La Maison du péché (éd. 1941)/XXIX

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Un dimanche de septembre, M. de Chanteprie parut à la grand-messe, et la nouvelle de son retour, colportée de salon en salon, de boutique en boutique, courut bientôt Hautfort-le-Vieux.

Cependant l’abbé Le Tourneur promenait sa joie dans les familles pieuses qui avaient vu sa confusion. Il louait Dieu de l’avoir choisi comme l’instrument indigne d’une œuvre de salut : car lui seul, l’abbé Le Tourneur, ecclésiastique prudent et sage autant qu’expérimenté, lui seul avait guidé Mme de Chanteprie, conseillé M. Forgerus, retenu M. Courdimanche dont le zèle maladroit eût tout compromis. Et, poussé à la sévérité par un excusable ressentiment personnel, M. Le Tourneur se montrait plus janséniste que tous les Chanteprie ensemble. Oui, ce prêtre indulgent, qui se faisait gloire d’être « opportuniste », ce doux M. Le Tourneur, si habile à manier les fragiles consciences féminines, il déplorait maintenant ce relâchement de la discipline chrétienne qui ne permet plus la pénitence publique après le scandale public du péché. Et les dames frémissaient, voyaient déjà M. de Chanteprie vêtu d’un sac, la corde au cou, la cendre sur la tête, prosterné aux portes de Saint-Jean, et confessant son péché devant l’assemblée des fidèles.

Augustin voulait ignorer la bêtise ou la malice des propos. Par un effort d’humilité, violentant les pudeurs de son âme, il avait subi le petit supplice d’une exhibition à la grand-messe, supplice imposé par M. Le Tourneur, comme le simulacre atténué de l’impossible amende honorable. Depuis ce jour, il restait enfermé dans sa maison, et, quand il traversait, par hasard, les rues de Hautfort, il ne parlait à personne.

« Eh bien, votre maître n’est pas venu vous voir ? disaient les commères à Jacquine Férou. Il y a une nouvelle gouvernante, et une cuisinière, chez les Chanteprie. Vous voilà remplacée. »

La Chavoche souriait de mépris et semblait dire : « Ils ne me remplaceront pas !… » Dans la bicoque qu’elle avait louée, près de l’église Saint-Jean, elle vivait seule, cultivant un petit jardin et soignant deux chats familiers. L’après-midi, elle s’asseyait dans la cour de son logis, et les gamins s’avançaient jusqu’à la porte entrebâillée, pour voir la redoutable Chavoche qui branlait la tête en tricotant.

Un jour, comme Jacquine rêvassait ainsi, se chauffant au soleil d’automne, M. de Chanteprie entra dans la cour.

« Notre Augustin !… Mon fieu !… »

Elle le prenait à bras le corps, lui posait aux joues deux baisers passionnés et rudes, puis, sans le lâcher, se reculait pour le mieux voir, d’un air d’extase.

« Lui ! c’est lui !… On disait qu’il ne viendrait pas ici ; mais je savais bien, moi, qu’il ne pourrait pas oublier sa pauvre vieille. »

Quand son transport fut calmé, elle fit asseoir le « fieu » près d’elle, et, lui tenant toujours les mains, elle dit :

« Vous ne voulez donc pas vous mettre curé, que vous êtes revenu à Hautfort ?

— Mais, Jacquine, je n’ai pas la vocation… Qui t’a fait croire ?…

— Dame ! On dit tant de choses, ici !… Vous avez fait causer le monde, vous savez… Et un mauvais monde !… On en a raconté des histoires !…

— Cela m’importe peu, je t’assure. Parlons de toi, ma bonne. Tu es bien ?… Tu ne t’ennuies pas trop ?

— J’ai trois cents francs de rente ; la baraque n’est pas vilaine, et mes chats me tiennent compagnie… Tout de même, quand Mme Angélique m’a donné congé, j’ai vu trente-six chandelles ! Depuis plus de cinquante ans que j’étais chez vous… car je vais avoir soixante-dix-neuf ans tout à l’heure, sans qu’il y paraisse, mon fieu !… Elle va bien, Mme Angélique ?

— Elle supporte ses maux.

— Oui, elle nous enterrera tous… Les gens qui n’aiment rien, rien ne les use… Et vous êtes tout à fait d’accord, à présent ?

— Ma mère est très bonne pour moi, trop bonne !…

— Mieux vaut tard que jamais… Et M. Forgerus ?

— Il est retourné là-bas, en Asie Mineure.

— Vous savez que M. l’abbé Vitalis n’est plus à Rouvrenoir ?

— Je le sais.

— On lui a fait des ennuis. On a écrit à son évêque des bêtises, des mauvaisetés, pour le faire partir… Et le voilà à l’autre bout du diocèse, le cher homme. Rouvrenoir n’a plus de curé. On n’en remettra plus, parce que vos croquants sont des impies. Il n’y a pas de travail pour un curé… C’est celui de Tréville qui dit la messe et fait les enterrements… Et il y a une école de filles, maintenant, dans le presbytère. »

Augustin regardait la cour étroite, le jardinet tout jaune de dahlias et de coréopsis, et, par-dessus le mur, le portique latéral de l’église, les gargouilles aux arêtes amorties, rognées par les siècles, les arcs-boutants si beaux dans la poudre dorée du soir.

« Vous avez l’air tout drôle, mon fieu.

— Tu me trouves changé ?

— Point trop maigri, point trop pâli… changé tout de même.

— Allons, je t’ai vue… Je suis content. »

Il se levait.

« Partez pas… Faut que je vous dise…

— Quoi ?

Jacquine était déjà dans la maison. Elle rapporta un tout petit paquet noué de ficelle grise.

« Mon fieu chéri, v’là des papiers pour vous.

— Des papiers ?

— Oui, des lettres. J’ai promis… »

Il fit un geste de refus.

« Eh bien quoi ?… Ça ne vous engage à rien. Vous n’êtes pas obligé de répondre. Lisez seulement.

— Mme Manolé n’existe plus pour moi.

— Et si elle était morte, tout à fait ? »

Augustin qui marchait vers la porte, s’arrêta, tout pâle.

« Morte ?

— Elle n’est pas morte, non… mais elle n’en vaut guère mieux, la pauvre…

— Elle est venue ici ?…

— Ah ! plus de dix fois ! Elle voulait se périr. Elle disait : « Je n’en peux plus, Jacquine, je souffre trop ! » et des choses, que ça me saignait le cœur de l’entendre. Moi, je lui disais bien de se faire une raison, et que ça serait trop bête, à son âge, et avec sa figure, de se détruire à cause d’un homme… et qu’il n’y avait pas que vous au monde…

— Ah ! tu lui disais ça ?

— J’étais en colère contre vous, contre madame, contre monsieur le maître… et cette pauvre petite me faisait pitié… V’là toutes les lettres qu’elle vous a écrites. Je les ai gardées pour vous les donner, vu que personne ne savait votre adresse.

— Je ne les lirai pas.

— Eh bien, vous les brûlez… Moi, je m’en décharge avec plaisir, et que le loup me croque si je me mêle encore de vos affaires !… Mais j’ai dans l’idée que vous m’en parlerez le premier, de votre Fanny.

— Tais-toi !

— Vous n’avez donc pas de cœur ?

— Tu ne peux pas me comprendre.

— Là, ne vous fâchez donc plus ! On ne parlera plus d’elle… Ce qui est fini est fini. »

Augustin mit le paquet de lettres dans sa poche et s’en retourna chez lui en rêvant.

À Saint-Marcellin, pendant les premières semaines, il avait souffert, atrocement. L’ignorance où il était de l’état et des sentiments de Fanny, la certitude d’être méconnu, – oublié peut-être, – une inquiétude tendre et jalouse, mille pensées baroques, sinistres, honteuses, l’avaient tourmenté jour et nuit. Dieu, qui d’abord semblait l’accueillir, se retirait tout à coup ; la source des effusions tarissait au cœur du pénitent ; la prière n’était plus qu’une récitation mécanique. Abreuvé de dégoûts, privé des grâces sensibles qu’il désespérait de mériter jamais, Augustin perdit confiance. Il crut sentir sur lui l’écrasante réprobation et comme les premières ombres de la nuit éternelle. Mais M. Forgerus veillait. Mieux que le confesseur choisi par Augustin, il sut, dans les oraisons communes et les entretiens de chaque jour, conquérir et rassurer son élève. Hardiment il interpréta selon le sens chrétien toutes les circonstances mystérieuses, toutes les rencontres singulières de sa vie passée et de ses tristes amours ; il lui montra partout le travail manifesté de Dieu attentif à rejeter hors du monde celui qu’il ne destinait point au monde, Dieu caché, Dieu présent, Dieu choisissant les moyens les plus divers et les moins prévus, pour produire au moment marqué la crise définitive, la tempête de l’esprit et du cœur où la grâce éclate en foudre.

Augustin s’humilia sans ferveur, pria sans joie, mais il continua de s’humilier et de prier, et peu à peu, l’aiguillon des sens s’émoussa, le cœur séché s’amollit, les larmes bienfaisantes jaillirent.

La longue retraite achevée, M. Forgerus parti pour Beyrouth, M. de Chanteprie était sorti du cloître, comme d’un hôpital, et il était revenu à Hautfort, l’âme toute vacillante encore, tout étourdie du jour et du bruit. L’office, la prière, les lectures pieuses, les travaux manuels, ne laissaient point de place à la rêverie dans une vie qu’Augustin voulait stricte et dure, réglée minutieusement. Et la douleur même, assourdie, avec de lancinants retours, devenait une ancienne et chère habitude dont il ne souhaitait pas guérir trop tôt. Il portait le souvenir de sa maîtresse comme un cilice sur son cœur.

Et voilà que sa visite chez Jacquine troublait cette sorte de quiétude passive, ce demi-sommeil d’âme où M. de Chanteprie croyait reconnaître la paix de Dieu. Le nom seul de Fanny, le contact des papiers qu’elle avait touchés, c’était assez pour rallumer toutes les fièvres des sens et de l’imagination. Enfermé dans la nouvelle chambre qu’il occupait, Augustin se demanda avec angoisse s’il aurait le cruel courage de renvoyer ces lettres à Fanny, sans les lire, ou de les brûler ?

« Si je les garde, je les lirai, tôt ou tard, dans une minute de faiblesse… et si je les lis, je suis perdu… »

Un instant, il soupesa la paquet dans sa main ouverte… Quinze ou vingt lettres, sans doute, des morceaux de la vie de Fanny, – de cette vie inconnue qu’il avait tant désiré connaître… Il pouvait, en les lisant, assouvir sa curiosité passionnée, endormir peut-être son inquiétude… Quel poids léger !… Et, dans ces petites feuilles, il y avait tout un monde d’amour et de souffrance, une âme enclose qu’on sentait frémir… Chère Fanny !… Augustin la voyait, entrant chez Jacquine, demandant : « Est-il revenu ? » Elle ne s’était pas consolée ; elle n’oubliait pas, la bien-aimée !

Le jeune homme rêva longtemps ; puis, entre les chenets, dans le foyer vide, il plaça le paquet de lettres, parmi les brindilles de bois… Mais le cœur lui manqua. Il demeurait indécis, un genou en terre, une allumette à la main…

« Je ne peux pas… Il me semble que c’est un peu d’elle que je vais anéantir… »

Il se releva et fit quelques pas à travers la chambre. C’était une pièce d’angle, située au premier étage de la grande maison, et qu’on appelait autrefois « la chambre des hôtes ». L’unique fenêtre ouvrait sur la plaine. Ni luxe ni confort : un lit de noyer à rideaux de serge, des stores de mousseline reprisés, des meubles dépareillés et vulgaires ; au mur, ce Christ janséniste que les amants avaient exilé naguère de leur alcôve, et que Mme Angélique avait fait prendre dans la bibliothèque du pavillon.

Augustin s’agenouilla devant ce Christ de bois sculpté, presque noir, la tête hérissée d’épines, les côtes saillantes et remontées par l’effort des bras distendus. Il pria quelques minutes, et revint vers la cheminée. La flamme jaillit, lécha les angles du paquet qui noircirent, frangés d’une ligne ardente ; le feu, ravivé enfin, l’enveloppa ; et des lettres amoureuses il ne resta rien qu’un peu de cendre blanchâtre et d’innombrables papillons noirs envolés dans le courant d’air d’un tuyau. M. de Chanteprie avait tenu la promesse faite à son directeur, il avait vaincu la tentation ; mais était-ce donc le saint plaisir de l’obéissance qui mêlait soudain à sa tristesse une si étrange douceur ? D’où lui venait cette émotion qu’il ne connaissait plus, qui était, presque, de la joie ?

Il osait se réjouir, et pourquoi ? Parce que sa maîtresse l’aimait encore, – et de quel amour !… Étaient-ce là les sentiments d’un pénitent ? Que Fanny Manolé, touchée par la grâce, marchât dans la voie étroite du repentir, alors seulement Augustin de Chanteprie pourrait murmurer le cantique d’allégresse. Mais, cela même, il ne le saurait jamais que par hasard…

« C’est une morte ! se disait-il. Nous ne savons rien de la condition des morts, et cependant nous prions pour eux… Ainsi prierai-je pour elle. »

Et Fanny rentra dans sa vie.

Mais elle n’était pas, comme il l’avait craint, la Tentatrice. Il vivait sur le fonds d’idées et de sentiments rapportés de Saint-Marcellin, et la brume, qui monte des étangs autour de l’abbaye cistercienne, semblait flotter encore sur ses sens et sur son esprit. Fanny ne perçait pas le nuage mystique. Inaccessible et voilée, elle redevenait une âme, et Augustin, priant pour elle, retrouvait des sensations d’autrefois, comme des échos de mélodies transposées du mode joyeux au mode mélancolique.

Sa vie ne fut plus qu’une imploration et qu’une offrande. Chaque matin, demandant pour l’absente le don gratuit, le secours immérité : la grâce ! il disait : « Puisse-t-elle vivre sans péché durant ce jour ! » Chaque soir, offrant au juge le tribut quotidien des macérations volontaires et des désirs vaincus, il disait : « Ne regardez point l’iniquité de cette femme ! »

Vers la mi-décembre, une lettre de Fanny arriva, directement adressée à M. de Chanteprie ; puis quinze jours après, une autre, et ainsi toutes les quinzaines, à des dates presque régulières. Fanny avait revu Jacquine ; elle savait qu’Augustin était à Hautfort.

M. de Chanteprie frémissait quand il recevait ces lettres ; il regardait l’écriture comme il eût regardé un portrait, et, d’après la forme des courbes et la forme des lignes, il faisait de puériles conjectures sur l’état physique et moral de Fanny. Ces lettres, qu’il ne lisait pas, lui racontaient mille choses : que Fanny l’aimait toujours ; qu’elle était à Paris, dans l’appartement qu’Augustin connaissait, puisque toutes les enveloppes portaient le timbre du boulevard Montparnasse. Une fois, le timbre révéla que la jeune femme voyageait dans le Midi, et l’imagination du jeune homme travailla… Les lettres attendues mettaient dans sa vie ascétique un intérêt humain, excusable en vérité, puisque Augustin n’avait rien fait pour provoquer ou entretenir cette correspondance. Qu’il eût aimé les garder, ces lettres, les contempler quelquefois, sans les ouvrir, les toucher, les baiser furtivement ! Mais il avait juré… Détournant la tête, il jetait au feu les enveloppes mauves, et il recommençait de compter les jours.

Il n’était pas revenu au Chêne-Pourpre. Il n’approchait jamais du pavillon, dont le toit d’ardoise se violaçait entre les branches éclaircies. Tout le temps qu’il ne donnait pas aux œuvres de charité, aux besognes du jardinage, il le passait dans sa chambre, occupé à réviser les Mémoires de famille. Après sa mort, cette histoire des Chanteprie, publiée, servirait peut-être à l’instruction des âmes pieuses. Et c’étaient ses heures de récréation spirituelle, l’évasion de son âme dans le cher passé, parmi les êtres et les choses dont il était véritablement contemporain.

L’hiver s’écoula lugubre et long, chaque jour ramenant les mêmes devoirs, les mêmes travaux, les mêmes pensées. Vers la fin de mars, Augustin s’étonna d’éprouver, par accès, des lassitudes. Il travaillait moins aisément, les tempes serrées de migraine. Une inquiétude inexplicable le tourmentait, comme s’il eût attendu quelqu’un ou quelque chose.

Plus oppressé que de coutume, il s’assit un jour sur un des bancs de la terrasse. Le ciel gris et bleu fondait en averses rapides. Des vapeurs flottaient sur les bois couleur de tan, et l’air, imprégné d’eau, était comme un grand bain immobile et tiède où l’on s’engourdissait jusqu’au sommeil.

Augustin respirait avec effort. Son cœur gonflé lui faisait mal. Il pensait à Fanny et il croyait sentir sur ses paupières enflammées, sur son front pesant, les mains légères de cette femme.

« Qu’ai-je donc ? soupirait-il. Je ne suis plus moi-même. Et pourtant, il n’y a rien de nouveau dans ma vie. »

Ses yeux, fixés sur le sol, découvrirent parmi les feuilles mortes, au pied d’un tilleul, une violette pâle. Sur les branches noires, des bourgeons éclataient, cotonneux ou gluants, avivés de pourpre, et M. de Chanteprie reconnut le printemps.