La Maison sur le Nil ou Les apparences de la vertu/Chapitre 1

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Édition Montaigne (p. 79-82).
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Au delà de Thèbes et de Hermontis, au delà de Silsilis et d’Ombos, Biôn avait remonté le Nil. Même il avait passé l’île Eléphantine, où finit la terre d’Aegypte, et il s’avançait vers la noire Aethiopie, qui est proche des bornes du monde.

Il n’avait pas de barque pour vaincre le cours lent du fleuve, car il eût fallu des esclaves pour manœuvrer les avirons, et il avait craint de s’imposer des compagnons sans intérêt. Aussi voyageait-il à pied, le long des rives molles et herbues, si étroites, que la route longeait parfois le pied des falaises multicolores, où commençait exactement l’infini montueux du Désert.

Cette mince bande de terre vivante entre deux mornes solitudes, cette voie de champs d’or et d’herbes splendides, fendue jusqu’aux deux horizons par la lumière verte du Nil, retentissait de cris d’oiseaux, stridents et pressés, dans l’air, sur le fleuve, sous les herbes hautes, fourmillant aux branches nues des baobabs obèses, comme d’étourdissantes cigales, perpétuellement.

Des autruches et des girafes arpègeaient au loin les prairies ; des troupeaux d’antilopes fuyaient comme des nuages blonds ; les singes se suspendaient en grappes fantastiques aux souples branches des sycomores, et parfois dans la vase du Nil, où se suivaient comme de longues fleurs les pas effilés des ibis, Biôn contemplait avec étonnement la formidable empreinte humaine laissée par ce mystérieux Amanit, bête que les hommes n’ont jamais pu voir, mais dont les Aethiopiens font d’étranges récits. Et Biôn, inquiet, se persuadait que les Colosses de granit rose, scculptés dans l’épaisseur des montagnes, allaient pendant les solitaires nuits se baigner jusqu’aux genoux dans le fleuve saint qui est père de tout.

Car, si loin de Thèbes et de Memphis, les restes de la splendeur aegyptienne duraient encore en pays impie. Depuis longtemps les autochthones avaient repris la terre sur les conquérants, et pourtant la face de Rhamsès était pour jamais gravée aux falaises, car les souverains du Nord avaient donné leur forme aux roches que le ciseau des esclaves a pu entamer mais que le temps ni Dzeus ne détruiront plus.

C’était l’hiver. Les nuits s’enveloppaient de fraîcheur brumeuse. Les jours éthérés persistaient dans l’accablement. Biôn cherchait l’ombre et les sources dans les forêts de mimosas où les lions se retiraient du soleil et dormaient jusqu’au lever du soir. C’était là aussi que vivaient les hommes, barricadés dans leurs cabanes par des palissades de dattiers. Biôn était leur hôte, de nuit en nuit, et les quittait au premier matin.