.

— Vous n’êtes donc pas janséniste ?

— Moi ?… Je suis catholique.

— C’est-à-dire…

— C’est-à-dire que je me soumets aux enseignements de l’Église : je crois au libre arbitre, et je ne doute point que nous ne puissions tous nous sauver, avec la grâce de Dieu…

— Avec la grâce !… » répéta Fanny.

Il essaya de définir la grâce, d’en expliquer l’origine, la nature, la démarche mystérieuse dans l’âme. La jeune femme s’appliquait à comprendre. Mais il se troublait soudain, son âme scrupuleuse prise d’angoisse… Cette curiosité de Fanny, ce désir de s’instruire, n’était-ce pas, précisément, le premier mouvement de la grâce agissant en elle ?… Comment la guider, l’éclairer, lui indigne ? Parler d’un prêtre ? il n’osait pas. Fanny se méfiait des « robes noires ».

« Je ferai de mon mieux », dit Augustin.

Elle le remercia. Ses mains touchaient le vieux livre, impatientes. Augustin, brusquement, prit congé.

Il s’arrêta sur le plateau, devant la maison où l’abbé Vitalis l’attendait. Une joie paisible, faite d’espoir, de crainte, de tendresse et d’immense étonnement, dilatait son âme. Et il restait quasi stupide, regardant les fleurettes jaunes au bord du chemin.

« Vous dormez debout ? » dit la voix railleuse du prêtre.

Augustin répondit :

« Je faisais un si beau rêve.

— Vous retournez à pied jusqu’à Hautfort ?

— Oui, j’aurai plaisir à marcher… M’accompagnez-vous ?

— Jusqu’à la route. »

Côte à côte, ils allèrent, et l’abbé déclara :

« Mon ami, vous m’avez prié de vous suivre chez cette dame pour lui faire subir, adroitement, un petit examen moral… J’ai tiré d’elle tout ce que j’ai pu. Vous savez maintenant que Mme Manolé est une franche païenne.

— Une païenne !… Vous êtes dur !…

— Elle ne sait pas un mot de catéchisme ; elle n’a pas fait sa première communion.

— Elle a été abandonnée ; elle a vécu dans un monde abominable… Comment pourrait-elle aimer Dieu qu’elle ne connaît pas ?… Il faut, monsieur le curé, il faut aider cette âme qui s’efforce vers la lumière…

— Je ne vois pas du tout qu’elle s’efforce, grommela le curé. Après tout, si ça vous fait plaisir… Oh ! cette alouette ! Si j’avais un fusil…

— N’est-ce pas un devoir de charité chrétienne ? Qui sait ?… Un livre prêté, une parole dite à propos peuvent agir sur cette âme, la tourner vers Dieu, insensiblement…

— Oui, fit l’abbé, je comprends :

 
Seigneur, de vos bontés il faut que je l’obtienne !
Elle a trop de vertus pour n’être pas chrétienne.


— Eh bien, oui ! Elle a des vertus que j’ignore, mais que je pressens par une intuition du cœur… Moquez-vous de moi, monsieur le curé, je vous le permets, encore que ce soit peu généreux de votre part. Je ne sais pourquoi il m’est si pénible de penser que Mme Manolé n’est pas chrétienne, mais j’avoue que je ferais tout au monde pour la convertir.

— Je ne suis pas votre confesseur, Augustin, et je ne voudrais pas l’être… Je puis donc vous parler en ami.

— Certes !

— Voulez-vous un conseil, non de prêtre à laïque, mais d’homme à homme ?

— Oui.

— Convertissez Mme Manolé… ou fuyez-la !

— Pourquoi ?

— Parce que… parce que vous l’aimez… Oui, vous l’aimez… Il n’est que temps de vous crier : « Casse-cou ! »

— Que me dites-vous là, monsieur le curé ?… Vous prétendez que j’aime cette femme !…

— Je prétends ?… J’en suis sûr !… Ce n’est pas un crime… Elle est veuve, elle est libre. Vous pouvez l’aimer honnêtement et l’épouser. »

M. de Chanteprie ne répondit pas. L’abbé le regardait, d’un air de compassion moqueuse.

« Je suppose, dit-il, que le mariage…

— Moi, j’aime Mme Manolé ? moi ! moi ! répéta Augustin. Qu’est-ce qui vous fait imaginer ?…

— Mon pauvre enfant, vos regards, votre langage, tout, jusqu’à cette inquiétude, jusqu’à ce désir que vous avez de savoir si cette femme partage vos croyances et vos sentiments… tout révèle l’amour…

— L’amour !

— Ce mot vous fait peur ? Mais n’y a-t-il pas un amour chaste et noble qui a le mariage pour fin, et que Dieu bénit ? Jésus n’assistait-il pas aux noces ? Vous oubliez, mon cher Augustin, que le mariage est un sacrement.

— Le mariage !… (Augustin secoua la tête.) Oh ! je n’y pensais pas… Mais peut-être avez-vous raison. Peut-être me suis-je abusé sur la nature du sentiment qui me rendait cette âme chère entre toutes… Je ne dis pas : « cette femme » ; je dis « cette âme ». Car mon affection, de quelque nom que vous la nommiez, s’adresse à l’âme plus qu’à la personne physique… Épouser Mme Manolé ! Je ne songeais qu’à la tirer de l’abîme où elle est plongée. L’idée de sa misère morale et de son abandon m’est insupportable… Mais cette sollicitude dont je ne puis rougir devant Dieu, ce n’est pas l’amour, monsieur le curé.

— Qu’est-ce que l’amour, Augustin ?… Vous ne répondez pas… Allons, soyez tout à fait sincère. Pourquoi n’avez-vous pas épousé Mlle Loiselier ?

— Parce que je la sentais trop différente de nous, étrangère à nous… parce que…

— Vous n’aviez donc point souci de son âme ? L’âme de Mlle Loiselier, une jeune fille pure, obéissante à ses parents, chrétienne par l’éducation, sinon par le cœur, cette âme vous paraît donc moins précieuse que l’âme de Mme Manolé, une étrangère aussi, différente de vous, hostile à ce que vous aimez, et païenne ?…

— Mlle Loiselier a des parents, ses protecteurs naturels… L’autre est seule…

— Vous avez vu les parents de Mlle Loiselier. Quelle espèce de direction morale peut-elle attendre de ce père abruti, de cette mère coquette et vaine ?… Évidemment, Mme Manolé vous serait odieuse si vous la considériez de sang-froid. Elle est l’ennemie de votre Dieu…

— Non pas l’ennemie… Rappelez-vous ses paroles !

— Jésus à dit : « Qui n’est pas avec moi est contre moi. »

— Je veux là conquérir à Dieu…

— Pour vous rapprocher d’elle.

— Ah ! comme vous me harcelez ! s’écria le jeune homme douloureusement. Moi, j’aime Fanny Manolé ! Je viens de rester près d’elle, seul à seule, et savez-vous de quoi nous avons parlé ?… De Port-Royal… Ce n’est pas un sujet de conversation qui prête à la galanterie…

— Il n’est pas question de galanterie ! dit l’abbé en haussant les épaules. À la femme que vous aimez le mieux, vous parlez de ce qui vous intéresse le plus… Voyons, mon enfant… (Et l’abbé posa sa main rude sur l’épaule d’Augustin.) Il me déplairait que vous fussiez la proie d’une aventurière. Je crois donc faire mon devoir, non pas seulement de prêtre, mais d’ami, en vous aidant à prendre conscience d’un amour qui naît, au plus profond, au plus obscur de votre âme… C’est un monstre qu’il faut tirer à la lumière, pour le dompter ou l’anéantir…

— Encore une fois, vous avez peut-être raison… Mais pourquoi ce mot d’« aventurière » ? Elle est veuve, elle a perdu son enfant, et elle gagne sa vie en travaillant.

— Veuve ! Il y a tant de fausses veuves… Vous ne connaissez pas la malice de ces animaux-là.

— Quels animaux ?

— Les femmes.

— Mme Manolé est incapable…

— Comme vous l’aimez déjà !… Soyez prudent. Surveillez l’élan trop généreux de votre cœur… Voici votre chemin. Au revoir, mon ami. À bientôt ! »

Augustin continua sa route.

Le soleil baissait quand il descendit la rue tournante qui côtoie le jardin municipal de Hautfort-le-Vieux. Il traversa la petite ville et se réfugia dans l’église.

Un jour décoloré par les grisailles supérieures circulait entre les piliers blêmissants, et dans les bas-côtés, la joaillerie des vitraux s’éteignait, indigos violacés, pourpres noircies d’où se retirait lentement la vie charmante de la lumière. Le pas d’un visiteur invisible retentissait. La lampe de l’autel scintillait à peine. Et, dans la suavité du crépuscule, l’oraison s’enhardissait par la Présence plus sensible, balbutiait à l’oreille de Dieu.

Augustin priait. Il tâchait de revivre les jours précédents, d’y suivre l’amour à la trace. Mais sa passion n’avait pas d’histoire. Un jeune homme, fervent chrétien, rencontre une jeune femme, belle et désirable : il ne voit pas sa beauté ; il ne la désire pas. Mais bientôt, le salut de cette créature lui devient plus cher que sa propre vie. Il veut la jeter dans le giron de l’Église et l’associer à la communion des saints. Ce prosélytisme ingénu, cette sollicitude qui s’ignore, cet inconscient appétit de sacrifice, c’est l’Amour.

L’Amour… Ce mot proféré devant l’autel prenait un sens tout mystique dont Augustin ne s’effrayait plus. L’orage intérieur s’apaisait. Qu’il y eût, dans un sentiment si désintéressé en apparence, qu’il y eût un ingénieux mensonge de l’égoïsme, une ruse secrète du démon, c’était invraisemblable, puisque, au lieu de le détruire, la prière fortifiait cet amour. Augustin se rappelait le trouble affreux qui l’avait saisi devant le sein nu de Georgette, cette tristesse physique qui l’affligeait encore aux heures de tentation. Les leçons de Forgerus lui avaient donné le peu de l’« animal féminin ». Mais Fanny ne représentait pas l’« animal féminin ». Elle n’était ni la séductrice, ni l’épouse. Elle était seulement une âme.

Sous les treillis noirs du plomb, les verrières opaques disparurent. Une à une, les formes prosternées çà et là se relevèrent, glissèrent entre les bancs vides et, après une lente génuflexion, s’évanouirent dans l’ombre. Il n’y eut plus rien de vivant que la petite lampe dont le cœur de rubis palpite toujours.

Augustin priait, laissant son âme se dissoudre, myrrhe épandue sur le pavé du sanctuaire, parfum exhalé en silence, dans le soir.

Et l’offrande était toute pure. L’amour humain et le divin amour se confondaient en un sentiment de joie angélique. La figure terrestre de Fanny, devenue transparente, irréelle, n’était plus que la châsse de cristal où rayonnait l’Esprit. Fasciné par cette splendeur, Augustin croyait la posséder, à travers le temps et l’espace, dans un sublime embrassement. Pour le salut de la pécheresse il s’offrait, victime volontaire, avec une hâte frémissante, de tout son être vers quelque ineffable douleur.