La Mort de la Terre - Contes/La Marchande de fleurs
LA MARCHANDE DE FLEURS
Mes dettes payées, fit Lantoyne, il me restait quarante-deux francs et six sous, un complet veston, un pardessus, mes bottines et mon chapeau, sans oublier le linge que j’avais sur le corps. Il me restait aussi une bague de famille ; elle valait peut-être sept cents francs pour un amateur, mais tout au plus vingt louis pour un bijoutier…
J’errais autour des Halles, plein d’affliction et de crainte. Car j’avais la certitude de ma nullité marchande. Mon père, homme excellent et plein d’une délicieuse insouciance, ne s’était mêlé de mon éducation que pour m’inspirer des goûts de luxe et m’avait fait si mal instruire que nul diplôme, pas même l’indigent diplôme des bacheliers, ne se mêlait à mes paperasses. De plus, aucune idée pratique ne garnissait ma cervelle. À part un peu d’escrime, de tir, de canne et de danse, je ne savais rien faire de mes membres. Et j’avais une sainte horreur de la servitude.
« Fichu ! songeais-je, tandis que les chariots maraîchers affluaient dans les voies latérales. Jamais je ne m’en tirerai… Je suis un faible, hélas ! je ne pourrai pas vivre dans la pénurie. Autant me casser la g… tout de suite.
Comme je soliloquais, j’aperçus une femme de structure trapue, qui s’était arrêtée au coin du trottoir. Elle avait un visage épais, au menton solide ; ses yeux gris marquaient à la fois l’angoisse et la résolution. J’ignore pourquoi elle m’intéressa : évidemment, sans mon état d’âme, je ne l’eusse pas même remarquée. Nos regards se rencontrèrent ; elle eut un soupir et murmura :
— Y a pas de justice !
Notre conversation partit de là. La femme avait cette familiarité aussi naturelle aux pauvres gens des grandes villes qu’elle est étrangère aux paysans et aux sauvages. Elle me raconta, comme elle l’aurait raconté aux pavés, qu’elle venait de traverser une rude épreuve : une maladie de sa fille l’avait ruinée ; ensuite, elle-même s’était mise au lit avec une pleurésie.
— J’avais quatre cents francs, monsieur, j’allais m’établir… et je vous prie de croire que c’était calculé ! Nous aurions fait fortune… Maintenant, plus un radis… pas même de quoi acheter un petit chargement de fleurs… Va falloir s’adresser à un buveur de sang ! Non ! y a pas de justice.
Son récit m’avait fouetté. J’entrevoyais cet abîme du peuple, où grouillent les myriades d’énergies inconnues.
— Et combien vous faudrait-il ? demandai-je.
— Ben ! huit à dix francs… Avec ça, je vous garantis que je remonterais sur l’eau.
Je me sentis en quelque sorte obligé de lui offrir ce dérisoire pécule, et puis, dix francs de plus ou de moins… je n’en étais pas moins perdu.
— Voyons, dis-je, faites-moi un plaisir… laissez-moi vous prêter cette petite somme.
Elle me darda un regard prompt et pénétrant.
— C’est pour rire que monsieur dit ça ?
Et, comme je souriais doucement, elle eut un élan de joie :
— Ben ! j’accepte, s’exclama-t-elle. Y me semble que ça me portera bonheur. Mais, par exemple, faut que vous me donniez votre adresse, car, pour ce qui est de prendre une aumône, c’est pas mon genre : je me ferais plutôt couper un doigt !
Mon adresse ! Je ne la connaissais pas plus qu’elle-même.
— Je ne vis plus à Paris, répliquai-je, mais si vous voulez, je vous rencontrerai un de ces jours !
— Ça va, reprit-elle sans malice. Ben, samedi, le soir… je crois que je serai en ordre.
— Alors, ici même, à six heures.
Je vécus jusqu’au samedi dans un petit meublé et j’essayai du régime des pauvres gens. Il me parut épouvantable. Je faisais des rêves de suicide, mais au fond j’avais l’amour de la vie, il me semblait horriblement triste de l’abandonner alors que tant de visions brillantes peuplaient ma cervelle… Le samedi, après une journée d’ignominieuse tristesse, je me rendis aux Halles, avec je ne sais quelle curiosité vague. La femme m’attendait déjà. La détresse avait quitté son visage ; une confiance énergique luisait dans ses yeux gris :
— Vous m’avez porté bonheur ! fit-elle tout de suite. Toute la mécanique est remise en route.
Vous ne sauriez croire combien ces paroles m’impressionnèrent. Il y avait une sorte d’admiration dans le regard que je jetai sur l’humble femme : combien elle était plus forte, combien mieux armée que moi pour les batailles de la vie !…
J’écoutai avidement le récit qu’elle me fit de ses aventures, depuis la nuit de notre rencontre. Ce fut une extraordinaire leçon de choses. Je conçus tout à coup l’inanité et la lâcheté de mes craintes. Le goût de la lutte chauffa mon âme ; ma jeunesse bondit, pleine de foi et d’espérance ; la vanité de ma caste tomba comme une guenille. Et j’eus la sagesse de confier mon infortune à la marchande de fleurs et de demander son avis. Stupéfaite d’abord, elle entra vite, avec l’admirable faculté d’adaptation des créatures primitives, dans la réalité simple et profonde de mon destin :
— Ah bien, fit-elle enfin en secouant la tête… et comme ça vous n’avez plus rien… plus rien du tout, mon pauv’ monsieur ?
— J’ai cette bague, répondis-je. Et c’est toute ma fortune.
Elle regarda la bague avec respect : — On en donnerait sûrement quatre ou cinq cents francs au clou, remarqua-t-elle… Ah ! si j’avais quatre cents francs…
Et, brusquement, me dardant dans les yeux son regard de courage et de franchise :
— Ben, écoutez, reprit-elle, vous ne savez rien faire, s’pas ? Va falloir tout de même mettre la bague chez ma tante. Et avant quelques semaines vous aurez bouffé la galette… Alors, savez-vous quoi ? Mettez-vous avec moi dans les fleurs… On marchera en gros, on tâchera de gagner des mille et des mille… Moi, je sens qu’on va réussir. Et même si on ne réussissait pas, vous aureriez appris à vivre, vous vous tireriez des pattes. Qu’est-ce que vous en pensez ?
Je tirai la bague de mon doigt, je la passai au doigt de la femme et je dis :
— Voilà ce que j’en pense !
Elle eut un rire, le rire joyeux du peuple, où sonne la jeunesse éternelle, et cria :
— Voulez-vous parier ? On fera fortune.
Elle ne se trompait point. « J’appris les fleurs », nous eûmes une boutique avec un mauvais logement, nous achetâmes des cargaisons que nous revendîmes à des détaillants, et, dès la première année, nous avions « les mille » qui devaient nous permettre d’étendre nos affaires. J’étais heureux, replongé dans l’aventure réelle des hommes, je me battais contre le hasard et les circonstances avec une volupté de conquistador.
Et notre négoce grandit ; nous y joignîmes les primeurs ; l’argent s’habitua à croître dans notre caisse ; avant ma trentième année, la fortune était venue.
Je pourrais aujourd’hui reprendre ma place parmi les gens qui s’amusent, mais je n’y trouverais pas de plaisir. Le bonheur est dans la lutte. Rien ne vaut ces péripéties où il faut vaincre par la ruse, par la force ou par la patience. Et j’ai même renoncé à ma race ; j’ai épousé la fille de mon associée. Elle est fraîche comme la feuille nouvelle, elle a la chair saine, les yeux d’un enfant, et elle m’a donné deux fils aux reins solides.