La Marine d’autrefois/02

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La Marine d’autrefois
Revue des Deux Mondes2e période, tome 53 (p. 347-382).
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LA
MARINE D'AUTREFOIS

II.
LA FLOTTE FRANCAISE ET L'ESCADRE DU LEVANT EN 1840.


I

À l’époque où m’ont conduit ces souvenirs[1], une ère nouvelle s’ouvre pour la marine française en même temps qu’éclate une crise longtemps attendue dans la question d’Orient. L’Angleterre, d’accord avec la Russie, l’Autriche et la Prusse, entreprend de régler le conflit turco-égyptien sans la participation de la France. L’isolement où l’on a voulu nous jeter devient un sérieux danger pour la paix du monde. Menacés de prochaines attaques, nous voyons notre organisation maritime se développer et grandir chaque jour. Nul marin ne peut se rappeler sans émotion ces années de confiante ardeur, cette époque féconde d’où date pour la France le premier essai d’une armée de mer permanence ; nul n’oubliera non plus que l’honneur d’avoir alors préparé nos vaisseaux à la lutte appartient sans conteste à l’amiral Lalande.

On était à la fin de 1838. L’amiral était depuis six mois mouillé sur la rade de Tunis : il y raffermissait par ses sages conseils le pouvoir du bey, ébranlé par les intrigues de la Porte, lorsqu’il reçut l’ordre de se rendre en toute hâte dans le Levant. Il partit sur-le-champ pour Smyrne. Dans les premiers jours du mois de janvier 1839, il prenait possession d’un commandement qui allait mettre bientôt huit vaisseaux de ligne sous ses ordres. Ce fut alors qu’il se trouva réellement à la tête d’une escadre. Une escadre en effet n’est pas seulement une réunion de vaisseaux fortuitement rassemblés, sans objet défini, sans espoir d’action et sans but à poursuivre. La force navale envoyée dans le Levant par le maréchal Soult était dans de meilleures conditions. Sa mission était de surveiller les Russes, son espoir de les voir arriver à Constantinople, le but de tous ses efforts de se mettre en mesure de les en chasser.

Pendant que la fortune servait si bien la généreuse ambition de mon amiral, elle couronnait la mienne. J’étais nommé au commandement du brick-aviso la Comète. Un ingénieur français, M. Maresquié, avait rapporté le plan de ce genre de bâtiment d’un voyage qu’il avait fait aux États-Unis. Une goélette américaine ne pouvait passer par nos mains sans en sortir un peu défigurée. N’importe, les bricks-avisos étaient en 1839 le rêve de tous les jeunes officiers. Celui qu’on me donna datait, je crois, de 1825. J’eus le bonheur d’obtenir qu’on lui restituât, tout en lui conservant sa voilure de brick, quelque chose de son élégance native. Il me sembla bien gracieux, je l’avoue, quand il sortit ainsi transformé des mains des charpentiers. Sa guibre élancée, supportant un buste doré de jeune femme avec une étoile au front, sa poulaine à jour, décorée de herpes et de jambettes finement travaillées, eurent, j’ose le dire, quelque succès dans leur temps. La mâture fut hardiment rejetée en arrière et ouverte en éventail. La coque, peinte en noir, portait huit caronades de 18 et deux canons de 12. Nous partîmes vers la fin du mois de juin 1839 pour le Levant. La Comète devait, en sa qualité de brick-aviso, servir de mouche à l’escadre. C’était vraiment justice : il y avait près de sept ans que son capitaine était attaché à l’amiral Lalande. Tous les bonheurs m’arrivaient à la fois.

Il n’est pas besoin que je dise quels événemens avaient motivé l’envoi d’une escadre française dans les eaux de Smyrne et de Ténédos. Tout le monde se souvient qu’en 1839 la guerre s’était rallumée entre le sultan et Méhémet-Ali, qu’Ibrahim-Pacha s’était montré plus redoutable encore dans cette seconde campagne que dans la première, et que Constantinople se trouvait de nouveau menacée par les armes des Égyptiens d’abord, par les offres de protection des Russes ensuite. La France et l’Angleterre se portaient médiatrices, espérant prévenir ces deux extrémités. D’un côté, l’on s’efforçait d’arrêter Ibrahim dans sa marche victorieuse ; de l’autre, on interdisait au sultan de faire sortir sa flotte. Tel était le motif ou tout au moins le prétexte de la présence des escadres alliées à l’entrée des Dardanelles.

La Comète avait pénétré dans l’Archipel en passant entre Tine et Myconi ; la brise de nord était fraîche, et nous forcions de voiles pour atteindre le canal d’Ipsara lorsqu’au jour nous découvrîmes une flotte qui venait sur nous vent arrière. Nous arborâmes nos couleurs, la flotte répondit par les siennes. C’était l’escadre turque. Comment cette escadre avait-elle échappé à la surveillance des alliés ? J’avais peine à le comprendre, mais je me promis d’attirer bientôt de nombreux limiers sur sa piste. Je comptai les vaisseaux, les frégates, les corvettes : la flotte turque était là tout entière. Je fis larguer un ris aux huniers : la Comète volait. Si la brise ne devenait pas un coup de vent, je pouvais être près de notre amiral le lendemain soir ; mais il fallait trouver l’escadre. Serait-elle devant Ténédos ou dans la baie d’Ourlac ? Une nouvelle rencontre résolut la question. Nous aperçûmes vers midi un brick qui, comme la flotte turque, venait du nord. C’était un brick français, le Bougainville. Le capitaine me fit signal qu’il désirait communiquer avec la Comète. Nous mîmes en panne, et il vint à bord. Il m’apprit où je trouverais l’escadre, et me donna en même temps quelques nouvelles, que des informations plus précises me permirent de compléter plus tard. Un grand événement s’était produit pendant que la Comète remontait péniblement l’Archipel. Le sultan Mahmoud était mort, Kosrew avait pris les rênes du pouvoir, et Achmet, le capitan-pacha, qui voyait dans Kosrew un ennemi personnel, avait sauvé sa tête en enlevant la flotte. Le capitan-pacha n’avait pas dit à l’amiral Lalande qu’il allait conduire cette flotte à Méhémet-Ali. Il lui avait affirmé seulement que Kosrew était un traître, tout prêt à appeler les Russes dans le Bosphore, que lui, maître encore de la flotte, il voulait la leur dérober, et que dans quelques jours les vaisseaux du sultan seraient en sûreté à Rhodes. Le raisonnement avait paru juste à l’amiral, qui ne connaissait pas d’ennemis plus dangereux pour la Turquie que ses officieux protecteurs. Il avait donc laissé libre passage au capitan-pacha, et il était retourné lui-même dans la baie d’Ourlac pour y rallier son escadre et se tenir prêt. Ainsi informé par le Bougainville, j’amurai mes basses voiles, pendant que ce brick hissait ses bonnettes pour continuer sa route.

Comme je l’avais prévu, j’arrivai à Ourlac le lendemain soir. La baie était pleine de vaisseaux. Il y avait longtemps que notre pavillon n’avait flotté sur une pareille escadre. Notre cœur s’épanouit à la vue de ce déploiement de forces, qui représentait si bien la grandeur de la France. À peine mouillé, je me rendis à bord de l’Iéna. Il était sept heures. La plupart des capitaines avaient dîné avec l’amiral ; ils étaient rassemblés dans la galerie du vaisseau. Quand j’entrai, je fus frappé de l’animation de tous les visages. La grand’chambre du Soleil-Royal la veille de la bataille de La Hougue et celle de l’Eléphant la veille du combat de Copenhague avaient dû offrir quelque chose de cet aspect. L’amiral Lalande me prit à part, et me serrant le bras : « Mon enfant, me dit-il, tu arrives à l’enclouure ! » Il venait d’apprendre la bataille de Nézib, et les Russes lui trottaient de plus belle dans la tête.

L’amiral Lalande ne recherchait pas les supériorités bruyantes et dominatrices. Il aimait les gens simples, et les faisait supérieurs par son contact et par sa confiance. Cette fois cependant il avait choisi pour capitaine de pavillon un officier dont la renommée était digne de la sienne ; le capitaine Bruat commandait l’Iéna. L’amiral Lalande, l’amiral Bruat, ce sont les deux hommes sous lesquels j’ai appris mon métier, ce sont eux qui ont fait ma carrière. Le souvenir de leurs bontés, pas plus que celui de leurs traits, ne saurait s’effacer de ma mémoire. Je les vois encore tous deux. L’un, avec sa figure fine, son regard perçant et câlin à la fois, son nez légèrement busqué, son front haut et découvert, aurait eu la physionomie d’un aigle, si dans cette physionomie vive et spirituelle on eût pu saisir le moindre éclair de fierté impérieuse. L’autre, avec sa tête carrée, ses sourcils épais, sa constitution de fer, ses yeux brillans et railleurs, aurait pu poser pour la statue de l’intrépidité. Tout en lui défiait le danger et dénotait la force. L’amiral avait toujours été d’une santé débile ; son capitaine de pavillon commençait à peine à sentir qu’il avait abusé de la sienne. Le premier s’était voué de bonne heure à l’étude, le second avait tout appris sans rien étudier. Il eût été difficile de concevoir un obstacle qui arrêtât l’un ou l’autre de ces deux hommes. Cependant ils ne l’eussent pas abordé de la même façon : l’un eût envisagé la difficulté de sang-froid ; l’autre, avec cette impétuosité qui se trahissait dans tous ses mouvemens, se serait probablement rué dessus. Ces deux grands caractères avaient dans les idées et dans la vie morale plus d’un point d’affinité. Ils avaient aussi leurs points de divergence. Ce qu’ils avaient de commun, c’était avant tout une bonté sympathique qui, en fait de discipline, les rattachait à la même école. Ils se ressemblaient aussi par cette confiance opiniâtre, habituée à espérer contre toute espérance. Je les ai vus tous deux rêver de longs jours, former de lointains projets, quand déjà la main de la mort était étendue sur eux ; mais si l’audace de leur courage était la même, celle de leur esprit était loin d’atteindre aux mêmes limites. L’amiral Lalande était ferme et hardi dans toutes ses opinions, raisonneur à l’excès, n’admettant que ce qu’il s’était prouvé, indépendant en matière religieuse comme en matière politique. Le scepticisme du commandant Bruat n’était qu’à la surface. Au fond, il était tendre et avide de croyance ; il avait le cœur naïf d’un soldat. L’amiral Lalande avait reçu en partage l’âme inébranlable d’un libre penseur[2].

La première idée de l’amiral quand il avait été informé des deux grands événemens qui se prêtaient une mutuelle importance, — la bataille de Nézib et la mort du sultan Mahmoud, — avait été de se concerter avec ses alliés. L’escadre anglaise, sous les ordres de l’amiral Stopford, devait être à cette heure sur les côtés de Syrie. Le 12 juillet 1839, l’amiral Lalande me remit les instructions suivantes :


« Le capitaine Jurien, commandant la Comète, mettra sous voiles aussitôt que cela lui sera possible, et se dirigera sur les côtes de Syrie et d’Égypte à la recherche de M. l’amiral Stopford, auquel il remettra la dépêche ci-jointe. Il en attendra la réponse et viendra me joindre immédiatement à Besika. M. Jurien prendra d’abord langue à Rhodes, où il recevra probablement quelques indications sur la direction des escadres anglaise et turque, qui doivent être réunies. Il notera soigneusement tout ce qu’il apprendra des mouvemens de ces escadres et des intentions de leurs chefs. »


Le 15 juillet, je mouillai à Rhodes, mais je ne trouvai sur cette rade ni les Anglais ni les Turcs. L’escadre ottomane, ayant passé dans le sud de l’île de Rhodes, avait détaché vers ce port une corvette pour aviser le pacha de ses intentions. On la croyait mouillée à Fenica, sur la côte de Caramanie, entre Castel-Rosso et le cap Chelidonia. Je ne pus rien savoir des motifs qui l’avaient empêchée de s’arrêter devant Rhodes, comme le capitan-pacha l’avait promis à l’amiral Lalande ; j’appris seulement de notre agent consulaire que le bateau à vapeur le Papin, mis à la disposition de l’ambassadeur de France à Constantinople, avait touché à Rhodes le 9 de ce mois, après avoir déposé un envoyé du divan à bord du vaisseau monté par le capitan-pacha. Deux politiques bien diverses dans leurs tendances commençaient alors à se manifester. L’une favorisait la fuite du capitan-pacha, elle voulait sauver la flotte turque des mains des Russes ; l’autre faisait courir après le déserteur pour l’empêcher de livrer cette flotte à Méhémet-Ali. Bien jeune encore, je ne pouvais qu’observer sans oser porter de jugement ; mais naturellement j’inclinais, comme on fait toujours à cet âge, vers le parti le plus aventureux, vers la politique qui voulait rajeunir l’empire ottoman plutôt que vers celle qui ne songeait qu’à prévenir sa dissolution.

Le 16 juillet, je courus à la recherche de l’escadre turque. J’avais lieu de supposer que je la trouverais au mouillage de Fenica. Le 17, à neuf heures du matin, je découvris au fond d’une vaste baie, que je reconnus bientôt pour la baie de Cacamo, un brick de guerre, une goélette et un bateau à vapeur portant le pavillon ottoman, Je donnai pour les joindre dans une passe étroite, qui heureusement se trouvait saine ; à 10 heures, j’étais en panne par le travers du brick. Tout ce que je pus tirer du capitaine de ce bâtiment, c’est que la flotte turque tenait la mer. Le capitan-pacha l’avait détaché à Cacamo, et il y attendait de nouveaux ordres. Je sortis de la baie et je courus au sud toute la journée dans l’espoir de découvrir l’escadre turque. Ayant fait 35 milles au large sans rien apercevoir, je revins à Rhodes. Il me paraissait impossible que le capitan-pacha, pressé par l’envoyé du divan de rentrer dans les Dardanelles, ne se montrât pas bientôt en vue de cette île. Il n’avait pas d’autre chemin pour remonter vers le nord.

J’aurais pu cependant attendre longtemps la flotte turque sur la route de Constantinople, car elle avait pris celle d’Alexandrie. C’était là qu’avait abouti la mission de l’envoyé de Kosrew. Le capitan-pacha avait d’abord accueilli cet agent avec une sorte de déférence ; mais lorsqu’il l’eut promené pendant quelques jours sur la côte de Caramanie, le tchaous devint plus pressant. Le capitan-pacha le fit entrer dans sa chambre. « Je connais ta mission et tes projets, lui dit-il. Tu es venu ici pour m’enlever à la fois le commandement de la flotte et la vie. C’est moi qui vais avoir la tienne, si tu ne me révèles à l’instant tes intrigues et celles dont tu n’es que le vil instrument. » En Turquie, de semblables paroles sont sérieuses. Le tchaous les prit pour telles et s’exécuta. Il avoua tout. Les paroles de conciliation qu’il avait apportées, les promesses d’oubli et de tendresse dont il s’était fait l’interprète n’étaient qu’un piège. Le capitan-pacha était déjà condamné. Ce dernier n’en avait jamais douté. Il mit sous clé l’envoyé du divan et fit route sur-le-champ pour l’Égypte. Ces nouvelles me furent données par l’amiral Stopford lui-même, qui parut le 20 juillet devant Rhodes. En quittant Malte, il s’était rendu dans les eaux de Chypre avec son escadre, et avait détaché le vaisseau le Vanguard devant Alexandrie. Le Vanguard avait vu l’escadre turque arriver sur les côtes d’Égypte et entrer quelques jours après dans le port. Le capitan-pacha avait vainement engagé le vice-roi à se rendre à Constantinople sur sa flotte pour y prendre en main la tutelle du sultan et la protection de la foi musulmane. L’amiral Stopford n’avait pas cru, d’après ces nouvelles, devoir paraître devant Alexandrie. Il avait pensé, comme l’amiral Lalande, que, dans les circonstances, la flotte turque était aussi bien en Égypte qu’à Constantinople sous la main des Russes. Il n’avait pas voulu cependant légitimer par sa présence la défection du capitan-pacha. Il se rendait donc à Paros pour y attendre de nouvelles instructions. L’amiral me parut peu empressé de se trouver en position d’agir avant d’avoir reçu des ordres bien précis. Hors le cas où les Russes se présenteraient dans le Bosphore, il ne croyait pas qu’il y eût autre chose à faire que d’attendre avec patience la marche des événemens. « Mon régime, me dit-il, n’est pas la diplomatie. « Il m’entretint longuement des difficultés que pouvait offrir le passage des Dardanelles sous le feu des forts, me chargeant toutefois d’assurer l’amiral Lalande que, si les Russes se présentaient à Constantinople, il n’hésiterait pas à tenter de forcer ce passage avec un bon vent de sud. « Vous pourrez juger, écrivais-je à l’amiral, de la loyauté et de la sincérité de votre collègue par ses dernières paroles : « Si, m’a-t-il dit, le bateau à vapeur la Confiance, que j’attends de Malte, vient, comme il en a l’ordre, me chercher à Ténédos, je prie l’amiral Lalande de se faire remettre les dépêches qui me sont adressées et d’en prendre connaissance. »

L’amiral Stopford avait obtenu le commandement de l’escadre anglaise dans un âge fort avancé. Il était à cette époque, si mes souvenirs sont fidèles, plus que septuagénaire. Il avait été l’un des capitaines de Trafalgar, et pendant toute la guerre nous l’avions constamment trouvé au premier rang. C’est lui qui, déjà contre-amiral, commandait la division de vaisseaux qui vint attaquer le 24 février 1809, sur la rade des Sables d’Olonne[3] trois de nos frégates. L’amiral Lalande avait, lui aussi, mais dans un rang plus humble, assisté à ce combat. Il n’était alors qu’enseigne de vaisseau. Les anciens ennemis étaient devenus alliés, le jeune homme des Sables se trouvait le collègue du vétéran de Trafalgar. L’amiral Stopford, qui avait connu l’amiral Lalande dans la baie de Tunis, s’était pris d’une soudaine sympathie pour cette nature si gracieuse et si profondément séduisante. De son côté, l’amiral Lalande faisait le plus grand cas d’une expérience acquise dans la pratique de la grande guerre. Il avait pour les avis du vénérable amiral une déférence qui prenait sa source dans un profond et affectueux respect. Il était beau en effet de voir ces cheveux blancs, sur lesquels avaient passé tant de nuits orageuses, tant de jours de combat, reparaître, à la veille d’une grande bataille peut-être, sur le tillac d’un trois-ponts d’où le regard pouvait embrasser toute une escadre, d’où la pensée d’un seul homme pouvait la diriger. L’amiral Stopford, appartenant au parti tory, avait été longtemps éloigné du service actif. En Angleterre, les crises ministérielles ont plus de portée que les révolutions chez nous. Les emplois, même dans la marine, deviennent presque toujours le lot du parti dominant. Pendant plusieurs années, on vit des escadres de whigs, comme on avait vu des escadres de tories. C’est ainsi qu’après dix ou quinze ans d’inaction des capitaines, remis à flot par une marée soudaine, reparurent tout à coup sur des vaisseaux qui ne les attendaient plus. Les couches qui renferment les véritables richesses de la Grande-Bretagne sont profondes ; elle ne les exploite pas dès le premier jour. L’Angleterre a ses escadres de paix : ne jugez point par là de sa puissance. Le moment venu, elle fera sortir des rangs inférieurs de sa flotte tout ce qu’il faut pour constituer réellement une escadre de guerre. L’escadre de l’amiral Stopford avait une certaine gravité d’allures, un besoin de repos qui convenaient à l’âge assez avancé de la plupart de ses capitaines. Le contraste fut frappant quand elle se trouva en présence de vaisseaux tourmentés jour et nuit par la bouillante ardeur du plus infatigable de tous les amiraux. Ce fut néanmoins cette même escadre qui fit l’année suivante la campagne de Syrie et qui supporta si admirablement les rigueurs des coups de vent de nord sur lesquels nous comptions comme sur les meilleurs alliés de Méhémet-Ali.

L’amiral Stopford se retrouvait dans la Méditerranée sur un terrain connu. De Gibraltar à Malte, il savait le lieu de toutes les grandes aiguades, pour les avoir fréquentées jadis avec Nelson : Pula, Tétouan, Syracuse, Porto-Farina, etc., étaient des mouillages qui lui avaient été longtemps familiers. Dans l’Archipel, où il avait, je crois, suivi un instant lord Collingwood ou l’amiral Duckworth, ses souvenirs le servaient moins bien. Aussi daigna-t-il, quand j’allais me retirer après m’être acquitté de ma mission, me retenir pendant quelques instans encore pour m’interroger avec une bonté et une condescendance extrêmes sur chacun des points que j’avais visités. Il tenait surtout à savoir dans quelles baies une grande flotte pouvait rapidement renouveler son approvisionnement d’eau. Ce ne sont pas des fontaines ordinaires, celles qui peuvent suffire à de pareils besoins. Pour les aller chercher, des amiraux désespérés se sont vus bien souvent contraints d’interrompre une croisière. L’amiral Stopford se rappelait ces grosses préoccupations d’autrefois. La distillation de l’eau de mer ne nous en a complètement affranchis que quelques années plus tard.

Je quittai enfin le vaisseau la Princesse Charlotte, sur lequel flottait le pavillon de l’amiral, pour retourner à bord de la Comète. L’escadre anglaise avait continué de s’élever au vent. Un brick qui venait de communiquer avec le port de Rhodes, le Zébra, commandé par le fils de l’amiral, restait en panne, bien que son embarcation l’eût rejoint. Je compris que c’était un défi qu’on me proposait. On m’en avait dit quelques mots à bord de la Princesse Charlotte. J’ignorais jusqu’à quel point je pouvais compter sur la marche de la Comète, et cependant j’avais bon espoir. Le Zébra avait commencé par m’attendre sous ses huniers et ses perroquets. Je serrai le vent, et bientôt le Zébra s’aperçut que la lutte serait plus sérieuse qu’il ne l’avait imaginé. Il se hâta d’amurer ses basses voiles. Je vis ses soldats de marine monter sur les bastingages pour serrer la petite tente qui abritait le gaillard d’arrière. La Comète avançait toujours. Un bruit de chaînes qu’on tirait de la cale vint m’apprendre que le Zébra en était déjà aux expédiens. Notre grand foc commençait à mordre sur son arrière. Ce fut fini. En quelques minutes, nous avions gagné une encablure. La brise fraîchissait. Toute la journée, nous louvoyâmes dans le canal de Rhodes avec des chances diverses ; la Comète néanmoins garda jusqu’au bout son avantage. Vers le soir, elle avait gagné plus d’un mille dans le vent sur le Zébra, le reste de l’escadre était derrière nous à perte de vue. Tant que j’ai commandé ce cher petit brick, — et je l’ai commandé quatre ans, — je n’ai jamais rencontré un bâtiment qui l’ait battu. Il avait surtout un don particulier pour serrer le vent. Sous Saint-George de Skyro (le Scyros d’Achille), l’amiral Lalande voulut un jour, par une fraîche brise de nord, essayer la vitesse de son escadre. L’Iéna, auquel le commandant Bruat avait d’un seul coup enlevé 150 tonneaux de lest, marchait bien : il gagna tous les autres vaisseaux ; mais il fut gagné par la Comète.

Je devançai à peine d’une quinzaine de jours l’amiral Stopford et son escadre devant Ténédos. La diplomatie avait arrêté Ibrahim-Pacha et les Russes ; il était difficile de prévoir combien de temps durerait cette trêve. Les escadres en conséquence attendirent, l’escadre anglaise avec le calme d’un lion assoupi, la nôtre avec l’agitation de ce roi du désert quand la faim le presse et qu’il bat ses flancs de sa queue. Il y avait à peine deux ou trois jours dans la semaine qui ne nous trouvassent pas sous voiles, et pourtant les évolutions n’étaient pas sans danger entre ces îles où s’épanche le courant violent des Dardanelles. Plus d’un vaisseau faillit être compromis, des abordages eurent lieu, des murmures s’élevèrent. L’amiral conserva son éternel sourire ; les manœuvres n’en devinrent que plus hardies et plus fréquentes. Nos progrès furent si rapides que les Anglais s’en émurent. Ils formèrent des divisions détachées de leur escadre et les envoyèrent croiser au large ; mais ils se gardèrent bien de les exposer aux périls que nous bravions tous les jours.

Un germe de dissentiment commençait cependant à se glisser, non pas encore entre les deux escadres, mais entre les deux politiques que la crainte d’un danger commun avait réunies. La France s’était prise d’un engouement subit pour ce pacha dont la puissance était en partie son œuvre, car c’étaient des Français qui avaient instruit, commandé les flottes et les armées de l’Égypte. Avec cette vivacité d’impressions qui lui est propre, elle croyait facile de fonder une nouvelle dynastie à Constantinople, ou du moins à côté de Constantinople. Tout ce qu’on pourrait arracher au sultan lui semblait autant de gagné sur les Russes. Telle n’était pas sans doute l’opinion du gouvernement français, encore moins celle de l’homme éminent que nous avions été chercher dans les rangs de notre flotte pour l’accréditer, en qualité d’ambassadeur, auprès de la Porte-Ottomane. L’amiral Roussin s’était déclaré nettement contre des tendances dont il pressentait le danger ; mais le sentiment public était le plus fort, et il obligeait notre politique, malgré les avertissemens répétés de l’ambassadeur, à se montrer toujours favorable aux prétentions du pacha. En Angleterre au contraire, on n’a jamais cessé de prendre l’intégrité de l’empire ottoman au sérieux. C’est une idée étroite peut-être, mais qui s’explique par l’influence prépondérante que le gouvernement britannique exerce dans les conseils et dans les provinces de cet empire affaibli. Porter atteinte à une tradition si chère, et surtout y porter atteinte au profit de l’Égypte, était une imprudence pour qui voulait rester l’allié de la Grande-Bretagne. Si le vice-roi avait des droits incontestables à notre sympathie, il avait pris soin, il faut le dire, d’inspirer de tout autres sentimens aux Anglais, car c’est lui qui les avait chassés de l’Égypte. Cette rancune toutefois eût peu influé sur les décisions du cabinet britannique ; mais ce cabinet, qui sentait sa force en face de notre isolement, ne pouvait voir sans ombrage la puissance dont le pavillon avait flotté au Caire occuper encore une fois, sous un nom emprunté, une des routes qui conduisent aux Indes. Le cabinet britannique faisait trop d’honneur à notre ambition. Nous ne songions à rien de semblable : protéger et grandir le pacha d’Égypte, c’était notre manière à nous de sauver l’empire ottoman. Je par le ici non point de la politique du gouvernement de 1830, mais, si l’on veut bien me passer le mot, de la politique de l’escadre et des illusions dont j’ai eu ma part. Quoique divisées au fond, l’Angleterre et la France poursuivaient encore en apparence le même but : elles réclamaient avant tout du vice-roi la restitution de la flotte ottomane. Une dépêche pressante arriva de Paris, et l’amiral Lalande m’envoya la porter en Égypte. J’appareillai par un vent violent qui avait obligé l’escadre à mouiller une seconde ancre. En trois jours, j’étais devant Alexandrie ; le 15 août 1839, je mouillais dans le port. Vingt vaisseaux, sans compter les frégates et les corvettes, y étaient entassés : tout était entré, les trois-ponts comme les autres. Rien n’est impossible à des gens qui ont peur.

Le soir même de mon arrivée, je fus présenté au vice-roi par le consul-général de France, M. le baron Cochelet. Méhémet-Ali ne paraissait nullement fatigué d’avoir travaillé pendant cinquante-trois ans à son élévation. C’était encore à cette époque le plus vert vieillard qu’on pût voir. Ses yeux étaient vifs et mobiles, son regard pétillant de malice et d’astuce. Le vice-roi était en veine de causerie, nous en profitâmes. Kosrew-Pacha était alors, à l’en croire, le seul obstacle à la paix. Il lui avait écrit pour l’inviter à abandonner les affaires et à se retirer en Égypte, lui promettant un noble refuge et, qui plus est, l’honneur de sa compagnie, car le vice-roi se sentait vieillir et voulait songer à son salut. Si Kosrew consentait à venir en Égypte, si en même temps l’Égypte, la Syrie et Candie étaient assurées, sous la suzeraineté de la Porte, à la famille de Méhémet-Ali, son altesse voulait faire bâtir à La Mecque deux palais d’une égale splendeur. L’un serait pour Méhémet, l’autre pour Kosrew. Là, les deux vieillards réconciliés achèveraient en paix une carrière si longtemps laborieuse. Le vice-roi montrait en ce moment une véritable passion pour le repos. « J’ai trop longtemps travaillé, disait-il ; qu’il me soit permis enfin de songer à la retraite. J’aurai un palais à Hanéfah. L’été y est frais, les eaux limpides, les environs ombragés. L’hiver, je me retirerai dans mon palais de La Mecque. J’ai tout fait pour Kosrew, reprenait-il alors avec plus de force. En 1826, je lui ai donné ma flotte, mon armée, mon fils. Je lui ai fait porter par Boghos-Bey cent mille talaris. Comment m’a-t-il récompensé ? Il a abandonné Ibrahim en Morée ; il m’a noirci aux yeux de mon maître. Kosrew ne peut plus rester à Constantinople, il y serait massacré le jour de sa chute, et ce jour-là n’est pas loin. Kosrew, s’il ne veut pas revenir en Égypte, n’a qu’un parti à prendre, c’est d’aller en Crimée. Les Russes lui doivent un asile, car il leur a vendu l’empire. Il y a des gens qui s’imaginent que je veux me rendre indépendant. Je demande l’hérédité, et non l’indépendance. Je ne veux que la gloire du sultan et le bonheur des Osmanlis. »

Dans une seconde entrevue, qui eut lieu à Alexandrie même, quelques jours avant mon départ, nous trouvâmes le vice-roi plus soucieux et plus irrité. « On ne veut rien faire pour en finir, nous dit-il. Voilà bien les lenteurs de la diplomatie ! Pendant ce temps, l’hiver s’avance, et mon trésor s’épuise. Quand Ibrahim-Pacha m’écrira qu’il ne peut plus nourrir ses troupes, qu’aurai-je à faire si ce n’est de lui envoyer l’ordre de marcher en avant ? Je vous en préviens, monsieur le consul-général, pour que vous en instruisiez votre gouvernement. Demain j’en informerai officiellement les consuls de toutes les puissances. »


« Vous jugez, écrivais-je à l’amiral Lalande, si M. Cochelet dut se récrier à cette sortie. « Votre altesse y songe-t-elle ? dit-il. On est déjà fort irrité en Europe de son obstination à retenir la flotte turque et à exiger le renvoi de Kosrew-Pacha. Le cabinet français lui-même, qui trouverait cette condition inadmissible, si elle venait d’un souverain indépendant, ne peut la concevoir de la part d’un vassal en guerre contre son suzerain. Et c’est au moment où la France se fait l’avocat de Méhémet-Ali, bien qu’elle soit loin de tout approuver dans sa conduite, c’est au moment où j’ai cru pouvoir me porter garant de la modération de son altesse, que, par son impatience, le vice-roi irait donner raison à ses ennemis ! Si son armée a épuisé le pays qu’elle occupe, qu’il la dissémine et la fasse entrer dans des cantonnemens. — Péqué Guzel ! charmant en vérité ! s’est écrié le vice-roi en riant à gorge déployée. Voilà bien le moyen d’obtenir raison de Kosrew ! Me faudra-t-il moins nourrir mon armée quand je l’aurai disséminée ? Mon trésor en sera-t-il soulagé d’un para ? Je n’aurai fait qu’un pas rétrograde. Quant à Kosrew, c’est mon ennemi. Avant qu’il ne vînt aux affaires, n’étais-je pas le plus aimé des serviteurs de mon maître ? On veut me faire mourir d’inanition ; j’aime mieux mourir d’un seul coup. Ah ! vous craignez que je n’amène les Russes à Constantinople ! Que m’importe, à moi ? Ils n’y resteront pas. J’entraînerai la guerre générale, dites-vous ? Je ne la désire pas ; mais deux maisons brûlent, la mienne et celle de mon ami. Il faut d’abord que je sauve la mienne. Je vois clairement aujourd’hui que les puissances étrangères ne sont pas en état de s’entendre. Elles veulent toutes, prétendent-elles, l’intégrité de l’empire ottoman et le maintien du fils de Mahmoud sur le trône : qui donc ne veut pas cela, ou qui le veut plus que moi ? Pourquoi vous êtes-vous mêlés de nos affaires, vous qui n’êtes pas de notre religion ? Sans vous, nous les aurions déjà réglées. »

Ainsi perçait, près d’un an avant le traité du 15 juillet 1840, ce projet d’arrangement direct entre le vice-roi et le sultan, projet sage et loyal au fond, qui se fût réalisé sous les auspices de la France, si la France eût été plus forte que toute l’Europe. La Russie exploita habilement contre nous la jalousie de l’Angleterre. Quand je rejoignis, vers la fin de septembre, l’amiral Lalande devant Ténédos, la cordialité de nos anciens rapports avec l’escadre anglaise avait disparu. Nous choisissons nos amitiés, et souvent il ne nous déplaît pas de les choisir à l’encontre de la politique de nos gouvernans. En Angleterre, les choses ne se passent pas ainsi. On dirait que nos voisins ne sauraient être aimables que par ordre de l’amirauté. La froideur subite qu’on nous témoigna nous surprit, mais nous avertit en même temps. Nous comprîmes que le jour pouvait venir où ces émules seraient des ennemis, et nous les estimions trop pour ne pas les tenir, malgré leur apathie apparente, pour les plus sérieux ennemis que nous pussions avoir. À dater de ce moment, ce fut vers les exercices de guerre que se porta toute notre attention. L’amiral prit la mer et alla croiser au large entre Saint-George de Skyro et Ipsara. Nous étions au mois de novembre 1839. C’est déjà une saison avancée dans l’Archipel. Le temps fut souvent orageux, et certes il n’était pas facile de faire évoluer huit vaisseaux rangés sur deux colonnes dans ce bassin étroit où il fallait chaque nuit virer deux ou trois fois de bord. Je me souviens d’un signal du Montebello, qui se trouvait en tête de la colonne du vent, nous avertissant tout à coup vers onze heures du soir que la route était dangereuse à tenir. Nous avions deux ris aux huniers, la mer était grosse, le ciel noir comme il l’est en octobre ; le vent soufflait par rafales. Nous dûmes virer lof pour lof par la contre-marche, le temps ne nous permettant pas d’exécuter cette manœuvre vent devant. Chaque vaisseau, couvert de fanaux, répétait le signal du vaisseau-amiral. Quand l’évolution commença, ce fut un pêle-mêle de feux au milieu desquels les yeux les plus exercés avaient peine à se reconnaître. L’amiral ne trouvait jamais la ligne assez serrée. Il voulait que son escadre fût compacte. De jour, nous naviguions presque beaupré sur poupe ; de nuit, l’intervalle entre les vaisseaux n’était souvent que d’une encablure.

La tactique a fixé la distance entre les colonnes, de telle façon que le vaisseau de tête de la colonne sous le vent puisse être certain, quand il vire de bord, de ne pas trouver sur sa route le vaisseau de queue de l’autre colonne ; mais l’amiral avait interverti tout cela : il faisait constamment rapprocher les colonnes. Il faut, disait-il, s’habituer à manœuvrer serré. » Je ne me rappelle pas avoir fait de campagne plus fatigante en ma vie. Le poste qui m’avait été assigné était difficile à garder. Je devais constamment rester au vent de l’amiral et à portée de voix. Aussi ne dormais-je que tout habillé ; au moment le plus imprévu, un signal pouvait m’appeler sur le pont. Enfin je réussis à sortir sans encombre de cette épreuve. La marche supérieure de la Comète m’était d’un grand secours. Je suivais presque toujours l’Iéna sous les deux huniers, le grand foc et la brigantine, dont je tenais même souvent le point d’amure cargué. Si je me trouvais dans l’embarras, serré de trop près par un vaisseau, je n’avais qu’à laisser tomber la misaine ou à border les perroquets pour bondir en avant et me trouver bientôt hors des atteintes du monstre. Mon affection redoubla pour un navire qui me servait si bien. J’aurais eu un bâtiment moins heureusement doué que j’aurais probablement passé pour un maladroit. Telle est la justice des marins. Qu’on s’étonne ensuite de l’ardeur que nous mettons à réclamer sans cesse des perfectionnemens pour les bâtimens que nous commandons. N’est-ce pas à nous, qui jouons tout sur ce dé, notre vie, notre honneur, de nous montrer difficiles ? Avec la voile encore, le capitaine pouvait jusqu’à un certain point suppléer par son habileté à l’insuffisance de son navire. Que peut-il faire contre l’insuffisance d’une machine ?

Des grains violens nous rappelèrent enfin la nécessité de rentrer au port. Plusieurs fois l’escadre avait failli être dispersée ; mais elle finissait toujours par se rallier autour de l’Iéna, qui, ferme comme un roc, ne cédait pas, quelque impétueuse que pût être la rafale, un pouce de terrain à la brise. Nos vaisseaux s’aguerrissaient à vue d’œil. L’amiral Lalande n’était pas exempt d’impatience, mais il était juste : il savait que tous ses capitaines ne pouvaient être manœuvriers au même degré que le capitaine Hamelin ou le capitaine Bruat. Ce qu’il leur demandait à tous, et ce qu’il en obtenait sans peine, c’était de la bonne volonté. Il était d’ailleurs une chose qu’il mettait bien au-dessus de ce don si rare de la manœuvre, c’était la pratique de la guerre. Parmi les commandans de l’escadre, il en était qui avaient assisté sous l’empire à de sanglans combats ; il en était même qui avaient servi pendant plusieurs années sous les ordres du capitaine Bouvet. De tels hommes eussent cent fois manqué de coup d’œil dans les évolutions prescrites, que l’amiral Lalande ne les en eût pas moins tenus pour d’excellens capitaines. Il n’hésitait pas à le proclamer. « Vois-tu, me disait-il souvent, cet officier qu’on serait tenté de prendre, à son air de bonhomie, pour un juge au tribunal de commerce : parle-lui de l’Aréthuse et de l’Amelia, et dis-moi si le regard de ce brave n’est pas fait pour électriser un équipage. »

L’amiral Lalande cherchait ainsi partout les motifs de sa confiance ; il les trouvait dans l’exceptionnelle aptitude des uns comme dans le vaillant passé des autres, dans l’ardeur de la jeunesse aussi bien que dans l’expérience de l’âge mûr. Lorsqu’il eut bien déployé son escadre en ligne et qu’il l’eut bien reployée en colonnes, lorsqu’il eut changé assez de huniers et de vergues de hune, il voulut se donner le spectacle d’un combat de nuit. À un signal du vaisseau-amiral, les batteries de l’escadre s’illuminèrent, et au premier coup de canon de l’Iéna un feu général s’ouvrit sur toute la ligne. Les divisions d’abordage furent appelées sur le pont, et le pétillement de la mousqueterie se joignit à la grosse voix des pièces de 36. La nuit était sombre et venteuse. L’exercice n’en fut que plus instructif. À dater de ce jour, l’amiral Lalande eut foi dans son escadre. Il ne crut pas toutefois pour cela en avoir assez fait. Il avait commencé l’éducation de ses vaisseaux par les exercices faciles. Quand il les eut ramenés dans la baie d’Ourlac, il visa hardiment aux difficultés. À l’heure la plus imprévue, le signal d’appareiller tous à la fois, au plus vite, au plus tôt paré, montait au haut des mâts de l’Iéna. Il fallait laisser là le lavage des ponts, embarquer les chaloupes, hisser cinq ou six autres embarcations, lever deux ancres et sortir de la baie, qu’il ventât ou qu’il fît presque calme. Le lendemain, c’était le tour des exercices de force. On changeait les mâts de hune. La première fois, cette opération demanda deux heures et demie à l’Iéna et huit heures au Montebello, La quatrième fois, l’Iéna l’exécuta en cinquante-cinq minutes. Les autres vaisseaux y employèrent à peu près une heure et demie. « Et pourtant, me disait l’amiral Lalande de cet air triomphant qu’il prenait quelquefois, il y a des gens qui prétendaient que ces exercices étaient inutiles,… parce que les Anglais ne les faisaient pas. » L’exercice favori restait d’ailleurs celui du canon. Les règlemens avaient alloué une certaine quantité de boulets et de poudre pour cet usage. L’amiral Lalande consomma en un mois ce que les règlemens lui accordaient pour une campagne de deux ans. Il fut coupable à bord de l’Iéna comme il l’avait été à bord de la Résolue ; mais cette fois il avait pour lui l’opinion publique, et bien osé eût été celui qui eût entrepris de l’attaquer. L’escadre, en effet, un instant hésitante, le protégeait alors de tout son enthousiasme. L’amiral l’avait d’abord lassée ; il avait fini par l’entraîner et par la séduire. La fatigue des exercices s’oubliait dans les ardeurs de l’émulation. Il n’y avait nul besoin de pousser les équipages, le difficile était au contraire de les retenir. Tel vaisseau échappait pour ainsi dire aux mains de son état-major. Les gabiers avaient affiché les principaux signaux dans les hunes, et on avait peine à leur faire attendre les commandemens de l’officier de quart. Aussi, disait-on en riant dans l’escadre que ce vaisseau, le premier bien souvent, naviguait à la part[4]. Ce n’était pas seulement les matelots qui avaient pris goût à ces luttes journalières ; les officiers y avaient également mis tout leur amour-propre. On n’avait donc ni un instant d’ennui, ni un instant d’oisiveté sur la rade d’Ourlac. La plus grande liberté d’ailleurs. Voulait-on rentrer en France, passer d’un vaisseau sur un autre, prendre une permission de quinze jours ou d’un mois, visiter Constantinople, ou Athènes, ou Smyrne, il suffisait de le demander. Tout s’arrangeait à l’amiable dans cette grande famille. L’amiral Lalande aimait les bons officiers ; il ne connaissait point les officiers indispensables ; c’est ce qui le rendait si facile pour toutes les mutations.

J’ai déjà dit quelles étaient ses idées sur la discipline des équipages. « J’aurai, m’écrivait-il, au 1er janvier 1840, six ou sept cents hommes à congédier… Si on veut avoir une bonne armée de mer, il faut soigner son moral et ne pas la mécontenter. Il faut de la fidélité aux engagemens. Ce serait une mesure encore plus politique que juste de renvoyer en France les hommes qui ont fini leur temps… Il vaudrait mieux, à mon avis, que chaque vaisseau eût soixante ou quatre-vingts hommes de moins, et des meilleurs, que d’avoir ce nombre de mécontens et de grognons. » L’amiral Lalande aimait le matelot jusque dans ses faiblesses. « Les officiers, disait-il, qui s’étonnent qu’un marin aille s’enivrer à terre ressemblent fort à Arlequin lorsqu’il donne un tambour et une flûte à ses enfans : amusez-vous bien, mes chers petits, mais ne faites pas de bruit. Ce qui distingue, ajoutait-il, le matelot du soldat, c’est qu’il a de l’argent dans sa poche, et, parbleu ! il faut bien qu’il le dépense ! »

Telle était la sage indulgence qui avait en moins d’un an gagné tous les cœurs. Il faut dire aussi que l’attente de prochains combats prêtait dès lors aux exercices de l’escadre un attrait que ces exercices ont rarement. La routine du service habituel avait fait place à l’énergie de la force qui se concentre. Il faut mettre de côté les fanfaronnades qui nous ont représentés, à dater de ce moment, comme prêts à écraser au premier signal la flotte anglaise. La vérité est que nous savions mieux que d’autres ce que valait cette flotte, mais nous avions confiance en nous-mêmes et dans le chef qui nous commandait. Je ne crois pas que jamais meilleur esprit ait régné dans une escadre.

II

Vers la fin du mois de décembre, l’amiral me donna l’ordre décentrer à Toulon pour y changer le mât de misaine de la Comète, qui était fendu transversalement. Je partis sans regret, car je savais que l’hiver, dans l’Archipel surtout, est une morte saison. J’avais à peine touché au port, la quarantaine à laquelle on avait soumis la Comète n’était pas encore terminée, que déjà l’amiral Lalande me pressait de le rejoindre. « Profite bien du temps, m’écrivait-il d’Ourlac le 9 janvier 1840, mais n’en abuse pas. Il faut revenir ici. Tout n’est pas fini, il s’en faut diablement. Un nuage diplomatique vient de se lever du nord. Peut-être en jaillira-t-il la foudre. La Russie veut évidemment nous brouiller avec l’Angleterre. »

Au mois de mai 1840, j’étais de retour dans le Levant, mais je n’étais plus auprès de l’amiral Lalande. J’avais été envoyé dans le Bosphore pour y rester aux ordres de l’ambassadeur de France à Constantinople. J’ai vu là d’assez près se dérouler, du mois de mai au mois d’octobre, de bien graves événemens. Nous avons eu nos jours de triomphe, bientôt suivis de jours d’humiliation. Kosrew, disgracié et remplacé par Rechid-Pacha, avait cessé d’être un obstacle invincible à la paix ; la flotte turque allait rentrer à Constantinople, quand le traité du 15 juillet éclata comme la foudre sur nos têtes[5]. L’Europe refusait à Abdul-Medjid et à Méhémet-Ali le droit de se réconcilier : elle prenait en main leurs affaires au nom de l’indépendance du sultan. On nous appliquait sans merci la loi du plus fort ; mais pouvions-nous protester autrement que par notre indignation contre cet ostracisme ? Sur qui nous serions-nous appuyés ? Sur les peuples ? Les peuples seront toujours du côté de leurs gouvernemens contre l’étranger. Sur le vice-roi d’Égypte ? Ce n’était qu’en face des Turcs qu’il était fort, et encore ne l’était-il plus quand on avait armé contre lui le sentiment religieux. Il était impossible de ne pas faire retraite devant une telle coalition. Un combat naval n’aurait rien décidé, quoique les Anglais nous aient un instant prêté ce projet. Ce qui eût été heureux, c’est qu’on doutât moins de l’amiral Lalande et qu’on connût mieux l’Angleterre. Le rappel de l’amiral Lalande au mois d’août 1840 fut probablement motivé par la crainte qu’il ne compromît la France par quelque coup de tête. On faisait injure à son intelligence politique autant qu’à son patriotisme. Deux mois avant la mesure qui allait l’enlever à son escadre, il m’écrivait : « Devons-nous désirer qu’on évite les complications, nous autres qui vivons de la guerre ? Je le désire pourtant, parce que chez moi l’intérêt du pays passe avant tout. »

Nous autres cependant, officiers de la Comète, nous dansions sur ce volcan. Nos plus longues croisières se bornaient à descendre le Bosphore ou à remonter de Tophana à Thérapia et à Buyuk-Déré. Pendant l’été, les vents de nord règnent avec la régularité d’une mousson dans le canal qui met en communication l’antique Propontide et la Mer-Noire. Des flottes entières s’accumulent alors dans la Corne-d’Or, car le courant est trop rapide pour que des bâtimens à voiles puissent le surmonter sans le secours d’un vent favorable : aussi, lorsqu’une brise passagère du sud vient à s’élever, il faut voir le spectacle que présente ce fleuve qui coule bleu et sans fond entre deux rangées de palais. Les navires s’élancent pêle-mêle, se heurtant, se poussant, rasant les quais sous un nuage de toile ; c’est à qui atteindra le premier l’entrée du Pont-Euxin. Tous les pavillons se trouvent là confondus ; toutes les carènes, depuis le clipper américain jusqu’aux formes étranges qui rappellent encore Argo, la nef à voix humaine, luttent de vitesse et d’activité. Des injures se croisent dans toutes les langues. Les Turcs, bien qu’ils soient chez eux, sont toujours les plus mal traités ; il faut dire aussi qu’ils sont généralement les moins adroits. C’est le peuple le moins marin qui soit au monde ; ils sont à eux seuls coupables de plus d’abordages que toutes les autres nations qui se donnent rendez-vous dans le Bosphore. Je me suis senti quelquefois tenté de prendre leur parti malgré leur gaucherie incontestable, tant je les voyais bousculés, rudoyés sans façon. S’il leur arrivait d’accrocher en passant quelque beaupré, au lieu de les aider patiemment à sortir d’embarras, on hachait leur gréement, on les jetait à tout hasard de côté, et les malheureux s’en allaient à la dérive, tombant d’un navire sur l’autre et soulevant de toutes parts un concert d’imprécations.

Notre pilote grec, natif d’Ipsara, avait été un des compagnons de Canaris. Il se distinguait par la violence avec laquelle il poursuivait de ses injures les enfans de Mahomet dans le malheur. Il passait sa journée sur le gaillard d’avant à les guetter pour les prendre en faute. Si un de nos tangons, si notre bout-dehors de clin-foc était seulement frôlé par un bateau turc, il accourait, montrant son poing mutilé au patron. L’Osmanli dédaignait le plus souvent de répondre à ce chien hargneux et continuait gravement de fumer sa pipe ; mais ce calme ne faisait qu’exciter davantage la colère de l’irritable pilote. Il avait de vieilles rancunes contre les Turcs, et les trouvait évidemment de trop en ce monde. C’était un type curieux que ce vieux corsaire. — Quand je dis corsaire, c’est par euphémisme. — Il ne venait pas, comme les autres pilotes, de Milo ; nous l’avions trouvé à Syra, où, la paix venue, il avait jugé à propos de dresser sa tente. Il était marin jusqu’au bout des ongles, n’ayant guère, depuis son enfance, vécu ailleurs que sur mer. Il parlait peu de ses aventures ; mais il n’y avait pas dans la Méditerranée une crique dont il n’eût connaissance. Ce n’était pas sous Canaris seulement qu’il avait gagné ses éperons. Les côtes de Sardaigne et de Corse, le golfe de la Syrte, celui de Naples, auraient pu nous dire quelque chose de ses hauts faits. Je ne pouvais le regarder sans qu’il me rappelât, avec son air renfrogné et ses deux doigts coupés, ce vieux Lambro qui faillit devenir le beau-père de don Juan. Pendant les longues guerres de l’empire, la piraterie avait eu beau jeu. Les Grecs n’avaient pas été les derniers à profiter de ces heureuses circonstances. Lorsque la cause de l’indépendance les appela dans une plus noble arène, ils eurent quelque peine à renoncer à de vieilles habitudes, et il fallut que plusieurs années s’écoulassent avant que le commerce européen pût, dans l’Archipel, se passer d’escorte. Je ne sais, jusqu’en 1830, qui les marins de Marseille et de Gênes redoutaient le plus, des Grecs ou des Algériens. Les Grecs cependant ont l’esprit fertile : lorsqu’il leur fut interdit d’écumer les mers, ils se mirent courageusement à les exploiter. Leur pavillon se multiplia, on le vit partout. Des navires sortirent des coffres-forts du riche et des épargnes du pauvre. Toute spéculation leur fut bonne, tout voyage leur convint. Ils résolurent, mieux que les Américains, mieux que les Suédois ou les Brêmois, le problème de la navigation à bon marché. Notre Lambro, retiré des affaires avec un ou deux milliers de talaris, aurait pu cultiver paisiblement un coin de terre, vivre de sa vigne et de ses oliviers ; il n’en eut pas un instant la pensée. Il avait fait construire à Syra un navire de ce pin dur et tors qui croît sur les bords de la mer Egée. Il paya cette coque, y compris les bas mâts, environ 6,000 francs. Deux chaînes et deux ancres, — car il n’avait pas voulu lésiner sur ce point, lui en avaient coûté à peu près autant. Maintenant il naviguait pour gagner le reste de la mâture, le gréement et les voiles. Il recevait pour ses services à bord de la Comète une piastre forte par jour. Tout, jusqu’au dernier para, était mis de côté, et chaque mois une vergue, une pièce de cordage ou de toile partait pour Syra sur un navire ami qui se chargeait gratuitement du transport. Notre pilote n’avait pas d’Haydée, il avait quatre vigoureux garçons. L’équipage de son brick était tout trouvé. L’un des fils serait capitaine, le second subrécargue, le troisième maître d’équipage, le quatrième matelot. On y joindrait deux ou trois vagabonds ramassés sur le port, et on serait prêt à partir, s’il le fallait, pour l’Amérique. Du premier coup on n’alla pas si loin, mais on n’en fit pas moins une campagne lucrative. Un beau jour, nous vîmes apparaître dans le Bosphore le fameux brick équipé à Syra. Il avait été chercher un chargement de caroubes à Candie, et il le portait à Odessa. Avec de pareilles mœurs et de semblables aptitudes, la Grèce n’est-elle pas destinée à nous montrer un jour une des premières marines marchandes du monde ?

On s’étonnera peut-être que j’aie parlé de nos fréquentes promenades dans le Bosphore, lorsque les vents de sud y sont si rares et que les vents de nord y sont si enchaînans. Ce n’était pas en effet un petit effort d’industrie et de persévérance que d’accomplir en tout temps ces courtes traversées. Nous mettions près de deux jours à parcourir une distance de onze à douze milles. Nous partions généralement de Tophana vers une heure de l’après-midi, aussitôt après le dîner de l’équipage. Louvoyant le long de terre sans sortir du contre-courant, nous arrivions en deux ou trois bordées à la hauteur du palais de Tchéragan. Là, il fallait nécessairement laisser retomber l’ancre. Chaque fois qu’on nous voyait arriver à ce mouillage interdit, un caïque se détachait invariablement du palais et venait nous avertir que nous ne pouvions pas rester là. Nous le savions ; mais pendant ce pourparler nous avions allongé tout ce que nous avions de faux-bras, de drisses et d’amures de bonnettes, jusqu’à la pointe voisine, sur laquelle s’élevait une espèce de cabaret peint en rouge dont le balcon reposait sur des pilotis. Pour atteindre la pointe, ces amarres suffisaient ; pour la doubler, il nous fallait recourir à nos avirons de galère. Nous arrivions ainsi dans une baie où nous faisions usage d’un nouveau moyen. Une partie de l’équipage, débarquée à terre, tirait le navire à la cordelle. Tout cela pourtant n’était pas la grosse affaire : le difficile était de franchir le coude que forme le Bosphore près de Dolma-Batchi. Le courant est si violent en cet endroit que les caïques eux-mêmes, ces fines mouettes qui semblent voltiger sur l’eau, ne réussissaient pas à doubler la pointe, s’ils ne se faisaient haler par des hommes apostés sur le quai tout exprès. La rive par exemple est à pic, et vous pouvez la serrer sans danger. Nous passions ordinairement la nuit accostés à terre, tranquilles dans ce repli de la côte, en dehors auquel s’épanchaient, avec la rapidité d’un torrent, les eaux de la Mer-Noire. Le matin venu, le calme atténuant un peu la vitesse du courant, nous nous disposions à tenter le passage. Une cinquantaine de marins se plaçaient alors sur le quai avec deux fortes amarres. Appuyant sur le bord un bout-dehors de bonnette ou tout autre espars, nous écartions légèrement de la rive l’avant du brick. Il n’en fallait pas davantage, le courant se chargeait du reste : comme par un vigoureux soufflet appliqué sur sa joue, il jetait à l’instant la Comète au milieu du Bosphore. Si nos hommes étaient adroits, ils profitaient de ce moment pour entourer d’une de leurs amarres un des piliers de granit dressés sur le quai ; la Comète, ainsi retenue, se rangeait dans le fil de l’eau, et les marins, saisissant l’autre amarre, s’animant par des cris, par le son du tambour, la mettaient en chemin. Ce n’était qu’un coup de collier ; il n’y avait pas une demi-encâblure à faire pour tomber dans un autre remous, Le coude franchi, nous suivions presque sans effort les contours d’une baie nouvelle, salués par le gazouillement des oiseaux, mais semant l’émoi sur notre passage. Les Turcs, brusquement éveillés, tremblaient pour leurs maisons, non sans motifs peut-être, car je me souviens d’avoir enlevé un jour, près de Kadi-Keui, tout un angle de corps de garde du bout de mon beaupré. Le bruit, le fracas que les chrétiens traînent constamment après eux fait le désespoir des Turcs. Dès lors le pauvre sultan me rappelait un peu le cheval qui voulut se venger du cerf. Je ne m’étonne donc pas de l’empressement qu’il mit à accueillir le conseil qui lui fut donné de régler son différend avec le pacha d’Égypte sans recourir à l’intervention de l’Europe.

L’amiral Lalande voulait m’appeler à lui. Il avait écrit à l’ambassadeur qu’il enverrait à Constantinople un autre brick remplacer pour quelques mois la Comète. Il craignait que je ne m’amollisse dans cette navigation de rivière[6] ; mais avant qu’il eût pu donner suite à ses intentions, il fut lui-même rappelé en France. Il ne s’attendait pas à ce coup, et ne laissa pas que d’en être ému[7]. Il ne comprit pas en effet tout d’abord cette dernière faveur de la fortune. Par un hasard presque providentiel, il avait reçu l’ordre de quitter le Levant au moment où sa position allait y devenir intolérable. L’escadre, passée en d’autres mains, dut sortir des eaux de Smyrne. Pendant que les forces alliées faisaient tomber les murs de Saint-Jean-d’Acre, elle attendait de nouvelles instructions, tristement reléguée à Athènes et à Navarin. Enfin on eut le courage de cette prudence dont notre isolement nous faisait une loi : on rappela nos vaisseaux à Toulon. L’escadre y parut non pas humiliée, mais frémissante. Vingt et un vaisseaux de ligne, réunis en un seul faisceau, devaient donner à réfléchir au cabinet de Londres. Cette armée navale eût été dans la Manche avant que l’escadre de Beyrouth n’eût pu rebrousser chemin jusqu’à Gibraltar. On songeait à lui donner pour chef un de ces hommes dont on invoque presque involontairement le nom les jours de combat, une de ces vieilles gloires pures, intactes, comme il nous en restait encore, — l’amiral Duperré. — Celui qu’on avait choisi pour commander immédiatement sous lui, pour servir de son activité, en qualité de major-général, la haute expérience à laquelle on voulait faire appel, c’était l’amiral Lalande, qu’on trouvait ainsi le moyen de rendre à ses vaisseaux. Avec un tel second, avec des lieutenans qui se nommaient Hugon et de La Susse, l’amiral Duperré était homme à tout entreprendre. Combien de temps nos succès auraient-ils duré ? C’est ce qu’il est difficile de savoir, mais il est hors de doute qu’un premier succès était presque infaillible.


III

Je suivis d’assez près en France l’amiral Lalande. Il était parti dans les derniers jours de juillet. Je quittai Constantinople dans les premiers jours d’octobre. Je pouvais trouver la guerre sur mon passage, mais je commandais un bâtiment qu’il n’eût pas été facile d’atteindre. Notre traversée fut très orageuse. Quand l’hiver doit être rigoureux, on en est généralement averti dans la Méditerranée par le mois d’octobre. Dans l’Océan, c’est le mois des vents d’est ; dans la Méditerranée, c’est celui des violens orages, plus encore que des tempêtes. Si l’on est moins vigoureusement assailli à cette époque de l’année que durant les premiers mois de l’hiver, on est plus constamment harcelé et menacé. Dans une mer étroite, de ces deux dangers l’un vaut l’autre. La première fois que j’étais revenu du Levant, dans les mois de novembre et de décembre, j’avais suivi le canal de Malte. Cette fois je crus mieux faire en allant chercher le phare de Messine. Je me présentai pour le franchir vers onze heures du soir. Les pilotes qui me mirent dehors avaient fait une excellente journée. Le vent de sud-est avait soufflé, et depuis le matin les navires dépassaient l’un après l’autre les noires aiguilles et le promontoire redouté de Scylla. Le temps cependant ne me paraissait pas sûr ; j’eus un instant l’idée de m’arrêter à Messine, mais les pilotes dissipèrent mes doutes. Tempi ligeri ! c’était tout ce que je pouvais attendre. Fiez-vous aux Siciliens ! J’étais à peine en dehors du phare qu’il me fallut prendre deux ris aux huniers. Arrivé sous Stromboli, j’étais à la cape. On ne peut se laisser dériver ainsi, quand on a sous le vent le golfe de Gioja et celui de Policastro. Les côtes de Calabre sont les plus inhospitalières que l’on puisse rencontrer dans la Méditerranée. Je virai donc de bord et je forçai de voiles, au risque de tout briser, pour regagner la côte de Sicile. Le vent sauta heureusement au nord-ouest, et j’atteignis tout juste la pointe du phare. Je voulais donner dans le canal ; les pilotes s’y opposèrent ; le vent était trop court, la marée contraire. Ils me firent mouiller sur ce banc, qui n’est que le prolongement de la pointe sablonneuse du phare, et qui descend brusquement vers un abîme sans fond. J’y trouvai, je dois le dire, nombreuse compagnie. Tous ces bâtimens, qui étaient sortis, comme moi, du détroit sur la foi des tempi ligeri, avaient dû se hâter de rétrograder ; mais tous n’avaient pas été aussi heureux que la Comète. La plupart louvoyaient péniblement dans le golfe de Gioja et perdaient du terrain à chaque bordée. Je me rappelle encore une large goélette anglaise qui faisait des efforts prodigieux pour sortir de ce tourbillon ; elle arrivait presque à nous toucher, pas d’assez près cependant pour que son ancre pût mordre sur le banc ; sous peine de tomber sur Scylla, il fallait qu’elle poussât une nouvelle bordée au large. J’ai rarement vu montrer plus de courage et d’intelligence ; mais toute cette énergie se dépensait en pure perte. La nuit approchait, et elle menaçait d’être plus venteuse encore que la nuit précédente. Nous ne pouvions penser sans frémir au sort de ces bâtimens affalés sur une côte de fer. Vers dix heures du soir, un effroyable orage, qui s’était formé dans le nord-est, creva tout à coup et amena une saute de vent. À la lueur des éclairs, nous donnâmes dans le phare et trouvâmes sur la côte de Sicile un mouillage suffisamment sûr pour y passer la nuit. Après deux jours de repos, nous reprîmes la mer ; . mais toute notre traversée devait être marquée par des épreuves. D’un bout à l’autre, ce ne fut qu’une lutte continuelle. Ce qui me consola, c’est qu’un navire à vapeur, le Castor, parti d’Alexandrie le jour même où nous quittions Constantinople, n’arriva à Toulon qu’après nous.

Quand on s’est décidé à armer une escadre, on ne peut pas prendre immédiatement sur soi de la désarmer. Les difficultés politiques ont beau s’aplanir, il subsiste comme un grondement sourd dans les esprits qui tient encore les hommes d’état en éveil. Dans la situation que nous avait faite l’Europe et que nous avions acceptée, nous eussions été aussi forts avec dix vaisseaux qu’avec vingt. Cette économie aurait eu un double avantage ; elle eût ménagé le trésor et épargné à la marine les dégoûts d’une activité qui paraissait désormais sans but. On se fût repris plus tard avec la même ardeur à ces exercices dont on avait bien quelque sujet de se montrer lassé. Il ne fallait qu’une trêve entre la fièvre d’Ourlac et la déception de Toulon. L’escadre était restée sous les ordres de l’un des hommes de mer les plus éprouvés qu’ait jamais possédés la marine française. L’amiral Hugon, qui en avait reçu le commandement dans ces circonstances pénibles, était un vivant témoignage des hautes espérances que nous avait données naguère la marine régénérée de l’empire. Il s’était formé dans ces brillantes campagnes de l’Inde où la gloire de Suffren trouva des émules. C’est lui que le capitaine Bergeret chargea, au milieu du combat soutenu par la Psyché contre la frégate anglaise le San-Fiorenzo[8], d’aller traiter avec un ennemi bien supérieur en force des conditions auxquelles lui serait abandonnée une frégate qui ne pouvait plus se défendre. Il s’acquitta heureusement d’une mission sans exemple dans les fastes de la guerre maritime, et rapporta sur la Psyché la seule capitulation qui ait jamais été signée sur mer entre deux combattans. La frégate fut rendue comme une place forte ; son équipage en sortit libre avec les honneurs de la guerre. L’amiral Hugon était alors lieutenant de vaisseau. Il était capitaine lorsqu’il conduisit dans le combat de Navarin la frégate l’Armide au secours du Talbot et qu’on le vit se frayer si bravement un passage jusqu’au plus épais de la mêlée. Sa réputation était européenne. Il n’éveillait pas l’enthousiasme et la sympathie au même degré que l’amiral Lalande, mais il commandait l’estime et inspirait le respect. Il était déjà parmi nous un homme d’un autre âge, homme de pratique et de sens, qui avait-beaucoup vu, beaucoup souffert, dont l’expérience acquise sur le champ de bataille se défiait de toute nouveauté. Son calme était fait pour contraster avec notre ardeur présomptueuse. On eût dit que son heure n’était pas encore venue, et qu’il attendait le premier coup de canon pour nous faire voir sur quel terrain il avait appris son métier. Il s’ennuyait en rade de Toulon et exerçait sans plaisir ce commandement désobligeant qu’on lui avait donné quand il n’en pouvait plus rien faire. Ne sachant quel emploi assigner à notre escadre, n’osant l’envoyer croiser dans la Méditerranée au cœur de l’hiver, on se décida enfin à laisser une division sur rade, aux ordres du contre-amiral de La Susse, pendant qu’une autre division irait avec le vice-amiral Hugon stationner aux îles d’Hyères.

La division du commandant en chef se composait de cinq vaisseaux : l’Océan, vaisseau à trois ponts portant le pavillon de l’amiral et commandé, par le capitaine Hamelin ; l’Iéna, le Neptune, le Généreux et le Triton. La frégate la Médée reçût l’ordre de l’accompagner. Cette escadre appareilla de Toulon le 21 janvier 1841, vers quatre heures du soir, avec l’intention de passer la nuit au large et d’aller chercher le mouillage des îles d’Hyères le lendemain. À peine fut-elle en dehors du cap Sep et que le vent de nord-ouest se leva. L’escadre, sous une voilure réduite, conserva les amures à tribord. Dans la nuit, le vent redoubla de violence. L’amiral jugea prudent de s’éloigner du golfe de Lyon et de prendre la bordée qui le rapprocherait du golfe de Gênes. On n’était déjà plus en ligne, et si les mouvemens de l’amiral peuvent être facilement exécutés sans signal par une file de vaisseaux rangés exactement dans les eaux les uns des autres, il n’en est pas ainsi quand on navigue en peloton. Avant de virer de bord, il fallait de toute nécessité en donner l’ordre par signal. On l’essaya, mais au milieu de la tempête les fanaux s’éteignirent ou se brisèrent. Il n’y avait déjà plus moyen de s’entendre. Aussi, quand le jour se fit, l’escadre était-elle dispersée : la plupart des vaisseaux, jetés sous le vent par la dérive, n’auraient pu, s’ils avaient alors viré de bord, doubler avec certitude l’île de Corse. Un seul vaisseau, le Généreux, le tenta, et ce fut le seul qui atteignit les îles d’Hyères. Le reste de l’escadre s’en allait en travers du côté de Mahon. Jusqu’au 23, elle n’avait été aux prises qu’avec un violent coup de vent d’hiver ; dans la nuit du 23 au 24, ce fut un ouragan qui éclata. Le vent passa au nord et balaya tout ce qui se trouva sur sa route. D’un bout de la Méditerranée à l’autre, ce ne fut qu’un désastre. La Marne se perdit dans la baie de Stora, le Météore se réfugia dans le port de Malte, après avoir failli périr sur l’île Maritimo ; il n’y eut pas un des navires surpris par cette tempête à la mer qui ne fît de graves avaries ou ne courût les plus grands dangers. Les plus heureux furent ceux qui trouvèrent un asile à portée. L’Océan, fort maltraité déjà par trois jours de cape, vit sa dernière voile enlevée. Il ploya sous la rafale au point de plonger, — chose incroyable, — le bout de sa grand’vergue dans l’eau. Le vaisseau n’étant plus soutenu par aucune voile, les mouvemens de roulis avaient acquis une amplitude énorme. Le craquement des cloisons, le gémissement des mâts, semblaient annoncer la prochaine dissolution du bâtiment. Pendant ce temps, trois sabords avaient été défoncés, et la mer s’engouffrait avec fureur dans les batteries. C’est dans de pareilles circonstances qu’on peut voir la grandeur de l’homme et sa faiblesse. Il est bien petit devant la puissance de la nature, mais il est bien grand aussi quand il se redresse sous ces formidables colères. Au moment le plus critique, la fermeté de l’amiral et celle de son capitaine de pavillon ne fléchirent pas. Ils pourvurent aux accidens les plus graves avec le sang-froid et la sérénité qu’ils apportaient dans les circonstances ordinaires aux plus modestes détails de leur profession. L’Océan fut, de tous les vaisseaux, celui dont les convulsions furent le plus effrayantes ; mais ce ne fut pas le vaisseau le plus en péril. Le Triton, commandé par le capitaine Bruat, faillit couler. Ses pompes furent pendant un instant impuissantes. Le Neptune eut plusieurs courbes rompues, l’Iéna craqua son beaupré. Enfin le temps permit d’aller chercher un abri où chacun pût réparer ses brèches. L’Océan et la Médée se réfugièrent dans le golfe de Palmas en Sardaigne ; le Triton, le Neptune et l’Iéna, dans celui de Cagliari.

Le vent souffle pour le brin de chaume comme pour le chêne. La Comète eut aussi sa part de cette épouvantable tempête. J’avais été expédié à Barcelone pour y porter quelques rechanges aux bâtimens de la station. Ma mission accomplie, je devais rentrer à Toulon. Le 22 janvier, je me disposai, dès le point du jour, à sortir du port. Le commandant du Méléagre voulut me retenir, il connaissait mieux que moi les côtes de Catalogne et venait d’interroger le capitaine d’un falucho de la douane qui arrivait de Blanès. Cet officier lui avait annoncé que d’après l’état de la plage il était impossible qu’il n’y eût pas à cette heure une tempête déchaînée dans le golfe de Lyon. Je dédaignai follement ces pronostics, et je me mis en route. La journée fut magnifique. Nous suivions la côte, poussés par une petite brise d’ouest et de sud-ouest. La nuit vint, et le ciel resta pur. Si j’avais su ce que j’ai appris depuis lors, je me serais inquiété de cette petite houle peu profonde, mais sèche et dure, qui venait heurter sans cesse notre joue. Il faut des années pour apprendre à lire et à interpréter ces signes du temps. Seul, le marin expérimenté les trouve partout, dans le scintillement des étoiles, dans la forme, dans la coloration et dans la course des nuages aussi bien que dans les ondulations des flots. Je me couchai donc sans la moindre préoccupation. Au jour, on vint me rendra compte de notre position. Tout allait à merveille. Lorsque je montai sur le pont, la scène avait changé. Un voile de vapeurs, à peine-perceptibles à l’horizon, s’était subitement déployé et avait en quelques minutes envahi tout le ciel. J’ai revu ce phénomène dans les mers de Chine à l’approche d’un typhon, et je le tiens pour un des indices les plus certains d’une tempête. Le ciel n’était pas noir, mais d’un gris opaque, uniforme, d’où ne se détachait aucun nuage. Le vent, lorsqu’il souffle du nord-ouest dans le golfe de Lyon, s’infléchit au cap de Creux, et, suivant le contour de la côte, souffle du nord-est dans le canal qui sépare les îles Baléares de la Catalogne. En général, il n’accuse toute sa violence que vers le milieu de ce canal. Près de terre, il s’affaiblit, et il existe même entre le cap Saint-Sébastien et Barcelone une zone de quelques lieues de large, zone menteuse où l’on n’éprouve plus, sous la forme d’une légère brise de sud-ouest, que le remous du grand courant qui s’est produit au nord. Arrivés à la hauteur du cap de Tosa, à quelques lieues-du cap Saint-Sébastien, nous commencions à sortir de la zone abritée, et le véritable aspect du temps se montrait.

Il n’y avait jusque-là rien de bien effrayant. Le mistral ne m’avait pas empêché autrefois de traverser le golfe de Lyon avec le Furet ; il ne me détournerait pas de tenter ce passage quand j’avais sous les pieds un brick tel que la Comète. Je savais qu’en avançant je devais trouver le vent de plus en plus favorable, et que ce terrible mistral se ployait pour ainsi dire, en s’arrondissant, aux grandes inflexions du golfe. À huit heures du soir, j’étais sous le grand hunier au bas ris, la misaine, et le petit foc. Les mâts de perroquet étaient dépassés. S’il y avait quelque chance de franchir le golfe, c’était sous cette voilure. À neuf heures, je n’avais plus que le grand hunier, et à dix heures que le petit foc. Je crus qu’il ne nous fallait plus que de la patience, et je m’étendis sur les coussins de notre petite dunette. Il était deux heures du matin. Je reposais assoupi, brisé par la fatigue, lorsque je fus éveillé en sursaut. Le brick était sur le côté, la dunette pleine d’eau, et j’entendais crier sur le pont : « Nous sommes engagés. » Je m’appuyai aux deux montans de la porte et je criai à mon tour : « La barre est-elle au vent ? Défoncez les sabords ! » Un gabier de beaupré, nommé Roque, se saisit d’un anspect et fit voler en éclats le sabord de l’arrière. La Comète obéit à sa barre, et pendant que la proue cédait lentement à l’impulsion. du vent, nous sentîmes le brick se redresser. L’eau, qui tout à l’heure chargeait sa muraille, s’était écoulée par la brèche que nous lui avions ouverte. Il partit comme un trait, écartant les lames de droite et de gauche, pareil à un cheval échappé. Restait à savoir où. il allait ainsi. Je sautai sur ma carte : en faisant le sud-ouest, nous pouvions enfiler sans crainte le canal des Baléares jusqu’au cap Saint-Martin. Je donnai l’ordre devenir au sud-ouest. Deux ou trois lames nous prouvèrent bien vite que cette route était impossible. Nous essayâmes de venir au sud-est ; la tentative n’eut pas plus de succès. Le vent était franc nord, et tout ce que nous pouvions faire, c’était de fuir vent arrière. On ne pouvait dire que la mer fût très grosse. Elle était en quelque sorte couchée par le vent ; mais la crête des lames, enlevée comme un immense embrun, jaillissait à bord dès que nous présentions à la vague l’une ou l’autre hanche. Nous passions littéralement à travers une couche d’écume, sans pouvoir, bien que la lune brillât au plus haut du ciel, rien distinguer à une encablure devant nous. J’estimais notre vitesse à douze milles environ à l’heure. Tout flottait sur le pont, les échelles, les coffres à signaux et les cages à poules. La plupart des matelots, l’œil morne et abattu, s’étaient réfugiés sur l’arrière : quelques-uns s’efforçaient d’épuiser d’en bas l’eau qui tombait par les écoutilles dans le faux-pont. Une dizaine de gabiers, l’élite de l’équipage, raffermissait les dromes, faisait jouer les pompes et parait aux mille avaries qui se déclaraient à chaque instant. Deux de ces gabiers, Moulinier et Matty, s’étaient chargés de la barre. Ils ne la quittèrent pas de la nuit. Aucun des officiers ne s’était couché. Tous étaient à leur poste, m’entourant et me secondant. Vers six heures du matin, nous approchions évidemment de la terre. La brise, qui jusqu’alors n’avait été qu’une rafale continue, sembla mollir. Une lame énorme se dressa sur notre arrière et vint déferler sur nous. Je crus qu’elle nous engloutissait et que tout était fini. Je me souviens qu’en cet affreux moment, lorsque j’étais encore accablé sous la montagne d’eau qui nous avait couverts, que le brick semblait s’enfoncer sous mes pieds, et que je m’imaginais ne jamais revenir à la surface, j’eus le temps de faire cette réflexion : « C’est donc ainsi qu’on meurt ; je m’étais figuré que c’était plus pénible. » Nous ne restâmes pourtant submergés que quelques secondes. J’entendais autour de moi ces paroles sinistres : « La barre est cassée ! « Il n’en était rien par bonheur. Deux rayons de la roue de gouvernail que serraient de leurs doigts nerveux Moulinier et Matty s’étaient seuls brisés entre leurs mains.

Je pris un grand parti. Il était évident qu’avec la route que nous avions suivie depuis deux heures du matin nous ne pouvions pas conserver l’espoir, que j’avais eu un moment, de passer au large de Minorque. Notre seule chance de salut était de trouver le passage entre cette île et Majorque. Notre point de départ était loin d’avoir le caractère de certitude qui eût été si nécessaire en pareille occurrence. L’erreur de notre position, résultat d’une estime influencée pendant deux jours par les courans, pouvait être de quinze ou vingt milles. Si nous donnions sur Minorque, nous étions en grand danger. Cependant c’est une île peu étendue, et un léger changement de route peut en faire éviter les pointes. Si nous rencontrions la plus grande des Baléares, Majorque, un miracle seul pouvait nous sauver. J’envoyai larguer la misaine et je fis gouverner au sud-sud-ouest. Nous le pouvions alors, parce que la tourmente s’était apaisée. À huit heures, le maître d’équipage, qui était monté, dans la hune de misaine, annonça la terre devant nous. Bientôt nous distinguâmes du pont de hautes gerbes d’écume que quelques-uns d’entre nous prirent pour des coups de canon : c’était la mer qui rejaillissait en pluie après avoir frappé la falaise. Ces brisans s’aperçoivent souvent lorsque la côte est encore voilée par la brume. Quelques minutes d’intense anxiété s’écoulèrent ; le terre se dessina plus clairement : elle s’étendait comme une longue bande noirâtre au-dessus de l’horizon ; un seul sommet arrondi en marquait à peu près le milieu. Nous reconnûmes Minorque et le mont Toro. Un soupir s’échappa de toutes les poitrines. Nous inclinâmes encore légèrement notre route sur tribord et passâmes à un ou deux milles de la pointe de Ciudadella. La brise diminuait de violence au fur et à mesure que nous avancions dans le canal. À la misaine, nous ajoutâmes successivement le grand hunier, le petit hunier, puis la grand’voile, pour nous rapprocher de Majorque et nous abriter sous ses hautes montagnes. À midi, l’équipage riait déjà de ses émotions. Le ciel était bleu, la brise était ronde, et la Comète voguait sur une mer unie… Mais combien de familles cette affreuse tempête avait plongées dans le deuil ! combien de pauvres femmes se trouvèrent avoir prié en vain Notre-Dame de la Garde ou Notre-Dame de Sicié ! combien d’orphelins fit en un seul jour le premier courrier qui arriva de la côte d’Afrique ! C’est une rude existence que celle du matelot. Il gagne si peu et il a tant d’êtres à soutenir ! Aimez-le, protégez-le, vous qui disposez de ses destinées ; mais n’espérez pas qu’il échappe à cette dure loi qui pèse depuis les premiers jours du monde sur la majeure partie de l’espèce humaine. L’homme doit travailler, et la femme doit gémir :

For the men must work and the women must weep.

J’ai connu des parages plus dangereux que ceux de la Méditerranée ; cependant en peut devenir marin dans la Méditerranée aussi bien qu’ailleurs. Les Anglais nous raillèrent quand ils apprirent le sort de cette escadre qui leur avait fait tout à la fois et ombrage et envie. Ils affectèrent de ne voir en nous que des marins de rade et de beau temps. Les vaisseaux de Nelson, au mois de mai 1798, n’avaient pourtant pas été plus heureux que les nôtres au mois de janvier 1841 ; leurs avaries avaient même été plus graves. La vérité, c’est que dans certains coups de vent exceptionnels il n’y a qu’une science qui serve, celle de les éviter ; mais, chose étrange, cette Méditerranée si étroite, nos bâtimens de guerre ne la connaissaient pas. Ils en ignoraient le régime et les ressources. Les cartes que nous possédions ne nous disaient rien de ces précieux abris que la nature a pour ainsi dire creusés à chaque pas du détroit de Gibraltar à l’entrée des Dardanelles. L’Archipel seul nous était devenu familier par de longues stations. Partout ailleurs nous allions à l’aventure sur la foi d’un méchant routier dont on avait fixé les principaux points par des déterminations astronomiques. Le coup de vent du 24 janvier 1841 eut au moins cet heureux résultat : l’amiral Hugon découvrit le golfe de Palmas en Sardaigne. Quelque temps auparavant, le commandant Bérard, sur l’Uranie, avait annoncé dans la même île l’existence de la baie de Saint-Pierre. On comprit enfin la nécessité d’accorder à la navigation de la Méditerranée un peu de cette sollicitude qu’on prodiguait à celle des mers les plus lointaines. Sur un théâtre où se meuvent des escadres et où l’on expose chaque jour des millions, aucune précaution ne saurait être superflue. Il fut donc décidé qu’on allait s’occuper sans délai de l’exploration des côtes de Sardaigne, de la partie du moins de ces côtes où des flottes entières trouveraient encore aujourd’hui, comme au temps de César et de Charles-Quint, des rades aussi sûres que des ports, aussi vastes que des golfes. Pendant deux années consécutives, cette reconnaissance hydrographique occupa la Comète[9]. Nos travaux étaient à peine terminés qu’un nouveau commandement m’appela sur les côtes de Catalogne. On me confia cette fois un brick de vingt canons, le Palinure. Quatre ans plus tard, je conduisais dans les mers de Chine une corvette. À la corvette succéda une frégate. Rien ne put me faire oublier les deux navires de mes jeunes années, le Furet et la Comète. En eux s’était personnifiée pour moi une marine qui allait disparaître.

C’est une singulière destinée pour la génération dont je fais partie d’avoir vu en quelques années ses plus chères études reléguées au second plan, d’avoir assisté à cette marée montante qui envahissait peu à peu le terrain où la marine de guerre et la flotte de combat s’étaient crues inaccessibles. Les révolutions vont si vite au siècle où nous sommes, que qui ne sait point se transformer et se renouveler pour ainsi dire risque, fort de devenir inutile. Une flotte est à peine construite qu’il en faut bien vite ébaucher une autre. On marche et l’on trébuche à chaque pas sur un progrès nouveau. Les budgets se lassent et les haches s’émoussent. Cependant des forêts entières descendent des montagnes dans nos arsenaux, des armées d’ouvriers sont debout auprès des chantiers attendant le modèle qui n’est pas encore sorti du cerveau de l’ingénieur. C’est une heure de fièvre, mais c’est aussi une heure de trouble. L’audace est la seule sagesse dont on puisse s’inspirer aujourd’hui. La révolution a été déchaînée ; ceux qui l’ont introduite dans le monde naval ne savent plus eux-mêmes où elle les mène. Gardons encore, s’il se peut, notre sang-froid. Ce bouleversement est pour nous une moins rude épreuve que pour l’Angleterre. Les murs de bois laissent à découvert les cœurs de chêne. Richard Cobden le proclamait il y a quelques jours en plein parlement sans provoquer un seul démenti : plus de la moitié du peuple anglais vit aujourd’hui du blé qui lui vient du dehors. C’est une garnison dont la subsistance est compromise, si ses communications sont coupées. L’assaut est inutile contre cette place qu’on pourrait aisément affamer ; seulement il faut se tenir en garde contre les sorties.

Chargé de passer l’inspection générale des bâtimens qui portèrent au Mexique une armée de plus de trente mille hommes, j’ai fait en quelque sorte défiler sous mes yeux toutes les forces vives de notre marine. J’ai vu un corps d’officiers dans la force de l’âge et déjà pleins de maturité, d’une instruction si vaste, si variée, si profonde, qu’il n’est pas de problème qui leur soit étranger. Agrandissez autant qu’il vous plaira la sphère de leur action, vous trouverez à peine un rayon assez étendu pour embrasser toutes les aptitudes que cet admirable personnel vous offre. Je puis le louer sans crainte, j’appartiens à un autre âge. J’ai beaucoup fréquenté la marine anglaise ; je la tiens en très haute estime, et personne ne sait mieux que moi ce que nous avons gagné à l’étudier de près. Je ne crois pas cependant qu’à aucune époque de notre histoire l’intervalle ait été moindre entre les deux flottes. La seule chose qui pourrait tendre à le rétablir, ce serait une émulation excessive et une précipitation irréfléchie. Il est dans la destinée des deux plus grandes puissances de l’Europe de se mesurer sans cesse des yeux, et, alors même que la cordialité de leurs rapports est le mieux assurée, de se prendre mutuellement pour objectif. Acceptons cette nécessité, mais luttons d’industrie plutôt que de vitesse. Du jour où je suis entré dans la marine, je n’ai entendu parler que de guerre contre l’Angleterre. Voilà trente-quatre ans que nous nous y préparons, et c’est hier encore que, des hauteurs de l’Alma, nos soldats volaient au secours des life-guards et des highlanders. Depuis cette époque, le fantôme de l’invasion a fait sortir de terre une armée de volontaires effarés ; mais le clairon des zouaves ne s’est encore fait entendre des Anglais que dans la journée d’Inkermann. Nous avons donc le temps d’affermir notre programme et de le bien considérer sous toutes ses faces. Nous avons eu jusqu’ici l’initiative des plus hardies et des plus fécondes nouveautés ; il n’est pas probable que sous ce rapport on nous devance. Tranquilles du côté des instrumens qu’on nous prépare, nous avons plus sujet encore de l’être du côté de ceux qui s’en serviront. Je le répète, notre corps d’officiers n’a pas son pareil en Europe ; celui des sous-officiers a la même valeur. Les matelots, peu nombreux, le sont assez depuis que les équipages, réduits de plus de moitié sur les étranges et formidables navires de nos jours, tendent à se restreindre encore. Ils sont instruits, vaillans et d’une douceur, qui fait de la discipline navale un jeu. Si, comme on l’a dit souvent, la marine est la plus fidèle image de l’état social d’un pays, nous avons lieu de nous féliciter de la situation morale de la France. En fait de matériel, il est urgent d’être novateur. Quand il s’agit de personnel, j’incline vers la conservation, vers celle, bien entendu, qui améliore, qui perfectionne avec soin les détails, mais qui respecte les principes des choses. Ce bien dont nous jouissons, il n’est pas né en un jour. Il est d’abord l’héritage du grand siècle, le legs respectable et précieux de Colbert. Le règne de Louis XV lui-même a eu ses traditions. Les officiers qui avaient connu Duguay-Trouin, l’amiral de Court et M. de l’Étenduère n’ont pas été inutiles à la génération qui a fait la guerre d’Amérique. Les chefs qui nous ont instruits sous la restauration et sous le gouvernement de juillet nous venaient de l’empire[10]. Nous-mêmes nous transmettons à une jeunesse impatiente les leçons que nous avons reçues des Duperré, des Roussin, des Rigny, des Baudin, des Hugon, des Lalande, des La Susse, des Parseval, des Hamelin et des Bruat. La marine à vapeur a ses ancêtres dans la marine à voiles.

Il me semble que je parle d’un siècle passé quand je retrace des souvenirs qui n’ont pas encore vingt ans de date. Lorsque les souvenirs vieillissent avec cette rapidité, il faut se hâter de les fixer avant qu’ils ne s’effacent. Qui sait ce qu’une postérité que nous pouvons peut-être voir déjà courir dans les rues réserve à cette marine qu’elle ne connaîtra que par une vague histoire ? Quand la marine de l’antiquité disparut, elle ne laissa dans l’esprit des peuples que d’incomplètes légendes. Des textes mutilés ou imparfaitement compris imposèrent aux marins confondus les plus singulières croyances. Espérons qu’il n’en sera pas ainsi pour la marine dont nous avons vu la transformation rapide. Je ne me dissimule pas cependant que des questions qui avaient un si haut intérêt quand nous pouvions, d’un jour à l’autre, livrer à nouveau les combats de La Hougue, de La Dominique ou de Trafalgar, ne soient dès à présent tombées dans le domaine de l’archéologie. Ce qu’il nous importe maintenant d’étudier dans ces grands événemens, ce sont les hommes, le rôle que leur caractère y a joué, les ressorts qu’ils ont fait mouvoir. L’histoire technique de la marine peut vieillir, je ne crains pas de le répéter ; son histoire dramatique sera toujours jeune.

Nous avons vécu dans des temps trop paisibles pour avoir pu contempler de ces grandes figures qu’illumine encore un éclat légendaire ; mais si nous n’avons pas vu de héros, nous avons connu des âmes héroïques. L’homme à qui la fortune refusait obstinément une occasion, quand plusieurs de ses contemporains et de ses rivaux trouvaient à s’illustrer, est pourtant celui dont l’énergie confiante et calme m’a laissé la plus vive empreinte. C’est aussi celui qui a exercé la plus grande influence sur la direction nouvelle que prit tout à coup notre marine. Les châtimens corporels n’ont été abolis sur la flotte que par un décret de la république. L’exemple de l’amiral Lalande les avait depuis quelques années presque abolis de fait. En rendant nos matelots des artilleurs habiles, en demandant chaque jour davantage à leur intelligence, on éprouva le besoin de ménager leur dignité et de les relever à leurs propres yeux. La discipline se fonda sur l’ordre et sur la méthode. Il n’y a que la France qui puisse aujourd’hui jeter un équipage sur un navire armé d’hier et trouver le soir même chaque matelot à son poste. Que d’efforts, que de recherches, que de patience, pour en venir là !

Je n’aurais probablement pas essayé de ressaisir les traits fugitifs des premières années que j’ai passées sur mer, si toute cette période n’eût été remplie par l’image d’un chef vénéré. Aussi, lorsque cette image me manque, je m’arrête. L’opinion publique peut avoir ses surprises ; elle est en général clairvoyante. Elle avait reconnu dans l’amiral Lalande un homme supérieur et le poussait de toutes ses forces au premier rang. L’amiral se sentait lui-même digne d’y arriver. Lieutenant de vaisseau, il disait déjà en riant à ses camarades : « Quand je serai ministre ! » Les événemens de 1814 et de 1815 l’avaient surpris sans le décourager. Beaucoup d’officiers croyaient que c’en était fait de la marine. Les armemens étaient suspendus, un transport-écurie tenait station dans le Levant, des goélettes suffisaient aux Antilles ; la plupart des officiers vivaient péniblement d’une maigre demi-solde. Le lieutenant Lalande attendit avec confiance des temps meilleurs. Il avait deviné les prodigieuses ressources de la France. Le père de l’amiral, au grand scandale des bourgeois du pays, avait vendu la presque totalité d’un patrimoine qui n’était pas considérable pour donner une bonne éducation à ses fils. Il leur avait laissé peu de bien, mais, par cette sage prodigalité, avait assuré leur avenir. De ses trois enfans, l’un était mort officier supérieur en Russie, le second était général, le troisième amiral.

Le lieutenant Lalande, mis un peu à la gêne par la réduction du budget, vécut pendant quelques années du produit des parts de prise que lui avait values une croisière heureuse sur la frégate la Nymphe. Il portait toute sa fortune dans une ceinture. Avant que cette réserve ne fût épuisée, le flot vint et le souleva. Il rentra joyeux dans la carrière active, y fit des pas rapides et se trouva officier-général dans un âge où, avec une meilleure santé, il eût pu compter encore sur un long avenir. Ce fut à Ourlac, après le retour de sa campagne d’évolutions à l’entrée des Dardanelles et sous Saint-George de Skyro, qu’il nous apparut dans toute sa sève martiale et dans tout son éclat. Il semblait, à voir son activité dévorante, qu’il n’eût plus de temps à perdre. L’amiral Lalande se mourait en effet depuis l’âge de vingt ans, il n’avait pas de corps : ce n’était qu’une volonté. Il voulait vivre ; il le voulait, si je puis m’exprimer ainsi, avec acharnement. Il défendait sa vie contre une maladie implacable, et ce qu’il y avait de plus admirable en lui, c’est qu’il la défendait gaîment[11]. Il ne pouvait croire qu’il dût mourir si tôt, quand il avait encore tant de choses à faire. Les souffrances n’étaient rien pour lui ; elles avaient été impuissantes à le lasser de l’existence. Il aimait ce monde dont tant de fous médisent. Il mourut cependant calme et fier, triste sans amertume, résigné sans espoir. C’est dans l’été de 1844 que notre marine perdit cet homme qui avait tant fait pour elle, et qui unissait par un singulier accord la force à la tendresse, la philosophie la plus audacieuse à une douceur, à une simplicité toutes chrétiennes.

Quoiqu’il appartînt par ses affections et par ses études à la marine d’autrefois, l’amiral Lalande était précisément l’homme qui eût pu porter la plus vive lumière dans la situation d’aujourd’hui[12]. Il excellait à dégager une idée juste et fondamentale des détails au milieu desquels il est si facile de s’égarer. En marine, il partait d’un principe aussi simple qu’absolu : tout pour la flotte, — c’est-à-dire faire tout converger vers le bon et prompt armement du plus grand nombre de vaisseaux possible. Le faste des arsenaux ne lui imposait pas. Ce n’était point aux monumens des ports qu’il jugeait la force d’une marine : il la reconnaissait à la puissance productive des chantiers, à la richesse des approvisionnemens, et surtout à la forte constitution du personnel. Il rêvait une armée de mer permanente, se rapprochant beaucoup sous ce rapport des idées qui ont prévalu en Russie. Je ne sais s’il avait bien mesuré toute l’étendue de son vaste programme ; mais il est certain que, s’il eût vécu de nos jours, son ambition eût reçu des modernes découvertes que nul en 1840 ne pouvait encore soupçonner un encouragement inattendu et comme une impulsion nouvelle. Sa flotte, quel que fût le nombre des bâtimens dont il l’eût composée, eût été organisée dans son ensemble. C’est lui qui se déclara si énergiquement l’ennemi de la poussière navale : il appelait ainsi, non pas tous les bâtimens qui ne pouvaient pas figurer en ligne, mais tous ceux, grands ou petits, qui n’avaient aucune valeur militaire. Quand la constituante, en 1790, voulut se rendre compte de ce que c’était qu’une marine, les uns lui affirmèrent que c’était une administration, d’autres soutinrent que ce ne pouvait être qu’une armée. Pour l’amiral Lalande, la marine n’était pas seulement une armée, c’était, dans la plus étroite acception du mot, une escadre.


E. JURIEN DE LA GRAVIERE.

  1. Voyez la Revue du 15 août dernier.
  2. Le chef d’état-major de cette escadre qui se croyait à la veille de marcher au feu était bien jeune, mais il avait sur beaucoup d’autres capitaines de vaisseau un grand avantage : il venait de faire une campagne de guerre. C’est lui qui commandait la corvette la Créole dans la glorieuse et rapide expédition du Mexique. Attiré dans le Levant par le bruit d’une collision prochaine, M. le prince de Joinville n’avait pas voulu attendre à Toulon que l’armement de la frégate la Belle-Poule, qu’il devait commander, fût terminé. Pour satisfaire à cette généreuse impatience, on lui avait donné provisoirement une position qui ne convenait ni à son rang ni à son âge, bien qu’il fût certainement en état d’en remplir les plus minutieux devoirs. L’amiral Lalande avait accueilli comme un hôte aimable et sympathique le jeune capitaine de vaisseau qu’on lui envoyait ; peut-être n’avait-il pas pris assez au sérieux le chef d’état-major. Il ne s’aperçut de l’erreur qu’il avait commise que deux ou trois mois plus tard, lorsque, la Belle-Poule ayant rejoint l’escadre, le chef d’état-major fut redevenu capitaine. L’aplomb avec lequel cette frégate, qui partit presqu’immédiatement pour Constantinople, traversa en louvoyant une double ligne de vaisseaux, eût suffi pour révéler aux yeux les plus prévenus la précoce expérience de celui qui la commandait.
  3. Voyez la Revue du 1er novembre 1858.
  4. On appelle navigation à la part celle où chaque matelot navigue à peu près pour son compte, et a sa part dans les profits de l’expédition.
  5. C’est le 19 juin 1840 que l’amiral Lalande m’écrivait : « Méhémet-Ali tient en ses mains le repos du monde. S’il s’aperçoit qu’on veut le jouer, il nous amènera de terribles complications… J’ai appris par la voix publique la retraite de Kosrew-Pacha. Cela me semble d’un bien bon augure. Le vice-roi est trop capable pour ne pas mettre à profit cette circonstance. Il va sans doute renouveler ses propositions d’accommodement. Il faut laisser le sultan et le vice-roi s’arranger entre eux. »
  6. Ce fut au milieu de ces loisirs de ma station du Bosphore que me vint la première idée de livrer mes impressions de marin à la publicité. L’amiral Lalande ne m’encouragea pas beaucoup, je dois le dire. Voici ce qu’il répondit à mes confidences : « Smyrne, 2 juillet 1840. — Tu as donc toujours des projets de l’autre monde ?… Nous en parlerons. Tu veux écrire ! Mais il me semble que tu t’y prends un peu tard. Pour faire l’article, mon cher ami, il faut que cela vienne de jeunesse, — comme le calfatage. Je te l’ai toujours dit, passé vingt-cinq ans, on n’est plus qu’une vieille bête. »
  7. Deux lettres que j’ai par bonheur conservées montreront comment, malgré cette émotion à coup sûr bien naturelle, il sut se montrer à la hauteur d’une si dure épreuve.
    « Ourlac, 2 août 1840. — Eh bien ! mon cher Edmond, toi et moi, moi et toi, nous sommes de vrais enfans… Je reçois l’ordre de remettre provisoirement le commandement de la station à M. de La Susse et de partir immédiatement pour Toulon.
    « Si La Susse eût été ici, je serais parti demain. Je l’avais envoyé à Smyrne, parce qu’il le désirait. Je le rappelle aujourd’hui, et je partirai mardi soir ou mercredi matin au plus tard. Il faut toujours montrer du zèle. »
    « En quarantaine, à Toulon, 30 août 1840.— Comme tu le présumais bien, mon ami, toutes les oppositions m’ont glorifié pour avoir occasion de tirer wur le ministère. J’en serais fâché, en vérité, si cela pouvait porter coup ; mais c’est l’opportunité qui les fait s’occuper de moi. Dans quinze jours, il n’en sera plus question, et ce n’est pas moi qui réveillerai ce chat-là. Je sens qu’il serait bête et inutile de se poser en mécontent. J’attendrai patiemment que la mauvaise marée soit passée. Chez nous, les marées durent peu. »
  8. Ainsi nommée en souvenir de la prise de Saint-Florent en Corse.
  9. Voyez sur les résultats de cette reconnaissance la Revue du 1er et du 15 novembre 1843.
  10. Une de mes querelles avec l’amiral Lalande, — car il avait assez de condescendance pour me permettre de soutenir, non sans vivacité, des opinions qui n’étaient pas toujours d’accord avec les siennes, — portait sur les critiques, à mon gré, un peu trop sévères qu’il adressait souvent à une époque marquée, il est vrai, par de grands désastres. Je retrouve une lettre, datée du 29 juin 1841, dans laquelle l’excellent amiral veut bien prendre la peine de m’expliquer à ce sujet sa pensée. « Je crois important, me dit-il, de redresser ton jugement sur l’opinion que tu m’attribues à l’égard de mon temps, c’est-à-dire à l’égard de la marine de la république et de l’empire. Les Duperré, les Jurien, les Bourayne, les Bouret, les Dupotet, etc., ont mille fois raison d’être glorieux de leurs hauts faits, car avant et depuis eux on n’a rien fait ni de mieux, ni d’aussi bien ; mais à qui doivent-ils et devons-nous cette gloire ? A eux, Il eux tout seuls, à leur valeur personnelle, car il n’existait rien dans les institutions ni dans les usages qui leur vint en aide. Où ils ont non-seulement passé, mais triomphé, cent autres seraient restés, et cent autres ont succombé à bien plus faible épreuve. Ceux qui n’avaient pas une valeur supérieure, qui n’avaient pas ce mérite si rare d’inspirer confiance et affection, ont tous succombé, quelle que fût leur valeur comme marins et comme militaires. Or ce n’est pas pour les hommes supérieurs et hors ligne qu’il faut faire des règles, c’est pour le commun des martyrs, et c’est pour ce commun des martyrs que nous sommes mille fois mieux en mesure qu’autrefois. L’armée de Ganteaume, dont je faisais partie, sortait pour combattre, sans avoir jamais tiré un coup de canon et sans avoir essayé de prendre un ris. Vit-on jamais une incurie pareille ? Et pas plus tard qu’en 1831 n’a-t-on pas vu quelques-uns des vaisseaux qui allaient forcer l’entrée de Lisbonne dans le même état d’ignorance ? Et en 1836 ! En 1836, on sortait, pour aller dicter la loi aux Américains, dans un état pire encore. C’était un fouillis comme ceux que j’ai vus à nos sorties sur le Colosse en 1819 et sur l’Eylau en 1824, c’est-à-dire que ces vaisseaux ne valaient pas, pour quoi que ce fût, la plus mince des frégates. Avec ce système, on ne peut avoir que des défaites, à moins, comme je te l’ai dit, de confier chaque bâtiment à un de ces hommes qui domptent les événemens et la fortune. S’en trouve-t-il beaucoup ? — Dixi. »
  11. Je ne parle que preuves en main de cette triste et inaltérable gaîté. On en pourra juger par les extraits suivans :
    « Paris, 22 novembre 1843. — J’en suis revenu à mon fait pour unique aliment, et je m’en trouve fort bien. On dit qu’on peut très bien vivre avec une ennemie comme une hydropisie bénigne ; mais je n’entends pas de cette oreille-là, et veux guérir… Je m’arme de patience pour passer l’hiver comme un bon à rien, ce qui, en conscience, ne me va guère. »
    « Paris, 16 décembre 1843. — Je me suis fait percer le ventre pour la sixième fois, et je suis tout dégagé en ce moment. On me dit et je veux croire que je continue à aller de mieux en mieux. Je ne m’en aperçois que lorsque je ne souffre pas. Ce que je vois, c’est qu’il faut se résigner à passer l’hiver au coin du feu, bien chaudement, et en s’étudiant au rôle de bon à rien, que je n’aime pas. »
    « Paris, 28 décembre 1843. — Tu sais toucher la corde sensible, mon cher Edmond. Oui, j’espère bien que je retournerai à l’eau et que nous y serons ensemble à parader, comme tu dis, puisque nous en sommes réduits là ; mais en paradant on se dispose aux choses sérieuses, et il en peut surgir d’un moment à l’autre… Mais quand pourrai-je d’abord, et quand voudra-t-on m’envoyer parader ? Ce sont là deux grandes questions. Je suis capable d’intriguer pour résoudre la dernière, et je me résigne à tout pour attendre la première. Mes docteurs disent que je suis tout à fait en bonne voie, et je les crois. »
  12. « Je ne suis absolu en rien, » m’écrivait l’amiral, et il le montrait par la sympathie avec laquelle il acceptait les perspectives de l’avenir. Les lettres dont j’offre ici quelques extraits ont précédé de près d’un an la Note sur les forces navales de la France (publiée dans la Revue du 15 mai 1844).
    « Paris, 9 octobre 1843. — ….. Je te crois en conscience quand tu me dis qu’on laisse jeûner la voile, tandis que la vapeur est dans la litière jusqu’au ventre. Ce n’est peut-être pas un mal, car pour arriver à bien faire, il faut faire beaucoup et même trop. C’est de l’argent gaspillé ; mais, s’il y a des résultats, je m’en consolerai facilement. »
    « 21 octobre 1843. — Si je ne puis approuver les capitaines qui n’ont jamais assez, qui ne trouvent bien que ce qu’ils ont fait faire, défaire ou refaire, je n’ai pas non plus la moindre estime pour ceux qui trouvent tout bien, sans avoir même regardé, et s’en rapportent aux autorités du port et au règlement pour qu’il ne leur manque rien. »
    « Paris, 1er décembre 1843. — Les bureaux sont obligés de convenir que M. de Mackau s’occupe sérieusement et fructueusement de son affaire ; mais ils sont fort mécontens de l’allure qu’il prend de les faire beaucoup travailler, de leur demander mille renseignemens, et puis de décider sans qu’ils en sachent rien. Ce n’est pas leur compte, quoique ce soit raisonnable…
    « Tu es ou plutôt nous ne sommes pas les seuls effrayés de la dépense des vapeurs. Le ministre en est tourmenté. Il est venu me voir l’autre jour, et nous n’avons guère parlé que de cela. Il revient sans cesse sur ce grand hic. « Les transatlantiques, dont nous allons peut-être rester chargés, coûteront plus d’entretien à eux seuls que toute la flotte à voiles ! » Je réponds : « Tous les perfectionnemens doivent avoir pour but de diminuer cette énorme dépense et de fondre les deux marines, comme on a fait de la lame et de l’arquebuse. La marine de nos jours doit être — un fusil à baïonnette. »