La Manie de concourir

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Le Figaroannée 50, série 3, n° 158, 6 juin 1904 (extrait) (p. 2-4).


La manie
de concourir


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Les tristes accidents dont la « marche de l’armée » a été l’occasion incitant à causer des concours. M. Abel Hermant a dit, ici même, et avec la solidité d’argumentation qui lui est familière, l’inconvénient et l’avantage de l’émulation ; rien ne reste à ajouter après lui. Aussi n’est-ce point de l’émulation que je voudrais parler, mais du secret instinct dont elle est la manifestation superficielle.

La manie de concourir, le goût de cet effort pour primer, dans l’espoir d’un bénéfice tant matériel que moral, nous parait être particulièrement français. Et c’est comme tel que nous aimons à le dénigrer, avec la pointe d’orgueil que nous apportons toujours à constater nos défauts.

En effet, on concourt pour chaque chose dans ce pays-ci. Pour les places et les diplômes d’abord, et de cela nombre de gens se plaignent, car c’est une contrainte. Mais laissé en liberté, ayant le choix de son plaisir, le Français se rue vers toutes les formes de concours avec un entrain merveilleux. Ouvrir un concours de n’importe quoi est devenu le meilleur procédé de réclame. On a eu dans ces dernières années des concours épistolaires, des concours d’ouvrages féminins, de musique, de poésie, de nouvelles, et même des concours de devinettes, par lesquels l’ingéniosité des lecteurs de feuilletons était requise pour décider si, dans la suite du roman en cours de publication, la jeune fille épouserait le vicomte, tandis que la marquise résisterait à l’ingénieur.

Est-ce seulement parce qu’elles rêvent de mériter une peinture de Mme Lemaire, douze pots de crème Simon, voire une bicyclette, que nombre de personnes qui pourraient aisément se procurer ces objets de seconde nécessité s’appliquent et s’évertuent ? J’imagine que non, et que c’est bien plutôt pour se donner l’agrément abstrait de la victoire qui consiste à être premier en quelque chose.

C’est là un goût fort répandu ; César, qui aimait mieux être le premier dans un village que le second à Rome, l’avait déjà et son exemple est pour encourager l’imitation. Mais d’où vient ce désir de s’élever au-dessus de son groupe — fût-ce pour un seul moment — qui fait qu’on met de l’ardeur à orner d’éloquence la lettre d’une sœur patriote à son frère officier, ou qu’on brode avec passion un coussin ou qu’on se tue à marcher trop longtemps ? Qu’est-ce en somme que ce véhément besoin d’être le premier qui mène, soutient et détruit les hommes ?

J’ai mon hypothèse à ce sujet. Si, comme c’est probable, elle ne vaut rien, on voudra bien, je le souhaite, me pardonner de l’avoir dite.

L’âme humaine reste insatisfaite jusque dans les réalisations totales de son désir conscient. La gloire, l’amour, les plus vastes joies nous déçoivent. Nulle chose ne peut nous assouvir définitivement, car, ayant en nous le germe de toutes les possibilités, nous avons le désir de tout. Rien de fragmentaire ne saurait nous suffire.

Mais ce tout, dont la faim nous pousse et nous tourmente, est-ce la totalité des honneurs, des puissances et des plaisirs ? Non pas. Ce ne sont là que des signes. Il nous faut : les êtres. Notre vitalité profonde et secrète tend vers les autres vitalités, elle aspire à les rejoindre, à les modifier, à les posséder. Notre angoisse et notre espoir viennent du besoin et de l’impossibilité d’une communion complète avec un plus grand nombre d’hommes, — avec tous les hommes.

La sensualité, l’ambition, le dévouement, la cruauté, la vocation du martyre, tous les états excessifs vont au même but : se rapprocher, éprouver des sensibilités avec la sienne, rencontrer son semblable, le prendre et se donner.

Plus les cœurs sont forts et larges, plus le sentiment de la solitude, même relative, y est insupportable. Les gigantesques individualités qui ont bouleversé la terre ou la pensée nous restent mystérieuses tant que nous n’avons pas aperçu en elles cette formidable et despotique sympathie, ce large désir des autres hommes qui seuls les expliquent.

Dressés sur les sommets, les génies, les saints, les conquérants paraissent solitaires ; en vérité, ils sont en contact avec l’immense masse humaine. Vers eux, que la distance rend incertains et plus beaux, montent de l’amour, de la peur, de l’incompréhension, toutes les véhémences des âmes élancées, qui veulent atteindre et se confondre.

Se distinguer, attirer l’attention sur soi, c’est créer de nouvelles chances de communion, c’est être moins seul. C’est à cela que tendent ceux qui veulent la première place, encore que d’une façon générale ils puissent ne s’en pas douter.

Voilà pourquoi concourir, si menu que soit l’objet du concours, n’est point une sotte chose après tout, mais bien un petit — oh ! très petit — geste pour faire de soi-même pendant un instant une parcelle de héros. Les anciens transformaient volontiers les héros en demi-dieux et ils n’avaient pas tort : on est un peu dieu lorsqu’on est connu par ses actes d’une immense quantité d’hommes et qu’on a vécu de sorte à influencer leurs destins.

Et comme nos gestes les-plus insignifiants ont leur origine oubliée dans la primitive religion de nos ancêtres, le fait de broder un coussin pour avoir le premier prix au concours des ouvrages féminins manifeste quelque chose de ce grand instinct de sympathie universelle, qui a pris tant de formes bizarres et disparates qu’on a peine à le reconnaître. C’est le désir de se rejoindre qui jette les peuples les uns sur les autres avec des armes de mort au poing, parce que s’entre-tuer est le seul moyen de se connaître et de se pénétrer des races naissantes. Bel instinct qui finira par révéler la fraternité ardente qui palpite sous les rages meurtrières, les rivalités et ce désir de primer qui n’est qu’une forme incomprise du grand besoin d’amour par quoi la vie dure et rayonne !

Fœmina.