La Mandragore (Machiavel, trad. Périès)/Acte I

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Traduction par Jean Vincent Périès.
Texte établi par Charles LouandreCharpentier et Cie (p. 7-17).

ACTE PREMIER


Scène PREMIÈRE.

CALLIMACO SIRO.
CALLIMACO.

Siro, ne t’éloigne pas ; j’ai deux mots à te dire.

SIRO.

Me voici.

CALLIMACO.

Tu as dû t’étonner de mon départ subit de Paris ; et tu ne dois pas être moins surpris maintenant de mon oisiveté depuis un mois que je suis dans Florence.

SIRO.

Vous dites vrai.

CALLIMACO.

Si j’ai différé jusqu’à ce moment de t’informer de ce que j’ai à te dire» ce n’est pas que je me sois défié de ta fidélité ; mais c’est qu’il me semble qu’il ne faut révéler les choses qu’on veut tenir secrètes que lorsqu’on y est contraint par la nécessité. En conséquence, comme je

crois aujourd’hui avoir besoin de ton secours, je veux t’expliquer de quoi il s’agit.

SIRO. Je suis votre valet ; et un valet ne doit jamais s’ingérer dans les affaires de son maître, ni s’informer de ce qu’il fait ; mais s’il veut bien lui en faire part, son devoir est de l’écouter et de le servir avec fidélité ; c’est ce que j’ai toujours fait et ne cesserai de faire.

CALLIMACO. Je le sais. Je crois déjà t’avoir dit mille fois (et il importe peu que tu l’entendes pour la mille et unième), qu’ayant perdu mon père et ma mère à l’âge de dix ans, mes tuteurs m’envoyèrent à Paris, où. j’ai demeuré pendant vingt années. Il y en avait déjà dix que j’habitais cette ville, lorsque la venue du roi Charles en Italie y alluma les guerres qui ont désolé ce beau pays. Je résolus alors de me fixer à Paris, et de ne plus revoir une patrie dans laquelle je ne croyais pas trouver la même sécurité qu’en France.

SIRO. La chose est ainsi.

CALLIMACO . J’ordonnai que l’on vendit tous les biens que je possédais dans ce pays-ci, à l’exception de ma maison ; et je pris le parti de rester en France, où, pendant dix ans, j’ai vécu le plus heureux du monde.

SIRO. Je sais cela.

CALLIMACO. Je partageais mon temps entre l’étude, le plaisir et les affaires, de façon qu’aucune de ces choses ne pût nuire à l’autre. Je vivais donc, comme tu le sais, de la manière la plus tranquille, rendant service à tout le monde, et tâchant de ne blesser personne : aussi j’étais partout le bienvenu auprès du bourgeois, du gentilhomme, de l’étranger, du citoyen, du pauvre et du riche.

SIRO. C’est la vérité. ACTE I, SCÈNE I. 9 CALLIMACO. Mais la fortune, jugeant que j’étais trop heureux, fit arriver à Paris un certain Camillo Galfucci. SIRO. Je commence à deviner votre mal. CALLIMACO. En qualité de Florentin, je l’invitais souvent à dîner avec quelques compatriotes. Tout en causant, nous en vînmes un jour à disputer pour savoir dans quel pays, de l’Italie ou de la France, on trouvait les plus belles femmes. Mon extrême jeunesse à l’époque où je quittai mon pays ne me permettait pas de parler des Italiennes en connaissance de cause : un autre Florentin qui se trouvait présent prit le parti des Françaises, et Camillo celui de ses compatriotes. Après beaucoup de raisons alléguées de part et d’autre, Camillo, presque en colere, se mit à dire que, quand bien même toutes les Italiennes seraient des monstres, il avait une parente capable de soutenir a elle seule tout l’honneur du pays. SIRO Je vois clairement à cette heure ce que vous voulez dire. CALLIMACO. Il nomma alors madonna Lucrezia, femme de jnesser Nicia Galfucci, et loua si fort sa beauté et sa sagesse, que chacun de nous en demeura stupéfait. Ce discours fit naître en moi un si vif désir de voir cette belle, que, laissant de côté toute autre idée, et sans penser davan¬ tage ni à la guerre ni à la paix de l’Italie, je me mis en route pour Florence, où, arrivé à peine, j’ai trouvé que la renommée de madonna Lucrezia était bien au-dessous de la réalité ; ce qui est ordinairement bien rare ; main¬ tenant je brûle si ardemment d’obtenir ses bonnes grâces, que je ne puis plus y résister. SIRO. Si vous m’eussiez dit cela à Paris, je sais bien ce que je vous aurais conseillé ; mais aujourd’hui je ne sais plus que vous dire. l 10 LA MANDRAGORE. CALLTMACO. Ce ne sont pas tes conseils que je te demande en te faisant cette confidence, mais quelque soulagement à ma peine : prépare-toi donc à m’aider quand l’occasion se présentera. SIRO. J’y suis on ne peut plus disposé. Mais quelle espé¬ rance avez-vous ? CALL1MACO. Hélas ! je n’eo ai aucune, ou bien peu. D’abord je te dirai que son naturel, qui est l’honnêteté même, et qui n’entend rien aux intrigues d’amour, combat contre moi ; en second lieu, elle a un mari très riche, qui se laisse entièrement gouverner par elle. S’il n’est plus de la première jeunesse, il n’est pas non plus tout à fait aussi vieux qu’il le paraît. De plus, elle n’a ni parent ni voisin chez lesquels elle aille en fête ou en veillée ; elle ne se livre à aucun des autres amusements qu’aime tant la jeunesse ; nul artisan ne met jamais le pied chez elle ; elle n’a ni servante ni valet qu’elle ne fasse trembler ; de sorte qu’il n’y a point là de place pour la séduction. SIRO. Que voulez-vous donc faire ? CALLIMACO. Rien n’est jamais si désespéré que quelque porte ne reste ouverte à l’espérance, toute faible ou tout illusoire qu’elle soit ; et le désir et la ferme résolution que l’on a de réussir dans une entreprise ne permettent pas de croire qu’elle puisse échouer. SIRO. Enfin, quel peut être le motif de votre espoir ? CALLIMACO. Deux choses : l’une est la simplicité de messer Nicia, qui, bien que docteur, est cependant l’homme le moins avisé et le plus imbécile de tout Florence ; l’autre, l’ex¬ trême désir qu’ils ont tous deux d’avoir des enfants ; car, depuis six ans qu’ils sont mariés, ils n’en ont point en¬ . ACTE I, SCÈNE I. 11 core eu ; et ils brûlent d’autant plus d’en avoir, qu’ils sont extrêmement riches. J’aurais bien un troisième motif : la mère de Lucrèce était dans son temps une com¬ mère ; mais, par malheur, elle n’a besoin de rien ; et je ne sais comment m’y prendre avec elle. SIRO. Avez-vous déjà tenté quelque chose ? CALLIMACO. Oui, mais bien peu. SIRO. Et quoi encore ? CALLIMACO Tu connais Ligurio, qui vient continuellement manger avec moi. Il était d’abord courtier de mariages ; depuis, il s’est mi s à mendier des dîners et des soupers ; et comme il possède une humeur*joviale, messer Nicia le reçoit familièrement. Ligurio s’en moque un peu ; et quoiqu’il ne l’invite jamais à dîner, il lui prête quelquefois de l’argent. Je me suis mis tout à fait dans ses bonnes gr⬠ces ; je lui ai fait confidence de mon amour, et il a pro¬ mis de m’aider des pieds et des mains. SIRO Prenez garde qu’il ne vous trompe ; ces parasites ne sont point habitués à agir de bonne foi. CALLIMACO. Gela est vrai. Néanmoins, quand un homme trouve son intérêt à faire une chose, il y a lieu de croire, lors¬ qu’on le lui fait apercevoir, qu’il agira de bonne foi. Je lui ai promis, s’il réussit, une bonne somme d’argent. S’il échoue, il n’en aura pas moins son dîner et son souper ; car je ne puis m’habituer à manger seul. SIRO. Mais jusqu’à présent qu’a-t-il promis de faire ? CALLIMACO. Il m’a promis de persuader à messer Nicia de mener sa femme aux bains durant ce mois de mai. SIRO. Et à quoi cela vous senira-t-il ? Page:Machiavel - Oeuvres littéraires - trad Peries - notes Louandre - ed Charpentier 1884.djvu/24 ACTE I, SCÈNE II. 13 j’ai parlé hier de mon projet à différents médecins : l’un veut que j’aille à San-Philippo 1 ; l’autre à la Porretta2 ; le troisième à la Yilia3. Je crois que ce ne sont que des oisons ; et, a vrai dire, ces docteurs en médecine ne sa¬ vent pas seulement ce qu’ils prêchent. LIGURIO. C’est ce que vous m’avez dit en premier lieu qui doit vous embarrasser le plus ; car vous n’êtes point accou¬ tumé à perdre de vue le clocher du dôme. MESSER ШС1А. Tu te trompes. Quand j’étais plus jeune, j’étais passa¬ blement coureur. Jamais la foire n’avait lieu à Prato sans que j’y allasse ; et il n’y a pas un château dans les environs que je n’aie visité : je te dirai même bien plus, c’est que je suis allé à Pise et à Livourne. Juge mainte¬ nant ! LIGURIO. Vous devez avoir vu la Carrucola de Pise ? MESSER N1CIA. Tu veux dire la Yerrucola v ? LIGURIO. Ah ! oui, la Yerrucola. A Livourne, avez-vous vu la mer ? MESSER NICIA. Tu le sais bien, que je l’ai vue. LIGURIO. De combien est-elle plus grande que l’Arno ? MESSER NICIA. Que parles-tu de l’Arno ? elle est bien quatre fois plus grande ; que dis-je ? plus de six ; tu me feras même dire plus de sept. Imagine-toi qu’on ne voit que de l’eau, de l’eau, et encore de l’eau. 1. Sut le temtoire de Sienne. Le s eaux ont aujomdlnu moins de renom¬ mée. 2 Village entre Bologne et Погепсе dont les soin ces sulfureuses ont en¬ core de la îeputation 3, Cet établissement est situe sur le terntone de Lucques Ses eaux ont gai de du i enom. 4. Pointe de montagne sur la chaîne des monts Pisans 14 LA MANDRAGORE L1GURIO. Je ne puis assez m’étonner qu’ayant vu tant d’eau, vous fassiez difficulté d’aller au bain. MESSER NICIA. Tu as encore à la bouche le lait de ta nourrice. Crois- tu que ce ne soit pas une histoire, de déménager toute une maison ? Cependant je désire si fort d’avoir des en¬ fants, que je suis prêt à tout faire. Mais dis-en deux mots à ces docteurs ; sache d’eux où. il vaut mieux que j’aille. Je vais chez ma femme, et nous nous retrouve¬ rons chez elle. LIGURIO. C’est bien dit. SCÈNE III. LIGURIO, CALLIM VCO. LIGURIO. Je ne crois pas qu’on puisse trouver dans le monde un homme plus imbécile que celui-là ; et cependant combien la fortune l’a favorisé ! Il est riche, il aune femme belle, sage, aimable, et capable de gouverner un royaume. Il me semble qu’il est bien rare de voir se vérifier dans les mariages le proverbe qui dit : Dieu fait les hommes et ils s’apparient ’ car souvent un homme de mérite de¬ vient le partage d’une bête, ou bien une femme sage tombe entre les mains d’un sot. Mais on peut tirer du moins de la stupidité de notre homme un avantage : c’est que Gallimaco ne doit pas perdre tout espoir. Mais le voici. Holà ! Gallimaco, que viens-tu chercher ici ? CALLIMACO. Je t’avais vu avec le docteur, et j’attendais que tu le quittasses pour savoir ce que tu avais fait avec lui. LIGURIO. C’est un homme dont tu connais le caractère : dé¬ pourvu de bon sens, il a moins de courage encore ; et c’est à contre-cœur qu’il s’éloigne de Florence. Cepen¬ dant je l’ai un peu réchauffé ; et il m’a dit enfin qu’il était prêt à tout faire. Je crois bien que nous aurons la Page:Machiavel - Oeuvres littéraires - trad Peries - notes Louandre - ed Charpentier 1884.djvu/27 Page:Machiavel - Oeuvres littéraires - trad Peries - notes Louandre - ed Charpentier 1884.djvu/28 venir à bout de tes projets avant demain, à la même heure. Et quand le docteur serait homme (chose dont il est bien loin) à rechercher si tu es ou non un véritable médecin, la brièveté du temps, la chose en elle-même, ne lui permettront pas de concevoir des soupçons ; et vînt-il à savoir ce que tu es en effet, il n’aura pas le temps de déjouer notre intrigue.

CALLIMACO.

Tu me rends la vie. Ah ! cette promesse est trop belle, et tu me repais d’espérances trop magnifiques ! Comment t’y prendras-tu ?

LIGURIO.

Tu l’apprendras quand il en sera temps ; en ce moment il ne convient pas que je t’en dise davantage : le temps d’agir peut nous manquer ; nous en aurons toujours assez pour parler. Va m’attendre chez toi ; de mon côté, je vais aller trouver le docteur, et si je parviens à te l’amener, tu lui parleras dans le même sens que moi, et conformément à ce que nous venons de convenir.

CALLIMACO.

Je ferai tout ce que tu voudras, quoique je tremble que l’espoir dont tu me repais ne se dissipe en fumée.