La Maison sur le Nil ou Les apparences de la vertu/Chapitre 3

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Édition Montaigne (p. 91-102).
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Le soleil était brûlant quand Biôn s’éveilla et prit son sac de peau pour continuer sa route. La maison, déserte.

Il regretta de ne pas rencontrer l’Hôte, mais ne s’étonna point de ne pas revoir la compagne de la nuit. Elle avait trop de sagesse pour se livrer à un adieu.

Il se mit en marche.

Le chemin qu’il suivait le long des roseaux du Nil était si éblouissant qu’il le quitta bientôt pour un petit sentier qui traversait les champs marécageux et se dirigeait vers le bois.

Un hippopotame endormi avait écrasé tout un champ de riz sous sa vaste chair lilas et rose, et la dévastation qui l’entourait était le fait de sa gueule poilue. Biôn l’eut rapidement dépassé. Peu de temps après, il entrait dans l’ombre des mimosas.

Un cri joyeux l’arrêta. Un cri si tendre, si reconnaissant, si gonflé de bonheur parfait, que Biôn se retourna vivement avec un sourire involontaire.

La petite fugitive était devant ses pieds, nue comme la veille, un peu timide, mais rayonnante, et ne demandant qu’un geste de lui, pour se jeter dans ses bras et pleurer de joie.

« Toi, te voilà enfin, dit-elle. Je ne savais pas par où tu passerais. Je ne savais même pas si tu remontais le Nil. Mais j’étais sûre que je te reverrais. Je suis venue ici, j’ai attendu. J’ai bien deviné que tu fuirais le soleil de la route et que tu prendrais par les bois. Oh ! que je suis contente ! Il me semble qu’il y a trois jours que je t’attends… Je ne sais plus… Ce qui m’est arrivé est si extraordinaire… »

Et elle ajouta plus tristement :

« Tu es resté bien longtemps près d’elle ».

Biôn se tenait immobile et la regardait avec quelque gêne.

« Mais, ma petite enfant, qu’est-ce que tu viens faire ici ?

— Comment ? s’écria-t-elle. Je viens pour te suivre, pour rester avec toi toujours, toujours…

— Tu viens pour me suivre, et hier quand ton père t’a donnée à moi tu t’es sauvée comme une chèvre folle ? Je ne te plaisais pas hier soir et je te plais ce matin, sans raison ? Tu as des caprices singuliers ».

La pauvre fille se tut, puis fondit brusquement en larmes et appuya le long d’un arbre son petit corps nu secoué de sanglots.

Plus que tous les ennuis, Biôn détestait les scènes touchantes. Il frappa du doigt l’épaule de l’enfant, et lui dit :

« Adieu. Retourne chez ton père. Tu lui feras plaisir ».

Et il s’en alla tranquillement.

Mais elle courut à lui. Elle le prit par son manteau, par ses bras, par son cou et dit à la hâte :

« J’irai où tu iras, je t’aimais hier comme aujourd’hui, je n’ai jamais aimé personne, je n’aime que toi, je n’aimerai que toi… Je suis partie hier parce que j’étais jalouse de ma sœur, parce que je ne pouvais pas te partager avec ma sœur, ni t’aimer devant elle. Si je ne m’étais pas enfuie, tu m’aurais prise en passant et tu m’aurais déjà quittée. Après toi je me serais prêtée à un autre, et à un autre, et ainsi jusqu’à mon mariage. Sais-tu que ma sœur a déjà connu plus d’étrangers que je ne te dirais en ouvrant sept fois mes deux mains ? Et moi aussi, j’aurais fait cela ? O je sens si bien que toute ma vie j’appartiendrai au même homme, au premier qui m’aura saisie. Et c’est toi celui-là ! Emmène-moi, garde-moi toujours ! Je veux être ta femme et te suivre ».

Biôn très ennuyé, répondit :

« Ma chère petite, tu raisonnes comme une enfant. Tu dis toi-même que tu n’as jamais aimé personne et j’en suis bien convaincu, car dans les bras de son premier amant la femme rêve déjà au second, et dans son cœur c’est lui qu’elle aime. Tu verras cela un peu plus tard.

« Il n’y a aucune raison pour aimer toujours le même homme. Te condamnerais-tu à dormir toute la vie sous le même toit ? à porter toujours la même robe ? à manger toujours du même fruit ? L’amour n’est pas un sentiment qui soit très différent des autres, mais de tous c’est le plus abondant : c’est pour cela qu’il faut le partager.

« Les dieux ont semé sur ta bouche un amour assez généreux pour satisfaire toute une armée. Tu n’as pas le droit de priver les autres du plaisir qu’ils espèrent de toi. Quand ta sœur sera mariée, tu resteras seule chez ton père : alors des voyageurs passeront encore, qui depuis longtemps auront quitté leur foyer et le lit sacré de leurs noces. Fatigués du soleil et de la longueur de la route, ils se délasseront par tes soins. Tu peux enchanter leur ennui et laisser dans leur existence le souvenir d’un jour heureux.

« Ainsi, par la suite des jours, la diversité des tendresses, la promptitude des adieux, tu comprendras peu à peu qu’il ne faut pas s’attacher par l’amour, et tu choisiras plus sagement l’homme à qui tu donneras ta vie.

— Pourrai-je jamais mieux choisir ? N’es-tu pas…

— Oh ! je sais. Je suis sans doute le meilleur, le seul, et tu es bien certaine d’avoir trouvé ton rêve. N’est-ce pas ? c’est cela que tu allais dire. Eh bien, vois comme tu t’es trompée. Si je t’aimais ici, dans ce bois, je te laisserais aussitôt après, ainsi que j’ai laissé ta sœur ce matin. Dans l’état où tu es il vaut mieux n’en rien faire et nous quitter simplement. Tu avait fait un choix déplorable. Essaye de l’oublier, et va-t-en tout de suite sans tourner la tête. Dans la Maison sur le Nil, tu retrouveras ton père affligé, le foyer de ta famille et les images des Dieux. Tu reverras ta sœur aînée et elle t’apprendra la Vertu véritable, dont tu ne connais que les apparences ».

Il l’embrassa sur la joue et reprit sa route entre les arbres. Mais il n’avait pas encore disparu au delà des grands buissons de fleurs jaunes quand il entendit pour la troisième fois courir et pleurer derrière lui.

Alors il s’emporta tout à fait :

« Je te défends de me suivre !

- Je ne peux pas te quitter. Ne me chasse pas. Je ne demande plus à être femme puisque que tu refuses de m’aimer. Je supplie, pour rester près de toi. Je t’appartiens. Fais de moi quelque chose. Je serai ton esclave si tu veux ».

Biôn dénoua froidement sa ceinture, la serra comme un pagne autour des reins de l’enfant, accrocha sur l’épaule nue la courroie du sac gonflé avec la gourde et le pétase et, d’une voix indifférente :

« Va devant », dit-il.

Cette histoire causa quelque scandale, et les femmes ne furent pas éloignées de penser que Biôn était un homme abominable. Ce fut bien pis quand Rhéa, qui voulait toujours connaître la fin dernière des récits et le sort de tous les personnages, eût demandé :

« Qu’arriva-t-il ensuite ? »

Car Clinias termina ainsi :

« Avant le soir du même jour, Biôn la vendit comme esclave à un chef nomade de la plaine, et il ne sait ce qu’elle est devenue ».

Les femmes s’indignèrent, mais Thrasès parlait déjà :

« C’était son droit le plus évident. Ne lui avait-elle pas dit : Je t’appartiens ! Le propre des choses qui appartiennent est de pouvoir être vendues. Il n’y a rien à dire là-contre, et d’ailleurs c’était une petite sotte qu’il a bien fait de négliger ».

Mélandryon fut plus sévère :

« Ces gens-là, dit-il, sont tous trop vertueux. Il ne faut pas juger les choses sous le rapport du Bien et du Mal. Ce sont des considérations qui varient selon les climats et dont on a beaucoup exagéré l’intérêt. La seule règle de vie qui semble légitime, c’est le souci de la beauté. Si l’enfant était jolie (ce que Clinias a omis de nous dire), Biôn a commis une faute grave en la vendant à un nègre imbécile qui méconnaîtra le charme de ses lignes et la grâce de ses mouvements.

— Elle avait le nez court, répondit Clinias, les lèvres lourdes et la peau brune.

— Dans ce cas, il ne fallait pas s’occuper d’elle », déclara Mélandryon.