La Malaria en Italie

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La Malaria en Italie
Revue des Deux Mondes4e période, tome 160 (p. 853-873).
LA MALARIA EN ITALIE

La première fois que je me rencontrai avec la Malaria, c’était en revenant d’Ostie à Rome, dans le temps de la moisson. De notre voiture nous apercevions, à quelque distance de la route qui suit le fleuve aux eaux troubles, comme d’énormes meules noirâtres, éparses dans la plaine fauve. Au-dessus de l’une d’elles une fumée montait. Intrigués, nous mîmes pied à terre et nous nous approchâmes : la meule était une cabane, ou plutôt un grand toit de branchages et de chaume directement appuyé sur le sol. Devant la trouée qui servait de porte, quelques enfans nous tendirent la main, avec des yeux apeurés. C’étaient de pauvres êtres hâves et lamentables : des corps rachitiques, des ventres ballonnés, des faces terreuses de vieillards. En glissant un regard dans l’ouverture de la cabane, on distinguait, à travers la fumée stagnante, une vingtaine de couchettes sordides. Quatre femmes gisaient là, sous un tas de ces couvertures rayées dont les Campagnoles font à leur guise un tablier ou un voile, grelottant la fièvre. Trois familles occupaient ce dortoir dressé en pleine campagne et qui devenait un hôpital, sans médecin et sans remèdes. Ceux qui tenaient debout travaillaient un peu plus loin, sous l’ardent soleil. Les haillons des femmes étaient le costume des montagnardes de la Sabine : mais au lieu de se draper amplement sur des corps massifs et durs, ils pendaient sur des membres réduits et desséchés. Pour qui avait admiré la force et la fierté de ce peuple dans l’air vif de la montagne, à la sortie des villages flanqués parfois d’enceintes cyclopéennes, il y avait une tristesse profonde à observer cette lente décrépitude, ces bras qui avaient peine à tenir la faucille, et ces visages chétifs et mesquins, où la souffrance et l’anémie avaient comme effacé les traits d’une race vieille et pure.

Depuis lors, en parcourant les régions qui s’étendent au sud de Rome, j’ai revu bien souvent de pareils misérables. J’ai connu les cioçiari qui campent aux portes de Terracine, dans des huttes de sauvages, et qui, avec femmes et enfans, descendent du pays des Volsques, dans les mois où l’air de la plaine pontine est fatal. Une chose m’a frappé plus que l’atroce destinée de ces êtres qui viennent risquer leur vie pour un peu d’une nourriture qui n’est pas même du pain, c’est leur farouche résignation. Ils courent stoïquement les chances d’une bataille avec une Force qu’ils ne peuvent conjurer. Le paysan de tel village des montagnes latines va chaque année à la malaria, sans plus de souci du danger certain que n’en a le Calabrais sous la perpétuelle menace du tremblement de terre. Et ce n’est pas seulement l’homme courbé sur la houe qui s’abandonne ainsi à la nature ennemie. Ceux-là mêmes qui, mieux armés pour la lutte, se trouvent envoyés dans les régions malsaines et sont touchés par le fléau, sont vite domptés et incapables de résistance. Je me souviens d’un chef de gare toscan, exilé avec les siens dans une petite station de la vallée de l’Ofanto. La Compagnie, malgré les réclamations, avait négligé de relever la sentinelle perdue. L’homme avait vu mourir son enfant ; sa femme était mourante ; lui-même se sentait condamné. Il vaquait à sa besogne, avec des gestes de somnambule, sans une plainte. Comme les paysans assoupis dans les croyances primitives, on eût dit qu’il se savait livré à une puissance inévitable, et ses yeux agrandis et cernés par la fièvre semblaient fascinés par la déesse meurtrière à qui les magistrats de Rome ont jadis élevé des autels.

Pour les étrangers qui ont passé ou qui ont vécu en Italie, la malaria enferme de même, en trois syllabes harmonieuses, un mystère qui n’est pas sans beauté. Les voyageurs en manifestent une crainte superstitieuse, et croient accomplir un rite périlleux lorsque, tout chargés de manteaux et de plaids, ils vont voir le Colisée baigné dans le clair de lune. Les romanciers et les peintres empruntent volontiers un dénouement ou un sujet au fléau dont ils ne savent rien et dont ils concourent à entretenir la légende. Le mal qui, après une longue suite d’accès, conduit ses plus jeunes victimes à un marasme sénile, et qui parfois prend, vers sa fin, des formes aussi brutales que le choléra, devient le poison de mancenillier qu’une « cosmopolite, » déçue par la vie, s’en va boire sur un lac, dans l’air glacé du soir, et qui, en quelques jours, aura doucement couché au tombeau la désespérée.

L’anémie profonde qui défigure ces visages livides que Dante a vus autrefois dans le val de Chiana, — volti lividi e confusi, — n’est plus, sur un tableau célèbre, qu’un mal ingénieux et artiste, qui pâlit le teint des brunes, sans flétrir la fleur des corps enfantins et des nuques blondes chargées de torsades dorées. Pour les dilettanti, il semble que l’air de mort qui flotte sur la terre des chefs-d’œuvre et des ruines soit le collaborateur d’une œuvre d’art : n’est-ce pas la malaria qui entretient le désert autour de la ville des empereurs et des papes, et qui préserve la majesté de Rome de la promiscuité d’une banlieue ? Livrer la plaine auguste à la prose des cultures maraîchères, ce serait, je gage, aux yeux de quelques-uns, se faire le complice des édiles qui, avec plus de bonne volonté que de goût, ont assaini de force la vieille Rome du Ghetto.

Quant aux citadins et aux fonctionnaires politiques, avec cette indifférence au sort des humbles et des ignorans qui est encore la plaie morale de l’Italie nouvelle, ils ne prennent d’ordinaire aucun souci d’un mal qui épargne leur caste. De leur côté, les économistes ont négligé longtemps l’étude d’un fléau qui avait pour complices la chaleur des étés et la fraîcheur des nuits, et qui, régulier et implacable comme le cours du soleil, continuait à prélever sa dîme sur les générations successives. Bien rares sont encore en Italie les esprits clairvoyans et généreux qui ont mesuré le mal dans son étendue et sa profondeur, et qui ont voulu consacrer leur science et leur énergie à arracher au monstre son secret et sa proie. Quelques-uns pourtant ont réussi à se grouper sous les auspices de M. Giustino Fortunato, député au Parlement italien, et, maintenant, tout en répétant aux indifférens que la question de la malaria est pour l’Italie une question vitale, ils peuvent proclamer aussi qu’elle est une question résolue.


I

Il y a vingt ans à peine qu’un premier cri d’alarme a été lancé. Une commission parlementaire revenait en 1880 d’un court voyage sur les nouveaux chemins de fer, qui avait été, plus qu’une étude des réseaux, une exploration officielle des régions du Sud, ouvertes enfin aux voies de la civilisation moderne. Le résultat le plus saisissant de cette enquête fut la révélation d’un fait que personne, depuis l’Unité, n’avait encore soupçonné : un tiers du nouveau royaume était le royaume de la malaria !

Dans l’émotion de la découverte, on nomma des commissions et on rédigea des projets dont il sortit peu de chose. Mais, en même temps, on s’avisa d’adresser à tous les conseils d’hygiène une circulaire et un questionnaire. Quand les réponses eurent été recueillies, le bureau de la statistique au ministère de l’Intérieur compila avec les données fragmentaires une carte générale de la malaria en Italie, qui fut publiée, dès 1882, avec une éloquente dissertation du sénateur Torelli. Cette première carte se bornait à noter les régions où la malaria existait : c’était une carte des malades, encore imprécise et flottante. Dix ans plus tard, l’Etat fit établir une nouvelle carte à l’échelle d’un millionième, qui était entièrement composée avec des chiffres exacts et qui donnait, région par région, la proportion des décès causés par le fléau : c’est la carte des morts.

Les taches funèbres qui marquent une moyenne annuelle de 3 à 8 morts de malaria sur 1 000 habitans forment sur la silhouette de la péninsule des groupes nettement partagés. Depuis les Alpes jusqu’à Rome, la zone mortelle comprend seulement, avec trois îlots dont le plus grand couvre une partie des lagunes, entre Venise et Comacchio, une île étalée largement sur la Maremme toscane, depuis Pise jusqu’à Civitavecchia. Une tache épaisse et sombre voile toute la campagne romaine et la plaine pontine. De là, en avançant jusqu’à l’extrême Sud, à peine trouve-t-on, sur chacun des deux versans, une région qui reste indemne. Si l’on excepte une partie de la Campanie et de la Terre de Bari, l’Italie méridionale est contaminée en tous sens. Au de la de Salerne, dans la Terre d’Otrante, dans les Calabres, les taches révélatrices se multiplient. Une longue et large traînée part de l’Adriatique au Nord-Ouest du Gargano et gagne le golfe de Tarente, après avoir passé ininterrompue sur la Capitanate et la Basilicate[1]. Hors de la péninsule, l’angle Sud-Est de la Sicile est tout entier empoisonné, et la Sardaigne est d’un bout à l’autre jalonnée par les signes qui attestent que dans l’année la malaria prend à un village près du centième de ses habitans. Le mal n’est pas, comme on le croit d’ordinaire, limité aux rivages marécageux et aux vallées de torrens. En Sardaigne et dans l’Italie du Sud, il s’élève sur les collines et sur les plateaux. J’ai moi-même rencontré en pleine Basilicate, à peu de distance du mont Vulture, une cabane isolée à près de 900 mètres d’altitude, et dont les habitans se mouraient de fièvre.

On aurait d’ailleurs une idée bien insuffisante de la puissance du fléau, si l’on se contentait de compter des cadavres. Beaucoup d’hommes sont atteints par l’infection qui ne succombent ni à la « cachexie palustre, » ni aux formes singulières et terribles que revêtent les accès pernicieux. La malaria, d’ordinaire, est moins une maladie mortelle qu’un affaiblissement chronique qui prépare la voie à toutes les maladies aiguës : la plupart des « malariques » meurent d’une pneumonie ou d’une entérite et ne sont point comptés parmi les victimes de la Malaria. Pour juger des forces que l’antique fléau fait perdre à l’Italie, il faudrait pouvoir supputer le nombre des journées de maladie qu’il coûte et celui des hommes qu’il abat et qu’il éteint[2]. Les statistiques ne pénètrent pas la masse obscure des travailleurs de la terre dont beaucoup aiment mieux mourir sur leur grabat que de se laisser emprisonner dans un hôpital. Mais on peut consulter, par exemple, les chiffres que deux médecins-majors ont tirés des documens du service de santé militaire[3]. On apprendra que la malaria fait entrer dans les infirmeries ou les hôpitaux plus de 10 pour 100 des jeunes hommes qui ont subi au conseil de révision une sélection qui a écarté la plupart des malingres atteints de cachexie palustre. On comptera cinq garnisons où la moyenne des hommes immobilisés au moins pendant quelques jours dans l’année par la malaria atteint la moitié de l’effectif. Le petit détachement de Cosenza, en Calabre, a donné en trois ans, à lui seul, 1 485 cas de malaria.

Les statistiques publiées par les chemins de fer ne sont pas moins effrayantes. Sur l’ensemble des lignes contaminées, la moyenne des employés atteints dans une année est de 90 pour 100. Sur les lignes de Naples à Tarente et de Tarente à Reggio, il faut changer le personnel tous les six mois pour sauver les fiévreux ; sur des lignes secondaires et qui n’ont pas de service de nuit, comme celle de Catane à Syracuse, on chauffe pendant les mois d’été des trains spéciaux qui ramènent le soir les employés des postes malsains à un centre plus salubre. Sur plus de 1 500 kilomètres de voies ferrées, les employés reçoivent, — toujours avec trop de parcimonie et de retard, — une provision de quinine et un supplément de solde destiné à améliorer leur maigre ordinaire, et à les rendre plus rebelles à l’étreinte du mal. La seule Compagnie des chemins de fer méridionaux, dont les lignes se trouvent déjà en déficit par suite des frais d’établissement et de la pauvreté du transit, paie, en dehors de toute dépense d’exercice, un tribut de plus d’un million à la malaria[4].

Que l’on juge d’après quelques chiffres exacts de tous les chiffres qui restent inconnus : c’est par dizaines de millions qu’il faudrait compter la perte d’argent qui vient s’ajouter aux pertes de vies, de temps et de forces. Mais quand on aurait pu énumérer en détail les ressources que la malaria enlève chaque année à un pays qui a besoin de toutes ses ressources pour tenir la place qu’il a reprise dans le monde, il faudrait encore faire entrer en ligne de compte les maux accessoires où la malaria intervient comme un facteur dont l’action échappe au calcul. La vieille maladie de la terre italienne n’est étrangère, on peut le prouver, à aucune des maladies sociales et politiques qui travaillent le jeune royaume.


II

On a lu ici même de fortes études sur deux des périls les plus graves qui menacent l’Italie unifiée. En analysant, d’après les écrits italiens et d’après son enquête personnelle, le régime de la grande propriété, qui entretient sur le sol italien la lèpre des terres désertes[5] et l’émigration qui affaiblit le pays par une continuelle saignée[6], M. Goyau a dénoncé justement des responsabilités incontestables et des fautes inexpiables. Pourtant, si l’on veut apprécier en toute équité les tentatives du gouvernement actuel, il faut faire la part des traditions historiques et des fatalités géographiques dont l’Italie moderne a recueilli le pesant héritage. Les erreurs humaines n’ont fait en Italie que continuer et qu’aggraver parfois l’œuvre d’un mal physique. M. Georges Goyau a tout le premier indiqué dans son étude l’action réciproque qu’ont exercée l’un sur l’autre ces deux phénomènes funestes, la persistance de la grande propriété et l’existence du miasme palustre. Si aujourd’hui les latifundia entretiennent la malaria, à l’origine la malaria a fait les latifundia. Pourquoi en effet, sur une si grande partie du sol italien, les habitations se trouvent-elles comme exilées loin des cultures ? Pourquoi, depuis la campagne romaine jusqu’aux rivages de la mer Ionienne, le laboureur n’est-il plus, sauf de rares exceptions, un fermier attaché à la terre, mais seulement un manœuvre à demi nomade ? Pourquoi les possesseurs de ces étendues fertiles et mornes ne résident-ils jamais au milieu de leurs domaines, et laissent-ils à des intendans rapaces l’administration de leurs biens et le gouvernement de leurs sujets ? Pourquoi tous ces hommes semblent-ils avoir peur de la terre ? C’est qu’elle est vraiment une ennemie, que le riche ne se soucie point d’affronter, et que le pauvre fuit le soir après l’avoir combattue tout le jour. Le travailleur affranchi par la possession d’un petit pécule ou d’une instruction primaire ne risquera point dans une lutte pareille sa vie ou celle des siens : il laissera le danger à ceux que l’extrême misère oblige à se soumettre. Les indigens de la Basilicate ou de la Calabre sont condamnés aux champs, comme d’autres, dans les pays du Nord, sont condamnés aux mines ; comme d’autres dans les houillères, ils travaillent, sous le libre soleil, en une atmosphère de grisou. Ni les uns ni les autres ne connaissent le propriétaire ou l’actionnaire qu’ils enrichissent. Pour que ces foules obscures donnent naissance à des hommes libres, il faudra que les forces hostiles qui déciment les travailleurs aient été vaincues par la science. La terre d’Italie ne sera aux paysans que lorsqu’elle ne sera plus à la malaria.

Il était légitime de chercher jusque dans l’irresponsable Nature l’origine d’un mal aussi ancien que les latifundia, auxquels Pline, dans un passage fameux de son Histoire naturelle, attribuait déjà la ruine de l’Italie. L’émigration qui chaque année emporte des milliers d’Italiens vers les Amériques est au contraire un mal nouveau. Avant 1860, on ne connaissait en Italie que l’« émigration temporaire » des Piémontais et des Lombards, qui allaient gagner quelque argent au-delà des Alpes et revenaient au bout de peu de mois. C’est après la fondation de l’Unité que commence l’émigration permanente. Si pourtant l’on compare les statistiques régionales de la malaria et de l’émigration, on trouvera des coïncidences assez frappantes pour laisser croire que le premier de ces deux faits n’a pas été sans action sur l’autre. En effet, les paysans sont encore nombreux qui, fidèles au mal qu’ont accepté leurs pères, comme les capannari d’Ostie ou les ciociari de Terracine, n’essaient de se soustraire au fléau qu’en regagnant chaque soir un village éloigné, ou bien en remontant chaque année, le labour et la moisson finis, dans les montagnes d’où ils sont descendus. Mais ceux qui, plus nombreux chaque jour, prêtent l’oreille aux rumeurs de la ville et aux échos des pays lointains, et devant lesquels la trouée des voies ferrées a déchiré le voile d’antiques traditions qui enfermait leur ignorance, comment résisteraient-ils aux promesses fantastiques des agens qui vont recrutant des hommes pour les terres transatlantiques, quand ils ne doivent laisser derrière eux qu’une terre maudite et un air empesté, et quand, à quitter la patrie, ils courent au moins la chance de sauver la force de leur corps et la vie de leurs enfans ? C’est dans les régions de malaria que se sont étendus de temps immémorial les plus vastes latifundia ; c’est de là que partent aujourd’hui, sans espoir ferme de retour, le plus d’émigrans : les bras menacent de manquer aux maîtres de la terre. S’il fallait aux remarques qui viennent d’être indiquées comme une consécration officielle, je citerais le passage du projet de loi de 1882 où était défini ainsi le « troisième degré » de la malaria : « La catégorie de la malaria très grave et mortelle comprend les pays où il est impossible de séjourner sans être exposé à prendre les fièvres, et où l’émigration est l’unique moyen de se soustraire au danger. »

Ainsi la malaria est, sinon la cause déterminante, au moins la condition première des maux économiques parmi lesquels se débat l’Italie. On la retrouve encore à l’origine du mal politique dont la gravité commence à effrayer tous ceux qui ne se laissent pas étourdir aux paroles ambitieuses. L’antagonisme entre le Nord et le Sud s’est réveillé menaçant. Les foules qui avaient marché de concert contre l’étranger, comme soulevées de terre par les clairons de l’épopée, sont retombées dans les difficultés d’un grand ménage en commun. Les doléances sont aussi vives d’un côté que de l’autre et, il faut le dire, aussi injustes. La Lombardie accuse la Basilicate de lui être à charge et la traite en parente pauvre ; les Calabres, en revanche, accusent Rome de les exploiter comme un pays conquis. Ici encore il y a des coupables : on a pu montrer comment, par la rupture des traités de commerce et la fermeture des débouchés ouverts jusqu’alors aux Calabres et aux Fouilles, la nouvelle politique extérieure de l’Italie avait précipité une crise de politique intérieure[7]. Mais, pour se convaincre qu’avec l’administration la plus circonspecte le mal se serait pourtant déclaré, il suffira de regarder de nouveau les cartes de la malaria. M. Bodio, l’éminent directeur de la statistique, remarque lui-même que, sur la carte qui indique la progression de la mortalité due à la malaria, l’Italie (avec les îles) se trouve nettement divisée en deux moitiés « par le parallèle de Rome. » Au Nord de cette ligne, il n’y a pas une province où l’on relève annuellement, pour 1 000 âmes, un cas de mort causé par la malaria. Au Sud, il n’y a pas une province qui, sur 1 000 habitans, n’en perde chaque année au moins 5 par le fait de la malaria ; en Basilicate, on arrive à plus de 11 ; en Sardaigne, à plus de 26.

Ces chiffres suffisent, je crois, à faire comprendre l’état d’infériorité singulière où la malaria met l’Italie reconstituée dans le concert des grandes nations européennes. Le temps est loin où l’endémie palustre régnait à Londres, où les Tourangeaux se menaçaient, en manière de juron, des « fortes fiebvres quartaines, » où Louis XIV, guéri d’une fièvre intermittente par la « cinchonine » du médecin Talbot, faisait connaître à son peuple, dans un placard officiel, « le remède anglois pour la guérison des fièvres, w Aujourd’hui on ne s’inquiète, à Londres, à Berlin ou à Paris, des fièvres paludéennes que pour les colons et les soldats envoyés dans les établissemens d’Afrique ou d’Asie. Mais, depuis l’annexion du royaume de Naples et l’établissement de la capitale au milieu de l’Agro romano, la maladie qui, pour l’Angleterre, l’Allemagne ou la France, reste une maladie coloniale, est devenue pour le royaume d’Italie une maladie nationale. Triste destinée d’un peuple énergique et ardent, que sa sobriété traditionnelle a jusqu’ici préservé de l’intoxication à laquelle ne savent pas résister les populations du Nord : la malaria, à elle seule, produit en Italie les mêmes ravages que le paludisme au Tonkin ou à Madagascar et que l’alcoolisme en France.

Les faits qui viennent d’être réunis semblent concourir à décharger la responsabilité des hommes qui, en Italie, ont présidé depuis trente ans aux destinées de l’État et des villes, en rejetant sur la malaria le poids des fautes dont elle est coupable ou complice. Il faut pourtant en venir à un aveu, le plus grave de tous ceux qui ont été formulés après l’enquête de 1880, et le plus oublié : dans l’Italie du Sud, la malaria a augmenté depuis 1860. Le sénateur Torelli, qui a porté l’accusation, a nommé les accusées, qui sont l’Italie nouvelle et la civilisation dont elle s’est faite l’initiatrice dans les provinces arriérées. Les travaux des routes et des chemins de fer ont été poussés de tous côtés sans qu’on eût songé aux précautions nécessaires. Les déblais et les remblais ont bouleversé le cours déjà capricieux des torrens ; des flaques d’eau de pluie ont croupi le long des voies dans les excavations laissées béantes. Puis il a fallu, pour poser les rails, des traverses par milliers, pour bâtir les gares et les cabanes de cantonniers, des planches et des poutres : les compagnies obtinrent sans peine d’abattre tous les arbres dont elles avaient besoin. Devant les locomotives, de larges brèches s’ouvrirent dans les antiques forêts. Et quand les provinces, les communes, les particuliers, durent payer les frais des vastes entreprises hâtivement poursuivies, c’est encore sur les bois que l’on préleva la taille. Les chemins de fer, les impôts, les spéculations ont rasé de leurs chênes et de leurs hêtres toute la Basilicate et la plus grande partie des Calabres. Les eaux, longtemps emprisonnées dans les rets des racines profondes, ont repris leur liberté funeste aux campagnes et aux hommes, et, sur les plateaux où naguère des villages prospéraient au pied des forêts tutélaires, la malaria a étendu son empire.

Ainsi, en voulant améliorer la condition de la grande colonie indigente et malade qu’elle avait incorporée à la mère-patrie, l’Italie, par une rencontre déplorable et singulière, a provoqué une aggravation de la maladie. Elle doit tout essayer maintenant pour guérir un mal que, sans y penser, elle a compliqué : c’est à la fois une nécessité urgente et un devoir impérieux. L’égalité entre le Nord et le Sud de l’Italie ne sera acquise et l’Unité ne sera consommée que lorsque toutes les bonnes volontés se seront unies contre le fléau qui attaque l’existence même de la patrie retrouvée.


III

Pour atteindre la malaria, il fallait percer le mystère dont elle s’entourait. Avant d’agir, il fallait savoir. C’est des laboratoires qu’il convenait d’attendre l’ordre de bataille d’après lequel les législateurs devraient organiser pour la lutte les forces nationales. Or, depuis l’antiquité, les théories des savans qui s’étaient occupés de la maladie du peuple italien étaient construites avec les seules données de la tradition et de l’expérience populaire.

La malaria est de toutes les maladies infectieuses la première à laquelle on ait reconnu pour cause un parasite vivant. Le bon Varron, historien des plus antiques croyances italiotes et dépositaire des plus vieilles recettes agricoles, attribuait déjà les fièvres à d’invisibles animalcules qui naissent dans les lieux palustres[8].

Mais quel était le « milieu » qui servait à ces fermens animés de foyer et de véhicule ? Sur ce point les avis étaient partagés. La plupart admettaient que les germes morbides, nés dans les eaux dormantes et saturées de putréfaction, se tenaient en suspension dans l’air des régions paludéennes : d’où le nom même de la maladie. D’autres faisaient venir le fléau sur l’aile des vents : on soupçonnait tantôt le vent chaud du Sud, tantôt les vents frais qui soufflent de terre ; quelques-uns imaginèrent que la malaria traversait la Méditerranée et venait s’abattre sur la terre italienne avec le sirocco tout chargé du sable brûlant des déserts africains. Suivant une opinion qui a trouvé jusqu’à nos jours de savans défenseurs et qui semble remonter à Hippocrate en personne, l’on prendrait les fièvres intermittentes, comme les fièvres continues analogues à la typhoïde, en buvant de l’eau stagnante. Il y a quinze ans, on admettait couramment que les germes résidaient non point dans les eaux, mais dans le sol humide, et l’on en était venu à créer pour la malaria une catégorie spéciale, celle des « maladies telluriques. » Ces opinions contradictoires s’accordaient en un seul point : toutes elles donnaient le rôle principal dans la production et la propagation du mal à l’un des élémens qui constituent le sol ou l’atmosphère, à un Être contre lequel l’homme ne peut se défendre que par la fuite, ou par des ouvrages de géant, à l’air, au vent, à l’eau ou à la terre.

Cependant les hypothèses accumulées pendant plusieurs siècles ont été en peu d’années réduites à néant. Dès que l’on raisonna sans préjugé, on s’aperçut qu’aucun des vents incriminés autrefois n’avait l’orientation qu’on lui avait prêtée pour les besoins de la théorie ; on remarqua un peu tard qu’entre les marais pontins et la campagne romaine, les montagnes latines formaient un obstacle couvert de vignobles prospères et de villas parfaitement saines ; on s’avoua que, si les miasmes couraient la mer, il était singulier qu’ils n’atteignissent pas les navires avant les côtes[9]. Enfin on institua des observations et des expériences conduites avec une rigoureuse méthode. Il fut prouvé que ni l’absorption des eaux palustres, ni l’inoculation de la terre prise dans les lieux les plus redoutés ne provoquent d’accès. Après la ruine de toutes les hypothèses caduques, on reprit sur nouveaux frais les observations cliniques et les recherches microscopiques. Enfin, des études entreprises d’un bout à l’autre du monde savant concoururent à mettre en lumière des faits incontestables. Il est désormais certain que la malaria ne se respire, ni ne se boit, et que ce n’est point l’air, ni le vent, ni l’eau qui sert de véhicule au fléau, mais un vulgaire moustique : la déesse Fièvre est un insecte.


IV

Les deux observations initiales sur lesquelles repose la nouvelle théorie de la malaria n’ont pas été faites en Italie. C’est au docteur Laveran, aujourd’hui professeur à l’École du Val-de-Grâce, que revient l’honneur incontesté d’avoir observé, dès 1880, en Algérie, le parasite dont la présence dans le sang humain est la cause directe et unique de l’infection palustre. Ce parasite n’est pas un bacille, mais un protozoaire, qui, en vivant d’abord aux dépens des globules du sang, puis en se répandant dans le sérum sanguin, après la destruction du globule qu’il a dévoré, produit la fièvre et l’anémie[10]. L’existence de la maladie scientifiquement expliquée, il restait à en expliquer la transmission. Le problème, désormais circonscrit, consistait à rechercher comment l’« hématozoaire de Laveran » pénètre de l’homme contaminé dans l’homme encore indemne. Plusieurs des savans qui, dans l’Europe entière, étudiaient le paludisme, et M. Laveran lui-même, entrevirent comme possible la solution qui aujourd’hui est établie comme certaine. Mais c’est le médecin anglais Ross qui, le premier, détermina rigoureusement l’agent de transmission d’une maladie analogue à la malaria humaine. Comme il étudiait dans l’Inde la malaria à laquelle sont sujets les oiseaux, il prit soin d’observer non seulement les oiseaux malades, mais encore les moustiques qui les harcelaient ; et, sous le microscope, il parvint à voir dans le corps d’un « moustique gris » croître et se reproduire avec une fantastique abondance les hématozoaires spéciaux qui provoquaient la maladie.

Cependant les savans italiens n’étaient pas restés inactifs. Plusieurs d’entre eux, et spécialement MM. Marchiafava, Celli et Golgi, avaient, par leurs recherches personnelles, confirmé la découverte de Laveran dans le temps où son hématozoaire, mal accueilli par les savans dont il contrariait les hypothèses, passait pour un mythe dans la plupart des laboratoires. Les études furent poussées avec zèle dans les principales facultés de médecine et particulièrement à Pavie et à Rome. La matière des expériences n’était que trop abondante. Les fiévreux se trouvaient partout : entre les soldats, les cantonniers, les laboureurs, on avait le choix.

Il ne fallut pas chercher bien longtemps pour réunir une collection de tous les moustiques italiens dans une salle de l’hôpital romain de Santo Spirito, que l’on appellera longtemps la Camera delle zanzare. Les médecins italiens approchaient du terme de leurs recherches, quand la Société pour l’Étude de la Malaria, fondée en 1898, vint donner aux chercheurs isolés les moyens d’étendre et de concerter leur action. Enfin les conclusions longuement préparées purent être formulées avec autorité, et, dans le courant de l’année 1899, elles furent livrées au public en une série de mémoires[11]. L’œuvre des savans italiens avait été exactement une combinaison des deux découvertes de Lareran et de Rows. MM. Grasi, Bignami, Bastianelli, Celli et Dionisi avaient concouru à prouver que la malaria se propage entre les hommes, de même qu’entre les oiseaux, par l’intermédiaire d’un seul moustique, qui est l’Anopheles clariger, et ils avaient décrit avec la plus minutieuse précision le cycle de transformations qu’accomplit dans le corps de ce moustique l’hématozoaire de la malaria humaine[12].

Koch, l’illustre bactériologiste allemand, avait de son côté entrepris des recherches sur les rapports de la malaria et des moustiques dans l’Afrique australe et pendant un premier voyage en Italie. Revenu à Rome au mois d’avril 1899, au moment où les savans italiens avaient apporté à la solution du problème les contributions décisives, peut-être conçut-il quelque humeur d’avoir été devancé. On engagea d’aigres polémiques sur des détails infimes ; on agita la déplorable question de priorité ; et la querelle, envenimée entre Italiens mêmes par des jalousies de collègues, occupa la presse pendant quelques jours. Si les savans consciencieux qui avaient travaillé pour la santé de leur patrie ont pu souffrir alors de voir leur œuvre méconnue et attaquée par leurs compatriotes, la revanche ne s’est pas fait attendre pour eux. La relation par laquelle le docteur Ross a rendu compte, au commencement de l’année 1900, des observations qu’il avait recueillies dans la colonie de Sierra-Leone, était, point par point, une confirmation de l’exposé publié plusieurs mois auparavant par MM.  Grassi et Celli. Enfin, le 24 avril dernier, MM.  Laveran et Blanchard, en demandant à l’Académie de Médecine de Paris la création d’une commission du Paludisme, ont cité comme exemple à imiter, avec les missions coloniales allemandes et les deux écoles anglaises de médecine tropicale, la Société italienne pour l’Étude de la Malaria.

L’histoire naturelle de la malaria, telle que MM.  Grassi et Celli l’ont exposée lumineusement, est un exemple remarquable des théories nouvelles par lesquelles on explique la propagation des plus terribles contagions. « L’homme, écrit M. Celli, est l’hôte temporaire, et le moustique l’hôte définitif des parasites de la malaria. Ceux-ci accomplissent dans le sang de l’homme un cycle de vie asexuée, tandis que dans le corps du moustique ils accomplissent le cycle de vie sexuelle, par lequel l’espèce de ces parasites se perpétue en dehors de l’homme. Ainsi l’infection circule pour ainsi dire de l’homme au moustique et du moustique à l’homme. » On le voit, l’homme et le moustique jouent ici le même rôle que l’homme et les parasites de toute espèce dans la terrible endémie qui sévit sur les Indes et qu’un malade ou un parasite niché sur le corps de quelque rat s’en va porter jusque sur les côtes d’Europe : l’histoire de la malaria est l’histoire de la peste. Pour l’un comme pour l’autre de ces deux fléaux, on ne peut déterminer sans doute, à côté des causes actuelles, les causes pour ainsi dire préhistoriques qui ont communiqué la maladie au premier être vivant qui Tait contractée. Mais, dans l’enchaînement actuel des phénomènes, il faut, pour que la peste ou la malaria existent, des foyers vivans d’infection et de contamination.

Est-ce à dire que ni l’air, ni l’eau ne jouent aucun rôle dans le mal auquel les savans les plus scrupuleux ont conservé les noms anciens de mauvais air ou de fièvre des marais ? Doit-on négliger, comme un amas de puériles superstitions, les observations réunies depuis de longs siècles par les ignorans qui ont connu le fléau pour en avoir souffert ? Si les théories nouvelles heurtaient de front l’expérience traditionnelle, on serait en droit de les suspecter comme arbitraires ou au moins comme incomplètes. Mais, en vérité, les vieux aphorismes de la sagesse campagnarde et les révélations du microscope se trouveront d’accord, du moment où l’on aura observé que le savant distingue les agens immédiats qui déterminent le mal, tandis que le paysan se borne à considérer le milieu où se développent ces agens, qui lui restent inconnus. Quand Varron parle de l’air empoisonné, M. Celli pense aux moustiques qui l’habitent. Ainsi la tradition trouve sa justification et comme sa traduction dans le langage de la science. « Crains, dit le paysan, le souffle fétide des marais et des eaux stagnans. » Et le savant reprend : « C’est dans les eaux dormantes que naissent les moustiques : c’est là qu’ils vivent à l’état d’œuf, de larve et de nymphe, pour se répandre ensuite dans les airs. » — « Ne dors point près de la terre malsaine que tu as labourée ou moissonnée. » — « Le soir et la nuit, les moustiques, endormis et cachés pendant la journée, se mettent en chasse, et vont inoculer à un homme le poison qu’ils auront puisé sur le corps d’un autre homme. » — « Jette sur tes épaules ton gros manteau sombre, quand le soleil décline à l’horizon. » — « La fraîcheur du couchant engourdit l’organisme et laisse les minuscules défenseurs du corps humain en état d’infériorité contre le virus propagé par l’aiguillon des insectes. » On pourrait écouter longtemps cette sorte de chœur alterné, et toujours on s’apercevrait que les deux voix redisent, en termes aussi différens que possible, des vérités identiques.


V

Le savant qui, devant le sphinx de la Malaria, a trouvé le mot, serait moins utile que le paysan qui répète l’énigme, si, après d’ingénieuses découvertes, il n’avait toujours à offrir, en fait de prophylaxie, que les conseils d’hygiène populaire dont les ignorans se contentaient depuis plus de vingt siècles. Mais les médecins et les administrateurs, unis en Italie pour l’étude de la malaria, ont compris qu’en présence d’un danger national, la spéculation, du moment où elle se sentait sûre d’elle-même, devait aussitôt commander une action. Les écrits de vulgarisation publiés depuis un an ont écarté des remèdes récens qui s’autorisaient de théories controuvées ; ils en ont proposé d’anciens qui avaient été trop longtemps négligés ; ils en ont indiqué de nouveaux..

Il y a vingt ans, quand la malaria passait pour un miasme que dégageaient les terres humides, les plantations d’eucalyptus, prônées par quelques savans, firent fureur dans l’Italie entière. On leur prêtait toutes les vertus. D’une part, les arbres d’Australie, dont la croissance est rapide et les racines toujours altérées, devaient agir sur le sol spongieux comme des rangées de pompes vivantes. D’autre part, on imaginait que l’action fébrifuge que les feuilles d’eucalyptus exercent en infusion allait se répandre à la ronde dans les acres exhalaisons des grands arbres pâles. Avec une confiance que ne justifiait aucun précédent, on entama aux portes de Rome, en pleine terre de malaria, une vaste expérience. L’État s’entendit en 1880 avec les trappistes français qui dirigeaient aux « Trois Fontaines » une modeste exploitation agricole ; autour du couvent, de vastes terrains furent, les uns plantés en eucalyptus, les autres destinés à la culture, et l’on y établit une colonie de forçats, sous la protection du bois miraculeux. L’expérience aboutit à un désastre. Pour tirer d’affaire les malheureux qui tous avaient été atteints par les fièvres, il fallut 3 kilogrammes de quinine[13].

L’échec bruyant de cette tentative empirique est aisé à expliquer d’après la nouvelle théorie. Quelle action les eucalyptus et leur parfum pouvaient-ils exercer sur les causes réelles de la malaria ? Loin d’être pour les moustiques une sorte d’épouvantail, ils leur offraient un abri favorable pendant les chaleurs du jour. Puis, quand même les arbres auraient asséché le sol où plongeaient leurs racines, pas un germe morbide n’aurait été détruit par ce drainage aérien : ni la terre, en effet, ni l’eau, ni l’air même ne semblent receler le corpuscule qui provoque la malaria humaine, et qui est le parasite exclusif de l’homme et d’un insecte.

Pour que les eaux souterraines deviennent un foyer de fièvres, il faut qu’elles sortent de la terre et que, dans un repli du sol, elles affleurent à l’air libre. Ce qui est à craindre, ce n’est pas l’humidité profonde et cachée, c’est un peu d’eau amassée dans un creux. Point n’est besoin, pour répandre la malaria, d’un marécage ou d’un lac : toute mare, toute flaque dormante peut devenir un nid de moustiques. Dès lors il est facile de comprendre comment le travail humain est capable de provoquer ou de supprimer la malaria. Toute culture qui prend l’eau pour auxiliaire, comme les prés irrigués et les rizières, est en Italie un danger permanent ; aucune culture intensive n’est, à elle seule, un agent d’assainissement. En revanche, les villes populeuses affranchissent de la malaria la terre où elles s’élèvent. Entre les maisons pressées et sur le pavé poli, les eaux ne séjournent plus ; dans le sous-sol, les égouts forment un vaste réseau de drainage. Ainsi s’explique la destinée des cités de la Grande-Grèce. La construction de Sybaris, en plein pays de malaria, au milieu de torrens indomptables, a dû coûter bien des vies humaines ; mais, quand la ville a été construite, elle a vécu prospère, simplement parce qu’elle existait. Puis les Barbares ont passé, la ville a été rasée, et les eaux du ciel et de la montagne ont repris entre les ruines leur sommeil fatal, interrompu par l’industrie humaine. Rome, elle aussi, fut abandonnée à la malaria qu’elle avait jadis vaincue, lorsque, pendant le moyen âge, la population de la ville se trouva réduite à quelques milliers d’âmes et que l’enceinte impériale enferma un désert. On eût pu croire que la campagne, avec son air empesté, avait traversé les murailles et empiété à son tour sur la cité. Inversement, de nos jours, la brusque expansion de la nouvelle capitale a été suivie d’un assainissement immédiat. Chaque nouveau quartier qui s’est couvert de constructions a été un terrain enlevé à la malaria. En 1898, l’infection palustre n’a plus causé à Rome que 170 morts. La proportion, qui était encore en 1883 de 18 morts sur 10 000 habitans de la ville, s’est trouvée abaissée à moins de 3.

L’assainissement pour ainsi dire automatique des villes peut-il suggérer un moyen d’assainir les campagnes ? Est-il possible, en d’autres termes, de pratiquer dans le sous-sol des terrains exposés à la malaria un drainage analogue aux égouts des villes et capable d’entraîner au loin les eaux superficielles ? Cette question qui semble aujourd’hui grosse de difficultés, les premiers habitans du Latium l’avaient résolue, avec une grandeur de conception et une sûreté de méthode qui nous confondent. Le canal souterrain de la Cloaca nuixima, qui drainait, dès le temps des rois, les eaux d’un quartier de Rome, semblait se continuer sur l’autre rive du Tibre, dans les flancs du Viminal et de l’Aventin, et, au delà du cercle que marqua l’enceinte d’Aurélien, très avant en pleine campagne, les collines étaient toutes forées de galeries qui s’y ramifiaient comme des terriers, et dont le réseau occupait tout autour de Rome un espace de plus de 100 kilomètres carrés. Peut-être ce travail gigantesque était-il antérieur à la république : les Romains en ont profité et l’ont entretenu sans qu’aucun de leurs écrivains en ait fait mention. Puis, après les invasions, le bienfait légué aux siècles à venir par un peuple dont le nom même est incertain fut oublié et perdu. Peut-on reprendre aujourd’hui une œuvre qui peut-être avait demandé plusieurs siècles ? Peut-on se remettre à miner une à une les collines de l’Agro romano, pour enfermer les eaux dans les canaux d’une immense catacombe ? Si l’on arrive enfin, après des efforts inouïs, à rendre à la vie toute la campagne de Rome, que fera-t-on pour les terres pontines ? Ici, on ne trouve pas de collines à éventrer, mais bien une plaine à combler, dont le niveau est inférieur à la surface de la mer. Le problème est trop vaste et trop complexe, pour que jamais l’Italie sorte victorieuse d’une lutte avec les eaux. D’ailleurs, ce combat inégal et interminable n’atteindrait directement aucune des deux causes de la malaria. Au lieu de s’enfoncer à nouveau dans les terriers qu’ont creusés les peuplades du Latium, au lieu de s’engager dans des entreprises hydrauliques dont aucun ingénieur ne peut prévoir les conséquences, n’est-il pas plus sage, maintenant que l’ennemi est signalé, de l’attaquer en face ? L’eau n’est dangereuse que par le moustique dont elle reçoit les larves ; le moustique n’est dangereux que par le parasite auquel il donne asile. Pour vaincre la malaria, commençons donc par donner la chasse à l’insecte et par faire la guerre au protozoaire.

La Société pour l’Étude de la Malaria a fait expérimenter une série de substances capables de tuer les anophèles, soit dans leurs œufs, leurs larves et leurs nymphes, soit dans leur état de complet développement. Dans la période primaire de leur développement, les moustiques ont besoin de l’eau qui les porte et de l’air qui entretient leur vie. On peut donc mêler aux eaux dormantes des substances toxiques pour ces insectes ou bien y verser des huiles essentielles comme le pétrole, qui, en interposant une couche vitreuse entre l’air et l’eau, étoufferont les œufs et les larves. Dans les maisons, on brûlera des poudres à base d’aniline, dont le parfum est mortel aux moustiques ailés. Les formules préconisées par les savans n’ont pas encore passé dans l’expérience commune ; certains produits qui paraissent efficaces n’ont pas encore été abaissés à un prix populaire. Mais il faut songer que les recherches sont à peine entamées : comme l’écrivaient naguère deux savans italiens[14], après que l’Etat et les particuliers ont tout fait pour sauver la vigne de l’oïdium et du phylloxéra, on saura faire le nécessaire pour garantir la vie de l’homme contre les moustiques de la malaria.

Cependant la destruction des insectes qui propagent le mal ne pourra jamais être complète, et, ce qui est plus grave, elle n’atteindra pas le mal dans sa vie profonde. Pour anéantir un moustique contaminé, il faudra une hécatombe de moustiques importuns et inoffensifs : et qui peut affirmer que, sur le nombre, les plus dangereux n’échapperont pas ? Si l’on attaque sur les eaux la flottille des œufs et des nymphes, on prendra une peine incroyable pour supprimer non peint un mal actuel, mais une possibilité de mal. Il est démontré, en effet, qu’un moustique ne transmet point à ses descendans le poison de la malaria. Le moustique naît pur de toute infection : pour qu’il devienne à son tour le véhicule de la fièvre, il faut qu’il en puise le germe à sa source, qui est l’homme.

C’est donc, en dernière analyse, dans le malade qu’il faut combattre la malaria. Ici, nous ne trouvons pas les agens pernicieux diffus sur la surface indéfinie des eaux, ni dans la foule innombrable des habitans de l’air. Le mal se reconnaît à des symptômes assez clairs : si le médecin a le moindre doute, avec un filet de sang et un microscope, il peut l’éclaircir. La présence de l’hématozoaire dans les globules sanguins est un signe manifeste de contamination. Que maintenant on réfléchisse froidement au danger que constitue par sa seule présence l’homme atteint par le virus : là où il existe un seul malarique, il suffit d’un moustique pour contaminer un village ; là où il n’y a pas de malarique pour contaminer les moustiques, le mal ne peut pas apparaître. Ainsi la malaria est un type très net de maladie contagieuse : il faut la traiter non point comme une endémie, mais comme une épidémie.

Le premier devoir qui incombe à ceux qui ont compris la gravité du mal et qui aujourd’hui en connaissent les causes, c’est donc de guérir les hommes qui sont atteints de malaria. Heureusement, dans les cas qui ne sont ni trop anciens ni trop graves, les fièvres intermittentes admettent un remède spécifique : c’est la quinine, qui est pour l’hématozoaire de Laveran, dans les premières phases de son développement, un poison infaillible. Déjà l’extension qui a été donnée à l’emploi d’un remède pour lequel les paysans italiens gardent encore une répugnance craintive a pu diminuer en peu d’années, sinon le chiffre des malades, au moins celui des victimes. De 55 987 morts que l’on a comptés en 1888, le total est descendu en 1898 à 11 378. Mais il reste beaucoup à faire pour que le salut pénètre dans les villages reculés. Déjà l’on s’apprête à demander qu’en Italie la quinine soit décrétée monopole, comme le tabac et le sel.

Ce serait peu encore que d’offrir aux malades les moyens de se soigner à bon marché. Il faudrait pouvoir les contraindre à absorber la poudre amère, et il faudrait surtout les empêcher, en vivant parmi les moustiques et les hommes, de contaminer à la ronde les mares, les champs et les villages. Le malarique est un pestiféré. Du jour où le poison a pénétré dans son sang, il doit perdre sa liberté, qui constitue un péril public. On doit le condamner à l’isolement, dans quelque lazaret de montagne, où la terre sera sèche, où l’air sera pur, et où ne monteront pas les insectes qui naissent sur les eaux. Il redeviendra un citoyen maître de ses droits quand le sang de ses veines aura été désinfecté.

L’ultimatum que les écrits récemment publiés sur la malaria semblent poser aux pouvoirs publics n’a pas encore été officiellement formulé ; mais on peut le résumer d’avance en deux mots : de la quinine et des sanatoria.

Ces deux remèdes ne peuvent être ni l’un ni l’autre appliqués à une population très nombreuse sans l’intervention de l’Etat. Le premier est d’usage facile ; et ne demande qu’un sacrifice d’argent ; le second est vraiment héroïque et, comme certaines des panacées que l’on propose contre l’alcoolisme, il semble requérir une dictature sanitaire. Mais, quels que puissent être les difficultés matérielles et les scrupules politiques, le moment est venu d’agir. Les amis de l’Italie attendent avec confiance les sanctions que le gouvernement italien voudra donner aux conclusions de la science italienne.


E. BERTAUX.

  1. Dr G. Pica, la Basilicata e le sue condizioni igieniche e sanitarie, avec une carte régionale de la malaria ; Potenza, 1889.
  2. Per uno che ammazza, ne snerva cento (Torelli).
  3. G. Sforza et R. Gigliarelli, la Malaria in Italia ; Rome, 1885.
  4. T. Ricchi, Maladies du personnel des chemins de fer italiens, Bologne, 1894.
  5. Voyez la Revue du 1er janvier 1898. Le régime de la grande propriété dans les Calabres.
  6. Voyez la Revue du 1er septembre 1898. L’émigration dans l’Italie méridionale.
  7. G. Goyau, l’Unité italienne et l’Italie du Sud-Est (Revue du 1er sept. 1899).
  8. Crescunt animalia quædam minuta, quæ non possunt oculi consequi, et per aëra intus in corpus per os et nares perveniunt, atque efficiunt difficiles morbos (De re rustica, I, 12).
  9. Tommasi-Crudeli, Il Clima di Roma, Rome, 1886.
  10. Pour les détails, on verra le Traité du Paludisme, publié par le professeur Laveran en 1898.
  11. Je citerai particulièrement l’étude complète de M. A. Celli, professeur à l’Université de Rome, La malaria seconda le nuove ricerche, dont une seconde édition a paru le 1er janvier 1900.
  12. L’Université de Rome a envoyé à l’Exposition universelle, section d’Hygiène (attenante au Palais des Armées de Terre et de Mer), avec une carte murale de la malaria, des photographies de préparations microscopiques de l’hématozoaire et de l’Anophèles, qui forment la partie la plus importante de l’exposition sanitaire italienne.
  13. Tommasi-Crudeli, il Clima di Roma.
  14. A. Celli et O. Casagrandi, Per la distruzione delle Zanzare (Atti della Società per gli Studi della Malaria, I, 1899).