La Manœuvre de la Marne
La bataille de la Marne est la suite naturelle d’un ensemble de dispositions et de préparations matérielles et morales. Elle mettait aux prises deux volontés, l’une saine et droite, l’autre enivrée et égarée : l’une et l’autre s’étaient mesurées dans les premières semaines de la guerre ; une fois aux prises, fatalement, la moins digne devait avoir le dessous.
Etant données les origines de la guerre, il n’était pas possible que les événements n’en arrivassent pas à cette conjoncture : une heure devait sonner où l’erreur de la race germanique, causant celle de ses chefs, la conduirait à un abîme ; et il devait arriver aussi que le peuple français, assagi par les longues années de la défaite, serait l’instrument de la loi supérieure qui préside aux destinées humaines. Ici-bas, tout se paye, tout est payé.
Pour nous en tenir aux faits de l’ordre militaire, rappelons l’enchainement des circonstances, — celles qui résultent de résolutions réfléchies et combinées et celles qui tiennent à cette « force des choses » dont la volonté la plus énergique ne peut secouer tout à fait le joug. Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 50.djvu/292
La détermination agressive de l’Allemagne avait amené son Haut Commandement à commettre une faute telle qu’aucun maître dans l’art militaire, — c’est-à-dire aucun homme de bon sens, — ne s’y serait laissé entraîner : la violation de la neutralité belge. L’Allemagne, dans son aveuglement sur sa supériorité de puissance, croyait être en mesure de décider du sort de la guerre en six semaines. Mais, pour cela, il fallait gagner Paris par le chemin le plus court, c’est-à-dire par Bruxelles. Ses armées prirent donc cette voie. Par cette détermination, impie et folle à la fois, elle s’attirait deux adversaires : la Belgique, qui lui barra la route, et l’Angleterre, qui se jeta, tout de suite, corps et âme, dans une lutte où elle ne fût entrée que plus tard, — trop tard !
L’invasion de la Belgique par la rive gauche de la Meuse surprit certainement le Haut Commandement français. Ses propres plans s’en trouvèrent atteints. M. Viviani a dit, à la tribune de la Chambre des députés, que le premier projet français comportait un recul de vingt-cinq kilomètres au Sud de la frontière [2].
Il est avéré que, jusqu’à une époque très voisine du conflit, on avait accepté, en France, l’idée d’une manœuvre défensive-offensive ayant pour objet d’attirer l’ennemi à une bataille de la Fère-Laon-Reims. Telle était la conception initiale de la » Bataille des Frontières ; » elle se fût livrée sur le territoire national [3].
M. Etienne, ancien ministre de la Guerre, a fait observer toutefois, à propos de la discussion soulevée à la Chambre et dans la presse au mois de février dernier, au sujet du recul de dix kilomètres, que « longtemps avant la guerre, la conception de l’offensive sur toute la ligne, — qui, il faut bien le reconnaître, répond mieux au caractère français que celle de la simple défensive, — avait prévalu dans les conseils du Gouvernement. Dès 1913 (date à laquelle M. Etienne était ministre), tout était déjà combiné, au cas d’une agression allemande, en vue d’une campagne offensive. »
Les choses paraissent s’être passées ainsi qu’il suit :
Le plan de la campagne défensive-offensive, comportant un recul de vingt à vingt-cinq kilomètres et s’en remettant du sort de la France à une bataille livrée dans la région de Reims, fut abandonné avant 1913 pour des raisons stratégiques qui tenaient principalement au gain obtenu sur la rapidité de la mobilisation. Auparavant, il était admis que l’Allemagne serait prête la première : après une sérieuse révision des transports et des horaires, on s’aperçut que l’armée française pouvait arriver plus rapidement sur la frontière. Ainsi se posa la grave, la très grave question de savoir s’il ne convenait pas de profiter de cette amélioration pour s’efforcer d’épargner au territoire national et aux populations les horreurs de la guerre.
Ce légitime souci s’amalgamait, si j’ose dire, avec la faveur dont jouissait alors la doctrine de l’offensive dans l’enseignement militaire universel.
Enfin, une considération politique d’un grand poids intervint. La Belgique appelait à l’aide. Pouvait-on laisser sans appui le vaillant petit peuple qui accomplissait si loyalement son devoir ?
Pour toutes ces raisons, l’idée de la « Bataille des Frontières » défensive-offensive, sur le territoire national, fut définitivement rejetée. Puisque l’ennemi offrait, de lui-même, en passant par la Belgique, l’occasion de le prendre de flanc, en saisit le joint favorable pour l’attaquer partout à la fois. Ainsi, quand toutes les données du problème furent sur la table, le Haut Commandement français, sentant très bien qu’une puissance telle que la puissance allemande ne serait pas brisée en une fois, prit le parti de l’assaillir à coups redoublés, — et, si possible, de l’empêcher d’atteindre le territoire français. C’est ainsi que la première rencontre, au lieu de se produire sauf la ligne La Fère-Laon-Reims, fut reportée à 80 kilomètres en avant, sur la ligne Charleroi-Virton-Sarrebourg.
Fut-ce un bien, fut-ce un mal ? Mon opinion (je la donne pour ce qu’elle vaut) est que ce fut un bien et que cette action, décidée héroïquement, fut une des voies du salut.
Son principal défaut (qui ne dépendait pas absolument de la volonté des chefs) fut qu’ayant été improvisée, il lui manqua certaines préparations. Si elle eût réussi, le sort de la guerre eut été décidé et la France n’eût pas souffert. Même ayant échoué, en partie du moins, elle prépara le succès du lendemain. Sans l’offensive de la vingtaine d’août, la bataille de la Marne eût, sans doute, tourné différemment.
En somme, c’est le même esprit, la même méthode qui présidèrent à la bataille de la Marne et à la bataille des Frontières. Il est difficile d’admettre qu’un chef soit, tout ensemble, le plus capable et le plus incapable des hommes ; il est difficile de dire à quel moment cette transformation soudaine d’une incapacité flagrante en une capacité quasi miraculeuse se serait produite, quand on voit la chaîne des événements serrée de telle sorte que l’on ne sait lequel de ses anneaux il serait possible de briser.
Du 24 août au 4 septembre, on a dix ou douze jours pour fixer la date d’un revirement si extraordinaire : à quelle heure, à quelle minute faudrait-il le placer ? Est-ce au 25 août, quand est rédigée l’instruction « immortelle » qui contient en germe la bataille future ? Est-ce pendant cette retraite, qui n’est qu’une perpétuelle manœuvre ? Est-ce avant ou après Guise et la Meuse, quand cette belle reprise détruit l’ordre ennemi et devient la cause avérée du « resserrement du front » chez l’adversaire et de la conversion de von Kluck vers le Sud-Est ? Faut il choisir le 3 septembre ou le 4, quand le généralissime a déjà donné les ordres pour l’offensive ? Faut-il admettre que cette forte et savante préparation qui s’appuie sur le pivot Nancy-Verdun, — qui vide les armées de l’Est dans les armées de l’Ouest, — qui prévient, dès le 1er, le camp retranché de Paris qu’il prendra part à la bataille, — qui a créé, dès le 26, l’armée Maunoury, — qui a créé, dès le 29, l’armée Foch, — qui a changé Lanrezac le 3, parce que ses vues étaient contraires à une liaison complète avec l’armée britannique, — qui a laissé les armées de Langle de Cary et Sarrail manœuvrer avec tant d’efficacité sur la Meuse et en Argonne, — qui explique, sans cesse, aux troupes qu’elles reculent pour attaquer, — faut-il admettre que ce développement si parfaitement ordonné et lié, puisse être scindé en un point quelconque ? Et n’cst-il pas plus simple de reconnaître qu’il conduisait tout droit à ce qui est advenu ?
Il serait vraiment contraire au bon sens de supposer que, si telles ou telles interventions civiles ou militaires ne s’étaient pas produites, le général Joffre n’eût pas su donner la bataille qu’il avait su préparer. Tout en rendant ample justice aux services, aux collaborations, aux conseils, aux abnégations indispensables el, toutes, marquées alors au sceau du plus pur patriotisme, le plus sage est du voir les choses telles qu’elles se présentent : le général en chef a porté toutes les responsabilités ; c’est lui qui a signé les ordres ; s’il eût été battu, c’est lui qui eût porté le poids de la défaite ; en un mot, c’est lui qui a commandé ; donc, la balai le est à lui et elle est toute à lui : dans le grand drame militaire qui sauva la France, aucun acte ne peut être séparé.
Le premier acte fut donc l’offensive générale contre l’armée allemande au moment où celle-ci accomplissait son grand tour par la Belgique : offensive principale au centre dans l’Ardenne, flanquée, à droite, par une offensive en Lorraine, et, à gauche, par une offensive sur la Sambre, destinée à briser la branche principale de la tenaille, celle qui vise Paris. Il s’agit, d’abord et par-dessus tout, d’une opération stratégique, mais on vise aussi plusieurs buts secondaires, à savoir : venir en aide à la Belgique et porter la guerre hors du territoire national.
Cette première initiative ne réussit pas : elle ne fut pas vaine, cependant. A la guerre, une initiative, sérieusement étudiée et fortement menée, présente toujours des avantages.
La première bataille des Frontières, Sambre-Luxembourg-Vosges, obtint, du moins, les résultats suivants : à l’ Est, les armées du kronprinz de Bavière, de von Heeringen et de von Gaede sont ébranlées d’abord par l’offensive Morhange-Sarrebourg Mulhouse ; elles sont maintenues en Vosges-Lorraine par la crainte d’une attaque contre le territoire allemand, et, au moment où elles se lèvent pour allonger le premier bras de la tenaille, selon la doctrine de Schlieffen, elles sont en un tel état qu’elles ne peuvent ni emporter le passage par la trouée de Charmes, ni emporter le passage par la trouée de Belfort, ni forcer le Grand-Couronné de Nancy, ni même réussir la manœuvre subsidiaire sur Saint-Mihiel : or, chacune de ces combinaisons avait été, à son heure, ardemment voulue par le Haut Commandement allemand. Si ces sanglantes opérations, soigneusement combinées par lui, échouèrent L’une après l’autre, si ses armées furent, en moins de trois semaines, ramenées et fixées pour toujours sur la frontière alsacienne et lorraine, si notre front des Vosges fut inébranlablement établi dès le début de la guerre et même avec des vues extrêmement importantes sur la vallée d’Alsace, une part de ces résultats inespérés[4] revient, certainement, à la manœuvre offensive sur Morhange-Sarrebourg. N’aurait-elle eu d’autre avantage que de mettre Nancy à l’abri d’une attaque brusquée, cela suffit. Nancy, le Grand-Couronné et la Trouée de Charmes : les troupes qui se comportèrent si vaillamment dans ces beaux combats du début, ne furent pas « sacrifiées » pour rien !
Au centre, la manœuvre offensive Ardennes-Luxembourg mit à mal, beaucoup plus que nous l’avons su et cru tout d’abord, les armées du kronprinz et du duc de Wurtemberg : il est avéré que le kronprinz fut battu à Etain et qu’une partie de son armée s’enfuit jusqu’à Metz : la grande manœuvre allemande fut, de ce fait, retardée et alourdie de telle sorte qu’elle manqua Verdun. Or, la suite de la guerre a prouvé à quel point le sort de la France dépendait de celui de Verdun. Il est permis de conclure que l’offensive qui sauva cette place dès les premières heures de la guerre, c’est-à-dire au moment le plus critique en raison de la surprise, répondit à une nécessité stratégique de premier ordre. L’armée, en se portant au-devant de ta forteresse, remplit son véritable rôle : car les forteresses ne se gardent bien que par les troupes mobiles qui les entourent.
À la bataille des Ardennes, plusieurs corps allemands furent mis hors de combat à tel point que tel d’entre eux, comme le Ve corps, ne reparaitra plus avant plusieurs semaines sur la ligne de feu. Si les plus puissantes armées allemandes, celles dont on affecte de ne pas tenir compte et qui, pourtant, étaient destinées à frapper le coup de massue, ont été dans l’impuissance de conduire rondement la campagne qui, d’après les ordres surpris, devait les mener, dès le début de septembre, dans la région de Dijon, si ces armées ont été arrêtées de façon à combattre vainement pour l’Argonne à la bataille de la Marne, c’est aux résolutions énergiques, prises dès le début de la guerre, qu’est dû cet avantage. L’effet stratégique doit être apprécié non pas seulement sous une de ses faces, mais par l’ensemble de ses résultats.
En étudiant spécialement la bataille de Charleroi, nous avons dit comment, à l’Ouest, Joffre échappe au traquenard qui lui était tendu en Belgique, comment il interdit aux armées allemandes le grand tour vers Dunkerque qui les eût rendues maîtresses de la côte et, sans doute, de la Basse-Seine [5], comment il ébranla les armées de von Kluck et de von Bülow, de telle sorte qu’elles ne reprirent jamais complètement leur équilibre. Mais l’offensive de Charleroi contrariée, il faut le reconnaître, par le retard de l’armée anglaise et par certaines maladresses tactiques, fut plus efficace encore : elle attira l’armée von Kluck, l’armée von Bülow et l’armée von Hausen dans le recul des armées alliées qui les avaient empoignées à la gorge et étaient décidées à ne plus les lâcher ; et, dès lors, c’est la manœuvre allemande qui se trouve manœuvrée. A partir du 25 août, Joffre a dicté l’Instruction générale qui lui permet de préparer la bataille de la Marne. Il faut donc admettre que les offensives du 20-24 avaient eu leur très grande importance et obtenu de réels résultats.
En un mot, grâce à la bataille des frontières hors de France, l’avantage initial des Allemands, le coup de surprise de la Belgique, la supériorité numérique due à leur préparation dissimulée, la conception formidable du grand plan en tenaille, tout cela était conjuré ; Nancy et Verdun sauvés, le terrain était déblayé pour la bataille décisive qui allait sauver Paris.
Et, de tout cela, le Commandement français était parfaitement conscient.
A-T-ON ABANDONNÉ PARIS ?
Il a donc décidé la retraite. Nous avons dit dans quelles conditions elle s’est accomplie. Maintenant, il faut tâcher de découvrir les raisons qui ont déterminé la manœuvre, le terrain et l’heure : car rien de tout cela n’est dû au hasard, ni à des inspirations extérieures.
L’esprit du chef voit les ensembles : s’il n’apercevait que certains cas particuliers ou s’il se laissait dominer par des préoccupations locales, quelle que soit leur importance, son équilibre serait rompu. Les armées du l’Ouest ne sont pas seules en cause ; toutes les forces de Joffre se battent à la fois sur le vaste front qui s’étend de l’Ourcq aux Vosges, et c’est parce que le chef pense à toutes simultanément que le terrain et l’heure s’imposent en quelque sorte à lui et qu’il les choisit par sa manœuvre.
La retraite, la défense de Paris, les mouvements par les lignes intérieures, l’arrivée des renforts, des munitions et des approvisionnements, les lignes géographiques, les données morales et politiques et, par-dessus tout, la liaison des armées, tout est posé à la fois ; toutes ces considérations assaillent l’esprit du chef pour la minute unique où la main sera mise sur la manette et le mouvement déclenché. Qui eût été en mesure de décider, sinon lui[6] ?
Le bond que l’armée française fait en arrière dépend à la fois « l’un principe et d’une nécessité militaire : c’est qu’à une troupe en échec, il faut laisser le temps et l’espace convenables pour qu’elle puisse reprendre haleine, se refaire et surtout regagner l’entière liberté de ses mouvements.
Joffre lance donc son Instruction générale du 25 août, qui est un ordre de « décrochement » avec, pour objet, un rétablissement en vue de la reprise de l’offensive. Il recule. Est-ce uniquement pour reculer ? Va-t-il reculer, comme on l’a dit amèrement, « jusqu’aux Pyrénées… jusqu’à Rivesaltes ? »
Les limites du recul sont « conditionnées « par deux considérations de simple bon sens et qui, par conséquent, se rencontrent avec les principes napoléoniens : assurer les communications, assurer les liaisons. Tant que l’ennemi pourra surprendre les communications, le lieu n’est pas sûr et tant que les liaisons ne sont pas parfaitement établies, la force ne peut pas donner son maximum d’effet.
Il est vrai qu’une autre considération d’un grand poids peut faire pencher la balance : le sort de Paris. Dans un camp comme dans l’autre, on sait que la prise de la capitale française précipiterait le sort de la guerre. Les généraux allemands y pensent tout le temps, et Joffre partage, cela n’est pas douteux, l’angoisse qui étreint le cœur de tous les Français et du gouvernement.
Cette considération amène le général en chef à envisager, d’abord, un recul aussi limité que possible ; et c’est celui qui était prescrit par l’Instruction générale du 25 août : elle prévoit, en effet, dans ses articles 7, 8, 9 et 10, , une offensive sur la ligne : le Catelet-la Père, Laon-Berry-au-Bac-Reims-Mortagne-de-Reims-Sainte-Menehould-Verdun. La ligne ainsi déterminée était, en somme, celle sur laquelle se serait engagée, d’après les plans antérieurs, la bataille des Frontières, ligne qui, s’appuyant sur le massif de Lassigny-Roye, sur le massif de Saint-Gobain et sur le massif de la Mortagne-de-Reims se proposait de sauver le véritable boulevard de Paris. D’après l’Instruction générale, la bataille dont il s’agit était pour le 2 septembre au plus tard.
Nous avons dit comment le projet inscrit dans l’instruction générale du 23 août dut être modifié : en deux mots, l’armée n’était pas en place à la date prescrite, et le général en chef ne se sentait assuré ni de ses communications, ni de ses liaisons.
Le 2 septembre, les communications sont encore exposées des deux côtés, à gauche et à droite : en effet, à gauche, l’armée von Kluck a pris de l’avance, grâce à ses marches prodigieuses. A l’heure où les armées alliées auraient dû se caler sur les massifs de Lassigny-Saint-Gobain, ces massifs étaient déjà tournés. La cavalerie de von Richthofen avait atteint Noyon le 30 août, alors que Lanrezac était encore accroché devant Guise. Les gros de l’armée von Kluck, débouchant de Péronne, faisaient plier l’armée Maunoury, à Proyart, le 29 ; la cavalerie de von der Marwitz atteignait Roye le 30. Mais ce qui est plus grave, à cette même date, l’armée britannique avait abandonné précisément le massif Lassigny-Roye et même le massif de Saint-Gobain. Le mouvement tournant de von Kluck est une menace instante. Il en est de même sur l’autre aile : si Dubail et Castelnau avaient arrêté l’ennemi à la Trouée de Charmes le 25, celui-ci reprenait, les 28 et 29, sa marche par la Mortagne, marche ayant pour objectif soit la trouée de Neufchâteau, soit la trouée de Belfort.
Quelle eût été la situation de l’armée française au cas où elle fût restée accrochée en avant de la Fère et de Laon, tandis que von Kluck eût débouché sur son flanc gauche par Compiègne-Soissons et que von Heeringen eût débouché sur son flanc droit par Mirecourt et Neufchâteau ? La manœuvre de la « tenaille » réussissait en plein. La grande armée de Joffre eût été étranglée ou étouffée, à moins que, pour échapper, elle ne reculât, en désordre, bien au delà de Paris.
L’état des « liaisons » est plus incertain encore : à l’heure où l’armée Lanrezac aborde, dans sa retraite, la région de l’Oise qui lui permettrait de se caler sur le massif de la Fère-Laon, c’est-à-dire vers le 28-29 août, l’armée Maunoury qui doit former l’extrême-gauche de la grande offensive arrive à peine sur le terrain. Cette armée n’est pas constituée. Il faudra plusieurs jours au 4e corps, qui lui est assigné comme renfort, pour traverser l’Argonne, s’embarquer et venir la rejoindre sous Paris.
L’articulation principale de toute la manœuvre était confiée à l’armée britannique. Or, l’armée britannique, pour des raisons que nous avons indiquées, est en pleine retraite, résolue à ne reprendre sa place sur le front que quand elle aura reconstitué ses éléments et quand elle sera assurée d’échapper à l’enveloppement de l’ennemi.
Les autres armées ne sont pas non plus dans la position prévue : l’armée Langle de Cary défend la Meuse et l’armée Huffey-Sarrail est en avant de Verdun.
L’offensive projetée ne serait réalisable que si tout le monde était bien en ligne ; c’est tout le contraire ; le front fait un immense zigzag ; la retraite extrêmement rapide de l’armée britannique a créé une poche qui laisse à découvert le flanc de l’armée Lanrezac et c’est l’heure où l’armée von Kluck va faire le possible et l’impossible pour profiter de cette circonstance. Le problème se pose donc d’une façon toute différente de ce qui avait été prévu : il s’agit non pas de sauver une position si importante soit-elle, il s’agit de dégager et de sauver l’armée elle-même. Et, encore, il faut se hâter : il n’y a pas une minute à perdre.
C’est ainsi que Joffre est amené, pendant qu’il en est temps encore, à donner à Lanrezae l’ordre d’attaquer à Guise-Saint-Quentin l’armée Bülow qui défile devant lui, tandis que Maunoury, de son côté, frappe un coup à Proyart. Ces deux batailles obtiennent, du moins, un premier résultat : elles dégagent le front français et couvrent le front britannique ; en un mot, elles font avorter la tentative de mouvement tournant. Mais, c’est tout ce qu’on pouvait attendre d’elles. Simples engagements en coups de boutoir, elles ne devaient, à aucun prix, amorcer une bataille générale, qui se fût produite dans les plus mauvaises conditions.
Cependant, le massif de Lassigny-Roye, le massif de Saint-Gobain étaient perdus ; ce boulevard de Paris était abandonné, ne fût-ce que par la retraite de l’armée britannique ; la bataille projetée pour le défendre, la bataille de l’Instruction générale du 25 août n’avait plus lieu.
Quelles dispositions nouvelles le commandement en chef allait-il prendre ? Quel terrain allait-il choisir ?
Il existait, dans la doctrine militaire française, une tradition remontant aux premières années qui avaient suivi la guerre de 1870-71, alors qu’on déplorait les funestes conséquences du siège de Paris : le commandant du génie Ferron, l’excellent écrivain militaire, qui devint sous-chef de l’État-major général en 1883 et ministre de la Guerre de 1887 à 1889, avait préconisé, dans ses Considérations sur le système défensif de la France, au cas où la frontière serait abordée par la Belgique, une retraite vers le Sud protégée par la ligne des Vosges.
Vers le Sud et non vers Paris. Le général von Cümmerer, dans son Évolution de la stratégie au dix-neuvième siècle. publiée en 1904, avait remis en lumière l’idée du commandant Ferron et concluait ainsi : « Diriger la retraite vers le Sud, c’est le moyen le plus efficace de couvrir Paris contre le danger de voir les forces principales de l’ennemi paraître devant ses murs. »
Cela revient à dire, une fois de plus, que les places fortes ne sont bien défendues que par les armées qui tiennent la campagne à proximité.
Ici, se dégage le véritable trait de génie, — et de caractère, — qui décide du sort de la campagne et cause la bataille de la Marne : Joffre, ayant, grâce au coup de bouloir de Guise, échappé à l’encerclement, au lieu de se replier sur Paris, prend son parti et s’envole vers le Sud.
Tout le secret de sa victoire est là.
Un général médiocre ou faible eût tâtonné, hésité, pris un parti médiocre ou faible. Il eût voulu ménager tout le monde, surtout ceux qui allaient répétant : « Ne fera-t-on pas à Paris l’honneur de se battre pour lui ? » Une retraite derrière le camp retranché de Paris pouvait offrir des avantages temporaires. Même, au point de vue militaire, elle se fût combinée avec le système qui avait longtemps prévalu et qui mettait la ressource suprême de la France dans une campagne derrière la Loire.
Mais le commandement est l’art des sacrifices. Joffre sait que, pour sauver Paris et la France, il doit conserver la liberté de ses mouvements : cette conviction domine tout en lui. La qualité de son esprit et son excellente éducation militaire opèrent à cette heure critique.
Reconnaissons, aussi, l’effet de cette doctrine, fondée sur les principes napoléoniens, mais appliquée aux masses modernes, et qui avait dicté « l’instruction sur la Conduite des grandes unités. » Publiée en 1914, elle avait ramassé, en quelque sorte, au dernier moment, les fruits de l’expérience et des études du Grand Etat-major français.
Quelques-uns de ses articles donnent, d’avance, la théorie de la manœuvre de la Marne :
ARTICLE 6. — L’offensive seule a des résultats positifs.
Les succès à la guerre ont toujours été remportées par des généraux qui ont voulu et cherché la bataille ; ceux qui l’ont subie ont toujours été vaincus
En prenant l’initiative des opérations, on fait naître les événements. Un commandant en chef énergique, ayant confiance en soi, en ses subordonnés, en ses troupes, ne laissera jamais à son adversaire la priorité de l’action, sous le prétexte d’attendre des renseignements plus précis. Il imprimera aux opérations, dès le début de la guerre, un tel caractère de violence et d’acharnement que l’ennemi, frappé dans son moral et paralysé dans son action, se verra réduit peut-être à rester sur la défensive.
En présence d’un tel adversaire ayant pris l’initiative des opérations, c’est encore par une contre-offensive énergique et violente qu’il sera possible de donner à la lutte une tournure favorable.
ARTICLE 7. — Pour livrer la lutte suprême qui décide du sort de la guerre. et dont l’avenir de la nation est l’enjeu, on ne saurait disposer de trop de forces. Toutes les grandes unités opérant sur un même théâtre doivent donc participer activement à la bataille générale...
ART. 20. — Pour être en mesure de réaliser sa manœuvre, le chef doit posséder sa liberté d’action, c’est-à-dire disposer de ses forces et rester maître de les employer, malgré l’ennemi, à l’exécution de son plan.
Dans une grande unité, il importe donc, avant tout, que les éléments de cette unité soient en situation de participer à la bataille et qu’ils ne soient pas exposés à être attaqués et battus séparément. Lorsque ces conditions sont réalisées, le chef dispose de ses forces : on dit alors que l’unité est réunie.
La réunion des forces, ainsi définie, constitue une condition essentielle de la liberté d’action du commandant.
ART. 21. — Lorsque les forces sont réunies, le meilleur moyen, pour un chef, d’assurer sa liberté d’action est d’imposer sa volonté à l’ennemi par une offensive vigoureusement menée, suivant une idée directrice bien arrêtée. Cette offensive impressionne l’adversaire, l’oblige à se défendre, et déconcerte ses projets d’attaque.
ART. 22. — Les dispositions prises pour l’exécution de la manœuvre doivent viser à surprendre l’adversaire pour lui enlever sa liberté d’action. La surprise résulte, pour l’ennemi, d’un danger auquel il est hors d’étal de parer d’une manière complète et en temps opportun. Elle exige la rapidité des mouvements et la sécurité des opérations.
Liberté d’action, liaisons assurées, participation de toutes les forces à la bataille, initiative, surprise, tels sont les éléments qui doivent être réunis à la minute suprême pour assurer le succès. Joffre les attend et les rassemble avec une patience et une célérité admirables dans le court délai que son repli vers le Sud lui assure.
Le général en chef voyait que s’enfermer dans Paris, c’était courir à un Metz ou à un Sedan ; mais, surtout, il savait que, même sans s’attacher à cette solution, — la plus déplorable de toutes, — s’abriter derrière le camp retranché de Paris, c’était renoncer à la réunion de ses moyens, c’était couper en deux sa grande armée et laisser au hasard d’une retraite périlleuse toutes ses forces de l’Est. Se mettre à l’abri de Paris, c’était découvrir Dijon, Nevers, le Creusot, Lyon, c’est-à-dire la France de la métallurgie et des ports, la puissante masse du sol national, seule capable de tenir une guerre de longue haleine contre un ennemi qu’il ne pouvait être question d’abattre en une fois.
En un mot, comme tout le prouve, la préoccupation de l’Est reste la pensée maîtresse ; Joffre conçoit la grande bataille, la bataille des masses dans toute son ampleur. Ce n’est pas seulement avec Verdun, c’est avec Nancy, avec les Vosges qu’il entend garder ses liaisons.
Il se décide donc pour le parti le plus fort, mais qui, en cas d’insuccès, l’accablera des responsabilités les plus lourdes. On blâmait la retraite ordonnée, le cas échéant, jusqu’à Nogent-sur-Seine et Joinville ; on s’écriait ironiquement : « Pourquoi pas jusqu’à Rivesaltes ?… » Et c’est cet éloignement momentané qui allait ramener, au bout de quelques heures, l’armée de Joffre devant Paris libéré, avec la décision de la guerre obtenue par la victoire de la Marne !
Une note personnelle, adressée par le général Joffre au ministre de la Guerre, M. Millerand, sous la date du 3 septembre, récapitule l’ensemble des motifs qui ont agi sur l’esprit du chef dans les journées tragiques où il eut à prendre ce parti. Le général expose, d’abord, au gouvernement, les raisons pour lesquelles il n’a pas cru devoir engager, à la date du 2 septembre, la bataille prévue par l’Instruction générale du 25 août (c’est-à-dire la bataille en avant de Paris), puis il annonce la très prochaine reprise de l’offensive (c’est-à-dire la bataille latérale à Paris) ; on voit ainsi se dégager la suite logique des idées, filles des nécessités :
« Le général en chef avait espéré combattre la large manœuvre d’enveloppement exécutée par la droite de l’armée allemande contre l’armée Lanrezac, en lui opposant « une puissante concentration de forces dans la région d’Amiens » (armée Maunoury et groupement d’Amade) et avec l’aide de l’armée anglaise.
« Mais le rapide recul de l’armée anglaise, effectué trop tôt et trop vile, avait empêché l’entrée en jeu de l’armée Maunoury dans de bonnes conditions et compromis le flanc gauche de l’armée Lanrezac : celle-ci se trouvait, dans l’après-midi du 2 septembre, au Nord-Est de Château-Thierry devant lequel se présentait, le soir même, la cavalerie allemande chargée d’attaquer les ponts.
« Dans ces conditions, accepter la bataille avec l’une quelconque de nos armées eût entraîné fatalement l’engagement de toutes nos forces, et l’armée Lanrezac se serait trouvée fixée dans une situation que la marche de la 1re armée allemande eût rendue des plus périlleuses. Le moindre échec aurait couru les plus grands risques de se transformer en une déroute irrémédiable, au cours de laquelle le reste de nos armées aurait pu être rejeté loin du camp retranché de Paris et complètement séparé de l’armée britannique. Nos chances de succès auraient encore été diminuées par la grande fatigue des troupes qui n’avaient pas cessé de combattre et avaient besoin de combler les vides produits dans leurs rangs.
« Il fallait éviter tout accrochage décisif tant que nous n’aurions pas les plus grandes chances de succès et continuer à user l’ennemi par des offensives partielles. Le général en chef estimait ne pas pouvoir accepter trop tôt une bataille générale dans des conditions défavorables. Aussi a-t-il décidé d’attendre encore quelques jours et de prendre en arrière le champ nécessaire pour éviter l’accrochage.
« Il prescrivit, pendant ce temps, de récupérer au moins deux corps sur les armées de droite dont la mission devait être purement défensive, de recompléter et de reposer les troupes.
« SON BUT FUT DE PRÉPARER UNE OFFENSIVE NOUVELLE EN LIAISON AVEC LES ANGLAIS ET AVEC LA GARNISON DE PARIS ET D’EN CHOISIR LA RÉGION DE FAÇON QU’EN UTILISANT SUR CERTAINES PARTIES DU FRONT DES ORGANISATIONS DÉFENSIVES PRÉPARÉES, ON PUISSE ASSURER LA SUPÉRIORITÉ NUMÉRIQUE DANS LA ZONE CHOISIE POUR LE PRINCIPAL EFFORT[7]. »
Tel est le véritable document révélateur de la manœuvre, le secret intime de la pensée du chef. L’exposé est du 3 ; la bataille s’engage le 5. Du 3 au 5, il y a deux jours. Le général Joffre est décidé, plus que jamais, à l’offensive. Mais il se donne deux jours pour : 1° » choisir définitivement et organiser son terrain ; 2° attendre l’exécution complète de sa manœuvre d’Est en Ouest ; 3° obtenir la liaison avec l’armée anglaise, c’est-à-dire déterminer celle-ci à participer à l’offensive ; 4° assurer le mouvement en commun avec la garnison de Paris qui lui donne « la supériorité numérique dans la zone choisie pour le principal effort. »
Le massif de Saint-Gobain étant perdu, la retraite vers le Sud, et non vers Paris étant décidée, en quel point le général français devait-il caler ses troupes pour être en mesure de reprendre l’offensive avec le plus de chances de succès ?
A cette question la nature répond avec une autorité sans seconde : le bassin de la Seine, qui sera toujours le champ de bataille pour Paris, n’est rien autre chose que l’ancien fond du golfe de Seine adossé aux vieilles formations géologiques de l’Ardenne, de l’Argonne, du plateau de Langres et du Morvan. On peut dire, en gros, que le bassin forme un vaste hémicycle s’ouvrant sur la mer et remontant, par pentes et gradins successifs, jusqu’aux hauteurs qui forment la carrasse solide de la France. Cet hémicycle est orienté vers le Nord-Ouest. La masse des gradins qui le composent trace sa courbe inférieure d’après une ligne Montereau-Nogent-sur-Seine, Troyes, Vassy, se continuant vers le Nord Est par Bar le-Duc, Revigny, Grandpré.
En avant de cette masse, se projettent quelques gradins avancés qui descendent sur le cirque ou sur l’arène : ces gradins détachés sont déterminés par les hauteurs bordant les vallées du Grand-Morin, du Petit-Morin et de la Marne. C’est sur le premier de ces gradins que, pour les raisons que nous allons indiquer, Joffre a choisi le point de départ de son offensive : il s’arrête sur la ligne des deux Morins : Coulommiers, la Ferté-Gaucher, Esternay, Fère-Champenoise, Vitry-le-François.
Le golfe de Seine ne présente, de la mer à son ancien rivage, qu’un seul obstacle, un seul barrage avant le premier gradin de l’hémicycle : c’est le double massif de Roye-Lassigny-Saint-Gobain, c’est-à-dire le rebord déterminé par la coupure de l’Oise. Ce barrage une fois franchi, la vague d’invasion déferle dans la vaste plaine de Champagne et, ayant dépassé Paris, elle n’a plus qu’à balayer le golfe de Seine et à en chasser les armées qui l’occupent pour revenir sur la capitale isolée comme un rocher battu des flots.
C’est dans cette plaine que, traditionnellement, le sort de Paris s’est décidé. Sur le circuit qui la borde se trouvent rangées les grandes batailles dont le souvenir étreint à jamais le cœur de la France : les Champs catalauniques, Valmy, les batailles de 1814, Champaubert, Montmirail, Vauchamps c’est là que Mac-Mahon se serait battu, en 1870, s’il n’était pas allé s’engouffrer dans l’impasse de Sedan.
Les « Champs catalauniques » ou « Champagne » sont déterminés par le cours presque parallèle des deux rivières de Paris, les deux rivières sœurs, la Marne et la Seine. Comme si elles ne suffisaient pas à étancher les eaux qui affleurent des côtes voisines, un double affluent de la Marne, le Petit et le Grand Morin, coule à égale distance de l’une et de l’autre. La ceinture du golfe de Seine est au Sud de la rivière elle-même : celle-ci forme la rigole de vidange qui subsiste après le retrait des eaux. La ligne d’appui du golfe de Seine est, en somme, la véritable séparation des deux Frances à l’Est, la France du Nord et la France du Midi, et elle répond exactement à la ligne d’appui de la Loire à l’Ouest. Donc, la véritable bataille de France est là, puisque le sol français s’organise tout entier autour de cette crête. Vidal de la Blache, ayant fait observer que cette zone fut la marche frontière des Gaules belgiques, comme, plus tard, des archevêchés de Reims et de Sens, ajoute :
La Champagne du Nord, celle de Reims, comme dit Grégoire de Tours, touche à la Picardie et lui ressemble. Les monuments d’époques préhistoriques montrent d’étroits rapports avec la Belgique, presque pas avec la Bourgogne. Ses destinées sont liées à celles de la grande région picarde. Au contraire, le faisceau des rivières méridionales a son centre politique à Troyes ; cette autre partie de la Champagne se relie à la Brie et gravite vers Paris. Par les rapports naturels, comme dans les anciennes divisions politiques, l’autre gravite vers Reims et les Pays-Bas[8].
De ce simple exposé géographique il résulte, avec une parfaite évidence, qu’une armée, située sur la falaise qui sépare ces deux régions, ces deux « Champagnes, » la Champagne picarde et la Champagne briarde, est en situation de défendre, à la fois, les deux métropoles Reims et Paris. Et ne résulte-t-il pas, avec la même évidence, que le général Joffre, en venant chercher les premiers gradins de l’hémicycle de Seine, ceux qui sont au Nord de la rivière (avec la ressource de se replier, au besoin, sureaux qui s’élèvent au Sud), s’est conformé aux lois de la nature et aux lois de l’histoire. Il adopte ce point d’appui parce qu’en fait, — une fois le massif de Saint-Gobain perdu <ref> Sur les raisons qui ont déterminé l’abandon du massif de Saint-Gobain par l’armée britannique, voir la Bataille de Saini-Quentin-Guise, dans la Revue des 1er et 15 septembre 1918. </<ref>, — il ne s’en trouve plus d’autre.
D’ailleurs, les événements de la guerre l’y ont amené et en quelque sorte poussé. Le plan du Grand État-major allemand a donné, pour rendez-vous général, aux armées allemandes pénétrant, de toutes parts, en France, précisément la plaine catalaunique : depuis la première heure, toutes convergent vers ce but commun ; toutes et chacune se sont mises en marche pour arriver à cette « concentration sur le champ de bataille » prescrite par le vieux Moltke et par Schlieffen ; et elles y arrivent, en effet, dans les jours qui précèdent immédiatement la bataille de la Marne.
Voyons plutôt. — La plaine catalaunique est prise à revers par les armées de von Hausen et du duc de Wurtemberg, débouchant par la trouée de Grandpré et par la brèche de Reims. Elle est menacée par les forces que commande von Strantz et qui, venant de Metz, se glissent par le Rupt de Mad et la trouée de Saint-Mihiel. Jusqu’à la date du 4 septembre, les armées de von Heeringen et du prince Ruprecht de Bavière, qui agissent dans l’Est, espèrent encore atteindre la trouée de Mirecourt-Neufchâteau : elles livrent un assaut mortel à Dubail et à Castelnau pour s’ouvrir ce chemin. Quant à l’armée du Kronprinz, elle glisse le long de l’Argonne pour venir à la rencontre de toutes les autres et assener le coup final. Nous avons déjà cité l’ordre saisi, quelques jours après, et par lequel, le 5 septembre à 20 heures, il prescrivait, pour le G, une attaque dans la direction générale de Revigny-Bar-le-Duc et confiait, en particulier, à son corps de cavalerie la mission d’entrer en action dans la région de Saint-Mard-sur-le-Mont et de pousser son exploration en avant de la IVe et de la Ve armée, SUR LA LIGNE DIJON, BESANÇON, BELFORT. Le Kronprinz pensait donc encor, à cette date, que les armées de Lorraine et des Vosges forceraient la trouée de Neufchâteau-Mirecourt et il leur tendait la main.
Ainsi, les armées allemandes, venant de l’Est, se rendent toutes simultanément au rendez-vous catalaunique. Il en est de même des armées qui viennent de l’Ouest. Von Bulow et von KIuck n’ont pas d’autre objectif. Même pour attaquer Paris, ce n’est pas par le secteur de Picardie, trop bien défendu, mais par le secteur de Champagne et de Brie que l’on compte opérer. Un ordre du jour, signé du comte Schwerin et daté du 5 septembre avant l’aube, ne laisse aucun doute à ce sujet : « Le IVe corps de réserve continue aujourd’hui la marche en avant et se charge, au Nord de la Marne, DE LA COUVERTURE DU FRONT NORD DE PARIS ; la 4e division de cavalerie lui sera adjointe. — Le IIe corps pousse par... le bas du Grand Morin au-dessous de Coulommiers et se dirige CONTRE LE FRONT EST DE PARIS [9].
Nous reviendrons sur ce document important, mais ce qu’il convient d’établir, c’est que la plaine catalaunique est le champ de manœuvre, la « cour de la caserne » qui, selon les théories de Schlieffen et dans la pensée du Haut Commandement allemand, doit assister à la défaite de la France et au désastre de l’armée Joffre : c’est donc sur une ligne permettant de sauver cette plaine, en la dominant, que l’armée Joffre doit se caler : une telle ligne est déterminée par l’ossature de la région entre Marne et Seine, c’est-à-dire par le premier gradin de l’hémicycle.,
Puisque l’armée de Joffre a des raisons de craindre pour ses communications par l’Argonne, par Saint-Mihiel, par la trouée de Charmes, par la trouée de Belfort, si elle veut échapper à tout risque provenant de ces trois couloirs, elle descendra jusqu’à un parallèle au Sud de leurs débouchés ; et comme, d’autre part, l’armée anglaise a cherché son abri au Sud du camp retranché de Paris, Joffre, pour l’articulation de sa manœuvre, sera également dans la nécessité de chercher, de ce côté, un parallèle au moins sur la ligne des deux Morins.
Résumons. — Le camp retranché de Verdun est le pivot de droite : il faut rester en liaison avec lui. Le camp retranché de Paris est l’attache de gauche : il faut rester en liaison avec lui. La courbe du golfe méridional de Seine, prolongée par l’Argonne, répond seule à cette double nécessité. Donc, tel sera le terrain de la prochaine bataille. Joffre le voit ; il a le courage de le vouloir, d’agir et d’ordonner : voilà ce dont la France et l’histoire lui seront éternellement reconnaissantes.
Le lieu de la bataille se trouvant ainsi déterminé, à quelle date sera-t-elle livrée ? Quel sera le jour X ? Ce point dans l’espace et dans le temps sera déterminé par la manœuvre, c’est-à-dire par la volonté du chef s’emparant des nécessités et des opportunités.
Pour suivre ce beau travail intellectuel, ce noble exercice des plus hautes facultés humaines, il faut reprendre maintenant l’exposé des faits militaires à partir du moment où le sentiment d’une rencontre prochaine se fait jour des deux côtés. Il serait impossible d’être clair et d’être complet si, d’une part, l’on faisait abstraction de l’initiative ennemie et si, d’autre part, on ne considérait qu’une partie de l’immense aire du conflit armé. Certains ont distingué entre la bataille de l’Ourcq et la bataille de la Marne. Pourquoi ? L’ennemi avance sur tout le front et l’armée française va au-devant de lui sur tout le front : il faut donc tout embrasser d’un coup d’œil.
Joffre a décidé de prendre son pivot sur sa droite et c’est pourquoi nous avons dû, logiquement, présenter d’abord dans l’Histoire de la Guerre l’exposé des engagements de l’Est : si la droite eût cédé, la bataille de la Marne eût été impossible. Aussi, le Haut Commandement allemand assaille notre droite jusqu’à la dernière minute : dans la nuit du 4 au 5 septembre, se déclenche l’offensive suprême contre le Grand Couronné de Nancy : l’Empereur y commande en personne. Nous savons maintenant qu’elle ne réussit pas : mais le doute était permis, et il devait, en fait, se prolonger pendant plusieurs jours encore. Au milieu de tous ses autres soucis, Joffre y pense constamment ; il a besoin de ses troupes qui combattent en Lorraine ; mais il ne. dégarnira Castelnau que quand celui-ci se sentira vainqueur. En fait, la bataille de la Marne a pour secteur oriental, à partir du 5, la bataille du Grand Couronné.
A la date du 4 septembre, l’offensive allemande sur la Mortagne commence à céder. Joffre en a le sentiment très net, et c’est ce qui lui permet de commencer à dégarnir le front de Dubail, en appelant le 21e corps, dont il a besoin sur le front occidental. Mais le péril n’est pas entièrement conjuré. C’est le 6 septembre seulement que von Heeringen recevra l’ordre de quitter les Vosges pour se transporter dans la région de Busigny-Saint-Quentin. Jusqu’au 6, la lutte reste des plus vives et l’artillerie, violente, continue à sévir, selon la méthode allemande, qui couvre la retraite ou le décrochage à coups de canon.
A partir du 6 septembre, un autre danger va se dessiner dans l’Est. Une division de réserve, accompagnée de formation de landwehr, a débouché sur Saizerais et se dirige sur Saint-Mihiel. Une manœuvre des plus dangereuses, tendant à déraciner la place de Verdun, s’amorce donc aussi de ce côté. Le Grand Quartier Général avertit le général de Castelnau d’avoir à se tenir en liaison avec la place de Toul, et il jette lui-même le 15e corps sur Gondrecourt pour parer à ce coup fourré. C’est une nouvelle initiative prise par l’ennemi et dont Joffre est bien obligé de tenir compte.
Joffre est en présence d’une action non moins redoutable de l’armée du Kronprinz dans la région de l’Argonne. Nous venons de citer l’ordre à la Ve armée allemande prescrivant l’offensive pour le 6 septembre. Dès le 5 au soir, l’armée devait se préparer à l’attaque sur Revigny, et le lendemain (6 septembre) de bonne heure, elle attaquait, en effet, dans la région de Vaubécourt. En même temps, les forts de Verdun étaient vigoureusement canonnés par le Nord et par l’Est. La place pourrait-elle résister longtemps et, si elle succombait, quel serait le sort de notre droite ?
Au centre, l’armée de Langle de Cary avait devant elle l’armée du duc Albert de Wurtemberg. Celle-ci jouait aussi son rôle dans le drame : ayant été jetée à travers la plaine de Champagne, et ayant atteint d’un bond la région de Vitry-le-François, elle avait pour mission de briser le centre de l’armée de Joffre qui, sur ce point, présentait une fissure défendue seulement par la 9e division de cavalerie, et de foncer, alors, dans la direction d’Arcis-sur-Aube pour seconder le mouvement d’enveloppement que sa voisine de l’Ouest, l’armée von Hausen, devait tenter sur les armées Foch et Franchet d’Esperey. Un simple coup d’œil sur la carte suffit pour indiquer les conséquences d’une telle manœuvre, si elle eût réussi ; elle se combinait, en effet, avec celle de von Bülow, marchant sur Montmirail, et avec celle de von Kluck isolant les deux armées et l’armée britannique du camp retranché de Paris : par cette « tenaille, » l’aile gauche française eût été entourée et écrasée entre Montmirail et Troyes.
Déjà la partie est engagée de ce côté. Bülow avance en combattant à partir du 4, Joffre suit de l’œil ces rudes combats qui ont succédé de près aux premiers engagements de Montmort et de la ferme d’Arbeux. Au moment où il donne ses ordres définitifs, la bataille du Centre est accrochée.
Nous sommes arrivés, enfin, à l’extrémité occidentale du front de bataille. Joffre va porter de ce côté sa manœuvre : mais von Kluck y développe précisément la sienne qui diffère, comme nous allons le voir, de celle qui a été prévue par le Haut Commandement allemand. La trame demande à être relevée, maintenant, fil à fil.
À partir de l’ébranlement de Guise, le Commandant en chef s’était résolu à resserrer son front et à rabattre von Kluck à l’Est de Paris. Nous avons établi, par la coïncidence des ordres et des exécutions, que cette « conversion vers l’Est » avait été la suite de la bataille de Guise et qu’elle avait été ordonnée dans la nuit du 30-31 août[10]. Le général Joffre l’avait signalée, dès le 1er septembre, au gouvernement qui n’avait pas encore quitté Paris.
Les Allemands avaient, comme nous l’avons démontré, conçu le projet d’un raid de cavalerie sur Paris, justement à cette date du 1er septembre. Les trois divisions de cavalerie du général von der Marwitz, la 4e, la 2e et la 9e, avaient été chargées de l’exécution et avaient reçu l’ordre d’être aux portes de la ville le 2 septembre au matin. Nous avons dit l’échec de cette entreprise au combat de Néry et l’étonnante odyssée des trois divisions de cavalerie dans la forêt de Compiègne[11]. Après l’insuccès d’une de ses idées le plus chèrement caressées, le Grand Quartier Général allemand n’avait pas renoncé à ses desseins sur Paris ; il les avait seulement modifiés. Il admettait, maintenant, que, pour réussir, un effort plus prolongé et plus puissant serait nécessaire. Tout d’abord, il fallait isoler Paris du reste de la France ; et c’est pourquoi l’ordre était maintenu à la cavalerie de la Ire armée (von Kluck) d’apparaître devant Paris et de détruire toutes les voies ferrées qui y conduisent. On préparerait ainsi, non pas le siège, mais l’investissement de Paris, en subordonnant toutefois cette lourde entreprise au succès d’une manœuvre destinée à empêcher toute intervention ultérieure de l’armée de Joffre.
Les ordres donnés à la cavalerie ne furent exécutés que sur certaines parties du front Est : Von Kluck, en effet, avait d’autres vues et il avait besoin des divisions de von der Marwitz pour réaliser ses propres desseins.
Quant à la manœuvre du Grand Quartier général allemand, elle devait se développer ainsi qu’il suit : premier acte, repousser l’armée française vers le Sud-Est, par conséquent la couper de Paris ; second acte : séparer l’aile gauche du reste de l’armée, l’envelopper et la détruire entre Troyes et Paris. Pour cela, les deux armées von Hausen et von Bülow secondées, en arrière, par l’armée du duc de Wurtemberg, s’avancent les premières, et coupent l’armée de Joffre au Centre, tandis que von Kluck marque le pas en attendant l’heure de foncer à son tour. La marche pour l’encerclement se fera d’abord d’Est en Ouest, telle est la volonté du Haut Commandement. Pour cette exécution, la Ire armée (armée von Kluck) restera donc en arrière d’une journée. Son rôle est le suivant : 1° servir de pivot au mouvement, 2° protéger le flanc des armées allemandes en surveillant les sorties du camp retranché de Paris.
Ainsi, ce n’est pas von Kluck qui marchera d’abord et qui saisira le premier l’armée française : ce sera von Bülow et ensuite von Hausen et le duc de Wurtemberg. L’ensemble de la manœuvré a pour rendez-vous général la région d’entre Montmirail et Troyes : c’est là que se produira « la bataille de Cannes » (Cannæ) recherchée depuis si longtemps.
Pour que ce projet grandiose réussît, il faudrait un fonctionnement parfait de tout le mécanisme : cette épure de cabinet ne se réaliserait sur le terrain que si le champ de bataille était un champ de manœuvres. Or, von Moltke n’a pas pris le soin de s’assurer du bon fonctionnement de tous les rouages : il ne s’est pas rendu compte de la situation de la IIe armée, qui, loin de marcher en avant, est en arrière d’une journée ; il ne tient pas compte de la fatigue des corps, déjà si fortement éprouvés par les batailles de Guise et de la Meuse et n’arrivant sur la ligne de front que les uns après les autres avec des retards considérables [12] ; surtout, il ne tient pas compte de l’indocilité du brillant général de cavalerie qui commande son aile droite et qui, n’ayant connu jusqu’alors que des succès et des éloges, s’est grisé de la confiance que lui témoigne, d’un cœur unanime, tout le « Vaterland. »
Von Kluck n’entend nullement passer au second plan. Il se croit destiné à frapper le coup qui doit anéantir l’armée française : et voilà qu’on prétend l’arrêter pour que Bülow cueille la palme ! Il arrive le premier et on suspend sa course !
« L’intrépide » général n’écoute que son sens propre, l’instinct de cavalier qui le porte en avant. Sans rien objecter aux ordres de l’Etat-major, il donne à ses éléments avancés l’ordre de franchir la Marne sur la ligne de la Ferté-sous-Jouarre-Château-Thierry dès le 3. Il poursuit les Français avec d’autant plus d’ardeur qu’il les croit en pleine déroute, dissociés et démoralisés ; il ne craint qu’une chose, c’est qu’ils ne parviennent à lui échapper, comme déjà l’a fait, à double reprise, l’armée anglaise. Peut-être a-t-il connaissance de l’ordre donné par Joffre de pivoter sur la droite ; il l’interprète comme voulant dire : céder toujours à gauche. Ses renseignements lui ont appris que l’armée britannique est dans la région de Coulommiers : il se convainc ainsi qu’une brèche s’est faite entre l’armée French et l’armée Franchet d’Esperey ; et c’est dans cette brèche supposée qu’avec une imprudence inouïe et contrairement aux ordres reçus, il jette ses corps l’un après l’autre. Ne songeant qu’à sa poursuite, il se couvre à peine du côté de Paris : il s’élance. Son but, maintenant, c’est la trouée de Rebais : il entend précéder Bülow sur le champ de bataille du nouveau « Cannes, » à Montmirail.
Il est nécessaire d’insister sur cette conviction où est von Kluck qu’une brèche existe dans le front adverse ; car c’est de là que vient cette témérité qui le porte en avant et qui lui donne l’illusion d’un succès facile, à la condition de faire vite, très vite.
Stegemann, qui a reçu les inspirations de l’État-major, est on ne peut plus affirmatif sur ce point :
Par son mouvement au delà du Grand Morin, venant de la Ferté-sous-Jouarre et de Changis, la Ire armée tombait dans la brèche béante entre l’armée Frenck et la 5e armée française, brèche qui n’était remplie que par de la cavalerie… Comme l’armée anglaise avait évacué le champ de bataille, cela semblait confirmer cette hypothèse, tandis qu’en réalité, elle était cachée derrière le rideau que formait la forêt de Crécy, si bien qu’elle s’apprêtait à faire une conversion avec son aile gauche et à chercher la liaison avec l’armée Franchet d’Esperey quand le IIe corps de von Kluck pénétra dans la brèche… … L’ennemi qu’on espérait atteindre bientôt dans sa fuite, attendait, au contraire, au Sud et au Sud-Est. Il semble bien que le Commandement allemand ignorât encore qu’au Nord-Ouest (Maunoury) et au Sud-Ouest (French), l’ennemi était à l’affût depuis le 4 septembre et qu’ainsi la brèche que l’on croyait exister entre l’armée Franchet d’Esperey et l’armée britannique n’existait pas et qu’au contraire, cette dernière armée formait l’aile droite de celle de Joffre et faisait même un crochet qui allait lui permettre l’encerclement.
Sans l’hypothèse de la « brèche, » il serait difficile de comprendre l’ordre cité ci-dessus, signé du comte Schwerin et prescrivant au IIe corps « de pousser par le cours inférieur du Grand Morin au Sud de Coulommiers et de se diriger contre le front Sud-Est de Paris. » Une pareille entreprise eût été vraiment par trop absurde, si l’on eût pensé que l’armée britannique et l’armée Franchet d’Esperey formaient une masse de manœuvre prête à tomber dans le dos du corps qui eût tenté de l’esquisser. Von Kluck est donc persuadé que l’armée anglaise a continué à se replier, qu’elle est déjà loin et qu’il va, enfin, par la brèche ouverte, saisir le flanc de la grande armée de Joffre.
Le Haut Commandement allemand, qui tient à son dispositif et qui, peut-être, a reçu de Paris des renseignements nouveaux, commence à s’inquiéter. Dans l’après-midi du 4, il essaye encore de freiner ; il veut à tout prix retenir la Ire et la IIe armées dans la région de Paris, et même son désir est que La Ire armée n’abandonne pas la ligne de l’Oise ; tout au plus doit-elle se porter sur la Marne, mais à l’Ouest de Château-Thierry, c’est-à-dire à proximité de Paris. Il presse von Bülow et von Hausen, pour qu’ils accomplissent leur mouvement vers Montmirail et vers Troyes et il retient von Kluck.
Mais, autant que l’on peut s’en rendre compte par l’exécution, il y a quelque hésitation, quelque flottement dans les directives du Grand Quartier général ; sans doute, il craint d’aborder von Kluck de front. Ce n’est pas un subordonné commode. Celui-ci pourra se défendre, par la suite, en assurant qu’il n’a fait qu’exécuter des ordres antérieurs quand il s’est porté sur la Seine par Rebais et Montmirail. Il se persuade, d’ailleurs, qu’il s’est suffisamment gardé du côté de Paris en laissant son IVe corps de réserve et une division de cavalerie en flanc-garde.
Essayons d’entrer dans le raisonnement de von Kluck. « Ce serait vraiment absurde, se dit-il, de porter le trouble, en ce moment, dans la marche des deux armées et de me forcer à attendre Bülow, quand je tiens l’ennemi. Comment hésiterait-on à foncer sur des corps que la retraite a disloqués en partie, mais qui seraient parfaitement aptes à se battre, si on les laissait se reconstituer ? Il faut saisir l’occasion : elle ne se présente pas deux fois. » Sa conception de la bataille, qui domine, dès lors, tous ses actes est, d’après les faits et les témoignages concordants, la suivante : poursuivre l’ennemi à fond jusqu’à la Seine et le rejeter d’Ouest en Est sur la Champagne sans attendre Bülow et von Hausen. Au contraire, les précéder pour pousser l’armée de Joffre pantelante sous leurs coups quand ils arriveront. L’heure n’est pas venue de procéder à l’investissement de Paris. Si l’on s’arrête maintenant, devant le camp retranché, si l’on perd un ou deux jours, l’ennemi, ayant conservé la liberté de ses mouvements, peut soit s’échapper encore, soit se retourner dangereusement [13]
Ainsi, de l’hypothèse de la brèche résulte toute la manœuvre de von Kluck. La fougue, l’orgueil, l’envie épaississent le bandeau sur ses yeux et, malgré les avis qui lui parviennent, il ne change rien à ses projets ; il continue à fond sa marche sur la Marne.
Dès le 4 au soir, il a donné ses ordres pour la bataille. L’étude des faits et des documents saisis sur l’ennemi permet de les reconstituer ainsi : L’armée se portera en avant le 5, attaquant l’ennemi partout où on le rencontrera : le IXe corps sur Esternay, le IIIe sur Sancy, le IVe sur Maisons, le IIe sur Coulommiers, le IVe de réserve à l’Est de Meaux. Le 2e bataillon de chasseurs avec la 4e division de cavalerie couvrira le flanc droit. Le IIe corps de cavalerie avec les 2e et 9e divisions de cavalerie sur Provins.
Trois corps sur le Grand Morin et le IIIe à huit kilomètres au Sud de cette rivière ! On livre à l’armée Franco-anglaise, une bataille d’angle : mais avec un côté de l’angle extrêmement fort, celui qui pousse en avant et un côté de l’angle extrêmement faible, celui qui regarde Paris.
Cette conception est juste l’opposé de celle du Grand Etat-major, puisque celui-ci entend se rapprocher de Paris le plus possible et, pour cela, attaquer par l’Est et bousculer la gauche française vers Montmirail et Provins. Or, les deux systèmes contraires entrent simultanément, à l’heure décisive, en voie d’exécution. Cela revient à dire que von Moltke, sous le coup de la manœuvre de Joffre, a déjà perdu pied. Celui qui doit commander ne commande plus, celui qui doit obéir n’obéit plus. Toutes les solutions deviennent mauvaises, quand toutes les issues commencent à se fermer.
Von Kluck n’eût pas eu tant d’assurance s’il eût été mieux renseigné sur ce que lui préparait le Commandement adverse et sur ce qui se passait dans le camp retranché de Paris.
Le Commandement allemand ignorait-il réellement l’existence de l’armée Maunoury ? C’est un point qu’il est assez difficile d’éclaircir. D’une part, von Kluck, ayant eu affaire à diverses reprises aux corps de l’armée Maunoury, et notamment dans le rude combat de Proyart, savait, à n’en pas douter, que cette armée existait sur sa droite. Nous avons cité l’extrait d’un document allemand, — probablement un rapport, — et qui signale la présence de corps actifs (le 7e corps) sur la Somme. Nous avons vu, d’autre part, que les renseignements allemands provenant des armées de l’Est avaient mentionné le transfert de troupes françaises dans la direction de Paris. Malgré tout, les historiens de l’Etat-major et, en particulier, Stegemann, disent que von Kluck était mal renseigné. La brochure sur Les Batailles de la Marne (attribuée, à tort ou à raison, à un écrivain de l’entourage de von Kluck) assure que, « pendant sa marche en avant, le général s’était déjà heurté aux 61e et 62e divisions de réserve sous le général d’Amade qui, plus tard, firent partie de la 6e armée : mais que les Français avaient réussi à se soustraire à leur adversaire. » « Le général von Kluck, ajoute la brochure, savait qu’il se trouvait encore des troupes à gauche du corps expéditionnaire anglais, mais il en ignorait la force exacte. »
Le général lui-même aurait dit, d’autre part, qu’il n’ignorait pas l’existence de l’armée Maunoury, mais qu’il n’aurait jamais pensé qu’il se trouverait un gouverneur d’une place assiégée ayant l’audace de faire sortir ses troupes du rayon d’action de la forteresse.
Quelle que soit la valeur de ces explications, données, d’ailleurs, après coup, von Kluck n’y regarde pas de si près dans sa hâte d’agir et de réussir, il a les yeux fixés non en arrière, mais en avant. Croyant trouver devant lui une brèche et une armée défaillante, il fonce : or, il trouve l’armée de Joffre debout, bien liée et prête au combat.
Voyons, en effet, ce qui s’était passé dans le camp français.
Quatre documents déjà connus éclairent la pensée du Haut Commandement dans la période du 1er au 3 septembre : 1°r l’Instruction générale no 4, datée du 1er septembre et qui prescrit la retraite générale, au besoin jusqu’au Sud de la Seine, mais sans que cette indication implique que cette limite devra être forcément atteinte [14]. L’Instruction s’achève par ces mots : les troupes mobiles du camp retranché de Paris pourraient prendre part également à l’action générale ; 2° la note 3 463, datée du 2 septembre, confirmant, avec la plus grande netteté, ce qui est dit dans l’Instruction générale précédente : que la manœuvre en retraite a pour objet, aussitôt l’heure venue, de passer à l’offensive sur tout le front ; mais cette offensive est subordonnée à trois conditions : que les deux corps prélevés sur les armées de Nancy et d’Épinal soient en place ; que l’armée anglaise se déclare prête à participer à la manœuvre ; que l’armée de Paris soit en mesure d’agir en direction de Meaux ; 3° l’ordre général no 11, daté également du 2 septembre, prescrivant toutes les mesures à prendre, à la dernière minute, pour que tout soit prêt et que les énergies soient tendues vers la victoire finale ; le général en chef affirme de nouveau son intention de reprendre sous peu l’offensive générale ; 4° la note adressée, le 3 septembre, au ministre de la Guerre, indiquant les raisons pour lesquelles l’offensive générale a été légèrement retardée. Cette note se termine ainsi : « Le but du général en chef est de préparer une offensive en liaison avec les Anglais et avec la garnison de Paris et d’en choisir la région de façon qu’en utilisant, sur certaines parties du front, des organisations préparées, on puisse s’assurer la supériorité numérique dans la zone choisie pour l’effort principal. »
On voit comment les idées s’enchaînent et comment les données du problème se précisant, la solution se dégage peu à peu. Il faut : a) que les deux corps soient en place ; b) que l’armée britannique ait accordé son concours ; c) que les forces mobiles de Paris soient prêtes à assurer la supériorité numérique au point où doit se porter la manœuvre.
Nous en sommes là, le 3 septembre. Reprenons chacune de ces conditions, et voyons à quel moment elles se trouvent réalisées.
a) Les deux corps nouveaux qui, transportés du front Est, doivent agir sur le front Ouest et dont la présence est indispensable, sont le 15e corps et le 21e corps. Mais nous avons dit que le déplacement d’un troisième corps, le 4e , a été, en outre, antérieurement décidé : ce corps, qui faisait partie de l’armée Sarrail, a reçu l’ordre de se rendre à la 6e armée dès que la bataille de la Meuse a été terminée. Quelque diligence qu’on ait faite, ce corps, enlevé le 1er septembre, ne peut arriver à Paris avant le 4 septembre. On prépare ses logements dans la région du Bourget à cette date. Une de ses divisions sera retenue en soutien de l’armée britannique. Raisonnablement on ne peut compter que le 4e corps sera « en place » et en état de marcher à la bataille avant le 7 septembre au matin.
Le 21e corps est emprunté à l’armée Dubail ; il lui est encore impossible de quitter la ligne de la Mortagne où le danger de rupture reste imminent. C’est seulement le 4 au soir que le général Dubail pourra le livrer au général Joffre pour la grande bataille projetée à l’Ouest. Transporté par voie ferrée avec la plus grande célérité dans la région de Joinville-Vassy où il est destiné à former, entre Montiérender et Longeville, une articulation indispensable, il ne sera à pied-d’œuvre que le 5 et le 6 septembre. On ne peut se passer de lui, il faut l’attendre.
Ajoutons que le 15e corps demandé le Ier septembre, à l’armée du général de Castelnau, avec les forces restantes du 9e corps va faire mouvement sur Vaucouleurs, puis sur Gondrecourt et ne sera en place que les 7 et 8 septembre.
b) La question du concours de French est une des plus difficiles à régler. Nous avons dit les raisons qui portaient le général anglais à ne risquer, à aucun prix, l’armée qui lui avait été confiée. L’exposer à la destruction ou à l’encerclement, c’était, pour ainsi dire, réduire l’Angleterre à l’impuissance pour tout le cours de la guerre. French éprouvait donc les plus grands scrupules à engager à fond son armée, et même à la laisser s’accrocher. A l’entrevue de Compiègne, Joffre avait obtenu de lui que l’armée britannique resterait en soutien à une journée en arrière de l’armée française ; mais c’était tout. On n’était même pas assuré d’une parfaite liaison. Joffre cherche, par tous les moyens, à peser sur les résolutions de French. Celui-ci est plein de bonne volonté et de bonne grâce, mais il hésite. On en appelle au gouvernement anglais. Lord Kitchener insiste auprès du maréchal French, le 3. French se laisse persuader peu à peu. D’abord, il admet que son armée puisse ne pas se replier au Sud de la Seine, comme il en avait manifesté jusque-là l’intention. Mais dans la soirée du 3, il est repris de ses scrupules. Le général Gallieni vient lui rendre visite à son Quartier général dans la matinée du 4 ; il ne le rencontre pas ; à la suite d’un entretien avec le chef de l’État-major britannique, général Wilson, le gouverneur de Paris ne peut obtenir encore de réponse précise. C’est seulement dans la journée du 4, à treize heures trente, que le maréchal French entre décidément dans les vues du Commandement français, mais encore sous les réserves suivantes : le 5 au matin, les positions des corps britanniques seront modifiées de telle façon qu’ils soient disposés face à l’Est, et l’armée pourra se porter ultérieurement en avant dans la même direction. Joffre a désormais le sentiment qu’il a convaincu le maréchal. Rien que le mouvement indiqué assure l’articulation entre Maunoury et Franchet d’Esperey. Il s’empare de cette promesse.
Reconnaissons, pour être exact et pour être vrai, qu’il restait encore quelque hésitation dans le Haut Commandement britannique. Le 4 septembre, à 4 heures du soir, le maréchal French faisait une enquête personnelle auprès de ses principaux lieutenants. Aux questions posées par lui il était répondu « que les troupes étaient exténuées, mais qu’elles pouvaient tenir tant qu’elles ne seraient pas attaquées. » French concluait encore, à ce moment, qu’il n’était pas possible de marcher de l’avant et que les forces britanniques devaient continuer à se retirer immédiatement derrière la Seine pour se refaire. Le 5 septembre, à la pointe du jour, les ordres sont encore donnés en vue de ce repli.
C’est seulement un peu plus tard, dans la matinée de cette même journée du 5, après une nouvelle visite du général Joffre, que le maréchal French se décide à renoncer à la retraite, et que l’ordre de surseoir arrive dans les corps ; les dispositions sont prises alors pour la marche en avant, en liaison avec Franchet d’Esperey, le 6.
Sur un fait si considérable, le rapport officiel de French est des plus explicites :
Le 3 septembre, les forces britanniques étaient établies au sud de la Marne entre Lagny et Signy-Signets. Jusqu’à ce moment, le général Joffre m’avait prié de défendre les passages de la rivière aussi longtemps que possible et de faire sauter les ponts devant moi. Après que j’eus pris les dispositions nécessaires et que la destruction des ponts fut accomplie, le généralissime français me demanda de continuer ma retraite vers un point situé à 12 milles en arrière, en vue de prendre une seconde position derrière la Seine. Cette retraite se fit bien. Pendant ce temps, l’ennemi avait jeté des ponts et traversé la Marne en forces considérables et il menaçait les Alliés le long de la ligne des forces britanniques et des 5e et 9e armées françaises.
Le samedi 5 septembre, je vis le généralissime français sur sa demande. Il m’informa de son intention de prendre l’offensive sur-le-champ ; car il considérait ces conditions comme très favorables au succès. Le général Joffre me fit part de son projet de faire mouvoir sur son flanc gauche, la 6e armée pivotant sur la Marne, de la porter en direction de l’Ourcq, et d’attaquer ainsi la Ier armée allemande, tandis qu’elle avait pris une direction Sud-Est à l’Est de cette rivière. Il me demanda d’effectuer un changement de front à droite, ma gauche s’appuyant sur la Marne et ma droite sur la 5e armée pour remplir la brèche entre cette armée et la 6e . Je devrais alors avancer contre, l’ennemi en face de moi et me joindre au mouvement d’offensive générale. Ces mouvements combinés commencèrent le dimanche 6 septembre au lever du soleil...
On voit, même par ce texte, que la brèche que von Kluck pressentait devant lui a existé, du moins pendant quelque temps. Si l’armée anglaise eût continué de se replier, la brèche agrandie se fût offerte à l’offensive de la 1re armée allemande. Or, Joffre ne pouvait livrer bataille qu’à la condition que son articulation fût assurée. Que la 5e armée se fût portée plus à droite ou que French ne se fût pas décidé à remonter vers le Nord, le trou était béant, et von Kluck passait... Car, tel est le sort des batailles ! Le coup d’œil du chef et son énergie, à la minute suprême, décident de tout.
c) La manœuvre dépendait, maintenant, de l’intervention de la 6e armée (armée Maunoury). C’est la troisième condition que Joffre s’était posée à lui-même. Fixons donc les yeux sur le camp retranché de Paris.
Le général en chef, tout en ayant décidé la retraite vers le Sud, ne s’en est attaché que plus fortement à la conception d’une manœuvre de flanc, conception qui remonte, en fait, a la formation de l’armée d’Amade. Elle est exprimée dans l’Instruction générale du 25 août ; elle a donné lieu alors à la création de l’armée Maunoury. Le 27 août, le général Maunoury quitte le Grand Quartier général où il a été appelé. Il emporte une instruction où on lit ces lignes : « Le commandant de la 6e armée disposera ses forces de manière à pouvoir, dès que leur réunion sera complète, agir offensivement sur l’aide droite de l’ennemi... La reprise de l’offensive commencerait par la 6e armée dans la direction générale du Nord-Est [15]. » Rien n’est plus clair. Puisque l’ennemi tente un mouvement tournant, Joffre a pris ses mesures pour en faire un mouvement tourné.
A partir du 1er septembre, l’armée Maunoury s’est repliée dans le camp retranché de Paris ; c’est donc du camp retranché de Paris que se déclenchera, maintenant, l’offensive, et ceci est encore précisé dans l’Instruction générale du 1er septembre : « Les troupes mobiles du camp retranché de Paris pourraient prendre part également à l’action générale. »
Le Gouverneur de Paris, général Galliéni, qui exerce, dans le camp retranché, les fonctions de commandant en chef de « l’armée de Paris, » confirme cette manière de voir, du moins au point de vue statique, dans son Ordre général no 1 : « Paris doit former le point d’appui de gauche des forces françaises qui se replient vers le Sud. Le général Maunoury exercera le commandement dans la région du camp retranché ; il lui appartient donc de diriger son mouvement de retraite de manière à venir occuper, dans la partie Nord du camp retranché, la région comprise entre la Marne et la grand’route de Paris-Senlis. »
Nous avons dit les mouvements de l’armée Maunoury et sa distribution dans la région des forts qui défendent la capitale à l’Est. La 45e division était maintenue en réserve générale à la disposition du Gouverneur [16].
Le Gouverneur de Paris est de plus en plus préoccupé de ce rôle qui lui incombe de détendre la capitale contre une agression encore possible de l’armée allemande. A cet effet, il réclame, le 2 septembre, des renforts importants en troupes actives, au moins trois corps d’armée. Sinon, Paris serait, assure-t-il, dans l’impossibilité de résister : c’est donc le point de vue de la résistance que l’on envisage encore à cette date.
Mais, à partir du 2 septembre, la conception du Haut-Commandement, c’est-à-dire l’offensive sur le flanc droit, s’est affirmée ; elle apparaît comme réalisable à très bref délai. Les forces nouvelles que le général Joffre a retirées de ses armées de l’Est et envoie, dans ce dessein, commencent à arriver. Le 4e corps (général Boëlle) est signalé comme devant amener une de ses divisions, au moins, le 4. La 45e division se porte dans la région Est du camp retranché.
On surveille, de partout, avec une anxiété, où l’espoir commence à percer, les mouvements de l’ennemi. Depuis le 31 août-1er septembre, on sait qu’il est en train de se regrouper sur l’Est. On le suit, on le guette.
A la fin de la nuit du 2 au 3, un officier du service des renseignements, l’interprète Fréchet, attire l’attention du Commandement sur un fait qui confirme les renseignements antérieurs au sujet du mouvement de conversion à l’Est de l’armée von Kluck. Un réfugié de la Somme qui a été, un moment, prisonnier des Allemands dans la région de Saint-Just-en-Chaussée, s’est évadé : on l’a interrogé, il affirme avoir vu, dans cette localité, des troupes d’infanterie allemande allant vers la gauche, c’est-à-dire dans la direction de l’Est ; il a vu des troupes prenant cette même direction dans la région de Creil. Tandis que des groupes de cavaliers marchaient vers le Sud (c’est probablement la 4e division de cavalerie, von Garnier, après le combat de Néry) deux fortes colonnes d’infanterie et d’artillerie marchaient transversalement vers l’Est. Dans la matinée du 3, on apprend, de Luzarches, que l’ennemi « a reçu l’ordre d’évacuer. » — Une reconnaissance par avion du 3 septembre signale qu’à 18 heures, à Êtrepilly, des troupes sont rencontrées sur une longueur d’environ 16 kilomètres avec le Sud-Est comme direction générale.
Une reconnaissance en auto que commande l’interprète Fréchet est poussée vers Chambry, Lizy-sur-Ourcq et Meaux. Elle gagne Claye et s’approche de Penchard. Vers le Nord et le Nord-Est elle reconnaît plusieurs colonnes de fumée signalant le passage des troupes qui brûlent les villages : elle entre en contact avec des patrouilles allemandes près de Penchard.
Dès 12 heures, le général Galliéni, qui a provoqué et suivi, avec une vigilance divinatrice, ces renseignements de sources diverses, commence à en tirer des conclusions. Il fait connaître que, d’une manière générale, « les forces allemandes qui se trouvent devant la 6e armée paraissent s’être orientées vers le Sud-Est. De notre côte, ajoute-t-il, la 6e armée s’est établie au Nord-Ouest du camp retranché, sur le front Mareil-en-France, Dammartin-Montgé ; l’armée anglaise est dans la région au Sud de la Marne et du Petit-Morin, de Courtevroult (Ouest) jusqu’au delà de la Ferté-sous-Jouarre (Est). » Une nouvelle note, à 15 heures, précise encore ces indications : « L’ennemi, poursuivant son large mouvement de conversion, continue de laisser le camp retranché de Paris sur sa droite et de marcher dans la direction du Sud-Est. »
Dans la soirée, le lieutenant-colonel Bourdeau, chef du service des renseignements, a porté l’ensemble des recoupements parvenus dans la journée au général Clergerie ; ils sont très nets : les directions des colonnes allemandes de la Ire armée s’infléchissent vers la Marne au Sud-Est. Le colonel Girodon, sous-chef d’État-major, voit immédiatement le parti que l’on peut tirer d’une telle situation : l’armée Maunoury se trouve précisément en présence de l’occasion favorable cherchée depuis longtemps ; c’est l’heure d’attaquer l’ennemi. D’après un témoin, le général Clergerie dit lentement et gravement : « On va leur taper dans le flanc. » Et il entre chez le général Galliéni.
Dès lors, avec une vigilance extrême, les renseignements sont demandés, obtenus et groupés. Le 3 septembre au soir, un ordre de reconnaissance pour la journée du 4 septembre pose nettement la question :
Une colonne importante a été signalée aujourd’hui marchant de la région de Nanteuil sur Lizy-sur-Ourcq. Il importe, au plus haut point, de savoir si la région du Nord Nord-Est de Paris est évacuée et si l’armée qui marchait vers Paris se dirige tout entière vers l’Ourcq et au delà. Demain, 4 septembre, au point du jour, des reconnaissances aériennes seront envoyées dans les directions de Creil, Villers-Cotterets, Neuilly-Saint-Front, vallée de à Marne jusqu’à Meaux, Compiègne, Crépy en-Valois. Ces reconnaissances sont d’une importance capitale et leur résultat peut permettre de décider de la situation.
Le Général Gouverneur demande qu’elles soient faites avec la plus grande activité et désire avoir ces renseignements avant dix heures du matin.
Bien entendu, le général en chef est mis au courant ponctuellement. A neuf heures, le 4, il ne reste plus aucun doute : « De renseignements tous concordants, il résulte que la P* armée allemande, abandonnants la marche dans la direction Ire Paris, se dirige vers le Sud-Est, sauf, peut-être, le IVe corps de réserve qui couvrirait le mouvement. » Et voici, maintenant, les renseignements identiques qui arrivent de l’armée anglaise : celle-ci, en effet, téléphone à dix heures vingt-cinq du matin : « Le IVe corps de réserve allemand paraît rester à l’Ouest. Mais les autres corps de la Ire armée semblent avoir tourné vers le Sud-Est et avoir atteint hier soir la Marne entre Château-Thierry et Lizy-sur-Ourcq. »
L’armée anglaise ne tire, d’ailleurs, pour le moment, aucune conclusion. Le général Galliéni, au contraire, prend immédiatement ses mesures en conséquence. Le 4 septembre à neuf heures, il prévient le général Maunoury : « En raison du mouvement des armées allemandes, qui paraissent glisser en avant de notre front dans la direction du Nord-Est, j’ai l’intention de porter votre armée en avant dans leur flanc, c’est-à-dire dans la direction de l’Est en liaison avec les armées anglaises. Je vous indiquerai votre direction dès que je connaîtrai celle de l’armée anglaise (c’est toujours là le point délicat). Mais prenez, maintenant, vos dispositions pour que vos troupes soient prêtes à marcher cet après-midi et à entamer demain (c’est-à-dire le 5) un mouvement dans l’Est du camp retranché. Poussez immédiatement des reconnaissances de cavalerie dans tout le secteur entre la route de Chantilly et la Marne. »
En même temps, il met la 45e division sous les ordres du général Maunoury, et, de même, toute la cavalerie disponible :
La 6e armée française est destinée à coopérer avec l’armée anglaise contre les forces allemandes signalées en marche vers le Sud-Est du camp retranché. Il y a lieu de renforcer le général Maunoury de toute la cavalerie disponible dans le camp retranché. En particulier, les 2 escadrons de cuirassiers de Saint-Denis ; mis hier à la disposition du général Ebener, ne se rendront pas à Triël, mais au Raincy… Toute la cavalerie ainsi passée à la 6e armée doit être munie de tous les moyens (vivres, etc.) lui permettant de faire campagne en dehors d’une place de guerre. Je vous prie de l’en munir, etc.
On prépare le groupe des divisions de réserve Ebener pour flanquer vers le Nord le mouvement éventuel de Maunoury ; on fait surveiller la cavalerie de von Kluck, « afin qu’elle ne puisse nous prendre de flanc, pendant que nous ferons notre attaque contre les Allemands. » Tout cela, le 4.
Les résultats de la reconnaissance par avions ordonnée le matin arrivent et tombent sur un Etat-major haletant :
10 h, 45. L’armée allemande franchit la Marne en 3 colonnes, une A Citry (10 kilomètres au Nord-Est de la Ferté sous-Jouarre), la seconde à Nogent-l’Artaud se dirigeant du Nord au Sud (au moins deux corps d’armée en tout), la troisième à Charly (5 kilomètres plus à l’Est). De l’artillerie canonne à Montfaucon, Roissy, Belleval. — 11 heures. Grisolles, 24 batteries allemandes en position de rassemblement. — 11 h. 10. Neuilly-Saint-Front, 2 régiments d’infanterie allemande en position de rassemblement. — 11 h. 30. Villers-Cotterets, une colonne allemande de troupes de toutes armes (infanterie, une brigade environ) en marche sur la Ferté-Milon. — 11 h. 40. Russy (15 kilomètres Ouest de Villers-Cotterets) 3 escadrons de cavalerie allemande rassemblés. — 11 h. 45. Crépy-en-Valois : une colonne allemande d’infanterie et un régiment se dirigeant sur Betz.
On a une claire vision de ce qui se passe dans le camp adverse ; et, dans le nôtre, tout est prêt.
Si, seulement, on était assuré du concours de l’armée anglaise !
Joffre savait qu’il ne pouvait pas prendre une décision tant qu’il n’aurait pas obtenu l’adhésion de French et, s’il l’obtenait, il ne laisserait pas à celui-ci le temps de se reprendre. Nous avons dit plus haut que c’est seulement le 4, à treize heures trente, qu’il avait persuadé le maréchal et que celui-ci s’était engagé à faire entrer ses trois corps dans la manœuvre. Sans perdre une minute, Joffre revient à son quartier général, installé provisoirement dans le petit cabinet du directeur dans une école de Bar-sur-Aube. Là sont réunis le général Belin, le général Berthelot, le colonel Pont, le colonel Gamelin, collaborateurs de toutes les minutes, confidents des secrètes pensées. Les renseignements arrivent de toutes parts, colligés minutieusement, mettant en quelque sorte la marche des deux immenses armées sous les yeux du général en chef. Le général Clergerie vient de téléphoner les derniers renseignements recueillis à Paris. Tout est rassemblé. On délibère. Joffre réfléchit. Le jour tombe déjà. Les dépêches sont préparées. Le général Berthelot opine encore pour le repli jusqu’à la Seine de manière à laisser von Kluck s’engager à fond. Quelqu’un dit : « L’occasion se présente, la laissera-t-on échapper ? » Joffre a tout pesé. Il se dit qu’il a, pour le moment, l’adhésion de French, toutes les autres conditions étant réunies, la supériorité numérique au point où s’applique sa manœuvre, l’ensemble des circonstances favorables ; cette préparation mise au point, cet équilibre de ses forces, il ne les retrouvera peut- être pas demain. Il se lève et dit : « Eh bien ! Messieurs, on se battra sur la Marne ! »
Aussitôt, tous se mettent au travail. Les ordres sont libellés, téléphonés, télégraphiés. L’armée entière est avertie... Le monde vibrera éternellement de cette minute inouïe.
L’armée de Paris enregistre, en ces termes, la confirmation d’un message téléphoné le 4 septembre à 22 heures :
« Le général en chef vient de téléphoner ce qui suit : La 5e armée, l’armée anglaise et la 6e armée .attaqueront le 6 au matin, dans les directions suivantes :
Ve armée sur le front : Courtacon (10 kilom. au Sud de la Ferté-Gaucher), Sézanne.
Armée anglaise sur le front : Coulommiers-Changis (11 kilom, à l’Est de Meaux).
VIe armée, au Nord de la Marne dam la direction de Château-Thierry.
En conséquence, les ordres DONNÉS VERBALEMENT sont modifiés seulement en ce sens que la 6e armée orientera demain (c’est-à-dire le () ses colonnes en. se maintenant sur la rive Nord de la Marne, de manière à atteindre le mèridien de Meaux, etc.
Ce coup de téléphone confirme des ordres verbaux antérieurs et il n’est que le résumé, appliqué à l’armée de Paris, des deux grandes instructions Générales dictées par le général Joffre à la fin de l’après-midi du 4 et qui ordonnent, enfin, le déclenchement et le dispositif complet de la bataille de la Marne. Ces directives arrivent aux armées dans la soirée du 4 ou dans la nuit du 4 au 5.
D’abord, l’INSTRUCTION GÉNÉRALE N° 5.
(Au G. Q. G. le 4 septembre 1914.)
I. — L’arrivée des renforts provenant de la 1re et 2e armées jointe à la nécessité d’apporter plus de souplesse au commandement des armées ont amené les modifications suivantes DANS L’ORDRE DE BATAILLE :
La 3e armée comprendra les 5e, 6e, 15e et 21e C. A., les 65e, 67e , 75e divisions de réserve, la 7e division de cavalerie.
Le 15e corps, qui a fait mouvement par voie de terre, a reçu l’ordre de se porter par Gondrecourt, Houdelaincourt, sur Dammarie-sur-Saulx qu’il s’efforcera d’atteindre le 6 septembre en fin de journée. Il sera rattaché à l’armée à partir du 6 septembre.
Le 21e corps aura ses éléments combattants transportés par voie ferrée dans la région Joinville, Vassy les 5, 6 et 7 septembre matin. Après débarquement le 21e C.A. doit se porter dans la région Montierender-Longeville.
Il relèvera de la 3e armée au point de vue du fonctionnement des services, mais IL SERA INITIALEMENT À LA DISPOSITION DU COMMANDANT EN CHEF.
II. — La 4e armée comprendra les 2e, 12e, 17e corps et à corps colonial.
Le détachement du général Foch formera, à la date du 5 septembre, une armée autonome (9e armée), comprenant les 9e et 11e corps d’armée actifs, la 42e division et la division marocaine, les 52e et 60e divisions de réserve, la 9e division de cavalerie.
Les fractions du 9e corps d’armée qui n’avaient pu rejoindre leur corps d’armée débarquent dans la région de Troyes du 4 au 5 septembre au soir ; elles recevront, à leur débarquement, les ordres du général commandant la 9e armée.
La 5e armée conserve sa composition actuelle ; un corps de cavalerie comprenant les 4e , 8e et 10e divisions de cavalerie lui est rattaché.
III. — En vue d’augmenter la densité des forces qui doivent opérer en terrain favorable, la 4e armée sera vraisemblablement appelée à opérer tout entière dans la région à l’Ouest de la ligne Vitry-le-François-Brienne…
IV. — La zone de repli à atteindre éventuellement, indiquée par l’ordre général ne 4 et par la note 3463 du 2 septembre sera modifiée en ce qui concerne la 4e armée. CETTE ARMÉE OPÉRERAIT EN PARTANT, AU PLUS LOIN, du front Mesnil-la-Comtesse, Jasseimes, Pars-les-Chavanges. (Cela veut dire que le repli prévu comme éventuel n’aura pas lieu.)
La 3e armée, DONT LA MISSION EST D’OPÉRER À DROITE DU GROUPE PRINCIPAL DE NOS ARMÉES, se repliera lentement en se maintenant si possible sur le flanc de l’ennemi, et dans une formation lui permettant, à tout instant, de repasser facilement à l’offensive FACE AU NORD-OUEST.
Signé : JOFFRE.
SIMULTANÉMENT L’INSTRUCTION POUR L’ARMÉE DE PARIS.
1° Il convient de profiter de la situation aventurée de la première armée allemande pour concentrer sur elle les efforts des armées alliées d’extrême gauche.
Toutes dispositions seront prises dans la journée du 5 septembre EN VUE DE PARTIR À L’ATTAQUE LE 6.
2° Le dispositif à réaliser pour le 5 septembre au soir sera :
a) Toutes les forces disponibles de la 6e armée, au Nord-Est le Meaux, prêtes à franchir l’Ourcq entre Lizy-sur-Ourcq et May-en-Multien, en direction générale de Château-Thierry . Les éléments disponibles du 1er corps de cavalerie qui sont à proximité seront remis aux ordres du général Maunoury pour cette opération.
b) L’armée anglaise, établie sur le front Changis-Coulommiers, face à l’Est, prête à attaquer en direction générale de Montmirail.
c) La 5e armée, RESSERRANT légèrement SUR SA GAUCHE, s’établira sur le front général Courtacon-Esternay-Sézanne, prête à ATTAQUER en direction générale SUD-NORD, le 2e corps de cavalerie assurant la liaison entre l’armée anglaise et la 5e armée.
d) La 9e armée couvrira la droite de la 5e armée, en tenant les débouchés Sud des marais de Sai7it-Gond et en portant une partie de ses forces sur le plateau au Nord de Sézanne ;
3° L’offensive sera prise par ces différentes armées, le 6 septembre, dès le matin.
Le 5 au matin, les ordres sont donnés au groupe de droite formé par les 4e et 3e armées :
4e armée. — Demain 6 septembre, nos armées de GAUCHE attaqueront, DE FRONT ET DE FLANC, les Ire et IIe armées allemandes. La 4e armée, arrêtant son mouvement vers le Sud, FERA TÊTE à l’ennemi, en liant son mouvement à celui de la 3e armée qui, débouchant au Nord de Revigny, prend f offensive en se portant vers l’Ouest.
3e armée. — La 3e armée, SE COUVRANT VERS LE NORD-EST, débouchera VERS L’OUEST pour attaquer le flanc gauche des forces ennemies qui marchent à l’Ouest de l’Argonne. Elle LIERA SON ACTION À CELLE DE LA 4e ARMÉE, qui a l’ordre de faire tête à l’ennemi.
L’ensemble de ces ordres évoque l’immense champ de bataille et les masses colossales qui se dressent les unes contre les autres. C’est ainsi qu’il faut entendre ces froides paroles. Le frémissement, le tonnerre de la bataille de France y résonnent déjà.
Impossible d’exposer ici la complexe ordonnance des mouvements et des engagements, ne serait-ce que dans le camp français : elle se développera sur le terrain.
Et, pourtant, il faut dire tout de suite, les trois robustes attaches auxquelles Joffre accroche son plan : pivot à droite avec les deux armées Castelnau et Dubail engagées dans les formidables batailles de Lorraine ; offensive de flanc à gauche avec Maunoury tombant sur von Kluck en plein cours ; et, enfin, contre-offensive au centre, avec Langle de Cary et Sarrail qui, prenant dans le des von Hausen et le duc de Wurtemberg, opposent ainsi une manœuvre plus large à la manœuvre « en tenaille » du Grand Quartier Général allemand.
Conception d’une portée intellectuelle éminente, ne serait-ce qu’en raison des forces et des espaces qu’elle emploie ; elle domine assurément, dans le détail et dans l’ensemble, celle de l’adversaire. Elle puise aux sources les plus ardentes de l’activité humaine : l’énergie du chef et la fureur de la troupe. Rappelons les formules de l’Instruction sur les Grandes unités : « ... Donner à la guerre un caractère de violence et d’acharnement... Jeter à la fois toutes les grandes unités dans la bataille, etc., etc. » Ces principes sont appliqués à la lettre. Joffre engage tout et l’armée se donne toute, (c Pour livrer la lutte suprême qui décide du sort de la guerre et dont l’avenir de la nation est l’enjeu, » la coopération de tous, corps et âmes, est immédiate, unanime, foudroyante. Un instant Joffre a eu la pensée de conserver une réserve générale, le 21e corps. Mais la force même de son élan l’emporte, et le 21e corps lui-même est pris dans le tourbillon. Le drame est déchaîné.
Une fois les ordres militaires donnés, le général en chef résume sa pensée dans un télégramme au ministre, daté du 5 septembre, qui n’est que la suite et le développement de la dépêche du 3 septembre. C’est ici que la raison cartésienne appuyée sur les faits et développant les séries, s’affirme dans sa forte et lumineuse expression :
« La situation qui m’a décidé à refuser une première fois la bataille générale et à replier nos armées vers le Sud s’est modifiée de la manière suivante :
« Ire armée allemande a abandonné direction Paris et a infléchi sa marche vers Sud-Est pour chercher notre flanc gauche. Grâce aux dispositions prises, elle n’a pu trouver ce flanc et 5e armée se trouve maintenant au Nord de la Seine prête à aborder de front les colonnes allemandes.
« A sa gauche, les forces anglaises sont rassemblées entre Seine et Marne, prêtes à l’attaque. Elles seront elles-mêmes appuyées et flanquées, à gauche, par forces mobiles garnison Paris agissant direction Meaux de manière à la garantir contre toute crainte d’enveloppement. La situation stratégique est donc excellente et nous ne pouvons compter sur des conditions meilleures pour notre offensive. C’est pourquoi, j’ai décidé de passer à l’attaque…
« La lutte qui va s’engager peut avoir des résultats décisifs, mais peut aussi avoir pour le pays, en cas d’échec, les conséquences les plus graves. Je suis décidé à engager nos troupes à fond et sans réserve [17] pour conquérir la victoire [18]. »
Un chef qui s’exprime ainsi, alors que ses dispositions sont arrêtées, ses ordres lancés et qu’il a pris sur lui de jouer le sort du pays aux lieu et heure qu’il a choisis, assume les plus lourdes responsabilités. Et il le sait. Il ne cherche pas de faux-fuyant. Son intelligence, son cœur, son patriotisme, tout le soutient. Il s’engage à fond : selon sa propre expression, il conquiert la victoire.
Et son armée le suivra ; car il s’adresse à elle dans un langage digne d’elle :
G. Q. G. (Châtillon-sur-Seine) 6 septembre 7 h. 30.
Télégramme n* 3948
Au moment où s’engage une bataille, dont dépend le salut du pays, il importe de rappeler à tous que le moment n’est plus de regarder en arrière.
Tous les efforts doivent être employés à attaquer et à refouler l’ennemi.
Toute troupe qui ne peut plus avancer devra coûte que coûte garder le terrain conquis et se faire tuer sur place plutôt que de reculer.
Dans les circonstances actuelles, aucune défaillance ne peut être tolérée.
Sur l’immense étendue du front, de l’Ourcq aux Vosges, tout le monde est prêt, l’arme au pied ; on attend.
Seule, l’heure où doit s’engager la bataille reste en suspens, ou plutôt elle est prévue pour le 6 à l’aube : car il faut donner aux derniers renforts la possibilité d’arriver et aux Anglais le temps de se mettre en ligne. Le général Galliéni, par son ordre général no 5, daté du 4 septembre à 20 heures, a pris toutes les dispositions nécessaires à l’intérieur du camp retranché. Le général Maunoury, commandant en chef de l’armée, est sur les lieux, a son quartier général, à Ecouen. La journée du 5 ne comporte cependant encore qu’un simple déploiement.
Mais, soudain, les événements se précipitent. La bataille de manœuvre échappe, en quelque sorte, à ceux qui l’ont préparée et se transforme, à la minute suprême, en une bataille de rencontre. Car, si Joffre a donné ses ordres, von Kluck a donné les siens : les deux armées ennemies se jettent l’une sur l’autre et s’étreignent avec fureur, a peine se sont-elles aperçues.
GABRIEL HANOTAUX.
- ↑ Copyright by Gabriel Hanotaux, 1919.
- ↑ Cette déclaration est très importante ; il faut la combiner avec cette autre déclaration émanant également de M. Viviani, dans une lettre à M. Paul Cambon, publiée par le Livre jaune no 106 : « Notre plan, conçu dans un esprit d’offensive, prévoyait pourtant que les positions de combat de nos troupes de couverture seraient aussi rapprochées que possible de la frontière. » M. Viviani applique seulement à la région de Briey la déclaration relative au recul fixé, originairement, à 25 kilomètres. La proximité de la place de Metz explique les mesures spéciales prises relativement à la Woëvre. — Cf. la Note du Grand Quartier général du 17 août, publiée dans Violation des lois de la guerre par l’Allemagne, publication du Ministère des Affaires étrangères. 1915, p. 25.
- ↑ Le général Langlois, qui fut un oracle « de l’avant-guerre, » pensait que notre mobilisation et notre concentration seraient en retard sur la mobilisation et la concentration allemandes : il ajoutait que, par suite, nous étions obligée de laisser à l’ennemi, dès le début de la guerre, un territoire de 15 à 20 kilomètres de large. Voyez dans l’Histoire illustrée de la guerre de 1914, t. VII, p. 2, les conséquences que le général Langlois tirait de ces principes.
- ↑ Rappelez-vous que la doctrine de la défensive-offensive, celle du général Langlois, protestait énergiquement contre ceux qui ne se résignaient pas à l’abandon de Nancy.
- ↑ Sur ce point, voir les aveux de von Kluck cités ci-aprèx.
- ↑ Pour ces importantes préparations de la bataille de la Marne, c’est-à-dire la grande retraite des armées françaises, l’avance des armées allemandes, et l’emplacement des deux armées adverses le 5 au soir, voir les tomes VII et VIII de l’Histoire illustrée de la guerre de 1914.
- ↑ M. Millerand, ancien ministre de la Guerre, a donné un récit émouvant de ses relations avec le général en chef à ces heures décisives, dans sa récente conférence sur le maréchal Joffre, prononcée à la Société des Conférences le 29 janvier 1919. (Voir la Revue Hebdomadaire du 15 février.)
- ↑ Tableau de la Géographie de la France, p. 123.
- ↑ Cet ordre du jour, date du 5 septembre 1 h. 45 du matin, a été trouvé, déchiré en morceaux, sous un lit, dans une des chambres de la ferme de M. Victor Courtier, maire de Puisieux. Il été publié par M. P.-H. Courrière dans son intéressant ouvrage : Comment fut sauvé Paris, p. 40. d’après une communication de M. Lebert, bibliothécaire de la ville de Meaux.
- ↑ Voir notre étude sur la Bataille de Saint-Quentin-Guise, in fine. — M. Millerand vient d’apporter, à l’appui, un télégramme du général Maunoury date du 31 août, à 23 heures 55, et prévenant le général Joffre « que la Ire armée allemande délaisse la direction de Paris. » Ce renseignement, d’une si haute importance, avait été fourni par le rapport de la division de cavalerie du général Buisson.
- ↑ Histoire illustrée de la Guerre de 1914, tome VIII, p. 170.
- ↑ Sur l’état de dépression physique et morale des armées allemandes, à la veille de la Marne, voir Histoire de la guerre, t. VIII, p. 180 et suivantes.
- ↑ De toutes les explications qui ont été données du côté allemand, au sujet de la manœuvre de von Kluck, celle qui se rapproche le plus des faits a été publiée par le Matin du 14 décembre 1918 comme émanant de von Kluck lui-même. Von Kluck aurait dit, dans un moment d’épanchement, que la première faute commise par le Haut Commandement allemand aurait été de ne pas donner suite au premier projet de marcher le long des côtes pour donner à la France le sentiment de l’isolement ; que la seconde faute aurait été de se laisser hypnotiser par le rêve d’une entrée à Paris (on avait pour cela préparé un drapeau de vingt mètres de large qui devait être planté au haut de la Tour Eiffel). « L’entrée à Paris aurait été prévue, ajoute le général vaincu, pour le 2 septembre (on remarque la coïncidence avec le raid von der Marwitz). Mais, que diable ! nous avions des éclaireurs, nous avions des aéroplanes, nous avons vu, le 31 août, ce qui se passait devant nous. Nous avons appris que cette armée, qui était tout sens dessus dessous, avait changé d’aspect en quelques heures. En présence d’une pareille surprise, que voulez-vous faire ? Pousser trop de l’avant (en direction de Paris) aurait été une folie. Malgré les conseils pressants, sinon les ordres qui me venaient de haut, (on constate le manque d’énergie dans le Haut Commandement), j’ai dû y renoncer.
— Mais, dit l’interlocuteur, pourtant, l’effet moral de l’entrée à Paris ?
— Il eût été beau, l’effet moral ! Huit Jours après (il aurait pu dire deux jours après) j’aurais eu une armée française dans le dos et nos communications coupées ! Non, le seul moyen c’était d’engager une nouvelle bataille ; car, j’avais compris que celle de Charleroi n’avait pas été décisive (voilà le fond des choses, et la réalité, telle qu’elle résulte de l’étude attentive des faits ; seulement, von Kluck s’en est aperçu un peu tard). Joffre s’était retiré avant de l’avoir perdue définitivement. Vous m’entendez bien, il n’y avait pas d’autre issue. Il fallait une nouvelle bataille et il fallait la gagner. Le sort de la guerre en dépendait. »
Von Kluck ajoute que l’élément décisif a été le ressort du soldat français, qui a pu se ressaisir en pleine retraite. « C’est là une chose avec laquelle nous n’avons jamais appris à compter ; c’est là une possibilité dont il n’a jamais été question dans nos écoles de guerre. Nous avons commis une erreur, reconnaissons-le, et je n’ai pas ét6 le seul. Ceux qui sont venus après moi l’ont commise aussi. » Et von Kluck ajoute : « Nous avons été peut-être trop savants ! » (C’est la conclusion de nos propres études : nous n’avons cessé de signaler les faute » lourdes du pédantisme allemand.) - ↑ Voir Histoire de la Guerre, t. VIII, p. 150.
- ↑ Conférence de M. Millerand sur le maréchal Joffre, prononcée à la Société des Conférences le 29 janvier 1919.
- ↑ La 45e division, qui arrivait d’Afrique, avait été envoyée à Paris par ordre du Grand Quartier général, le 29 août : « Je prescris que la 45e division (3e d’Afrique) soit dirigée sur Paris. La garnison du camp retranché serait complétée, s’il y a lieu, par une partie de l’armée Lanrezac. »
- ↑ Cfr. L’instruction sur la conduite des Grandes unités, art. 7, cité ci-dessus.
- ↑ A. Millerand, Le Maréchal Joffre. Conférence du 29 janvier 1919.