La Mandchourie russe

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La Mandchourie russe
Revue des Deux Mondes5e période, tome 10 (p. 115-158).
LA
MANDCHOURIE RUSSE

Revenant de Sibérie dans les premiers jours du mois de novembre 1896, j’apportai à un journal français la surprenante nouvelle d’un accord russo-chinois relatif à la Mandchourie. Par malheur, la nouvelle était trop grave pour qu’un journal réputé « sérieux » osât l’imprimer, fût-ce sous toutes réserves, sans une estampille officielle ! Le directeur affirma qu’on m’avait ridiculement trompé, et se tint coi. Un peu plus tard, il publiait la nouvelle d’après un journal anglais. Le traité avait été signé le 27 août/ 8 septembre 1896 entre l’ambassadeur de Chine en Russie et la Direction de la Banque russo-chinoise ; il fut complété le 4/16 décembre suivant par un règlement relatif au chemin de fer. On sait les grandes lignes de l’accord. La Russie n’intervenait pas officiellement, mais était représentée par une Société par actions, la Compagnie du Chemin de fer Est-Chinois ; cette société acquérait de la Chine le droit d’établir en Mandchourie une voie ferrée permettant de relier, par un tracé plus direct que celui qui longeait l’Amour, la région du Baïkal à la côte du Pacifique. Un peu plus tard, le 15/27 mars 1898, la Compagnie obtenait de greffer sur la première ligne un embranchement gagnant Port-Arthur, qui venait d’être cédé en usufruit à la Russie. L’ensemble de ces deux lignes devait comporter environ 2 500 kilomètres, et être prêt dans les premières années du XXe siècle. La Chine se réservait le droit de racheter au bout de trente-six ans la propriété du chemin de fer, en en remboursant toutes les dépenses. En tout cas, la ligne tout entière devait devenir purement et simplement sa propriété à l’expiration d’une période de quatre-vingts années, à dater du début de l’exploitation.

J’avoue avoir été fort étonné lorsque, me trouvant à Tomsk au mois d’octobre dernier, j’appris que la jonction des rails était faite sur le Transmandchourien. De toutes les grandes entreprises de la Russie, c’était certainement celle qui avait la plus mauvaise réputation. On racontait à son sujet des histoires de concussion extraordinaires et l’on n’était pas loin de soutenir que les troubles de 1900 avaient été fomentés pour dissimuler des vols derrière un prétendu pillage. Des Russes profondément honnêtes, qui avaient assisté aux débuts du travail, étaient revenus indignés : de plus, on savait que les correspondans de journaux étaient impitoyablement écartés de Mandchourie. Quant au personnel de la construction, il laissait passer sans y répondre les plus désobligeantes insinuations de la presse. On devine combien je désirais contrôler par moi-même tous ces bruits fâcheux. Mon dessein fut d’abord de partir incognito. Mais des amis me firent observer que je serais vite reconnu et que mon désir de m’instruire avec impartialité me ferait plutôt soupçonner de noires intentions. Je sollicitai donc, par l’entremise d’un grand personnage russe, une autorisation officielle de traverser la ligne en construction, et le Ministère russe des Finances voulut bien donner à mon sujet les ordres les plus aimables. Voilà comment je quittai Irkoutsk pour la Mandchourie à la fin du mois de novembre de l’année dernière. Je dois déclarer que, n’étant pas ingénieur, je n’ai pu faire une enquête technique ; mais je puis ajouter que, n’étant pas, surtout en ce pays, porté à la crédulité, j’ai pris soin de contrôler toujours les renseignemens qu’on m’a fournis. Si donc je suis revenu plein d’admiration, je puis bien m’être abuse sur la valeur intrinsèque du travail, mais on peut être sûr du moins que je ne me suis fait l’écho d’aucune opinion officielle ou privée.


D’Irkoutsk, je gagnai sans trop d’encombre Tchita : le lac Baïkal n’étant pas encore gelé, le service des ferry-boats, improprement appelés bateaux brise-glaces[1], s’effectuait régulièrement, et, sur la rive orientale, le service des trains n’était pas encore désorganisé par l’hiver. Le trajet du lac à Tchita s’effectue en quarante-huit heures environ : le paysage de neige est sévère et fort beau, surtout quand on s’élève sur les croupes des monts Yablonovoï ; on traverse, à 1 000 mètres d’altitude, un très court tunnel artificiel, et l’on redescend dans la plaine dénudée où se dresse une jolie ville de bois, qui est Tchita. C’est ici que commencent les difficultés. La ville possède deux gares, dont l’une, chose rare en Russie, est comprise dans son enceinte : c’est naturellement la plus fréquentée. Or cette gare consiste en deux isbas dont l’une abrite un buffet minuscule et le bureau du télégraphe, tandis que l’autre contient la salle de troisième classe et le guichet des billets. Le soir de mon départ, le train avait cinq heures de retard : ce n’est pas trop en ces parages. Je dus rester à proximité de la gare, car, ici, le train peut survenir brusquement et repartir avant qu’on soit prévenu. Je ne pouvais prendre mon billet d’avance, le chef de gare ignorant s’il y aurait des places libres : s’il ne s’en trouvait pas, j’en serais quitte pour remettre mon départ au lendemain ! Le train parut enfin. Que faire de mes bagages, tandis que j’irais tout là-bas prendre un billet dans l’isba de la troisième classe encombrée par une foule brutale de moujiks, de femmes, d’enfans, de Bouriates et de Chinois, tout cela mangeant et fumant au milieu d’une atmosphère épouvantable ? Nous sommes ici dans un pays où le vol est péché véniel, et les porteurs de la gare, si honnêtes en Russie, inspirent dans ces régions la plus juste défiance. Je pris le parti de m’installer au préalable dans un compartiment et de confier de l’argent à l’un des porteurs pour m’aller prendre un billet : il revint au bout d’une heure, après le second coup de cloche, mais il ne me fit pas tort d’un copek. Cependant, les désordres de Tchita me faisaient mal augurer de ce qui m’attendait en Mandchourie.

Après une nuit pénible dans un wagon luxueux, mais hanté de vermine, me voici enfin parvenu, au 1er décembre, sur l’embranchement qui relie le Transsibérien au Transmandchourien. Le train glisse lentement dans une steppe nue et triste, coupée, çà et là, par de grises ondulations de collines : une vraie désolation blanche que balayent de grandes bourrasques. Ce matin, il y avait 48° au-dessous de zéro. A part les rares stations, on n’aperçoit rien sur la neige, ni hommes ni botes. Tout à coup, la machine ralentit, et prudemment, nous côtoyons un amas de neige piétinée où, au milieu de débris de wagons, gît lamentablement une locomotive. Ce sont les restes d’un récent déraillement, et, bien qu’on m’ait prévenu de ne pas prêter attention à ces sortes d’accidens qui sont le pain quotidien des lignes en construction, cette rencontre m’est plutôt pénible.

Il faut encore passer une nuit dans le train attardé : il est envahi maintenant par des ouvriers ivres qui font l’assaut de la première classe. Enfin, vers cinq heures du matin, par 50° de froid, nous nous réveillons à la première station de la ligne nouvelle : Mandjouria. Aucune organisation n’est faite encore. Une maisonnette bien chauffée sert de refuge à tous les voyageurs que le train vient d’amener, et à leurs volumineux bagages. Nous sommes plusieurs à espérer que des ordres ont été donnés à notre sujet : je compte sur une banquette, et chacun de mes compagnons compte sur un wagon. Mais le chef de gare prétend n’avoir pas reçu de télégramme lui signalant le passage des uns ni des autres. J’ai su le lendemain qu’un wagon m’attendait à cette station ; mais j’étais déjà loin. Pour l’instant, le chef de gare ne veut mettre à la disposition de tout le public qu’un seul wagon de quatrième classe : au bout de deux heures, pourtant, il se décide à y joindre un wagon de deuxième classe qu’il lui faut expédier à Kharbine. Ah ! la terrible attente de quatre mortelles heures, depuis notre arrivée jusqu’au départ du train ! Serons-nous chauffés ? Aurons-nous des places, malgré la brutalité des hommes du peuple que ne retient ici aucune autorité ? Au dehors de la gare, il fait un froid épouvantable ; dans la salle, il fait chaud, mais quelle atmosphère ! Peu de sièges et rien au buffet, sinon du thé, de l’eau-de-vie et... de la bière. Nos bagages sont empilés pèle-môle en un grand tas, et les miens sont tout au fond ; j’ai perdu mes moufles : comment ferai-je pour transporter mes colis et saisir les montans métalliques des wagons par ce froid terrible ! On parle peu. Debout près d’un monceau de valises et de sacs, sans manifester d’ennui ni d’énervement, une dame blonde, aux cheveux courts, au regard étrange rappelant celui d’une madone de Filippo Lippi, regarde jouer un petit chat angora qu’elle tient en laisse... Nous attendons...

Étrange public que celui qui s’étouffe dans les deux salles ! Des circulaires publiées par les journaux ont fait savoir que nul ne pourrait se faire transporter sur les trains de travail de la ligne en construction sans une autorisation officielle. Or, ces gens-là, évidemment, sont arrivés ici, pour la plupart, sans autres papiers que leurs passeports : ils passeront quand même. Il y a ici des employés de la Banque russo-chinoise, un baron esthlandais, et un individu maussade incapable de pardonner à l’ingénieur en chef de ne lui avoir pas réservé de wagon. Il y a des employés de chemin de fer : l’un d’eux a été, sur sa demande, déplacé de Tachkent à Kharbine ! Il en est aujourd’hui à son vingt-cinquième jour de voyage : il est « un peu las, » dit-il. Plus loin, un jeune télégraphiste me déclare qu’il s’en va tout à fait au hasard, espérant trouver un engagement sur la route. Un jeune marchand de volailles compte faire des affaires en Mandchourie : en attendant, il s’imbibe de vodka (alcool de grains). Puis ce sont des aventuriers, des chercheurs d’or, des terrassiers, des ouvriers, des paysans, des individus difficiles à pénétrer. Enfin, des chanteurs de café-concert et un mystérieux groupe féminin où se trouvent deux Françaises, attirées comme les autres par le bruit des largesses qui ont fixé dans ce pays les plus hardis et les plus exotiques représentans du monde de la joie. Chaque jour, le train de Sibérie amène ainsi de cinquante à cent individus qui s’engouffrent en Mandchourie : il est intéressant d’apprendre que, sauf des fonctionnaires et des officiers, personne ne revient.

Le train est enfin formé, et les wagons sont ouverts : on les prend d’assaut, et comme les marchepieds sont à 1m, 50 du sol, on a grand’peine à les escalader. Point de porteurs : chacun ici n’existe que pour soi. Cependant l’attrait d’un fort pourboire décide quelques braves gens à nous donner un coup de main, et, lentement, sans relâche, valises, corbeilles et paquets pénètrent dans le wagon, où bientôt plus une place n’est restée libre. Nous nous retrouvons par hasard, les employés de banque, la dame au chat et moi, installés côte à côte sur deux bancs de bois. Faute de mieux, nous passerons le temps à bavarder et à faire la dînette. Chacun de nous a en effet dans ses bagages du pain, du saucisson, du fromage, des conserves, des biscuits, du beurre, de l’eau-de-vie, du vin, du thé, du sucre, des assiettes, des tasses et une théière en tôle émaillée. Lorsque, toutes les trois ou quatre heures, nous faisons halte auprès de ce qui sera quelque jour une station, et que, dans une des huttes qui en marquent l’emplacement, nous découvrons de l’eau bouillante, nous nous y précipitons pour remplir nos théières de métal bleu où nous avons jeté une pincée de thé : cela coûte de 0 fr. 50 à 0 fr. 75. Le paysage où nous glissons lentement est morne et plat : toujours la même steppe sablonneuse, où les seuls habitans sont les ouvriers de la ligne, où les seuls signes de vie sont les rails et les poteaux télégraphiques. Nous faisons halte à chaque station et parfois entre les stations, lorsqu’il s’agit de déposer un chargement de matériel : fil télégraphique, caisses de boulons, de clous, d’outils, planches ou bois de construction, etc. Le froid est toujours aussi vif. Mes compagnons parlent sans cesse du wagon qu’ils espéraient : je suis pour ma part bien tranquille, puisque j’ai casé ma personne et mes bagages dans une voiture chauffée. J’ai effectué la suite de mon voyage en Mandchourie en wagon spécial ; mais j’ai été fort heureux que le wagon que l’on avait eu l’exquise prévenance de me destiner se soit égaré çà et là, car j’ai pu ainsi juger par moi-même des conditions du trajet dans les voitures ordinaires.


Dans la nuit du 4 décembre, nous atteignîmes Khaïlar. J’y descendis, transportai mes bagages dans une modeste salle dépendant du buffet provisoire, chauffée par un petit poêle en fonte, et là, étendant une couverture sur le plancher rudimentaire, je m’endormis, chaudement roulé dans ma pelisse.

Khaïlar était jadis une ville fréquentée par les caravanes : elle avait alors une certaine apparence, comme en témoigne le temple qui se dresse devant la porte du Sud. Mais, aujourd’hui, ce n’est plus guère qu’une bourgade russe et surtout une station importante du nouveau chemin de fer. A peine éveillé, je me mis en quête d’un Bouriate auquel l’éminent explorateur G. N. Potanine m’avait adressé. Je trouvai le brave homme, devenu interprète de l’administration, installé, non loin de la gare, dans sa double yourte en feutre. Averti de mon arrivée par les furieux abois de ses chiens, il vint à ma rencontre, et me fit entrer. A sa suite, je me faufilai dans une première tente servant de remise, puis dans une seconde qu’il occupait avec sa famille. Comme il n’y faisait guère plus de 15 degrés de froid, j’allais retirer ma fourrure, mais mon hôte me dissuada de ce projet : « Il ne fait pas trop chaud ici, » dit-il modestement. Tout en causant, il m offrit, dans une grande soucoupe en bois doublée d’argent, la bouillie aigrelette et de couleur sale que les Bouriates consomment sous le nom de thé au lait. Bouddha Rabdanovitch Rabdanov est un fin compère : il sait fort bien le russe, mais sa conversation est prudente et mesurée ; on devine qu’il s’observe en diplomate. Il est aisé de voir qu’il s’est assimilé déjà plus d’une idée occidentale ; je ne sais par exemple si l’ironie lui est venue au contact des Russes : en tout cas, il la manie supérieurement. Quelques jours avant mon passage, au banquet où les ingénieurs fêtèrent la jonction des rails mandchouriens, il prit la parole au nom des indigènes présens. A l’envi, les orateurs russes avaient célébré les rails civilisateurs qui allaient porter dans ce pays inculte les lumières et le progrès. Lorsque son tour fut arrivé de porter son toast : « Oui, dit-il, la civilisation avance à grands pas dans ce pays ; oui, la civilisation s’épanouit avec le chemin de fer : tenez, je n’en veux qu’un exemple. Il y a trois ans, j’étais ici : or, partout on ne rencontrait que des Bouriates parlant bouriate, et des Mongols parlant mongol. Eh bien, maintenant, tout cela est bien changé : pas plus tard qu’hier, dans une rue de la ville, un charretier mongol m’a injurié en russe :... »

Une visite à la petite ville de Khaïlar m’a paru fort instructive. C’est près d’ici que, lors des troubles, le général Orlov a commencé à se signaler par des cruautés dont l’horreur est restée vivante dans le souvenir des Russes établis en ces parages. Khaïlar est entourée d’une muraille percée de deux portes symétriques aux extrémités d’une longue rue centrale : ces portes, surmontées d’abris grillés pour l’observation et la défense, sont à peu près ce qu’il y a de plus caractéristique dans la ville. Les maisons, les pauvres fanzas en frêle torchis, qu’habitaient quelques Mongols et quelques marchands chinois, sont d’une lamentable banalité qu’exagère encore l’état de délabrement où les a laissées la guerre. Les Russes s’y sont paisiblement installés, et les seuls Jaunes que l’on voie circuler dans la rue sont de pauvres hères qui servent de domestiques ou qui font des charrois. Il est juste de dire que, si d’aventure un fuyard revient, réclame sa maison et justifie de ses titres de propriété, on la lui rend, ou bien on la lui achète. Il semble toutefois que le général Orlov ait fortement réduit le nombre de ceux qui pourraient faire de semblables réclamations. Quand on a pénétré sous l’arcade de la porte, on est frappé par l’air morne de la rue, qui contraste si fort avec le grouillement de toutes les agglomérations au pays jaune. Dans ces fanzas basses et caduques, suffisantes tout au plus pour des Chinois légers et menus, les grands et gros conquérans ont eu quelque peine à se loger. Ils ont dû en outre, eux qui introduisaient ici la « civilisation, » munir toutes les fenêtres de solides volets et toutes les portes de solides verrous. Aux mauvais fourneaux qui chauffent par-dessous les couchettes chinoises, ils ont substitué des poêles sérieux. Ils n’en grelottent pas moins dans ces abris et ils auraient sans doute bientôt fait de les jeter bas s’ils avaient à proximité du bois de construction. Lorsqu’on pénètre dans la ville, on est étrangement surpris d’apercevoir, au lieu des faces jaunes attendues, de solides Cosaques sibériens occupés à panser leurs chevaux ou bien à fumer en devisant sur le pas des portes. Au front des boutiques, là où l’on s’attend à apercevoir deux ou trois caractères chinois énigmatiques et sobres, on lit avec surprise : Intendance — Hôtel — ou bien tout simplement : Commerce de marchandises. Au centre de la ville, une croix de bois marque la place où doit s’élever l’église orthodoxe. Quant au temple chinois, il dresse à quelque distance de la ville ses pagodes mutilées par les projectiles. Il est en ce moment commis à la garde de l’administration militaire russe qui l’a désaffecté.

La station de Khaïlar est à 4 ou 5 kilomètres de la ville, et, comme partout en Sibérie, le groupement des services du chemin de fer a servi d’embryon à une petite bourgade. Ce sont d’abord les maisons des ingénieurs, reconstruites à la hâte, après la tourmente de l’an dernier ; puis les logemens où s’empilent les autres fonctionnaires employés à la construction. Plus loin, un bureau de poste et télégraphe, primitif et glacé. Çà et là, des campemens provisoires de commerçans et d’ouvriers. A mi-chemin de la gare, près d’un coude de la petite rivière, s’élève un groupe de maisons où j’aperçois un attroupement : des marchands russes ont étalé sur le sol glacé, couvert d’une mince couche de neige, des valenkis (bottes en feutre) blancs agrémentés de rouge, des moufles fourrées, des paletots en peau de mouton, etc. De nombreux Chinois contemplent cet étalage avec un air d’envie qu’expliquent les 40 degrés de froid que nous subissons, et quelques acheteurs se décident. Quand les Russes entrent en contact avec des peuples peu habitués au grand froid, ils sont toujours sûrs de leur faire adopter ce genre d’articles, surtout les bottes en feutre, les indispensables valenki. Mais les Chinois sont si pauvres que bien peu d’entre eux peuvent ici s’affubler de la défroque hivernale d’un moujik russe.

Sous le clair soleil et par le grand froid, c’est un incessant va et-vient entre la station, l’embryon de ville future et la vieille ville : partout circulent des piétons, des cavaliers, des fiacres même, « D’où es-tu donc ? » demandai-je à un cocher qui m’avait promené longuement. — « Je suis du gouvernement de Viatka », répondit le brave homme, avec ce bon sourire confiant qui distingue le Russe du Sibérien. Il est venu ainsi à travers toute l’Asie, ce paysan du nord russe, et le voilà installé sur la terre mandchoue, sans étonnement, sans haine pour l’indigène côtoyé, sans mépris pour les dépossédés. Il retrouve ici l’immense plaine aux hivers rudes : n’est-ce pas un des aspects de la Russie ? Pourquoi se plaindrait-il de ce pays où ses gains sont une dizaine de fois supérieurs à ceux qu’il a connus chez lui ? On comprend, à voir ces hommes, l’étonnante force d’expansion de la Russie.

Pas plus ici qu’à Mandjouria, on n’avait été avisé de mon passage. Tandis qu’un wagon m’attendait à cette dernière station, je ne trouvais ici qu’un officier de police qui eût reçu une dépêche à mon sujet, et, quand je me présentai dans un bureau pour m’informer, on commença par me demander mon passeport. J’avoue que cette défiance du début ne me déplut pas : elle ajouta du prix à l’accueil dont je fus l’objet dès que je me fis connaître. Aussi bien, que ce soit avec de la bière ou avec du Champagne, devait-on d’un bout à l’autre de la ligne, chez les gros ingénieurs comme chez les plus pauvres employés, me fêter avec tant de cordialité, que la réserve des premières heures m’a paru être un gage précieux de sincérité.

Je m’installai dans le wagon d’un très aimable fonctionnaire du chemin de fer, et je partis doucement pour la chaîne du Khîne-Ghâne. Cette fois, j’avais toutes mes aises : nous occupions, M. K... et moi. des chambres séparées l’une de l’autre par un réduit où couchait le domestique. Nous avions un samovar et de la vaisselle, et le dessous de ma banquette tenait lieu de glacière : que pouvions-nous désirer de plus ? C’est dans une série d’installations analogues que j’allais passer une cinquantaine de jours : j’y aurais passé six mois sans en souffrir.

Au matin, nous nous réveillons encore dans une grande steppe blanche de neige où les seuls êtres vivans aperçus sont des charretiers mongols. Le visage sale et bronzé, les sourcils et la barbe empêtrés de paquets de givre, emmitouflés dans de vagues houppelandes fourrées, ils conduisent de longues files de chariots à deux roues chargés de bois et traînés par de petits bœufs bossus à cornes droites, chez qui le joug, au lieu de porter sur la tête ou sur le poitrail, est maintenu par la bosse... Aux stations, on voit à peine quelques huttes.

Vers le soir, le paysage s’anime un peu : des rochers apparaissent, puis des eaux que l’on devine rapides sous leur croûte de glace encore imparfaitement soudée. Au bout d’une trentaine d’heures, le voisinage de la montagne se fait sentir : la voie monte tout droit vers le col situé à 1 050 mètres d’altitude, mais nous nous y trouvons subitement arrêtés avant que j’aie pu en examiner les approches.


La station Khîne-Ghâne, située au sommet du col, est provisoire : elle doit disparaître quand sera creusé le grand tunnel qui perce la montagne. On se trouve là en pleine nature sauvage et le coup d’œil est superbe. Au loin on n’aperçoit qu’un enchevêtrement de vallées et de monts arrondis, ensevelis sous la neige et couverts d’arbres gantés de givre. C’est une solitude glacée sous un ciel inondé de soleil ; mais, dans tous ces fonds aperçus ou devinés, la vie fiévreuse fume et s’agite. Une première excursion en traîneau m’amène au bas du versant méridional, là où, dans la commissure de deux montagnes, travaille et bruit une population d’ouvriers. C’est ici que se trouve le front d’attaque directe du tunnel : tous les services que nécessite ce grand ouvrage sont groupés au fond de la vallée. L’impression est puissante, quand, après deux jours de lent glissement à travers des steppes désolées, on se voit transporté subitement au milieu de cette ruche ouvrière. Des milliers de coolies chinois sont là, et des Mongols, et des Russes, et des Sibériens, et même jusqu’à des Italiens. Tous ces hommes, vêtus chacun à sa façon, se coudoient, sans hâte. Les Chinois se plaignent du froid très vif, et la plupart d’entre eux, ayant terminé leur besogne de terrassement, regagnent le sud de la province. En réalité, le froid, rendu plus sensible encore par le vent violent qui ne déserte guère ces hauteurs, est vraiment pénible : il semble à certaines heures qu’il transperce vos fourrures. Prendre des photographies dans ces conditions est une torture, car je ne puis songer à manier mon Kodak autrement qu’avec d’énormes moufles fourrées. Rentré tout tendu dans mon wagon, mon appareil se couvre instantanément de glaçons sur les parties métalliques.

La station Khîne-Ghâne a un buffet ; j’y ai déjeuné en observant le public. Nous avons eu un passage de train se dirigeant vers la Russie. Outre des ouvriers peu nombreux, il ne contenait que des officiers et des marchands. La chère n’est pas fameuse, mais il faut s’en contenter : on se rattrape sur l’eau-de-vie. Il n’y a qu’une salle : elle est petite, malpropre, faite de planches et, par suite, mal chauffée. J’y vois attablés quelques individus dont je ne saurais dire si ce sont des ouvriers ou des aventuriers, de ces individus spéciaux, inclassables, qu’on ne rencontre qu’aux pays neufs, là où les barrières sociales ne sont pas encore dressées, et où chacun ne vaut que par soi-même et pour soi-même. On n’aperçoit pas de femmes.

Le lendemain matin, je redescends dans la vallée, à pied cette fois, pour examiner le tunnel. Le soleil, après avoir fait toute rose la neige des hauteurs, est apparu, et illumine maintenant la vallée qui s’éveille. À cette heure matinale, il y a peu de monde sur les routes : quelques Russes et, surtout, des Mongols malpropres, vêtus de haillons graisseux, et coiffés de capes munies d’ingénieuses oreillettes fourrées. De pittoresques sentiers m’amènent au bas de la pente : les marchands chinois commencent à ouvrir leurs boutiques, où j’aperçois pêle-mêle les marchandises les plus variées, depuis des culottes bleues et des sandales à l’usage des Célestes, jusqu’à d’énormes corbeilles en nattes, qui contiennent du grain.

Bientôt, sous la conduite d’un ingénieur, je vais visiter le tunnel. Ce tunnel, qui doit mesurer près de trois kilomètres, est un des ouvrages les plus considérables du Transmandchourien. Aucune dépense n’est épargnée pour le mener rapidement à bonne fin, et l’ingénieur en chef, M. B..., est un des hommes les plus énergiques et les plus appréciés de la ligne. On a fait venir d’Amérique un grand nombre de perforatrices à air comprimé, et des Italiens, dont quelques-uns ont travaillé au Saint-Gothard, d’autres au Simplon, les dirigent. Justement, c’est un contremaître italien des environs de Turin qui nous prépare nos lampes et qui nous guide dans la galerie creusée : comme il ne sait pas le russe, c’est en français qu’il s’entretient avec son ingénieur. Au bout de la galerie, les perforatrices font un assourdissant vacarme. Dans un incessant mouvement de va-et-vient, elles projettent cinq mandrins qui pénètrent dans le roc peu à peu. Il ne reste plus alors qu’à faire agir la dynamite et à égaliser au maillet les côtés du tunnel. Le creusement s’opère au moyen de deux galeries superposées, dont plus tard on abattra le plafond, avant de terminer la voussure définitive. Les ouvriers italiens travaillent par équipes, les uns six, les autres huit heures, et reçoivent, respectivement 3 et 4 roubles (8 francs et 10 fr. 80) par jour. Le contremaître gagne 600 francs par mois, et me déclare qu’il est satisfait des conditions du travail : « Seulement, ajoute-t-il, il y a un ennui : on n’a pas de vin ; or, sans vin, on n’a pas de forces, n’est-ce pas ! »

De la galerie, je monte à la chambre des machines établie à mi-chemin du col. On eût pu croire que, lors des troubles, les Chinois, maîtres du défilé, détruiraient toutes les machines qu’ils y trouvaient : il n’en fut rien. Ils avaient rempli de poudre certaines pièces creuses ; mais, soit hasard, soit faute de temps, ils omirent d’y mettre le feu.

Un ingénieur des mines me prend ensuite sous sa conduite, me fait endosser des vêtemens de travail et descendre au moyen d’échelles dans l’un des quatre puits qui recoupent le plan du tunnel, fournissant ainsi huit nouveaux fronts d’attaque. Comme à l’orifice visité précédemment, on travaille par deux galeries superposées : or, dans la galerie inférieure, les ouvriers se plaignent de la chaleur, tandis que, dans la supérieure, leurs camarades souffrent du froid qui fait cristalliser au contact des parois la moindre trace de vapeur d’eau. C’est que ces ouvriers se trouvent ici en contact avec cette partie du sol sibéro-chinois qui ne dégèle jamais. Ce gel éternel, comme on l’appelle, a ici une épaisseur de six mètres, et gêne beaucoup le forage à cause de la masse d’eau qu’il dégage en été, lorsqu’on le met en contact avec l’air libre.

C’est pour 1902 qu’on nous promet l’achèvement du tunnel ; à considérer les prodiges de vitesse réalisés tout le long de cette ligne, je ne doute pas que les ingénieurs tiennent parole. D’abord, le directeur des travaux est un homme d’apparence caressante et douce, mais qui aime passionnément à tenter de réaliser l’impossible. Ils sont, dans ce pays, quelques-uns de ce tempérament, et on se sent saisi, à leur contact, de cette fièvre du : faire vite ! qui les consume.

Le soir, une hospitalière demeure me révélait les mystères d’un menu mandchourien qui unit les huîtres glacées de Vladivostok, sorte d’emplâtre froid qu’on se pose dans l’estomac, aux superbes fruits frais de Californie, et aux vins les plus variés, et j’y faisais connaissance avec les principaux acteurs de cette grande entreprise. Hélas ! dans deux ans, lorsque, grâce à leurs efforts, le chemin de fer percera la montagne, plus rien ne restera au sommet de ce col glacé, plus rien ne marquera, dans ces grandioses solitudes, que tant d’hommes y ont peiné !

En attendant l’achèvement du tunnel, il fallait pourtant faire passer la voie : ne pouvant encore la loger dans la montagne, on l’a fait serpenter sur ses flancs. J’ai dit déjà qu’on arrivait directement de l’ouest, par des pentes douces, à la hauteur du col. Le versant oriental est, en revanche, très abrupt : pour en descendre la pente, on a adopté ici le système américain des lacets à angle aigu. Il y en a quatre : à l’extrémité de chacun d’eux, se trouve une voie d’évitement ; le train, préalablement réduit de moitié, s’y aiguille, et repart sur le lacet suivant avec la machine en queue ; là, nouvel aiguillage et nouveau départ du train, cette fois, machine en tête. On m’avait dit en Sibérie que cette partie provisoire du trajet était des plus dangereuses : il ne le semble pas. La voie est ici, au contraire, établie très solidement, en raison de l’effort considérable qu’elle doit supporter. D’ailleurs, on sait si peu en Sibérie ce qui se passe en Mandchourie ! Les rares voyageurs qui en reviennent sont si peu communicatifs ou si superficiels ! Un homme très sérieux m’avait prévenu, par exemple, de l’inachevé que je rencontrerais ici : « On prétend que les rails sont joints, m’avait-il dit : c’est pure comédie ; la voie n’existe pas encore, et en maint endroit, les rails sont posés tout simplement à même la steppe. » Or, en bien des passages, la voie utilisée par le train est, en effet, une voie provisoire, une vrémianka, dont la substructure a été faite hâtivement. Mais cela s’explique aisément. On a dû d’abord construire ici une voie ferrée praticable au matériel roulant de la construction, pour être en mesure de construire ensuite la voie définitive. Pour diverses raisons que nous expliquerons plus loin, il s’agissait, coûte que coûte, d’atteindre le Pacifique dans le plus court délai. Or, dans ces solitudes, tout manquait, tout, le bois aussi bien que le fer et les vivres. Le blé, aussi bien que le moindre clou et la moindre traverse, devait être amené de centres situés à des centaines de kilomètres. Il y avait donc avantage à esquisser d’abord une voie ferrée capable de faire passer à vitesse modérée des trains de service. Cette ligne terminée, on n’aurait plus qu’à la consolider, quand on aurait le temps ; ou bien on pourrait construire à côté d’elle, à loisir et avec tout le soin nécessaire, la voie définitive. Ce mode de travail, outre qu’il assurait un achèvement rapide de la ligne, permettait en outre de rectifier certains tracés reconnus défectueux, par exemple à la suite des inondations. Bien loin de chicaner les ingénieurs sur leur voie provisoire, on doit, ce semble, les en féliciter, puisqu’elle leur a permis d’avancer vite. — Mais à quel prix ? — Ceci est une tout autre question...

Je venais de me coucher, lorsque la locomotive vint prendre mon wagon pour le joindre au train formé pour la descente : nous voilà partis en manœuvres. C’est une étrange sensation : je l’ai ressentie tant de fois, durant ce voyage, où, sauf deux nuits, je n’ai jamais couché ailleurs que dans un wagon, qu’elle m’est devenue familière et très douce. Vous étiez immobile dans votre frêle demeure de planches et de fer remisée sur une voie de garage : vous étiez occupé à causer ou à lire, vous rêviez ou vous dormiez, et voici que tout à coup, sans que rien vous prévienne, votre frêle abri ressent un grand choc. Puis, des grincemens se font entendre : c’est un homme d’équipe qui vous accroche à la locomotive. Puis le wagon se meut, en avant, en arrière, parfois tout doucement, parfois avec une vitesse qui semble folle, dans la nuit, et, la plupart du temps, sans qu’on puisse se rendre compte de la direction suivie. Plus loin, on vous accroche à d’autres wagons que vous entraînez à votre tour. Vous participez à toutes les formations et à toutes les répartitions de trains, et comme ces trains sont à la fois trains de voyageurs, de marchandises et de construction, je laisse à penser le nombre de manœuvres que vous subissez, et les contacts variés qui vous sont imposés. Ici, votre voisin est aussi un wagon spécial ; là. c’est une plate-forme ; plus loin, c’est un fourgon plein de Chinois. Vous roulez ainsi incessamment, éperdument, d’un bout à l’autre des grandes gares du parcours, Tsitsikar, Soungari, Moukden, Port-Arthur, subissant des chocs, les transmettant ponctuellement, vous arrêtant court dans des grincemens de ferraille et au milieu des jurons des employés, repartant plus tard pour des destinations qui, dans la nuit, vous semblent mystérieuses, vous éveillant enfin, au matin clair, au milieu d’une suite de rails parallèles, et au son d’une mélopée chinoise fredonnée d’une voix métallique un peu cassée, par un coolie occupé à quelque nettoyage. Telles sont les joies du wagon spécial.

Ainsi donc la locomotive est venue nous prendre discrètement, et, dans la nuit criblée d’étoiles, elle nous a entraînés à une allure dont je ne la croyais pas capable, et qui ne laissait pas d’être impressionnante, tant on se sentait descendre le long des lacets de la pente. Après chaque aiguillage, mon baromètre marque 100 mètres de dénivellation. Dans la nuit, je vois la vallée, compliquée, superbe, se rapprocher avec ses lumières, de petites vitres rouges que l’on devine emmitouflées de neige. Ce glissement inattendu sur une pente raide, ces feux qui se rapprochent subitement, tout cela forme une sensation délicieuse et nouvelle.

Durant toute la journée suivante (10 décembre), nous avons roulé par temps magnifique et grand froid dans la charmante vallée de la Yale, qui, vers Baryme, se frange de grands pics bruns aux formes capricieuses. Le gibier abonde dans ces gorges : faisans, perdrix, tétras, cerfs, etc., et les Cosaques en font de faciles et ineptes hécatombes dont ils se vantent avec un sourire béat.

J’avais remarqué, sur quelques locomotives, la marque : Fives-Lille, et sur d’autres : Cie franco-belge (Valenciennes) ; je m’informai auprès de divers ingénieurs. « Les machines françaises, me répondirent-ils, nous donnent toute satisfaction : elles sont avant tout puissantes, pratiques et simples. Au contraire, les locomotives américaines, surtout les Baldwin, que nous avons ici en assez grand nombre, nous causent des mécomptes : elles sont mal adaptées aux conditions locales, elles se détériorent rapidement et exigent du mécanicien une véritable gymnastique lorsqu’il veut effectuer les diverses manœuvres. » J’enregistre cet éloge d’autant plus volontiers qu’il m’a été répété à mainte reprise, au cours de ce voyage, non seulement par des ingénieurs, que je pourrais suspecter d’amabilité, mais encore par de simples mécaniciens qui ignoraient ma nationalité. Dans le Sud, j’entendis faire également l’éloge d’instrumens de chirurgie français comparés à ceux qui venaient d’Amérique. Ces succès partiels n’ont malheureusement pas grande portée, mais ils n’en sont pas moins doux à enregistrer, lorsqu’on est habitué à entendre les Russes juger si sévèrement entre eux notre pays et ses productions.

Vers la fin du jour, nous croisons quelque part un train garé. Il est interminable. Sur des wagons à ciel ouvert sont empilés des sacs de farine et de pois, des nattes, des ustensiles de cuisine, des objets variés appartenant à des Chinois. Sur le faîte des chargemens, des Chinois grands et petits campent, juchés tout là-haut : enfin, dominant le tout, des cochons gelés, étendus à plat ventre, tendent un mufle sanglant, d’une apparence hideusement vivante, entre deux hideuses figures de Jaunes. Dans le soir froid où le crépuscule a tendu son écharpe violette, ces Chinois glissent ainsi, immobiles, les mains dans leurs manches, emmitouflés et résignés. Ce sont des commerçans, ils ont des vêtemens fourrés ; ils gardent des marchandises expédiées à leurs risques et périls vers le Sud du pays. Combien de leurs compatriotes, simples coolies, mal nourris, peu vêtus et sans un sou vaillant, circulent ainsi sur la ligne en construction ! Parfois, trompés par des entrepreneurs chinois qui les ont embauchés, parfois voyageant de leur propre mouvement, à l’aventure, ils s’entassent comme ils peuvent dans des fourgons, quand il s’en trouve ; souvent aussi, ils escaladent en pleine marche, ou subrepticement dans les gares, de simples plates-formes exposées à tous les vents qui l’ont terrible cette température de — 40 degrés centigrades. J’en voyais justement tout à l’heure cinq ou six installés sur une plate-forme qui faisait suite à mon wagon. Les pauvres diables gelaient à vue d’œil : les plus jeunes tâchaient d’exécuter une danse rythmée pour ramener un peu de circulation dans leurs membres ; les plus vieux, résignés, restaient immobiles et faisaient peine à voir. Au bout de deux heures, ils disparurent. Ceux-là, du moins, étaient sauvés. Mais souvent, il arrive qu’ils ne s’en tirent pas à si bon compte. Presque chaque jour, il se produit parmi eux des accidens mortels causés par le froid : aux grandes gares, un employé qui veut faire déguerpir quelques retardataires chinois se trouve souvent en présence de cadavres que la gelée a raidis dans une altitude de sommeil.

Le tram auquel nous sommes attachés comprend, outre un grand nombre de fourgons et de plates-formes, deux ou trois wagons de voyageurs. Ce sont des wagons de quatrième classe, meublés de bancs et chauffés d’un poêle. Ils sont occupés pêle-mêle par des « civils » varies : moujiks, entrepreneurs, marchands, employés divers, et par des officiers. Les soldats, comme les Chinois, campent dans des fourgons, mais ils y sont chauffés : cela constitue comme une cinquième classe, mais, les trois premières n’étant pas encore représentées ici, tout s’égalise. Il faut voir la joie de tous ces voyageurs quand ils peuvent se détendre les jambes ou se restaurer à quelque station.

La journée se passe à deviser avec quelques amis qui se sont réunis dans le wagon de mon hôte, M. K..., et avec qui nous faisons une monumentale dînette. Je commence à voir clair dans les relations des élémens si divers qui peuplent la Mandchourie russe, et à m’expliquer le caractère des derniers soulèvemens. La tragédie, telle que je me la représente, a eu trois phases principales. D’abord, évacuation par les Russes des principaux chantiers de construction ; puis, siège de Kharbine par les Chinois ; enfin, mouvement offensif des troupes russes de secours. Sur la première phase, tous les récits concordent. Dès l’ouverture des travaux, les ingénieurs chefs de sections avaient tenu à entretenir les rapports les plus cordiaux avec les gouverneurs des villes mongoles voisines. On échangeait des visites, des souhaits de bonheur, des cadeaux. Cependant, il y avait dans chacune de ces villes deux factions : un parti civil hostile aux Russes, et un parti militaire qui leur était favorable. Grâce à un adroit espionnage, on était bien renseigné les uns sur les autres. Je donne ici la parole à l’un de mes commensaux :

« Mon voisin, le général chinois, m’avait dit un jour que, si jamais l’ordre arrivait de m’expulser, il me donnerait, en témoignage de son estime, un délai supplémentaire de vingt-quatre heures. J’avais accueilli cette promesse en riant, et l’avais oubliée. Un soir du mois de juin, on vint me dire qu’une agitation insolite régnait dans la ville, et qu’il s’y préparait quelque chose contre nous. En effet, le lendemain matin, je reçus un message du général chinois, mon ami : il m’avisait d’un ordre arrivé de Pékin, lui enjoignant de nous expulser dans les quarante-huit heures (il ajoutait le jour promis ! ). Je télégraphie au gouverneur de Tchita et à notre ingénieur en chef à Kharbine. Mon plus grand souci était concentré sur mes ouvriers qui se trouvaient disperses en minces petits groupes tout le long de la ligne en construction. Je donne l’ordre de les rassembler au plus vite. Je commençais à faire élever des retranchemens et à préparer des vivres, lorsque je reçus une dépêche de l’ingénieur en chef m’enjoignant de tout abandonner et de battre en retraite. Il fallait obéir. Par malheur, un télégraphiste avait ébruité la nouvelle et une panique s’était emparée de quelques-uns de nos hommes saisis brusquement d’une folle terreur du Chinois : ils détellent les télègues et, enfourchant les chevaux, s’enfuient, abandonnant famille et camarades. Toutefois, je pus envoyer quelques Cosaques se saisir à temps du gué voisin et l’on ramena les fuyards honteux et calmés. Nous partîmes enfin en bon ordre, emportant nos papiers et notre argent[2]. Dès que nous nous mîmes en mouvement, les troupes chinoises se montrèrent à distance : sans nous harceler le moins du monde, elles se contentèrent d’occuper les hauteurs, puis les constructions de la gare, après que nous les eûmes évacuées.

— Et ils les respectèrent ?

— Tout fut brûlé !

— Même votre maison ?

— Surtout ma maison, « répond mon interlocuteur avec un sourire.

Comme je l’ai su depuis, on dit couramment en Mandchourie que tel grand pillage a été effectué non par les Chinois, mais par les Cosaques sibériens, les Cosaques libérateurs...


Voici, à propos d’un autre centre, le récit d’un second ingénieur : « Mon voisin, le général chinois, lorsqu’il reçut de Pékin l’ordre de nous expulser, ne voulut pas d’abord me laisser partir : il croyait à un malentendu. Du moins, quand il me vit contraint d’obéir aux ordres de mon ingénieur en chef, à qui j’en avais référé, il me donna une lettre pour un de ses collègues, afin de me protéger sur la route, s’il en était besoin. Il me demanda ce que deviendraient les milliers de coolies engagés par nous. Je lui remis devant témoins et contre reçu le prix de leur paye jusqu’à ce jour-là. Cet argent, qu’il distribua d’ailleurs scrupuleusement, devait le perdre, car on prétendit à Pékin qu’il s’était laissé acheter par nous. Ce reproche lui alla tellement au cœur que, dans les engagemens qui suivirent, il chercha ostensiblement la mort : il se fit tuer à Khaïlar, à quelques centaines de mètres en avant de ses troupes. Son corps fut dépouillé et mutilé par les Cosaques. C’était un homme gai, curieux, toujours en éveil et en avant : il nous témoignait beaucoup d’amitié. Le parti civil chinois la perdu, le parti militaire russe l’a tué.

« Nous partîmes escortés par des soldats chinois. La retraite était longue, mais il avait été convenu que l’on éviterait tout sujet de querelle avec eux. Nous nous trouvions dans une vallée très étroite, une sorte de défilé, véritable traquenard dont l’ennemi garnissait les bords, et la moindre rixe eût été le signal d’un massacre général : or, nous étions à peu près sans armes. Quand un soldat dépassait les bornes de la familiarité tolérée, nous nous plaignions à son officier. Ce fut un dur moment de contrainte perpétuelle et d’anxiété. Mais enfin nous atteignîmes la plaine : là nous nous sentions plus à l’aise. L’ingénieur B..., celui-là même qui creuse le tunnel, avait construit en une seule nuit un pont de 60 mètres (il avait 3 000 ouvriers et des matériaux sous la main), et nous pûmes passer sans encombre.

« Vous aurez peine à comprendre le sentiment que nous éprouvions à laisser là notre ouvrage commencé au prix de tant d’efforts. Cependant, au retour, nous n’eûmes pas à constater de dégâts bien considérables. Dans ma section, nous n’avions guère exécuté encore que des terrassemens : les constructions étaient peu nombreuses. Dans nos magasins, les Chinois avaient souillé les vivres, mélangeant par exemple la farine avec du sable et du goudron. Lorsque nous fûmes revenus au bout d’un mois et demi, sous le couvert de la sanglante chevauchée d’Orlov, nous fûmes bien embarrassés, car tout notre personnel ouvrier avait disparu. Enfin, un homme habile réussit à faire à Tien-tsin d’immenses engagemens de coolies, au lendemain même de la tourmente : lorsque nous vîmes paraître le premier groupe d’ouvriers chinois, nous nous serions jetés à leur cou ! »


On devine par ces récits le caractère de l’occupation russe en Mandchourie : c’est l’élément civil russe, ce sont les ingénieurs de la pseudo-compagnie du Chemin de Fer Est-Chinois, qui ont conquis le pays, paisiblement, adroitement ; ce sont eux qui ont établi de véritables liens entre les envahisseurs et les envahis. L’élément militaire, au contraire, moins souple par nature, moins préoccupé des nuances, a d’abord, dans une inaction forcée, rongé impatiemment son frein. Quand on l’a déchaîné, il s’est laissé, en plus d’un cas, emporter trop loin dans la voie des représailles. Son rôle est clair et son utilité indéniable : il joue là-bas le rôle peu agréable, mais éminemment opportun, d’un croque-mitaine.

Cependant, nous étions arrivés, à une allure assez vive, jusqu’au poste de Foulardi, point où la voie traverse la rivière Nonni, un puissant affluent du Soungari. Un pont métallique y est en construction : il mesurera 700 mètres, et doit être prêt au mois de mars 1902. Comme le froid varie de — 20° à — 35° C, les quatre piles non encore terminées (il y en a 13 en tout) sont encastrées dans de grands caissons en bois dont l’intérieur est chauffé : les ouvriers peuvent ainsi exécuter leur maçonnerie. La rivière gelée s’étend à perte de vue sous la neige, toute ponctuée de petites taches noires qui sont des ouvriers ou des passans. Un pont provisoire en bois sert à transporter du matériel roulant et les wagons de quelques personnes recommandées. Comme on n’ose faire circuler des locomotives sur ce pont « provisoire » qui finit sa troisième saison, les wagons sont poussés à bras. Après une halte de plusieurs heures, nous nous sommes, nous aussi, mis en mouvement, traînés et poussés par une soixantaine de coolies sales et dépenaillés, que menaient assez rudement des contremaîtres russes : ce glissement très lent, à bras d’hommes, le long des hautes piles éclairées à la lumière électrique, ces bruits de fabrique, ces coups de marteau, cette fumée, ces coups de sifflet, les sons gutturaux qu’échangent nos « traîneurs, » tout cela constitue une impression étrange qui n’est pas sans charme. On se demande seulement si deux ou trois chevaux ne feraient pas mieux l’affaire.

La gare de Tsilsikar nous retient toute la nuit suivante pour faire des manœuvres. Partis au matin, nous glissons maintenant dans une steppe intime, animée à tout instant par une fuite de petit lièvre ou par un vol lourd de faisans. Peu à peu, cependant, la steppe touffue se peuple ; des villages chinois y apparaissent et les longs sillons des terres labourées s’étalent vers l’horizon. Tout l’après-midi se passe en attente vaine à une gare de triage, au bord du Soungari, où hiverne une imposante flottille de paquebots : nous nous trouvons décidément aux approches d’un grand centre. Au milieu des Russes, qui sont ici nombreux, circulent des Chinois, minces, sales, coiffés de leurs inévitables toques à oreillettes velues. Enfin, vers le soir, nous franchissons, sur un pont métallique long d’un kilomètre, la rivière Soungari, et nous faisons halle au milieu d’une grande gare en construction. Il nous faut, à la suite des Chinois chargés de nos bagages, nous glisser sous les wagons de deux trains qui barrent la sortie, pour gagner enfin des fiacres découverts qui se trouvent là à point nommé. Une lieue et demie encore à parcourir dans la nuit glacée, et nous arrivons à Vieux Kharbine, au centre même de la Mandchourie russe.


Kharbine est le nom provisoire donné à l’emplacement acheté par les Russes pour y construire une ville au centre même du Mandchourien, et au point où la ligne de Vladivostok se détache de celle de Port-Arthur. Il y a ici trois centres encore distincts, mais qui, sans aucun doute, ne tarderont pas à se fondre : le Port (Pristane), vaste agglomération russo-chinoise étalée au bord de la rivière ; puis Soungari, le noyau administratif de la ville future, comprenant la gare, ses dépendances, l’hôpital et les bâtimens des futurs services administratifs ; enfin, Vieux Kharbine (première station de la ligne de Vladivostok), où provisoirement réside toute l’administration civile et militaire. Tout est provisoire dans cette bourgade construite en grande hâte auprès d’un village chinois. Les maisons, sauf deux ou trois, sont bâties à la chinoise, en torchis léger, et l’on s’y trouve en général assez à l’étroit. Les rues sont propres, et l’on y voit déjà des enseignes superbes : c’est par l’enseigne qu’un marchand russe commence à asseoir son crédit

Kharbine est une sorte de camp » ment de célibataires : bien peu de fonctionnaires ont consenti à exposer leur famille aux hasards de la vie dans cette contrée. Où que l’on aille, par les rues enneigées, on n’aperçoit que des employés civils en casquette ou en pelisse d’uniforme, des officiers, des soldats, et surtout des Chinois. Ceux-ci foisonnent partout, et pour la première fois, depuis la frontière, j’ai l’impression nette d’être dans leur pays. Voici d’abord des soldats : ils constituent l’escorte du Dzène-Dzioune ou gouverneur général de Guirine, qui est venu faire visite au ministre adjoint des Finances russes, M. P. Romanov, qui se trouve ici en tournée d’inspection. Proprement tenus, en tunique rouge le plus souvent, la tête couverte d’une calotte ronde à oreillettes fourrées, ils montent de petits chevaux velus revêtus de chabraques écarlates. Ils ont un air dégagé, satisfait, et ne présentent rien qui rappelle l’attitude humble des coolies. Un beau jour, l’un d’eux, figure fine et curieuse, s’approche de moi et me demande en mauvais russe de lui expliquer le maniement de mon Kodak : on eût dit qu’il me connaissait de longue date. A en juger par les seules apparences, on jurerait que la plus franche cordialité règne entre ces Chinois et les Russes. Des commerçans ou des laboureurs chinois traversent la bourgade, juchés très haut sur de tout petits chevaux velus et couverts de givre. Enfin, dans les rues et dans les maisons, on aperçoit des nuées de Chinois : ils sont ici tout ce qu’on veut : cuisiniers, valets de chambre, portefaix, palefreniers, blanchisseurs, barbiers, etc. ; on les voit partout, et partout on entend leur langage aux aspirations nasillardes.

Décidément, rien ne manque à Kharbine : il s’y trouve jusqu’à un parfumeur français. Jeune homme aimable et sans façons, il a connu les jours très durs de l’installation, il a vu le siège, et maintenant, dans une maisonnette étroite et froide, il vend de la parfumerie parisienne, tandis que ses garçons, un Japonais, un Chinois et un Russe, rasent le client... Et l’on dit que les Français ne voyagent point !

La première apparence de la bourgade n’est pas flatteuse, mais, en faisant des visites, on y découvre des homes coquettement installés, des magasins bien achalandés, une librairie, et jusqu’à un hôtel et un café-concert ! Kharbine était le point de mire des acteurs et des actrices rencontrés par moi à Mandjouria. Ce n’est pas en vain que s’est répandue la légende d’une pluie d’or s’abattant dans cette ville bénie sur tous ceux qui favorisent un plaisir ou un luxe. Du bout de l’Europe et des grands ports de l’Extrême-Orient, des hommes et des femmes, des artistes en tous genres, sont accourus, et l’on ne dit pas qu’ils aient subi de trop grosses désillusions. C’est que les traitemens des fonctionnaires sont ici considérables : ce n’est pas sans de sérieuses compensations qu’ils ont consenti à venir risquer leur santé ou même leur vie dans une contrée encore sauvage, et à tenter de construire le chemin de fer dans des délais réputés impossibles. Or, les Russes ne savent guère thésauriser : ils dépensent joyeusement ce qu’ils gagnent, — parfois au delà : — quelle aubaine pour ceux qui savent les exploiter ! Comme dans tous les pays neufs, les prix sont ici fort élevés. Si l’ingénieur en chef reçoit 50 000 roubles (140 000 francs) et tels de ses collaborateurs, de 25 à 30 000 roubles (de 60 à 80 000 francs), en revanche, la vie autour d’eux est chère. Un cuisinier russe reçoit 200 francs, un Chinois 125 francs par mois, sans compter ce qu’ils volent. Le beurre frais, qui vient d’Amérique, les indigènes n’en faisant point, coûte de 5 fr. 50 à 8 francs le kilogramme ; le lait coûte 2 francs le litre. Quant au prix des loyers, il atteint la moitié de la valeur réelle de la maison. En revanche, les produits exotiques sont relativement pour rien : à 12 francs la bouteille, on se procure un Champagne de première marque... Dieu sait si l’on en profite !

J’ai fait connaissance à Kharbine avec l’état-major de la construction, et l’impression que j’en ai reçue a été forte. Certes, je n’avais pas adopté les partis pris des Russes contre le Mandchourien, mais j’étais venu, je l’avoue, avec une pointe de scepticisme inquiet. Or, ce que j’avais vu de Mandjouria à Kharbine, c’est-à-dire une voie praticable, sinon achevée, un tunnel en construction, deux grands ponts, dont l’un complètement terminé, et, par-dessus tout, un désert transformé, sinon par la civilisation, du moins par l’industrie, tout cela m’avait favorablement impressionné. Je n’avais pas le temps de parcourir les 500 kilomètres qui me séparaient encore de Vladivostok, mais là aussi, je savais que le service était assuré, et même plus régulièrement que sur la section que je venais de parcourir. En revanche, j’allais bientôt me diriger vers le Sud et gagner le golfe du Petchili. Je ne m’étonnai donc pas de voir l’indignation de l’ingénieur en chef, lorsque je mis la conversation sur les racontars russes ou sibériens : « Nous n’avons eu, s’écria-t-il, qu’une consigne : faire vite. Or, en Russie, on nous a accablés d’insinuations malveillantes et d’injures, on nous a traités de voleurs et de faussaires. Nous n’avons pas voulu répondre : à quoi bon ? Nous étions trop loin pour qu’on pût contrôler ; or, que valaient nos dénégations ? Nous avons travaillé en silence, nous avons supporté les horreurs des troubles, nous avons vu un instant notre œuvre prête à sombrer, et quand, joyeux de la voir enfin sauvée, nous en avons fait les honneurs à des passans, à des voyageurs comme vous, ils ont, au retour, rougi d’être seuls de leur opinion et nous ont insultés avec les autres ! Voilà cinq ans que la plupart d’entre nous n’ont pas vu la Russie, n’ont connu de la vie que ce qu’elle nous donne en ces déserts, où l’on est sans cesse sur le qui-vive et où nous portons tous une énorme responsabilité. L’injustice glisse sur notre indifférence ; mais parfois, la patience nous échappe. Certes, il a pu y avoir des défaillances, çà et là ; mais enfin, avons-nous travaillé, existe-t-il, ce chemin de fer ? »

Oui, certes, le Mandchourien existe, et si la compétence technique me fait défaut pour décider s’il est bien construit et s’il n’est pas revenu trop cher, je dois constater, du moins, que l’on y circule, par endroits, bien plus vite qu’en Sibérie.

Kharbine a subi l’an dernier un siège en règle de la part des troupes chinoises qui tenaient une rive du Soungari. On dut évacuer Vieux-Kharbine pour se réfugier à Soungari et au Pristane, où des défenses avaient été élevées. Les seuls canons que les assiégés eurent à leur disposition furent ceux qu’ils prirent aux Chinois au cours d’une sortie. La retraite du fleuve leur était coupée et ils durent abandonner à l’ennemi plusieurs péniches chargées de marchandises. Plusieurs Russes furent tués. Ce fut une terrible alerte, mais elle passa inaperçue en Europe, parce qu’à ce moment, on n’avait d’yeux que pour les assiégés des Légations. Le siège levé, les ingénieurs voulurent constater au plus vite les ravages causés par les Chinois sur la ligne en construction. Partout, rails et traverses avaient disparu. Incapables de détruire la partie essentielle de la voie, c’est-à-dire les terrassemens, les soldats du Fils du Ciel avaient cru endommager sérieusement cet ouvrage en le labourant ! Après la tourmente, on apprit que rails et traverses avaient été traînés au loin, jusqu’à 25 et 30 kilomètres de la ligne, et cachés dans des villages ou enfouis en terre. Il s’agissait de les ravoir. Un employé adroit qui n’avait jamais eu, comme tous les civils, que des rapports amicaux avec les Chinois, fut chargé de renouer les relations. Il s’entretint avec les chefs de nombreux villages et promit solennellement une prime pour chaque traverse et chaque rail qui seraient livrés dans un délai fixé. Comme par enchantement, les rails et les traverses réapparurent. Le délai passé, on en fixa un second, en déclarant que celui-ci expiré, on châtierait les villages où seraient encore trouvés des restes du pillage : cette menace fit sortir encore un lot d’acier et de bois, si bien que l’on recouvra environ 70 pour 100 du matériel dispersé. C’est une grande force pour les Russes que de savoir manier ces natures chinoises impénétrables, enfantines, lentes, superstitieuses, et, finalement, plus sensibles au lucre qu’aux considérations patriotiques


Au bout de quatre jours, je regagnai la gare, je me glissai de nouveau sous des wagons, et je m’installai dans un train en partance pour le Sud. Je m’y trouvai avec le constructeur des trois grands ponts métalliques de la ligne, M. L... C’est un des ingénieurs qui ont récolté le plus d’éloges dans cette partie de l’Asie. De toutes parts, on a loué la remarquable rapidité et l’heureuse issue de ses travaux. Il m’a fait une impression moins frappante que sa réputation, peut-être parce que, dans cette Mandchourie où, par une réaction naturelle contre les calomnies, nul n’est enclin à dissimuler la portée de son œuvre, il tranche encore sur le ton général par une immodestie presque naïve. Il me communique des chiffres de revient fantastiques, m’affirmant par exemple que le prix des ponts métalliques russes oscille entre 9 500 et 30 000 francs le métré courant, tandis que le sien (celui du Soungari 1) ne revient qu’à 6 900 francs. Or, sur ce dernier point, il ne peut être fixé encore, les comptes n’étant pas arrêtés. Il déclare aussi avoir fait une trouvaille grâce à laquelle ses ponts ont une rigidité encore inconnue jusqu’à ce jour : il commande les trous d’assemblage à un diamètre moindre que le diamètre réel. L’ouvrier est ainsi obligé, quand il assemble les pièces, d’agrandir l’ouverture en alésant en plein métal, ce qui assure un centrage rigoureux des deux trous. M. L. oublie que cette précaution est courante dans les ouvrages en acier, puisque l’acier s’écrouit sur le bord des trous qu’y pratique la poinçonneuse : il faut donc se résigner à maintenir ces trous plus petits qu’ils ne doivent être définitivement, et à aléser ensuite les pièces assemblées. Ces détails révèlent les petits côtés d’un amour-propre qui s’est exagéré par suite d’éloges inconsidérés. Du moins, si l’on ramène à de raisonnables proportions le mérite de l’ingénieur L.,., doit-on reconnaître qu’il a fait très vite l’ouvrage dont on l’avait chargé. Il n’a certes pas déployé de génie, mais il a montré beaucoup d’assiduité et d’énergie dans la construction de ses trois ponts. Il a eu la chance d’avoir affaire à des rivières très largos, mais fort peu profondes. De plus, ses travées ne sont pas de longue portée, et, surtout, on lui a livré son matériel à temps. Enfin, comme les trois ponts sont voisins et ont été mis en train successivement, il a pu, après l’achèvement du premier, en utiliser immédiatement les charpentes pour commencer le second. Cette heureuse circonstance a diminué ses frais de revient, et lui a permis d’utiliser tout un personnel d’ouvriers bien dressés à ce travail spécial qu’ils venaient de terminer sur l’autre pont. En un mot, les ponts du Mandchourien ne constituent pas une révolution dans l’art de l’ingénieur, mais ils ne sont pas indignes de la grande poussée de travail dont cette ligne a été le théâtre. L’éloge, réduit à ces proportions, n’est pas mince.

Les habitudes d’exagération du jeune constructeur de ponts se retrouvent jusque dans ses appréciations sur les troupes de la garde, l’okhrana. D’après lui, la Compagnie eût bien mieux fait de ne pas demander de soldats, car l’élément militaire n’apporte ici que troubles et méfaits. Si en général les officiers ne valent pas grand’chose, les soldats sont souvent de purs vauriens. Pour illustrer cette opinion, M. L... me conte l’anecdote suivante. Il avait dans sa caisse une somme d’environ 100 000 roubles en petits billets d’un rouble. Un beau jour, la sentinelle qui gardait le bureau disparaît, et l’on constate qu’il manque en caisse 7 8000 roubles. On perquisitionne partout, mais en vain. Le juge d’instruction feint alors de classer l’affaire, mais, au bout de six semaines, il obtient du général commandant, que l’on transfère dans une petite garnison du Sud la compagnie à laquelle appartenait la sentinelle disparue. Les hommes s’apprêtent, se rangent dans la cour avec armes et bagages, et vont partir, quand tout à coup ils se voient cernés. On les fouille, et cette fois, on trouve sur eux la somme de 70 000 roubles ! Comme plusieurs paquets étaient tachés de sang, on supposa qu’ils avaient dû assassiner la sentinelle pour détourner sur elle tout le soupçon... Jolie compagnie, en effet, si l’anecdote est exacte de tous points !


Cependant, nous sommes parvenus au bord du Soungari qu’il faut de nouveau traverser. Le pont, auquel il ne manque plus qu’une travée, doit être livré dans un mois. Des Chinois se saisissent de mes bagages, je les suis et, traversant sur la glace la rivière très basse, nous nous dirigeons vers la rive escarpée où se trouve le train du Sud. Cette fois, je vais faire une centaine de kilomètres dans les conditions ordinaires : avec bien des excuses, un brave chef de gare m’introduit dans un wagon de quatrième classe. J’ai beau me déclarer très satisfait, l’excellent homme est tout marri de n’avoir rien de mieux à m’offrir. Dans mon wagon, il y a cinq bancs, quatre petites fenêtres et un poêle. L’intérieur est extrêmement sale, et l’odeur qu’on y respire est infecte ; mais il fait au dehors — 25° C, et nul n’a cure d’ouvrir la fenêtre. Le public se compose d’abord d’un conducteur et de deux individus, ses amis, qui sont comme lui un peu « émus ; » plus près de moi, est assis un ouvrier proprement mis et coiffé d’un énorme bonnet de mouton blanc : il est franchement « éméché, » et m’offre tendrement de la vodka, que, sur mon refus, il partage avec ses deux autres voisins. Voici encore une femme avec un enfant, puis quatre moujiks russes, puis un Cosaque de mauvaise mine et pris de boisson, puis un chef de ligne, et enfin, trois individus dans lesquels je reconnais des Tchèques, et dont l’un m’apostrophe en allemand. Il m’apprend qu’ils ont ensemble quitté leur pays pour venir à Vladivostok faire du commerce et qu’ils se sont aventurés en pleine Mandchourie pour y venir acheter des oies.

Bientôt, un incident nous met tous en émoi. En dehors du wagon, sur une plate-forme qui nous précède, sont entassés des Chinois ; or, le conducteur vient m’annoncer que le soldat qui nous accompagne a jeté l’un d’eux de la plate-forme sur la voie. L’indignation est grande dans le wagon, et l’on décide que l’on portera plainte à la station prochaine. Cependant, en manière de protestation, mon voisin au bonnet blanc sort du wagon, et ramène au bout d’un instant un jeune Chinois, d’ailleurs assez proprement habillé d’une veste en velours gris à côtes, sur lequel sa natte fait par derrière un sillon graisseux. Tandis que le soldat, gêné par les regards hostiles de tout ce monde, s’accroupit dans le coin le plus éloigné et chauffe rageusement le poêle, mon voisin triomphant dorlote son Chinois : il lui offre de l’eau-de-vie que l’autre refuse naturellement, du pain, des provisions, et entame avec lui, dans le sabir russo-chinois qui se parle sur la ligne, une longue conversation. Le jeune Chinois se rend à Inkoo (New Chwang) pour se marier ; il conte aussi que des brigands Khoungouzes ont récemment ravagé son village. Il faut voir alors le Russe s’indigner ! On jurerait qu’il s’adresse à un compatriote. Le goûter fini, il charge son adroit protégé de lui rouler des cigarettes, après quoi, il le congédie amicalement. L’attitude si différente du Cosaque et de l’ouvrier vis-à-vis des Jaunes m’a semblé caractéristique : le militaire les brutalise ; le civil les protège à peu près comme les fourmis soignent les pucerons, pour les traire.

La Mandchourie du Sud, dans laquelle je roule maintenant, est décidément très peuplée. Les villages touchent aux villages, et, en certains endroits, j’éprouve une véritable impression de Beauce à voir se dérouler infatigablement, à peine dissimulée sous un léger duvet de neige, la rayure des sillons parallèles. Çà et là, des bouquets d’arbres ombragent des monticules qui sont, ici des tombes, plus loin, de simples tas de fumier. Aux approches des villes, s’allongent sur les routes de lents convois de charrettes, traînées par des attelages de six à sept petits chevaux, que dirige un charretier dont le long fouet est semblable à une canne à pêche. Aux stations flânent des centaines de Chinois, toujours prêts à rendre quelque service contre une maigre rétribution qui les fera vivre deux jours. J’ai vu, dans une gare, la scène suivante. Un soldat télégraphiste arrivé avec le train, avait à transporter sept ou huit rouleaux de fil de fer qu’on lui jeta du wagon. Il eut un moment d’hésitation : pour lui, certes, c’était un peu lourd ; mais surtout, il eût été humiliant de porter un fardeau en présence de tant de Chinois. Le soldat prit son parti : « Eh ! les Chinois ! » fit-il. Une dizaine de garçons de sept à dix-huit ans accoururent en se bousculant. — « Dix sous pour me porter cela ! « s’écria le soldat en montrant les rouleaux. Les Chinois, sans dire mot, s’attelèrent : quelques-uns se mirent à deux pour porter un rouleau. Un officier russe apparut à ce moment, et le soldat, n’osant passer devant lui les mains vides, saisit vivement un mince rouleau pour se donner une contenance. Il ne vit pas que l’une des extrémités s’était enchevêtrée dans le paquet de l’un des Chinois. Celui-ci, croyant que c’était la règle, n’eut garde de se dégager, et emboîta le pas à son « capitaine, » ce que voyant, les neuf autres Chinois se mirent docilement en file indienne. Le grand Cosaque passa ainsi, raide et saluant, devant son officier, traînant à sa suite un monôme grimaçant et grotesque. Je ne sais s’il paya ses dix sous : mais le spectacle à lui seul les valait bien...


Dans le Sud, je m’arrêtai spécialement dans trois villes : Inkoo, Dalni et Port-Arthur.

C’est le jour de Noël que je visitai Inkoo, et le souvenir m’en est resté radieux. J’étais arrivé dans la nuit au terminus provisoire de l’embranchement que les Russes ont construit pour relier la grande ligne à la rive gauche de la rivière de New-Chwang-, presque en face de la tête de la ligne anglaise New-Chwang-Pékin. Au matin, par un grand soleil et une gelée douce de 20° C, je m’acheminai vers la ville située à une lieue de la gare. La rivière, que l’on côtoie, est extrêmement large et profonde ; elle est gelée, mais le flux et le reflux y brisent sans cesse la glace qui, à marée basse, pend avec des airs lamentables. La route qui longe la rivière est sillonnée incessamment d’hommes et de bêtes : nous sommes ici en pleine Chine fourmilière. D’abord, des piétons comme moi, généralement pressés, filant de leur pas élastique et silencieux vers la ville que l’on devine tout là-bas ; puis, des coolies portant dans les corbeilles ou sur la perche d’un balancier les objets les plus divers : terre, neige, eau, légumes, fumier, ordures, grains, fourrage, etc. Plus loin, voici des policiers chinois, extraordinairement encapelinés de rouge et perchés très haut sur des poneys. Puis voici des charrettes à deux roues, informes roulottes non suspendues, secouantes, brisantes, dans lesquelles se font transporter les gens cossus. Près d’un pont de bois branlant et biscornu, s’est formé un embarras de voitures. Les charrettes de routiers, à roues massives hérissées de gros clous, sont traînées par sept chevaux ; sous l’action des énormes fouets, tout cet attelage s’élance brusquement, tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, s’enchevêtrant dans les traits qui pendent, ou parmi les bêtes d’un attelage voisin ; et ce sont des jurons sans fin : on crie, on siffle, on vocifère, on se dispute. Ces attelages de poneys font ma joie : ils ont un air éveillé, mutin, et, au moindre bruit qui les occupe, ils orientent tous en même temps, du même côté, leurs sept paires d’oreilles. Comme leurs conducteurs, ces charmantes bêtes font plus de remue-ménage que de besogne utile, et il me faut patienter longtemps. Je passe enfin, dans la poussière dorée, au milieu de ce chaos de bruyante foule jaune. Et toujours à mes côtés circulent sans fin des coolies misérables et déguenillés ; fourmis sans nom, rarement rassasiées, contentes de bien peu, patientes et insouciantes, ils sillonnent la route incessamment, parlant haut dans leur langage rude, nasillard, aux aspirations chantonnantes.

J’arrive enfin près de la ville, où s’engouffre la foule qui me porte. Aux abords du faubourg s’ouvrent de monumentales cours d’auberges où grouille une foule invraisemblable, une kermesse jaune. Voici enfin de vraies rues avec les maisons closes et les inévitables, mais curieux marchands des rues. L’un d’eux secoue dans un étui en bois une cinquantaine de baguettes minces marquées à leur extrémité inférieure d’un certain nombre de points rouges. C’est un marchand de berlingots, et ses baguettes remplacent la roue grillée de nos forains : chaque client tire au hasard trois baguettes, calcule la somme des points, choisit son lot et paye. Plus loin, sont installés des pâtissiers et des confiseurs ; leurs étalages, gâteaux ponctués, sucreries rouges au bout d’une paille, etc., sont aussi bizarres que peu affriolans, mais la foule consomme sans relâche. Voici des fruitiers : ils vendent des pimens rouges, des légumes de toute sorte, du macaroni, des faisans. Un autre artiste confectionne des beignets : il prend deux morceaux gros comme un doigt d’une pâte consistante ; il les aplatit légèrement à la main, les accole l’un à l’autre, y imprime en travers une rainure à l’aide d’un bâton, et les plonge dans la friture en tenant d’abord avec les doigts les deux extrémités qu’il étire doucement. Au bout d’un instant, il les abandonne, et alors, sur la surface de la friture, flotte, grésillant, un énorme beignet joufflu, doré, long de vingt centimètres, épais de cinq ou six. Il le cueille avec une écumoire et recommence la même opération... Le respect humain m’a seul retenu de goûter !

Grâce à l’obligeance d’un officier de police russe qui me donna un homme pour me guider hors du dédale où je m’étais égaré, je gagnai, vers une heure, l’hôtel européen. C’est un hôtel anglais : seulement, il est tenu par un Allemand, servi par des Chinois et fréquenté par des Russes. On nous y a servi à l’anglaise, et le Christmas pudding n’a pas manqué. Au dessert, le major russe nous apprit que la peste était en recrudescence parmi les indigènes, et que l’hôpital était plein...


Le port qui doit faire un jour concurrence à Inkoo est Dalni : c’est, je pense, l’une des plus belles créations des Russes en Extrême-Orient. Ils se sont dit avec raison que le colossal ruban ferré transasiatique devait aboutir à un grand port, et, ce port, ils résolurent de le créer de toutes pièces. Port-Arthur ne pouvait en effet servir qu’à installer une place de guerre. On choisit donc pour y créer le port futur un emplacement dans la baie de Talienouan, et on baptisa la ville future : Dalni[3]. Il fallait d’abord s’assurer la propriété du sol. Je ne sais pas bien au juste comment on y parvint : je citerai successivement les deux versions qui me furent données des négociations, la première par l’ingénieur S... qui les a conduites et auquel est dévolu l’honneur de construire la ville ; — la seconde par une autre personne qui a pris une part active à ces affaires.

Voici le récit de M. S... : « L’emplacement une fois choisi, il fallut procéder à l’expropriation ; j’ai, en ce moment, acheté la presque-totalité de la presqu’île, et j’ai dû signer 13 000 contrats. Or, sur l’emplacement se trouvaient deux gros villages comprenant 320 familles et un millier de maisons. C’est mon orgueil de n’avoir recouru, pour les déloger, ni à la force, ni à mon droit strict, mais à la persuasion. Ces paysans étaient établis là depuis fort longtemps : ils tenaient à leur coin de terre, à leurs masures. D’autre part, on ne pouvait les y laisser : leurs arbres devaient former l’embryon du parc futur ; leur vermine devait être éloignée. Je leur proposai d’abord d’acheter leurs maisons et de reconstruire ailleurs leurs villages. Ils acceptèrent ; mais, le jour venu pour partir, nul ne bougea. Au lieu de les rudoyer, j’ajoutai 10 pour 100 au prix convenu, et je donnai un délai nouveau ; cette fois non plus ils ne se décidèrent pas. Pressés de questions, ils déclarèrent que le village proposé en échange ne leur plaisait pas, et qu’ils préféraient se retirer chez des parens. Je leur dis alors : « Démolissez vous-même vos maisons, emportez tout ce que vous voudrez ; le reste vous sera payé comptant au prix des matériaux neufs. » Il y eut un moment d’hésitation. Mais un vieux donna l’exemple, et quand il revint du bureau avec un sac de dollars, tous l’imitèrent ; depuis lors, nous sommes grands amis. Tous les ans, j’invite les principaux d’entre eux, et je les régale... »

Ce récit de M. S... m’avait séduit : j’admirais la patience et la douceur déployées, et j’en admirais les conséquences politiques. Le récit de M. Z... refroidit un peu mon enthousiasme. Voici ce que me raconta M. Z...

« On avait fait venir de Vladivostok un entrepreneur sans scrupules, un certain T... ; il mesura par à peu près la superficie des terrains chinois et en fixa le prix ; on donna aux paysans un délai pour déloger. A l’expiration du délai, ils étaient toujours là. On fit tout bonnement venir au poste les plus récalcitrans, et là, le chef de la police, M. M..., que vous connaissez et que connaît toute la Sibérie, les fit paternellement fouetter. Après quoi, on démolit leurs bicoques. L’opération faillit même avoir des suites fâcheuses, car les Chinois, furieux, attaquèrent les ouvriers à coups de pierres, et ne cédèrent qu’à la force armée. »

Je n’aurai pas l’indélicatesse de désigner celui des deux récits que je tiens pour le plus vraisemblable...

Quoi qu’il en soit, une belle ville s’élève peu à peu sur le théâtre de cette idylle russo-chinoise, et, bien que les bruits les plus fâcheux circulent en Mandchourie sur les travaux auxquels Dalni donne lieu, et sur les excès qui s’y commettent, j’admire très sincèrement Dalni, La ville sera divisée en quartiers : administratif, commercial, européen et chinois. Le premier seul est en voie de construction. Dans une partie saine, assez élevée, et proche de la gare, se trouvent, outre le palais que s’est construit M. S..., diverses maisons d’ingénieurs et d’employés, un hôtel, un hôpital et une église. Les rues sont étroites comme des rues japonaises, mais soignées, bordées de trottoirs, de lisses et de caniveaux. Les maisons ne sont pas déplaisantes au premier coup d’œil ; elles offrent un bizarre mélange d’architecture anglaise et d’ornementation chinoise. A l’intérieur, elles sont inconfortables pour des Russes, gens accoutumés à avoir partout leurs aises ; les pièces et les communs sont de dimensions exiguës. Pour justifier l’étroitesse des rues, M. S... dit que, à part sa voiture, on n’y verra guère circuler que des pousse-pousse ; pour justifier l’étroitesse des maisons, il les dit commodément distribuées. Ces réserves faites, le quartier administratif a de l’allure, il est très propre, et c’est un plaisir que de s’y promener, d’y faire des visites, et d’y examiner l’hôpital si bien installé, si complot, si généreusement conçu.

Pour les autres quartiers, ils sont encore à l’état de chaos. On y trace des rues, des avenues, on nivelle des monticules gênans, et l’on pose des bordures de trottoirs. Les Chinois, qui seront plus tard relégués au loin, sont entassés, en attendant, dans les rues étroites et dans les frêles fanzas d’un quartier éphémère qui se dresse entre la gare et l’administration. Il y a là des boutiques jaunes de toute espèce, des hôtels et des restaurans chinois et japonais, des lieux de divertissemens variés. Une population de Chinois y pullule paisiblement, et l’on est tout étonné d’y découvrir, à un tournant, l’imposante masse de la future station électrique.

Le point essentiel de Dalni, c’est le port. Peu importent en effet les avantages ou les désagrémens de la ville ; il y faut un port vaste, profond et sûr. Or, ce port a dû être créé de toutes pièces. Il s’allonge sensiblement de l’Est à l’Ouest, sur la rive méridionale de la baie de Talienouan. Comme il n’a pas de défenses naturelles, on a dû prévoir des môles ; il y en aura deux à l’Est, un long et un large. Le long môle (1 200 mètres) servira de défense contre les vents du large. Au large môle (850 mètres) accosteront les grands paquebots, à proximité d’une voie ferrée rattachée au système central. Le cabotage, les barques de pêche, les petites jonques et les sampans seront installés dans l’angle occidental de l’anse. Ce port a deux graves défauts : d’abord, il est peu profond, ou du moins, pour y trouver de la profondeur, il faut s’éloigner de plusieurs centaines de mètres de la rive ; de plus le fond y est généralement rocheux, ce qui complique beaucoup le travail d’approfondissement. En second lieu, il est ouvert aux vents du Nord, qui dominent en hiver, et y chassent les glaces formées dans les parties peu profondes de la baie. Ce défaut, qu’on n’avait pas remarqué d’abord, rend nécessaire la construction d’une immense jetée brise-lames qui, disposée perpendiculairement aux môles, devra protéger la flotte marchande contre la forte houle et contre les accumulations de glaces.

En ce moment, tout est en fièvre de construction. Nous sommes à la fin de décembre, et, malgré la proximité de la mer qui fait la température plus clémente, la brise nous fait des moustaches de glace. Ma première impression a été saisissante : en face de moi, s’étend la baie, verte à l’Est, d’un vert franc, et bleue à l’Ouest, du côté de la ville. Un paquebot s’y promène, et des remorqueurs y traînent des péniches chargées de pierres meulières extraites d’une côte prochaine. Tout là-bas, par delà le golfe, se dresse dans un rose violâtre, pudique et froid, le mont Samson. À droite, barrant l’entrée du port, on voit deux îles toutes roses sous le soleil incliné ; au loin, c’est la mer calme, où des voiles semblent endormies. Une ceinture de collines neigeuses, qui dominent la cité future, mettent la nuance suprême à cet admirable spectacle.

Le môle, à moitié terminé, est tout encombré de neige, de matériaux de toutes sortes, et d’ouvriers chinois. De là, on aperçoit la ville en construction qui, dans le soir calme, fume de ses usines, de ses poêles, de ses chantiers, de partout, exhalant une fumée noire vers le ciel et sur l’horizon montagneux que le soleil couchant frange d’une dentelure d’or, — et cette fumée épaisse, invraisemblablement encombrante, rappelle l’industrie, la vie noire, la vie d’argent, après la poésie de la baie calme et bleue. L’impression est complète lorsque, au crépuscule mourant, je m’engage dans le quartier chinois tout moucheté de minuscules réverbères et qui évoque un souvenir de San Francisco. C’est là une image complète de cette vie ardente qui naît, grâce au fumier chinois, de la culture européenne.

Je ne me suis point lassé de visiter dans le détail ce séduisant embryon de ville qu’est Dalni : le futur parc, les jardins futurs, où l’on a laissé debout, par une négligence inconsciemment artistique, une poignée de ravissantes masures chinoises en pierres grises, ombragées d’arbres noueux entre lesquels circulent des enfans et des cochons noirs. Puis encore, j’ai vu le bel hospice de l’administration, l’église, l’école, et jusqu’au cimetière... de demain, dont la position, à l’extrémité d’une vallée et à flanc de montagne, est d’une poésie grandiose. L’idée qui a présidé à la création de Dalni est, à mon sens, une des plus frappantes qu’ait inspirées le colossal Transsibérien.


A Port-Arthur, tout change. D’abord, le climat : après deux mois de neige, je retrouve ici la boue en pleine fin de décembre. Puis, la ville. Sur de grises collines abruptes et rocailleuses, une ville chinoise s’est cramponnée, grouillante, étroite, compliquée, malfleurante. Près du port et de la gare, s’élèvent des constructions européennes ; mais tout est serré, inconfortable. Enfin, au delà d’une anse peu profonde qui découvre ses boues à marée basse, s’étend une place pelée, encombrée de monticules qu’on rase à la pelle ; sur cette place, de tous côtés, sans arrêt, on construit des casernes et encore des casernes. La future ville européenne devra se loger ici, par ordre de l’amiral Alexéiev, gouverneur général ; mais quel avantage pourra l’y attirer en plein soleil et au bord d’une mare de boue ? On espère voir boomer ces terrains : un tel succès m ‘étonnerait fort.

Le havre de Port-Arthur est étroit et peu profond, mais le goulet en est admirablement défendu par deux hauteurs qui le dominent. C’est ici un port de guerre : toutes les collines qui ont vue sur la baie sont fortifiées, et partout s’étalent les : Défense d’entrer. C’est à Port-Arthur que les Russes ont l’intention de concentrer leur flotte et leurs forces militaires : Dalni, de son côté, sera le port de commerce, et, lorsque la ville sera construite, le grand port franc qui remplacera Vladivostok.

A Port-Arthur, comme à Dalni, l’activité règne partout. Dans la ville, c’est un mouvement incessant de Chinois et d’Européens, à pied, en djin-rik-chas ou en fiacres découverts ; sur les chantiers et sur le port, fourmillent les ouvriers jaunes, débardeurs, terrassiers ou maçons, ces derniers occupés à édifier des parcs d’artillerie et des casernes. La ville est naturellement plus faite, plus complète que Dalni, qui n’existe encore qu’à l’état embryonnaire ; mais elle est moins séduisante. Certes, elle devra une certaine importance à la population militaire qui s’y trouvera entassée ; mais bien peu de gens viendront, de gaité de cœur, se fixer dans ses ruelles ou sur ses collines pelées. De plus en plus, le caractère de port fortifié s’accentuera ici, et le mouvement de la vie civile, du commerce et du plaisir se transportera à 40 kilomètres vers le Nord-Est, au bord de la baie gracieuse de Dalni tout pimpant neuf.


Le rapide extrait de mes notes que je viens de transcrire ici a permis, je l’espère, de se faire une idée du travail imposant auquel les Russes se sont livrés et se livrent encore en Mandchourie. Il ne semblera pas superflu de joindre à ces notes quelques réflexions.

La première idée qui vient à l’esprit quand on circule sur le Mandchourien, c’est que les Russes ont commis une imprudence capitale en laissant près de 3 000 kilomètres de leur grand chemin de fer à la merci d’une population qui ne leur est pas soumise. Ils ont beau, en effet, accumuler là-bas des troupes et signer des traités stipulant la protection de leurs nationaux, il n’en est pas moins vrai qu’ils ne peuvent être assurés contre un coup de main qui couperait la ligne, ou, en tout cas, contre des attentats divers qui en pourraient compromettre la sécurité.

Les raisons de cette imprudence sont nombreuses, mais on en aperçoit aisément deux principales : une commerciale et une politique. Le Transsibérien a en effet un caractère hybride. A l’origine, ce fut, quoi qu’on en dise dans les sphères officielles, une voie purement stratégique répondant enfin aux alarmes des gouverneurs généraux de la Sibérie orientale, qui, depuis vingt ans, dans tous leurs rapports, signalaient le danger que courait en face de la Chine la colonie russe désarmée, faute de communications avec la métropole[4]. Sans doute on se disait aussi que cette voie servirait à civiliser le pays et débarrasserait la Russie d’Europe des paysans trop pauvres qui l’encombraient. Mais la foi dans le succès commercial de l’entreprise était si faible que, en 1893, le projet disait : « On ne créera de gares de voyageurs qu’aux points où l’on pourra compter sur un sérieux mouvement de passagers, et où un buffet sera indispensable ; encore ces gares seront-elles aussi petites que possible. Les stations seront éloignées de 50 kilomètres. Les bâtimens nécessaires pour l’exploitation seront petits et sans fondations, etc.[5]. » Peu à peu, cependant, avec le succès inespéré de la voie nouvelle, l’idée de son importance commerciale s’affirma. En dépit de toutes les lenteurs, de tous les désordres, le trafic croissait sur le Transsibérien, Ces gares si éloignées durent voir leur nombre doublé, et ce ne fut pas toujours suffisant. Ces stations si modestes et si exiguës durent être en plus d’un point agrandies à deux reprises, comme ce fut le cas, par exemple, à Tchéliabinsk, à Omsk et à Taïga, et on les trouve encore trop étroites. Bref, cette grande entreprise conçue comme un sacrifice national et commencée grâce à de lourds emprunts, sembla devoir devenir une bonne affaire. Or, comme instrument stratégique, le Transsibérien avait pour but de conduire des troupes dans toute l’étendue de la Sibérie, et jusqu’à un port libre de glaces. D’autre part, comme instrument de commerce, il avait pour objet de traverser le plus possible de provinces riches, et d’atteindre au plus vite le Pacifique. On se trouvait donc en face d’une double alternative : si l’on pariait pour la guerre, il fallait, le Baïkal une fois traversé, gagner l’Amour et le suivre jusqu’à l’Oussouri ; si, au contraire, on pariait pour la paix, on pouvait fondre les deux buts poursuivis et gagner un port libre en coupant au plus court à travers une riche contrée. Le gouvernement russe dut parier pour la paix, car il traversa la Mandchourie.

Dans l’hypothèse pacifique, l’avantage du nouveau tracé était indéniable, car si une première voie ferrée eût côtoyé l’Amour, il n’en eût pas moins été nécessaire de lancer tôt ou tard un embranchement à travers la Mandchourie. De plus, au lieu d’un seul port libre de glaces ou à peu près, on en atteignait trois ou quatre.

Cependant, le choix du tracé mandchourien n’allait pas sans quelques conséquences curieuses.

D’abord, si ce tracé avait une évidente signification pacifique, il exigeait, en revanche, que la Russie prit une altitude tant soit peu belliqueuse. Il fallait en effet des troupes pour garder la voie ferrée et guerroyer contre les brigands.

Il semble, à ce propos, que la question de l’évacuation de la Mandchourie par les Russes, qui fut tranchée par le traité du mois d’avril l902, ait été mal comprise en France. On paraît croire que les Russes vont retirer purement et simplement leurs soldats. Il n’en est rien, et, si cela était, les Russes seraient bien coupables vis-à-vis de leurs nationaux établis là-bas, et même vis à-vis de la civilisation européenne dont ils laisseraient la cause sans défense. En réalité, l’évacuation ne doit porter que sur les villes mandchoues occupées par les troupes russes à la suite de la révolte de 1900, et sur des voies ferrées indépendantes du Transmandchourien proprement dit. Désormais, sans doute, les uniformes russes disparaîtront petit à petit de New Chwang, de Moukden, de Guirine, de Ningouta, de Tsitsikar, etc, mais le chemin de fer n’en sera pas moins protégé légalement par les troupes russes prévues par le traité du 8 septembre 1896, et peut-être illégalement, par des renforts qu’on leur laissera sous des étiquettes variées. A Tsitsikar-ville ou à Moukden-ville, on est en Chine ; mais à Tsitsikar-gare et à Moukden gare, on est sur le territoire cédé à bail à la pseudo-compagnie du chemin de fer-Est-Chinois.

Une autre conséquence du passage à travers la Mandchourie est la nécessité d’occuper le pays. L’occupation russe peut, ce semble, être caractérisée comme suit : les Russes se mettent en mesure de profiter, de concert avec les indigènes entreprenans. de toutes les ressources du pays, mais sans en assumer les charges. En d’autres termes, ils comptent, sans faire violence à personne, mettre en valeur les bois, les mines, les produits agricoles, mais ils n’ont nullement l’intention de s’embarrasser, par une intempestive annexion, de quelques millions de sujets qu’il faudrait installer, protéger, et gratifier de terres.

Enfin, une dernière conséquence du tracé mandchourien est la volonté bien arrêtée des Russes de ne laisser aucune autre puissance pénétrer dans la province. Ils veulent bien ronger l’os de concert avec les Chinois, mais non avec les Anglais ou les Japonais. On comprend sans peine cet état d’esprit. Si, en effet, une concurrence européenne ou japonaise venait à s’établir dans la province où se termine le Transsibérien, celui-ci risquerait de n’avoir bientôt plus à son actif que son importance générale comme voie stratégique et de transit. Or, cette importance est assez mince et nous avons vu que l’une des raisons qui militaient en faveur du tracé mandchourien était le désir d’exploiter les parties riches de l’immense province chinoise. En contact avec un voisin actif, la Russie perdrait une grande partie des fruits qu’elle avait espérés de son colossal effort. C’est évidemment ce qu’elle ne veut à aucun prix.

D’ailleurs, tant que se maintiendra l’état de paix, la Russie n’a guère à craindre ici de concurrence. Elle est en effet maîtresse des chemins de fer, puisque la pseudo-compagnie de l’Est-Chinois a un monopole, et un monopole inattaquable diplomatiquement, puisque c’est celui d’une société censée privée. En outre, il est stipulé que la ligne peut devenir la propriété de l’Etat chinois au bout de trente-six ans, par rachat total, et, en tout cas, qu’elle le deviendra purement et simplement à l’expiration du bail de quatre-vingts ans. La Chine ne peut donc, sans léser ses propres intérêts, faire à une puissance autre que la Russie, de nouvelles concessions de voies ferrées. Sans doute, ces considérations n’auraient peut-être pas été suffisantes pour retenir la Chine d’une félonie ou d’une sottise, si elles étaient restées purement platoniques, si le traité n’avait eu de longtemps d’autre consécration que l’apposition du sceau impérial. Mais, une fois que ce traité n’était plus une possibilité, mais un fait, une fois qu’à l’autorisation vague de poser des rails s’était substituée la réalité de ces rails, des wagons et des locomotives qui les suivaient, la Chine, évidemment, devait se sentir bien plus solidement attachée à ses engagemens. C’est pour cela, sans nul doute, que les Russes se sont tant hâtés de construire leur Transmandchourien. Alors que la partie cis-baïkalienne de la voie ferrée a été construite assez vite, mais sans fièvre spéciale, la partie mandchourienne en a été esquissée avec une rapidité surprenante. Depuis le jour où l’on choisit des ingénieurs pour procéder aux investigations et à la construction, jusqu’à l’achèvement total de la ligne, le mot d’ordre a été : Faites vite ! On avait d’abord proposé la conduite de l’affaire à M. Mikhaïlovski ; mais, comme il ne voulait pas s’engager à fournir la voie dans un délai aussi court que celui qu’on désirait, on lui préféra M. Yougovitch, qui accepta ce délai et tint presque parole. Le long de la ligne, on n’entend partout parler que de célérité, on ne voit apprécier que la célérité, jamais l’économie ni la perfection du travail : cela est caractéristique. « J’ai fait mes ponts plus vite qu’on n’en a jamais fait en Russie, » dit modestement M. L... entre deux cigares. « Il creusera son tunnel plus vite qu’on n’en a jamais creusé, » dit-on de l’énergique et doux M. B..., et, du gros et flegmatique M. K..., on dit : « Dans le temps que les autres employaient à construire une section de voie, il en a achevé trois et a bâti une ville : c’est un malin et un luron ! » Nul, en revanche, ne dit : ceci a coûté moins cher que cela ; ceci est fait plus solidement que cela. La préoccupation essentiellement politique qui a dicté le mot d’ordre : Faites vite, a développé chez les ingénieurs qui l’exécutaient une sorte de fièvre américaine. Au milieu de leurs expansions de Slaves aux appétits extrêmes, ils se répètent à tout propos qu’il leur est nécessaire d’établir, chacun en sa spécialité, un record de vitesse.

Ce calcul d’ailleurs était juste. La ligne existe maintenant : on y circule de bout en bout ; bientôt, la dernière section sera, comme les autres, ouverte à l’exploitation provisoire : on va pouvoir maintenant à loisir la terminer, en corriger les défauts et régulariser le trafic. L’essentiel était d’atteindre le but : le but atteint, aucune concurrence directe n’est à craindre. Supposons en effet que le monopole des mines demandé par les Russes leur soit définitivement refusé, et que, ce qui serait plus grave, la Chine donne des concessions à des Européens ou à des Japonais. La Russie, même en ce cas, aurait sur ses concurrens un immense avantage, puisqu’elle est établie sur les lieux, qu’elle détient les seules voies ferrées existantes, et qu’elle aurait vite fait de construire celles qui pourraient devenir nécessaires. Ses ingénieurs et ses agens sont répandus dans tout le pays ; ils en ont déjà reconnu les richesses : ici des bois, là de la houille, plus loin, de l’or, de l’argent, du cuivre. Ne voulant pas exploiter tout seuls ces richesses, ils ont eu l’adresse d’y intéresser les Chinois. Quel avantage ceux-ci auraient-ils à faire appel à d’autres Européens sûrement plus âpres au gain, moins respectueux de leurs lenteurs et de leurs traditions. Cela est si vrai que, à la fin de décembre, le gouverneur général chinois de Guirine est venu faire des démarches pour obtenir des Russes la construction d’un embranchement de 125 kilomètres reliant sa capitale à la grande ligne. Les Russes tiennent certainement beaucoup à une voie ferrée qui drainera les produits de la plus riche province mandchoue, mais ils ont l’air de se faire prier, et nul doute qu’ils ne laissent aux Chinois, en Rn de compte, une part dans le bénéfice certain de cette entreprise.

Grâce à son inexpugnable position de premier occupant, grâce à la souplesse de sa diplomatie, la Russie ne semble donc rien avoir à craindre en Manchourie tant que durera la paix. En revanche, en cas de troubles locaux, nous avons dit quels seraient ses risques. En cas de conflagration générale, ayant pour résultat, par exemple, l’établissement des Japonais en Corée, il semble que sa situation économique et même militaire serait atteinte dans ces parages. Mais la Russie a tant d’intérêt au maintien de la paix ; l’Angleterre a subi une si forte saignée en Afrique ; le présomptueux Japon se verra si prudemment conseillé par sa nouvelle alliée que nous pouvons espérer voir la paix régner longtemps encore sur cette rive du Pacifique.

Une question qui se pose fréquemment en Extrême-Orient est celle-ci : quelle est l’utilité et quel sera l’avenir du colossal Transsibérien qui établit une communication par rails entre Gibraltar et Port-Arthur ?

L’intérêt du Transsibérien comme voie de transit est évident, mais il semble avoir été beaucoup exagéré. Sans doute, le transport des troupes russes pourra s’y effectuer plus rapidement et à moins de frais que par mer ; mais la petite mobilisation esquissée en 1900 en Sibérie a eu de si pileux résultats, a causé de tels troubles dans la circulation, de telles souffrances aux troupes et aux populations, l’alimentation de quelques corps de troupe dans des contrées à lents échanges ou même à demi désertes a été si difficile que l’on peut affirmer que le jour n’est pas proche où les Russes pourront rapidement couvrir de troupes les points menacés de leur possession asiatique.

Au point de vue commercial, cette immense voie de transit ne peut être parcourue avec avantage que par les voyageurs, la poste et enfin les marchandises qui craignent l’influence de la mer ou des tropiques.

Pour les voyageurs, il n’est nullement prouvé que l’afflux en doive être considérable, même lorsque la route sera terminée et le parcours Londres-Port-Arthur réduit à une quinzaine de jours. Je suis pour ma part revenu en vingt-deux jours de Port-Arthur à Paris ; or, je dois dire que je suis spécialement rompu aux longs trajets en chemin de fer, et que je ne m’y ennuie jamais ; j’ai voyagé, grâce à l’obligeance partout rencontrée, dans des conditions merveilleuses de confort ; j’ai eu la joie de revoir au passage des amis dans les principales stations ; enfin je sais la langue et les habitudes du pays. — Eh bien, ce trajet n’a pas laissé de me paraître un peu long. Que sera-ce pour le voyageur fortuit qui, avec de gros bagages, se rendra de Paris à Pékin ? S’arrêter en route ? Où donc ? Les villes sont à des lieues de leurs gares ; et ses bagages, qu’en ferait-il ? Évidemment, il préférera continuer sa route sans arrêt, incapable, au bout de huit jours, de l’effort de volonté nécessaire pour changer son plan. Il arrivera à destination à demi mort d’ennui, de fatigue, d’énervement ; il sera courbatu, atteint d’insomnie, amaigri et souffrant de l’estomac : il devra se reposer quelques jours. On ne l’y reprendra plus, car il est peu probable que la différence de prix entre le transport par mer et par terre soit digne d’attention. Il ne faudra pas compter se tirer du trajet Paris-Pékin à moins de 1 200 à 1 400 francs, nourriture et faux frais compris. On gagnera quelques jours, il est vrai, mais le gain ne sera guère sensible. On met, sans doute, trente-cinq jours environ pour aller de Marseille à Tien-Tsin par mer, mais en revanche, si l’on traverse les États-Unis, le trajet se réduit à vingt-cinq jours environ. Je sais d’un personnage japonais qu’il a gagné Yokohama en vingt et un jours ; moi-même, il y a cinq ans, j’ai gagné aisément Paris depuis Yokohama, en vingt-huit jours, plusieurs arrêts compris. Or, mon billet direct de première classe m’avait coûté environ 1 300 francs.

La poste serait un article plus sûr et peut-être plus avantageux à transporter. On sait l’importance de la poste européenne pour l’Extrême-Orient ; ce qu’on sait moins, c’est que le transport en est très rémunérateur. On conçoit l’importance qu’aurait pour l’Europe une voie postale indépendante des départs plus ou moins fréquens des paquebots, et plus rapide à coup sûr que la voie de mer. Le gouvernement russe compte en effet effectuer quelque jour ce transport. Toutefois, le service postal doit être avant tout très régulier. Or, jamais l’Europe ne risquera son courrier d’Extrême-Orient par la voie sibéro-mandchoue, tant qu’elle ne sera pas assurée d’un service rigoureusement exact. Il faudra donc, d’abord que la voie circo-baïkalienne soit achevée, ce qui coïncidera à peu près avec l’achèvement définitif du Transmandchourien, c’est-à-dire avec l’automne 1904 ou le printemps 1905. Il faudra de plus que le matériel roulant soit complété ; que le personnel sibérien soit dressé à l’égal du personnel russe ; que les vols dans les trains, pratiqués en douceur, avec effraction ou à main armée, soient relégués dans le domaine de la légende ; que les horaires des trains soient à peu près respectés ; que les amoncellemens de neige ne soient plus des obstacles imprévus et insurmontables ; que les déraillemens soient une exception... Il faudra que des services réguliers de paquebots rayonnent de Port-Arthur ou de Dalni à Tien-Tsin, Chefou, Hong-Kong, au Japon, etc. Il faudra enfin, et la requête n’est pas mince, que le gouvernement russe laisse sans broncher franchir sa frontière à la marchandise qu’il redoute le plus : les lettres et les journaux. Alors seulement un service postal pourra s’établir, auquel l’Europe tout entière confiera son courrier d’Asie. Les Russes ont tant d’énergie et d’amour-propre qu’ils sont bien capables, après tout, d’arriver à cet état de perfectionnement beaucoup plus tôt que nous n’osons l’espérer.

Pour les marchandises, il en est peu qui aient intérêt à transiter par terre. Le fret maritime est si peu élevé qu’une différence d’une dizaine de jours dans le délai de livraison ne sera guère considérée. Un paquebot porte d’ailleurs, sans distinction de vitesse, tous les articles de son chargement : pour le chemin de fer, il n’en est pas de même ; or, quel sera le temps de parcours de la petite vitesse ? Deux ou trois mois sans doute ! Les thés, a-t-on dit, passeront par le Transsibérien. Quelques-uns, sans doute, seulement destinés à la Sibérie ou à l’Oural. Malgré l’élévation des droits de douane à l’entrée par mer à Odessa, les thés auront toujours avantage à emprunter la voie maritime. Le gouvernement russe ne pourra pas non plus intervertir ce mouvement par un jeu de tarifs, car il ne saurait avoir intérêt à ruiner la Flotte Volontaire. Quant aux thés destinés à l’Europe, il n’en faut même pas parler. Outre les thés, on ne voit guère que certains produits de consommation redoutant la grande chaleur qui aient intérêt à passer par le Transsibérien. Encore faut-il compter en Sibérie avec quatre ou cinq mois de froids terribles et deux mois d’insupportables chaleurs.

Si étrange que cela puisse paraître, le Transsibérien semble n’avoir comme voie de transit qu’un avenir médiocre ; en revanche, sur certains points du parcours, son importance locale est énorme. D’abord, il facilite cette émigration qui, depuis six années, mobilise bon an mal an 200 000 pauvres diables. Il vivifie les grands centres sibériens en leur apportant les marchandises d’Europe. Surtout, il permet l’exportation des produits sibériens, beurres, viandes et grains, lorsqu’ils sont en surabondance. Le rôle principal du Mandchourien sera de même tout local. D’abord il permettra de fournir à la Transbaïkalie des produits qu’elle ne recevait jusqu’ici que par la voie coûteuse de Vladivostok et de l’Amour. Puis il permettra d’exploiter les parties riches de la Mandchourie. Son rôle ici sera considérable. Tout l’est et le sud de la province est peuplé par une population parfois très dense et fort industrieuse. Cette population a vite compris l’importance de la voie ferrée. Avant même que le service régulier soit établi, avant même que soient exploitées les mines de houille et de métaux précieux, les Chinois ont donné du travail à la ligne nouvelle. Sur le tronçon méridional, long de près de 1000 kilomètres, le tarif provisoire est de 50 copeks (1 fr. 35) par poud-verste (16 kilog.-1067 mètres) avec un minimum d’expédition de 1 wagon (750 pouds : 12 285 kil.). Avec ce tarif, qui revient à 0 fr. 1029 par tonne kilométrique, et qui est considéré comme écrasant, avec ce tarif de défense, comme l’appellent les Russes, qui savent qu’il y faut ajouter des faux frais considérables, tels que les pots-de-vin à distribuer à certains chefs de gare pour qu’ils ne suscitent pas un retard intentionnel[6] ; avec ce tarif, dis-je, des commerçans chinois arrivent à expédier avec bénéfice, du centre du pays à Inkoo ou à Port-Arthur, des chargemens de fèves ! Les recettes brutes réalisées de ce chef atteignaient, au 15 décembre 1901, la somme de 1 200 000 roubles (3 240 000 francs). On voit par ces chiffres que le Mandchourien a un bel avenir local.


Saisi d’admiration devant l’effort qui a eu pour résultat la si rapide construction de l’immense ruban ferré du Transsibérien, je ne me dissimule ni les défauts ni les risques de cette entreprise. Nul à l’heure actuelle ne peut dire si elle peut compter sur des bénéfices d’importance. Mais ce qu’on peut affirmer, c’est que son avenir est avant tout lié à celui de la paix générale et du développement pacifique de la Sibérie. Dans dix ans, peut-être verrons-nous plus clair dans cette question si grave, qui n’est pas sans lien avec la solution pacifique ou brutale de la très grave crise intérieure que traverse en ce moment la Russie. Du moins, quand on a assisté à la genèse du Transsibérien, quand on en a suivi curieusement les étapes, quand on en a, anneau par anneau, vécu la vie, et quand on vient enfin d’en constater le presque complet achèvement, on ne peut que prodiguer l’expression de son joyeux étonnement, et faire des souhaits pour l’avenir de cette colossale entreprise, où notre épargne a pris, indirectement, une part si éminente.


JULES LEGRAS.

  1. Les Sibériens les appellent ironiquement : brise-eau.
  2. C’était de l’argent chinois, en lingots, ce qui représente pour une faible somme un poids considérable.
  3. Dalni signifie lointain. L’Extrême-Orient s’appelle en russe : Dalni Voslok : lointain Orient.
  4. L’affaire de Blagovestchensk a montré la réalité de ce danger. Si, au lieu de quelques bandits mal armés, la Chine avait disposé là de forces sérieuses, la ville eût été prise le plus aisément du monde. Tous y avaient perdu la tête, et l’effroyable noyade de 4 000 paisibles Chinois a traduit à la sibérienne l’excès de terreur éprouvée.
  5. Sibir i viélikaya sibirskaya doroya, 1re édition, p. 299.
  6. En Sibérie comme en Mandchourie, certains chefs de gare font simplement dételer les wagons de ceux qui ne les payent pas. C’est là une des plaies des transports.