La Marche à la lumière, Bodhicaryavatara, avec gravures/8

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Traduction par Louis Finot.
Editions Bossard (p. 100-127).

VIII

LE RECUEILLEMENT


1. Ayant ainsi développé l’énergie, qu’il fixe son esprit dans le recueillement : l’homme dont l’esprit est dissipé est entre les crocs des passions.

2. L’isolement physique et mental élimine toute possibilité de dissipation. Donc qu’on renonce au monde et qu’on en évite les préoccupations.

3. Si on ne renonce pas au monde, c’est par affection et par convoitise du gain ou d’autres biens. Pour se débarrasser de ces obstacles, le sage doit faire cette réflexion :

4. C’est par le recueillement que l’homme clairvoyant achève la destruction des passions. C’est donc le recueillement qu’il faut chercher en premier lieu, et il naît de l’indifférence à l’égard des plaisirs du monde.

5. Comment un être éphémère peut-il s’attacher à d’autres éphémères ? Pendant des milliers d’existences il ne verra plus l’objet de son affection.

6. S’il ne le voit pas, il tombe dans la tristesse et ne peut se maintenir dans le recueillement ; quand il l’a vu, il n’en est pas rassasié et la soif de sa présence le tourmente comme auparavant.

7. Il ne voit pas la réalité, il perd la crainte du péché, il est dévoré de chagrin, par désir d’être réuni à ce qu’il aime.

8. Dans ce souci il use vainement, d’heure en heure, sa courte vie. Pour un ami passager, il abandonne la Loi éternelle.

9. S’il imite les fous, il va forcément à l’enfer ; s’il se distingue d’eux, ils ne peuvent le souffrir : à quoi bon leur société ?

10. Un instant, ils sont nos amis ; un instant après, ils sont nos ennemis ; si on croit leur plaire, on les froisse : ce n’est pas une tâche facile que de contenter les vilains.

11. Exhortés au bien, ils s’irritent et me détournent moi-même du bien ; si je ne les écoute pas, ils s’irritent encore et se vouent au châtiment.

12. Jaloux de son supérieur, hostile à son égal, arrogant envers son inférieur, grisé par la louange, exaspéré par la critique, quand le sot produit-il le bien ?

13. Exaltation de soi-même, dénigrement des autres, entretiens sur les plaisirs du monde : toujours le fou recueille du fou quelque chose de funeste.

14. Rapprocher l’un de l’autre, c’est conjoindre les maux : je vivrai dans la solitude, le corps à l’aise et le cœur tranquille.

15. Fuis de loin le fou ; si tu le rencontres, il faut le traiter avec aménité, non pour te lier avec lui, mais pour rester équitable, comme il sied au sage.

16. Prenant seulement ce qui sert au mérite spirituel, comme une abeille qui ne prend que le suc des fleurs, je passerai partout, sans avoir commerce avec personne, comme la nouvelle lune.

17. « Je suis opulent, honoré, recherché… » Brusquement la mort surgit devant le mortel terrifié.

18. Tout objet où l’âme cherche son plaisir, trompée par un faux bonheur, se change en une souffrance mille fois plus grande.

19. Si tu es sage, ne recherche pas le plaisir ; cette recherche engendre le danger. Se présente-t-il de lui-même, considère-le avec fermeté.

20. Il y a eu beaucoup de riches et beaucoup d’illustres ; avec leurs richesses et leur gloire, personne ne les connaît : où sont-ils allés ?

21. D’autres me méprisent : pourquoi me réjouir d’être loué ? D’autres me louent : pourquoi m’affliger d’être dénigré ?

22. Les hommes ont des aspirations diverses ; les Buddhas eux-mêmes ne peuvent les satisfaire, à plus forte raison des ignorants comme moi. Pourquoi donc prendre souci des jugements du monde ?

23. On dénigre le pauvre et on condamne le riche : avec des gens si difficiles à vivre, comment goûter du plaisir ?

24. L’homme borné n’aime personne, ont dit les Buddhas, puisqu’il n’aime pas hors de son intérêt personnel.

25. Or l’amour qui passe par la porte de l’intérêt n’est rien d’autre que l’amour de soi, comme on ne déplore la ruine d’autrui qu’à cause des plaisirs qu’on y perd.

26. Les arbres ne sont ni dédaigneux ni intraitables : quand pourrai-je vivre avec eux, dont la société est si facile ?

27. Demeurant dans un temple désert, au pied des arbres ou dans les grottes, quand m’en irai-je indifférent, sans regarder derrière moi ?

28. Dans les libres et larges retraites naturelles, quand demeurerai-je indépendant et détaché ?

29. Riche seulement d’un pot de terre et d’une robe inutile aux voleurs, quand demeurerai-je affranchi de toute crainte sans avoir à protéger mon corps ?

30. Quand irai-je au charnier, la propre demeure du corps, pour mettre en présence les cadavres des autres et mon corps à moi, voué comme eux à la corruption ?

31. Voilà mon corps, voilà la pourriture qu’il deviendra : son odeur écartera jusqu’aux chacals.

32. Il restera seul ; les os mêmes qui en faisaient partie intégrante se disperseront de tous côtés, à plus forte raison les amis.

33. L’homme naît seul et meurt seul ; personne ne peut prendre une part de sa peine. Alors que sont pour lui les amis ? Des entraves.

34. Comme le voyageur s’arrête au gîte d’étape, ainsi l’être qui fait le voyage de l’existence séjourne dans une vie.

35. Avant que les quatre porteurs ne l’emportent au milieu des gémissements de son entourage, qu’il parte pour la forêt !

36. Sans attachement et sans aversion, réduit à son pauvre petit corps, déjà mort au monde, il ne s’affligera plus de mourir.

37. Personne près de lui dont le chagrin lui perce le cœur ; personne pour le distraire de la pensée du Buddha et de la Loi.

38. La solitude est délicieuse, exempte de peines, propice au salut, écartant toute dissipation ; je veux m’y consacrer toujours.

39, Délivré de tout autre souci, l’esprit concentré sur ma pensée, je m’efforcerai de la rendre attentive et docile.

40. L’amour est une source de malheur en ce monde et dans l’autre : dans cette vie, la prison, la mort, les mutilations ; dans l’autre vie, l’enfer.

41-43. Vois ces os ! Pour eux, tu as fait bien des courbettes aux entremetteurs et aux entremetteuses ; tu as accumulé sans compter les péchés et les mépris, risqué jusqu’à ta vie et dissipé ta fortune. Quand tu les embrassais, tu te sentais au comble de la félicité. Eh bien ! les voilà, ces os ; ce sont bien eux et non d’autres ; ils sont maintenant indépendants et sans maître. Tu peux les embrasser à ton aise : eh quoi ! tu n’en es pas ravi ?

44-46. Ce visage qui se baissait pudiquement et qu’on avait peine à faire lever, qu’un voile cachait aux yeux mêmes qui l’avaient déjà vu comme à ceux qui l’ignoraient encore, les vautours, plaignant ta peine, s’occupent maintenant à le dévoiler. Regarde-le ! Eh bien ! tu fuis ? Lui que tu protégeais avec tant de soin contre les regards des autres, on le mange maintenant. Allons, jaloux ! Tu ne le défends pas ?

47. Tu as vu cette masse de chair dévorée par les vautours et les autres bêtes : c’est leur proie que tu pares de guirlandes, de santal, de bijoux !

48. Tu frémis de voir ce cadavre immobile ; pourquoi n’en as-tu pas peur, quand quelque démon le met en mouvement ?

49. Tu en étais épris quand il était caché ; mis à nu, il te fait horreur. Si tu n’as rien à en faire, pourquoi le caressais-tu quand il était caché ?

50. La salive et l’ordure ont une même origine : la nourriture. Si l’ordure te répugne, pourquoi aimes-tu boire la salive ?

51. Les coussins bourrés de coton, doux au toucher, sont sans charme pour le débauché : ils ne dégagent pas l’impur relent qui l’affole !

52-53. Si tu aimes l’impureté, pourquoi embrasser une autre armature d’os reliés par les tendons et cimentés par le mortier de la chair ? Ton propre corps a toute l’impureté désirable : tu peux t’en contenter, sans chercher ailleurs, ô affamé d’ordures, un autre réceptacle d’immondices.

54. Tu aimes, dis-tu, cette chair ; tu désires la voir et la toucher. Comment peux-tu désirer une chair qui est de sa nature inconsciente ?

55. L’âme que tu désires ne peut être vue ni touchée ; et le corps qui peut l’être n’en sait rien : c’est en vain que tu l’embrasses !

56. Tu peux ignorer que le corps d’autrui est fait d’immondices ; mais tu ne t’aperçois pas que ton propre corps est immonde ; voilà ce qui est surprenant !

57. Dédaignant le jeune lotus épanoui sous les rayons d’un soleil sans nuages, comment peut-on, l’âme enivrée d’impureté, chercher son plaisir dans un réceptacle d’ordures ?

58. Tu refuses de toucher la terre, si elle est souillée d’immondices : le corps d’où elles sortent, comment peux-tu désirer le toucher ?

59. Si tu n’as pas la passion de l’impureté, pourquoi embrasses-tu un autre corps dont l’impureté est le lieu de naissance, le germe et l’aliment ?

60. Tu n’as pas de goût pour les vers immondes et nés de l’ordure. C’est sans doute à cause de leur petitesse, puisque tu aimes le corps né lui aussi de l’ordure et composé d’une masse énorme d’ordure.

61. Non seulement tu n’as pas le dégoût de ta propre impureté, mais tu recherches encore, ô mangeur d’ordures, d’autres vases d’impureté !

62. Les choses attrayantes, telles que le camphre, le riz, les condiments, si elles sont rejetées de la bouche, rendent impure la terre elle-même.

63. Si tu ne crois pas à l’impureté de ton corps, quelque évidente qu’elle soit, regarde d’autres corps affreux, jetés dans les charniers.

64. Puisque, la peau enlevée, le corps n’excite qu’une profonde horreur, comment, le connaissant tel qu’il est, peux-tu y prendre plaisir ?

65. S’il répand une bonne odeur, c’est du santal qu’elle provient. Pourquoi s’attacher à un objet à cause d’un parfum étranger ?

66. Si le corps naturellement fétide n’excite pas la passion, n’est-ce pas tant mieux ? Pourquoi les hommes, épris de ce qui leur nuit, l’oignent-ils de parfums ?

67. Qu’est-ce que cela fait au corps que le santal ait une bonne odeur ? Pourquoi s’attacher à un objet à cause d’une odeur étrangère ?

68. Si le corps est souillé de taches et de boue, avec les cheveux et les ongles longs, les dents jaunes et malpropres, il est repoussant de sa nature.

69. Pourquoi donc le préparer avec soin, comme une épée pour se frapper ? La terre est pleine de fous qui ne sont appliqués qu’à se duper eux-mêmes.

70. La vue de quelques squelettes dans le charnier te répugne ; et tu te plais au village plein de squelettes ambulants !

71. Et ce corps impur, on ne l’obtient pas sans argent ; c’est pour cela qu’on s’impose la fatigue de gagner et les tourments de l’enfer.

72. L’enfant n’est pas capable de gagner. Qu’aura le jeune homme pour ses plaisirs ? La jeunesse se passe à la poursuite du gain. Devenu vieux, que faire des plaisirs ?

73. Les uns, pleins de vils appétits, travaillent tout le jour à des besognes épuisantes et, rentrant chez eux le soir, s’étendent sur leur couche comme des morts.

74. D’autres partent en guerre, s’imposent les douleurs de l’absence et, pendant des années, ne voient pas leurs femmes et leurs enfants, pour lesquels ils travaillent.

75. Ce pour quoi ils se vendent, aveuglés par le désir, cela même ils ne l’obtiennent pas. Leur vie s’écoule inutile au service d’autrui.

76. D’autres se sont vendus à des maîtres qui leur imposent des voyages continuels. Leurs femmes accouchent dans la jungle et les lieux déserts.

77. D’autres, pour vivre, se jettent dans les combats au risque de leur vie. Ils cherchent la gloire et trouvent l’esclavage, malheureux aveuglés par le désir !

78. D’autres, par suite de leurs convoitises, sont tranchés, empalés, brûlés, tués à coups de lance.

79. Le soin de la gagner et de la conserver, le chagrin de la perdre font de la fortune une immense infortune, sache-le bien ! Ceux dont l’âme est attachée aux richesses, sont distraits et hors d’état de se délivrer des souffrances de la vie.

80. Telles sont les misères des hommes en proie au désir, et leurs chétives jouissances valent tout juste la maigre pitance du bœuf qui traîne la charrette.

81. C’est pour cet atome de jouissance, accessible même au bétail, que l’homme, aveuglé par le destin, laisse perdre cette plénitude de l’instant si difficile à obtenir.

82. Pour ce corps éphémère, banal, voué aux enfers et à toutes les sphères de la douleur, que de peines on s’est imposées depuis l’origine des temps !

83. Avec un effort mille fois moindre on eût atteint la Bodhi. Les esclaves du désir souffrent bien plus que les Bodhisattvas et n’atteignent pas la Bodhi.

84. Épée, poison, feu, précipice, ennemis, rien de tout cela ne peut être comparé aux désirs, si on songe aux tortures des enfers.

85. Donc redoutez les désirs, mettez votre joie dans la solitude, dans les forêts paisibles, où il n’y a ni querelles ni peines.

86. Sur les rochers charmants, spacieux comme des terrasses de palais, rafraîchis par le santal des clairs de lune, heureux celui qu’éventent les douces et silencieuses brises des bois et qui marche en songeant au salut d’autrui !

87. Il séjourne n’importe où, le temps qu’il lui plaît, dans une demeure abandonnée, au pied d’un arbre, dans une grotte ; exempt du souci de préserver son gain, il s’en va sans souci où il veut aller.

88. Allant à sa guise, sans attachement, n’étant lié à personne, il goûte une joie telle qu’Indra lui-même ne saurait y atteindre.

89. Par des réflexions de ce genre sur l’excellence de la solitude, étouffant en soi les pensées frivoles, qu’on cultive la pensée de la Bodhi.

Identification de soi-même et d’autrui.90. D’abord qu’on réfléchisse mûrement à la similitude d’autrui et de soi-même : « Tous, ayant les mêmes peines et les mêmes joies que moi, je dois les protéger comme moi-même. »

91. Le corps, malgré la diversité des membres, est protégé comme un être unique : il doit en être ainsi de ce monde où des êtres divers ont en commun la douleur et la joie.

92-93. Si ma douleur ne retentit pas dans les autres corps, ce n’en est pas moins pour moi une douleur difficile à endurer en raison de mon attachement pour moi-même. De même la douleur d’un autre, si je n’en ressens rien, n’en est pas moins pour lui une douleur difficile à endurer en raison de son attachement pour lui-même.

94. je dois combattre la douleur d’autrui, parce qu’elle est douleur, comme la mienne, je dois faire du bien aux autres, parce qu’ils sont des êtres vivants comme moi.

95-96. Puisque nous avons tous un égal besoin d’être heureux, par quel privilège serais-je l’objet unique de mes efforts vers le bonheur ? Et puisque nous redoutons tous le danger et la souffrance, par quel privilège aurais-je droit à être protégé, moi seul et non les autres ?

97. « Leur douleur ne m’atteint pas ! » — Est-ce une raison pour ne pas les défendre ? Les souffrances du corps à venir ne m’atteignent pas non plus : pourquoi donc l’en garantir ?

98. « C’est que, dans ce cas, il s’agit encore de moi ! » — Erreur : autre celui qui meurt, autre celui qui renaît.

99. « C’est à celui qui souffre de se défendre contre la souffrance ! » — Cependant la douleur du pied n’est pas celle de la main : pourquoi la main protège-t-elle le pied ?

100. « Illogisme peut-être, mais qui procède du sentiment de la personnalité ! » — Tout illogisme doit être, autant que possible, éliminé, chez nous-mêmes ou chez les autres.

101. « Enchaînement » et « groupement » sont des fictions comme « assemblée » ou « armée ». Il n’y a pas de sujet de la douleur : qui donc pourrait avoir sa douleur ?

102. Toutes les douleurs sans distinction sont impersonnelles : il faut les combattre en tant que douleur. Pourquoi des restrictions ?

103. « Mais, s’il n’existe pas d’être souffrant, pourquoi combattre la souffrance ? » — Parce que tout le monde est unanime à cet égard. Si elle doit être combattue, qu’elle le soit partout ! Si elle ne doit pas l’être, qu’elle ne le soit nulle part, pas plus chez moi que chez autrui !

104. « Mais, puisque la compassion entraîne de grandes souffrances, pourquoi les provoquer par ses propres efforts ? » — À considérer les souffrances du monde, peut-on dire que celles de la compassion soient grandes ?

105. Si la souffrance d’un grand nombre cesse par la souffrance d’un seul, celui-ci doit la provoquer par compassion pour autrui et pour lui-même.

106. C’est pourquoi Supushpačandra, bien que sachant d’avance ce qu’il aurait à endurer de la part du roi, ne voulut pas s’épargner cette souffrance au prix de la perte de tant de malheureux53.

107. Ayant ainsi cultivé leurs pensées, mettant leur joie à calmer la douleur d’autrui, les Bodhisattvas plongent dans l’enfer comme des cygnes dans une touffe de lotus.

108. La délivrance des créatures est pour eux un océan de joie qui noie tout : à quoi bon une insipide délivrance ?

109. Si vous faites quelque chose dans l’intérêt d’autrui, pas d’orgueil ! pas de complaisance ! pas de désir de rétribution ! N’ayez qu’une seule passion : celle du bien des autres.

110. Donc, de même que je me protège de tout mal, même du déshonneur, j’aurai pour les autres des pensées de protection et de bonté.

111. Par habitude l’homme attache la notion de « moi » à des gouttes de sperme et de sang étrangères à lui et sans aucune substance.

112. Pourquoi donc ne pas considérer comme « moi » le corps d’autrui ? Quant à reconnaître notre corps comme étranger, c’est une idée admise et qui ne présente aucune difficulté.

113. En considérant qu’on est soi-même plein de défauts et que les autres sont des océans de qualités, on s’appliquera à rejeter sa personnalité et à adopter celle d’autrui.

114. On s’intéresse à ses membres comme parties de son corps : pourquoi pas aux hommes comme parties de l’humanité ?

115. Par habitude nous appliquons l’idée de moi à ce corps sans âme : pourquoi pas à autrui ?

116. De la sorte, si nous faisons du bien aux autres, nous n’en éprouverons ni orgueil ni complaisance. On n’espère pas être récompensé parce qu’on s’est nourri soi-même.

117. De même que tu souhaites te défendre contre la misère, le chagrin, etc., de même il faut que la pensée de protection, de bonté envers les êtres devienne pour toi une habitude.

118. C’est ainsi que le Protecteur Avalokita a donné jusqu’à son nom pour écarter des hommes même le simple risque d’être intimidé dans les assemblées.

119. Ne vous laissez pas rebuter par la difficulté : il est des choses dont le nom seul faisait frémir et dont, par la force de l’habitude, on finit par ne pouvoir se passer.

Interversion du moi et d’autrui.120. Celui qui veut sauver rapidement et soi-même et autrui doit pratiquer le grand secret : l’interversion du moi et d’autrui.

121-123. L’amour immodéré du moi fait redouter le moindre danger : qui ne haïrait ce moi aussi inquiétant qu’un ennemi, ce moi qui, par désir de combattre la maladie, la faim, la soif, massacre oiseaux, poissons, quadrupèdes et se pose en ennemi de tout ce qui vit ; qui, par amour du gain ou des honneurs, irait jusqu’à tuer ses père et mère et à ravir le patrimoine des Trois Joyaux, ce qui ferait de lui le combustible des feux de l’enfer.

124. Quel homme sensé voudrait chérir, garder, soigner son corps, y voir autre chose qu’un ennemi, en faire un objet d’honneur ?

125. « Si je donne, qu’aurai-je à manger ? » Cet égoïsme fera de toi un ogre. — « Si je mange, qu’aurai-je à donner ? » Cette générosité fera de toi le roi des dieux.

126. Quiconque fait peiner autrui pour lui-même cuira dans les enfers ; quiconque peine pour autrui a droit à toutes les félicités.

127. La même ambition qui a pour effet des supplices dans l’autre monde, la honte et la stupidité dans celui-ci, — si on la transfère à autrui, produit le bonheur céleste, la gloire, l’intelligence.

128. Celui qui impose à un autre la tâche de travailler pour lui aura pour rétribution l’esclavage ; celui qui s’impose la tâche de travailler pour autrui aura pour récompense le pouvoir.

129. Tous ceux qui sont malheureux le sont pour avoir cherché leur propre bonheur ; tous ceux qui sont heureux le sont pour avoir cherché le bonheur d’autrui.

130. À quoi bon tant de paroles ? Comparez seulement le sot uniquement attaché à son propre intérêt et le Saint qui agit dans l’intérêt d’autrui.

131. Certes on ne saurait obtenir la dignité de Buddha, ni même le bonheur dans le monde de la transmigration, si on n’échange pas son bien-être contre la peine d’autrui.

132. Sans parler de l’autre monde, notre intérêt dans celui-ci n’est-il pas compromis si le serviteur ne fait pas sa tâche ou si le maître ne lui paie pas son salaire ?

133. Loin de travailler à leur bien-être commun, ce qui est le principe du bonheur dans ce monde et dans l’autre, les hommes ne cherchent qu’à se nuire et expient cet égarement par de terribles souffrances.

134. Toutes les catastrophes, toutes les douleurs, tous les périls du monde viennent de l’attachement au moi : pourquoi m’y tenir ?

135. Si on ne dépouille pas le moi, on ne peut échapper à la douleur, de même que si on ne s’écarte pas du feu, on ne peut échapper à la brûlure.

136. Donc, pour apaiser ma douleur et celle d’autrui, je me donne aux autres et j’adopte les autres à titre de « moi ».

137. J’appartiens à autrui ! Telle doit être ta conviction, ô mon cœur. L’intérêt de tous les êtres doit être désormais ta seule pensée.

138. Il ne sied pas que ces yeux, qui sont à d’autres, voient dans mon intérêt ; il ne sied pas que ces mains, qui appartiennent à autrui, se meuvent dans mon intérêt.

139. Uniquement préoccupé du bien des créatures, tout ce que tu vois d’utile dans ton corps, tu dois le lui enlever pour le mettre au service d’autrui.

140. Considérant les humbles comme toi-même et toi-même comme autrui, tu peux cultiver sans scrupule l’envie et l’orgueil.

141. « Quoi ! Celui-là est bien traité, et moi non ! je ne gagne pas autant que lui ! Il est honoré et je suis méprisé ! Je souffre pendant qu’il est heureux !

142. « Je travaille tandis qu’il se repose ! — Il est grand, dites-vous, en raison de ses qualités, et je suis petit parce que je n’en ai pas.

143. « Mais comment concevoir un homme dépourvu de qualités ? Tout le monde a les siennes. Il est des gens à qui je suis inférieur ; il en est d’autres à qui je suis supérieur.

144-145. « Si ma vertu ou ma doctrine laisse à désirer, c’est la force des passions qui en est cause et non ma volonté. Il faut m’en guérir si c’est possible ; j’accepte les souffrances du traitement. Si ce Moi me juge incurable, pourquoi me méprise-t-il ? Que m’importent ses qualités si elles ne profitent qu’à lui-même ?

146. « Il n’a pas même de compassion pour les pauvres gens tombés dans la gueule de l’Enfer ; et pourtant, dans l’orgueil de ses qualités, il prétend surpasser les sages !

147. « S’il se reconnaît un égal, il s’efforce de le surpasser ; au besoin il lui cherchera querelle pour assouvir sa cupidité et son ambition.

148. « Plaise au ciel que mes qualités jouissent d’une célébrité universelle, et que des siennes, quelles qu’elles soient, on n’entende parler nulle part !

149. « Puissent mes défauts demeurer cachés ! Puissent tous les honneurs être pour moi et aucun pour lui ! — Maintenant me voici en possession de mon gain. Je suis honoré, lui ne l’est plus.

150. « Réjouissons-nous de le voir, après si longtemps, maltraité et raillé par tous, vilipendé en tous lieux.

151. « Voyez ce misérable qui ose rivaliser avec moi ! Que peut-il m’opposer ? Science, sagesse, beauté, noblesse, richesse, tout lui manque. »

152. Entendant ainsi vanter partout les qualités du Moi, je frémirai de joie, je goûterai un plaisir délicieux.

153. Si l’Autre possède quelque bien, nous le lui prendrons par force, et nous lui laisserons tout juste de quoi vivre, pourvu qu’il fasse notre service.

154. Il faut le précipiter de son bonheur ; il faut lui endosser nos peines. Cent fois nous avons subi à cause de lui le supplice de la transmigration.

155. Tu as passé des siècles innombrables à la recherche de ton intérêt ; et pour prix de cet immense effort, tu n’as recueilli que la douleur.

156. Obéis sans hésiter à mon adjuration. Tu en verras plus tard les avantages : car la parole du Saint est infaillible.

157. Si tu avais pratiqué plus tôt cette règle de conduite, tu ne serais pas dans une telle condition, sans parler de la bienheureuse dignité de Buddha, que tu aurais pu acquérir.

158. Donc, de même que tu as transféré la notion de moi à des gouttes de sperme et de sang qui te sont étrangères, réalise-la dans les autres.

159. Sois l’espion d’autrui : tout ce que tu verras dans ce corps, dérobe-le pour le faire servir aux autres.

160. « Celui-ci est à l’aise, l’autre mal à l’aise ; celui-ci est en haut, l’autre est en bas ; l’autre agit, celui-ci ne fait rien. » Donne ainsi cours à ta jalousie contre toi-même.

161. Précipite ton moi de son bonheur, attelle-le au malheur d’autrui et, pour déjouer ses ruses, surveille sans cesse ses actions.

162. Fais retomber sur sa tête même la faute d’autrui ; et si petite que soit sa propre faute, dénonce-la au Grand Ascète.

163. Ravale sa réputation en exaltant celle d’autrui. Affecte-le, comme un serviteur de bas étage, aux besoins des créatures.

164. Car, vicieux de sa nature, il ne doit pas être loué pour quelques bribes de qualités adventices ; fais en sorte que, s’il a des vertus, personne ne les connaisse.

165. En un mot, tout le mal que tu as fait aux autres dans ton intérêt, fais-le retomber sur ton moi dans l’intérêt des autres.

166. Ne lui tolère même pas l’audace de la loquacité. Oblige-le à se tenir comme une jeune mariée, pudique, timide et réservé.

167. « Fais ceci ! Tiens-toi comme cela ! Ne fais pas cela ! » C’est ainsi qu’il faut le plier à ta volonté et le punir quand il la transgresse.

168. « Et si, quand je te parle ainsi, tu ne m’obéis pas, ô mon esprit, je saurai te punir, ô support de tous les vices !

169. « Où penses-tu aller ? je te vois ! J’écrase toutes tes fiertés. Le temps n’est plus où j’étais perdu par toi.

170. « Renonce à l’espoir d’avoir aujourd’hui encore un intérêt propre. Je t’ai vendu aux autres, sans me mettre en peine de ta détresse.

171. « Si je faisais la folie de ne pas te donner aux autres, c’est toi qui, sans le moindre doute, me livrerais aux gardiens des enfers.

172. « Que de fois déjà tu m’as livré à eux ! Et quelles longues souffrances j’ai endurées ! Maintenant, me souvenant de ta haine, je t’écrase, ô serviteur de l’égoïsme ! »

173. Si tu chéris ton moi, ne le chéris pas ; si tu veux le protéger, ne le protège pas !

174. À mesure que tu prends soin de ton corps, il s’amollit et déchoit.

175. Et même ainsi déchu, la terre entière ne suffirait pas à satisfaire sa convoitise. Qui donc voudrait faire sa volonté ?

176. Qui désire l’impossible récolte la peine et la désillusion ; mais celui qui est sans espérance jouit d’une inaltérable félicité.

177. Donc il ne faut pas donner libre cours à la croissance des désirs du corps. Cela seul est bon qui n’apparaît pas comme désirable.

178. Le corps ! Figure impure et horrible, qui a pour conclusion et pour fin la cendre, qui est inerte et qu’un autre fait mouvoir : pourquoi y attacher la notion du « mien » ?

179. À quoi bon cette machine, vivante ou morte ? Quelle différence entre elle et une motte de terre ? Ô sentiment du moi, comment ne meurs-tu pas ?

180. Ma frivole partialité pour mon corps ne m’a valu que des souffrances. Il est cependant aussi peu qu’une souche : qu’importe son affection ou sa haine ?

181. Protégé par moi ou dévoré par les vautours, il ne m’aime ni ne les hait. Pourquoi mettrais-je en lui mon affection ?

182. Je m’irrite quand il est maltraité ; je suis heureux des honneurs qu’on lui rend. Mais puisque lui-même n’en sait rien, à quoi bon la peine que je prends ?

183. « Ceux qui aiment ce corps sont pour moi des amis. » — Soit ! Mais tous les hommes aiment leur corps : pourquoi n’aurais-je pas pour eux la même amitié ?

184. Donc, je renonce sans réserve à mon corps dans l’intérêt du monde. Si je le conserve, malgré ses défauts, c’est comme instrument d’action.

185-186. Arrière la conduite profane ! Ce sont les sages que je veux suivre. Me rappelant le « Discours sur l’attention », combattant l’indolence et la torpeur, je fais effort pour détruire les obstacles ; je retire mon esprit de la mauvaise voie pour le ramener à son vrai point d’appui.


NOTES


53. L’histoire du bodhisattva Supushpacandra qui, pour avoir prêché la Loi, fut martyrisé par le roi Çûradatta, est résumée dans le commentaire de Prajñâkaramati d’après le Samâdhirâjasûtra. Cf. Rajendralal Mitra, Buddhist Literature of Nepal, p. 217.