La Marine de 1812 d’après les souvenirs inédits de l’amiral Baudin

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La Marine de 1812 d’après les souvenirs inédits de l’amiral Baudin
Revue des Deux Mondes3e période, tome 73 (p. 592-625).
LA
MARINE DE 1812
D'APRES LES SOUVENIRS INEDITS DE L'AMIRAL BAUDIN

L’ancienne marine, — la marine d’avant Richelieu, — ne connaissait que trois grades, comme la marine des galères : enseigne, capitaine commandant, capitaine pourvu de la commission d’amiral. En plus d’une circonstance on pourrait souhaiter qu’il en fût encore ainsi. On trouverait alors dans chaque grade, suivant la nature de la mission à remplir, des prudens ou des audacieux, des Tourville ou des Nelson, des Doria ou des don Juan d’Autriche. On a remarqué que les nations, au sortir de la guerre civile, deviennent presque toujours des nations conquérantes : la raison en est simple ; la guerre civile engendre de jeunes généraux. L’empereur Napoléon ne s’arrêtait guère à ces distinctions gênantes de capitaine de vaisseau et de capitaine de frégate, de vice-amiral et de contre-amiral ; il semble même qu’il ait montré, vers l’année 1812, un penchant très marqué à chercher les hommes dont il avait besoin dans les rangs inférieurs de cette marine si cruellement éprouvée qu’avec une persistance infatigable il appelait une dernière fois à renaître. Le commandement de plusieurs frégates fut à cette époque confié à des officiers que leur grade ne destinait à commander que des corvettes ou des bricks. Charles Baudin fut un de ces capitaines.

Les vaillans officiers, espoir, dans leur jeunesse, d’un règne qui finissait, honneur et force, dans leur maturité, de deux autres gouvernemens successivement emportés par la tourmente révolutionnaire, je les ai presque tous connus au début de ma carrière. Quand je parle marine, il m’est bien difficile de ne pas répéter involontairement leurs leçons ; quand j’interroge le passé pour y puiser des exemples, ce n’est jamais sans un certain regret que j’invoque d’autres souvenirs que ceux de leurs exploits. Ai-je besoin, en effet, de rétrograder jusqu’à Louis XIV pour apprendre à la génération en qui repose notre fortune à venir comment on franchit un goulet réputé inexpugnable ? L’entrée de vive force d’une escadre à voiles dans le Tage, entreprise que n’osèrent, au temps de notre occupation, affronter les Anglais, est, à coup sûr, un fait d’armes dont auraient été fiers les Duquesne et les Duguay-Trouin. La prise du château de Saint-Jean d’Ulloa, « ce Gibraltar des Indes » assis sur un récif, honore-t-elle moins les armes françaises que le bombardement de Gênes ou le bombardement d’Alger ? Saint-Jean d’Ulloa, Tanger, Mogador, ce sont des résultats complets et décisifs, obtenus avec de chétifs moyens sur des côtes au plus haut degré périlleuses. Que pourrions-nous donc demander de mieux aux lointaines légendes des vieux siècles de gloire ? Que nous promettra de plus éclatant notre formidable marine à vapeur, avec ses puissantes machines, ses flancs invulnérables et son artillerie monstrueuse ?

À côté de ces noms sacrés par la victoire, j’aurais bien d’autres noms illustres à citer, quand même je voudrais me borner à la période de renaissance qui commence en 1809 pour finir en 1814. Rosamel, Dupotet, de Mackau, Hugon, Lalande, de Rigny, Roussin, Baudin, de La Susse, Parseval, sortent de l’école qu’ont fondée les Duperré, les Emériau, les Bouvet, les Hamelin, les Motard, les Cosmao, les Plassan, les Bourayne, — si j’en oublie, on voudra bien remarquer que j’omets à dessein le nom de mon père. — Tous ces hommes de guerre, si remarquables à des titres divers, avaient un trait commun qui m’a vivement frappé : ils ne mettaient rien au-dessus de la prise d’une frégate anglaise.

Des frégates anglaises ! on n’en a jamais pris beaucoup. L’amiral Roussin, près de qui j’ai passé de si longues heures, quand de cruelles souffrances le condamnaient, après deux ministères, à l’inaction, m’a très peu parlé de sa campagne du Tage ; en revanche, il ne se lassait pas de m’entretenir de ses croisières dans l’Inde. L’amiral Baudin n’eût point échangé, j’en suis convaincu, son combat du Renard contre la conquête de tout le Mexique. Aussi le jour où, cédant aux sollicitations de ses enfans, le vainqueur de Saint-Jean d’Ulloa et de la Vera-Cruz essaya de rassembler ses souvenirs, consentit même, par un suprême effort, à les confier au papier, le vit-on déposer la plume dès qu’il fut arrivé à l’année 1815. On eût dit qu’à partir de ces jours néfastes, l’histoire cessait d’offrir quelque intérêt et ne méritait plus d’être racontée.

Si incomplet qu’il soit, le manuscrit rédigé en 1847 n’en est pas moins un manuscrit de 357 pages in-folio. On le mettait hier à ma disposition, m’abandonnant le soin d’en faire l’usage que je jugerais le plus utile à l’instruction de nos officiers. Pour atteindre ce but, il m’a paru qu’il me suffirait de condenser un travail qui portait en lui-même toute sa valeur technique et littéraire. Je laisserai donc autant que possible la parole à l’amiral Baudin, n’interrompant que bien rarement par mes réflexions son récit. On ne reconnaîtra pas seulement le héros à ses actes, on retrouvera aussi l’homme dans son style.


I

Charles Baudin était né à Paris le 21 juillet 1784. Il appartenait à une famille originaire de Lorraine, famille de magistrature et de finance, qui vint se fixer à Sedan sous le règne de Louis XIV. Le père de Charles Baudin, maire de Sedan depuis l’année 1789, fut élu en 1791 membre de l’assemblée législative pour le département des Ardennes, représenta le même département à la Convention et y vota contre la mort du roi, en motivant son vote.

Le vaillant marin dont nous entreprenons d’esquisser l’histoire avait commencé son éducation au collège de Sedan ; il vint l’achever à Paris, où son père l’appela au mois d’avril 1794, c’est-à-dire au plus fort de la terreur. Le 21 prairial de l’an II de la république, Charles fut mis en pension chez le citoyen Savouré, rue de la Clé, auprès de Sainte-Pélagie. « C’était, nous apprend le futur amiral, la seule maison d’éducation de l’ancienne université qui fût restée ouverte. Homme de conscience et de courage, M. Savouré avait maintenu chez lui l’enseignement religieux. Le nombre des élèves était de 120 à 130. Le personnel des professeurs se composait à peu près exclusivement du chef de l’institution et de ses fils ; M. Savouré dirigeait lui-même les classes de troisième, de seconde et de rhétorique. Nous avions pour aumônier un excellent homme, l’abbé Puisié, dont le souvenir m’est encore cher. Je n’oublierai jamais les bontés de ce digne prêtre et ses leçons d’une morale si pure : ses façons affectueuses et dignes lui gagnaient tous les cœurs. J’étais en vacances chez mon père quand éclata le mouvement du 13 vendémiaire an IV contre la Convention. Ce fut dans cette journée que mon père, alors président de l’assemblée, rencontra pour la première fois le général Bonaparte et se prit pour lui d’une admiration profonde. Au mois de mars de l’année 1796, j’eus, à mon tour, l’occasion de contempler d’assez près l’homme qui venait de faire rentrer dans l’ordre les sections insurgées. Je montais le grand escalier par lequel on arrivait du réfectoire de la pension aux appartemens occupés par M. Savouré, lorsque j’entendis une voiture s’arrêter à la porte. D’un coupé jaune, d’assez médiocre apparence, attelé de deux chevaux de couleur différente, sort un petit homme, pâle et maigre, à longs cheveux noirs flottant sur les tempes, qui monte l’escalier en même temps que moi, entre dans l’antichambre et demande le citoyen Savouré. « Monsieur, dit le visiteur, — dans ce temps-là pourtant il n’était pas seulement d’usage, il était d’une prudence vulgaire de dire : citoyen, — monsieur, j’ai cherché dans tout Paris une maison d’éducation qui réunit à la tradition des bonnes et anciennes études de l’université la tradition de l’enseignement religieux aujourd’hui partout oublié ; je dois vous avouer que je n’ai trouvé que la vôtre. J’ai un jeune frère dont l’éducation s’est malheureusement ressentie des temps de trouble dont nous sortons à peine : je viens vous demander de vouloir bien l’admettre au nombre de vos élèves. Je suis nommé général en chef de l’armée d’Italie : je pars dans quelques jours, demain ou après demain peut-être ; si, pendant mon absence, vous voulez bien avoir la bonté de m’adresser, chaque décade, le bulletin des progrès de mon frère, quelque occupé que je puisse être des soins de mon commandement, comptez que je trouverai toujours le temps de vous répondre. »

L’épisode, si intime qu’il paraisse, a bien son intérêt. Ainsi donc ce n’est pas en 1802, c’est en 96 que « Napoléon perçait sous Bonaparte, » Le général auquel la révolution aux abois devait son salut, faisait, — nous ne devons guère nous en étonner, — « ouvrir, suivant l’expression du jeune Baudin, à M. Savouré de grands yeux ; » dès cette époque, en dépit du canon de vendémiaire, il contenait en germe le souverain qui écrira, le 13 décembre 1805, à M. de Champagny : « Mon premier devoir est d’empêcher qu’on n’empoisonne la morale de mon peuple. L’athéisme, qui ôte à l’homme ses consolations et ses espérances, est destructeur de toute morale, sinon dans les individus, du moins dans les nations. »

« Quelques jours après, continue l’amiral, Bonaparte amena son frère. Jérôme avait, je crois, un an ou deux de plus que moi. Il était maigre, d’une taille élégante, d’une figure agréable. Quand le général revint à Paris, après sa brillante campagne, il vint de nouveau rendre visite à M. Savouré. Comme la première fois, il descendit dans la cour et fut l’objet des acclamations des élèves. Lorsqu’il partit pour l’Egypte, il laissa Jérôme à la pension, chargeant Barras de surveiller son éducation, — choix bien peu sûr et le pire assurément qu’il pût faire. — Deux fois par décade, les aides-de-camp de Barras venaient à la pension chercher Jérôme. Les études du jeune frère de Bonaparte souffraient naturellement de ces trop fréquentes sorties. M. Savouré écrivit à Barras la lettre suivante :


« Citoyen directeur,

« Lorsque le général Bonaparte m’a confié le soin de l’éducation de son jeune frère, il a voulu que j’en fisse un homme instruit et capable. Or je dois vous dire que rien n’est plus contraire à ce but que la fréquentation continuelle de vos aides-de-camp. Veuillez donc, citoyen directeur, me laisser entièrement maître de l’éducation du jeune Jérôme, ou bien retirez-le de chez moi.

« Salut et respect. »


« Barras n’était pas capable d’apprécier un tel homme : il prit M. Savouré au mot et retira Jérôme de la pension, au commencement de l’année 1799. Il le mit d’abord à Juilly, puis à Saint-Germain, chez M. Mac-Dermott.

« L’automne de 1797 me vit entrer en rhétorique. Je comptais un peu plus de treize ans. Mes études avaient été bonnes et je ne me rappelle pas sans un certain plaisir mes petits succès de collège. Il m’arriva même, — honneur dont je suis resté fier, — d’être deux fois couronné à la fête publique de la jeunesse, fête républicaine qui se célébrait, autant qu’il m’en souvient, le 10 germinal de chaque année. Toutes les pensions de Paris y concouraient, chacune présentant au concours son élève le plus distingué. Au mois d’août 1799, mes humanités se trouvèrent terminées. L’ambition de mon père n’était pas encore à mon sujet complètement satisfaite. Nommé membre de l’Institut dans la classe des sciences morales et politiques, lorsque la loi du 3 brumaire an IV fondit en un seul corps les quatre académies, mon père attachait le plus grand prix à me donner au moins un aperçu de toutes les connaissances humaines. J’eus un maître de dessin et un maître de mathématiques ; le peintre Vincent, un des confrères de mon père, offrit de me recevoir dans son atelier, quand je serais un peu plus avancé ; le géomètre Lacroix promettait de me pousser en mathématiques ; Gail l’helléniste me fortifierait sur le grec ; Audran m’apprendrait l’hébreu, le chaldaïque, le syriaque ; Mentelle se chargeait de la géographie. La plupart des confrères de mon père, pour ne pas dire tous, lui étaient extrêmement attachés et m’auraient volontiers donné des soins. Mon instruction était donc destinée à être complète : une douloureuse catastrophe vint tout à coup l’interrompre.

« La France traversait une situation très critique. Elle avait perdu presque tout le fruit de ses victoires : la malheureuse défaite de Novi nous contraignait à évacuer l’Italie ; l’armée d’Allemagne venait de repasser le Rhin et déjà les Autrichiens menaçaient notre frontière du Var. Le désordre des finances était extrême, le directoire sans considération et sans force ; des clubs anarchiques réveillaient l’esprit du jacobinisme. Un changement de gouvernement semblait une nécessité inévitable. Mon père souffrait profondément de cet état de choses. Il avait en plusieurs conférences avec les deux directeurs Sieyès et Roger-Ducos : il en avait eu également avec quelques-uns de ses collègues du conseil des anciens. Le 21 vendémiaire au VIII, — 12 octobre 1799, — il dînait, avec quelques amis politiques, chez le restaurateur Billot, qui occupait alors la maison qu’on voit en face du Port-Royal, au coin de la rue du Bac et du quai Voltaire : à dix heures du soir, on vint le chercher de la part de Sieyès. Chez Sieyès, dans le salon d’attente, se promenait déjà, de long en large, le général Moreau, qui arrivait de l’armée d’Italie. Mon père aimait beaucoup Moreau ; il appréciait ses talens militaires, sa simplicité républicaine, son caractère privé. Moreau, en voyant entrer mon père, courut à lui et l’embrassa. L’entrevue fut très affectueuse : mon père en fut vivement ému. Après quelques instans, on vint les prévenir que Sieyès les attendait tous deux dans son cabinet. Ils le trouvèrent seul : dès que la porte fut fermée, Sieyès leur dit : « Devinez ce que j’ai à vous annoncer ! Je vous le donne en dix, je vous le donne en cent, je vous le donne en mille : vous ne devinerez jamais ! Bonaparte vient de débarquer à Fréjus ! — Eh bien ! dit Moreau, voilà votre homme. Vous me faisiez venir ici pour effectuer, au besoin, un mouvement militaire. Bonaparte vous convient bien mieux : il a, bien plus que moi, la faveur du peuple et celle de l’armée. » Mon père, à ces paroles, fut transporté de joie : il avait une très haute opinion du général Bonaparte. Il le regardait comme le seul homme capable de ramener la victoire au dehors et de dominer l’anarchie au dedans. Il était plus de minuit quand mon père revint aux Tuileries, où il occupait, en sa qualité de directeur des archives nationales, l’appartement qui fut, après 1830, assigné pour logement au prince de Joinville. En descendant de voiture, il donna tout ce qu’il avait dans sa bourse au cocher et entra chez ma mère, ivre de bonheur et d’espoir. Jusqu’à deux heures du matin, il resta auprès d’elle au coin du feu, lui faisant part de toutes ses idées sur l’avenir de la France, pour laquelle il entrevoyait les destinées les plus prospères. Ma mère eut beaucoup de peine à obtenir qu’il se couchât, tant il était animé : à six heures, mon père voulut se lever. Il se mit sur son séant, poussa un cri et tomba mort. Il n’avait que cinquante ans.

« La douleur de ma mère et la mienne ne peuvent se décrire : aujourd’hui encore, après plus de quarante-cinq années, je ressens cette perte cruelle aussi vivement que le premier jour. Je n’ai rien connu au monde de plus vertueux, de meilleur, de plus parfait que mon père ; je n’ai rencontré nul homme, quelque élevé qu’il fût en dignités, en fortune, en talens, en vertus, de qui je me sois jamais dit : « Je voudrais être le fils de cet homme, plutôt que celui du père que la nature m’avait donné. »

« La mort de mon père fut vivement sentie par la grande majorité de ses collègues. Malgré son extrême modestie, il avait inspiré une estime et une affection générales : des regrets publics et presque unanimes furent donnés à sa mémoire. Un service funèbre fut célébré pour lui à Saint-Germain-l’Auxerrois. C’était la première cérémonie de ce genre en France depuis l’abolition du culte catholique en 1793 : distinction bien méritée, à coup sûr, par mon père, qui, dans les temps les plus funestes, au fort de la Terreur, eut toujours le courage de réclamer le libre exercice de la religion chrétienne et les pieuses funérailles qu’on refusait alors aux morts. »


II

« Nous restions, ma mère et moi, sans fortune. Aucun parti n’avait été pris à mon égard, lorsque le 18 brumaire mit au pouvoir le général Bonaparte. A peine nommé consul, Bonaparte s’empressa d’envoyer à ma mère son aide-de-camp, le général Victor, depuis maréchal et duc de Bellune, pour lui témoigner la part qu’il prenait à ses regrets et lui exprimer le désir que j’entrasse dans la marine. Ma mère, encore dans ces premiers momens de douleur où une femme n’a guère de volonté à elle, répondit qu’elle ferait de moi tout ce qui plairait au consul. M. Bourdon de Vatry, alors ministre de la marine, se montra extrêmement bienveillant. En peu de jours, mon sort fut décidé. Je ne possédais pas la plus légère idée de ce que pouvait être le métier de marin, j’avais seulement le goût des voyages et je ne demandais pas mieux que d’embrasser une carrière qui m’offrait la perspective de satisfaire cette inclination. Le ministre me plaça pendant quelque temps au Dépôt des cartes et plans de la marine, où je reçus du digne M. Buache et de son collaborateur, M. Pazumeau, les premières notions d’hydrographie. Vers la fin de frimaire, le commissaire principal de la marine au Havre, M. Le Vacher, retournant de Paris à son poste, je lui fus confié par le ministre.

« Le premier navire de guerre sur lequel je fus embarqué s’appelait le Foudroyant. C’était une prame, — navire mixte à voiles et à rames, — de douze canons de 24, commandée par un brave lieutenant de vaisseau appelé Tuvache, dont je me rappellerai toujours l’excellent accueil, ainsi que celui de son second, le lieutenant Lebail. Il leur fallait beaucoup d’indulgence pour faire si bonne réception à un jeune novice qui se présentait avec toute l’inexpérience, et, par conséquent, avec tous les ridicules d’un Parisien sortant du collège. Je ne fus pas d’ailleurs longtemps sous leurs ordres : au bout d’un mois, le Foudroyant fut désarmé et je passai sur une des canonnières de la flottille destinée à la défense de la côte. Cette canonnière, assez méchant bateau, n’avait point de nom : elle était désignée par son numéro, — le numéro 46. Elle portait le guidon du commandant de la flottille, le capitaine Helloin de Vaudreuil. Pendant les six mois que je passai sur ce navire, notre navigation se borna uniquement à quelques sorties en rade du Havre. J’étais, du reste, fort libre, et j’employais mon temps à me perfectionner dans l’étude des mathématiques et du dessin.

« Au mois de juin 1800, je subis mon examen d’aspirant de deuxième classe. J’eus pour examinateur Monge le jeune, frère du célèbre mathématicien. Je fus reçu d’emblée. On faisait alors au Havre les préparatifs de l’expédition de découverte aux terres australes. Je ne pouvais entendre parler d’une semblable campagne sans désirer ardemment y prendre part. J’écrivis à ma mère et aux amis de mon père à Paris : ils s’employèrent activement à seconder mon projet, mais il leur fallut s’adresser au premier consul en personne, car les places, dans cette expédition, étaient extrêmement recherchées.

« Enfin, je fus agréé et je commençai mon service d’aspirant à bord du Géographe, grande et belle corvette, toute neuve, de trente-deux canons, que devait monter le commandant de l’expédition, le capitaine de vaisseau Nicolas Baudin. Nous portions le même nom : aucun lieu de parenté ne nous unissait. Ma joie était extrême : le bonheur de porter l’uniforme, d’exercer ma petite part d’autorité, la perspective d’un voyage lointain et fécond en aven-turcs, tout cela m’enivrait.

« Nous arrivâmes à l’Ile-de-France dans les premiers jours de mars 1801, après cent cinquante jours de traversée. Cette colonie, tout en restant attachée à la France, s’était cependant maintenue indépendante en ce qui concernait le régime de l’esclavage : elle avait su résister aux décrets de la Convention, qui proclamaient l’affranchissement des nègres. Elle maintint ainsi dans son sein l’ordre et la prospérité, faisant respecter en même temps, dans les mers de l’Inde, le pavillon français. On était fort patriote à l’Ile-de-France : notre arrivée y excita un intérêt général. Après quarante jours de relâche, nous fîmes voiles pour la Nouvelle-Hollande le 25 avril 1801. Je ne raconterai pas toutes les épreuves de cette campagne d’exploration, une des plus pénibles, mais en même temps une des plus instructives que j’aie faites. Aucune misère ne nous fut épargnée : dyssenterie, scorbut, manque de vivres, privation d’eau, tout ce qui peut aigrir les caractères et décimer un équipage fut notre lot, comme il avait été celui de l’expédition de d’Entrecasteaux. Vers la fin de l’année 1802, nous avions reconnu la terre de Lewin, jeté l’ancre dans la baie des Chiens-Marins, relâché deux fois à Timor, exploré la côte de Van-Diémen : on ne saurait se faire une idée de l’état de délabrement et de dénûment général auquel nous étions réduits. La saison était rigoureuse et nos pauvres matelots manquaient de vêtemens : ceux qu’on avait embarqués en France se trouvaient trop petits pour des hommes dans la force de l’âge ; ils auraient à peine convenu à des enfans. Quant aux vivres, nous n’avions que du biscuit rempli de vers, des salaisons pourries, du riz germé ; pour toute boisson, une eau-de-vie de riz nauséabonde qu’on appelle arack. Lorsque les souffrances et les privations furent arrivées à un point tout à fait intolérable, le commandant reconnut la nécessité de suspendre notre exploration et d’aller chercher les moyens de la poursuivre à l’établissement anglais de Port-Jackson, situé sur la côte orientale de l’Australie. Nous fûmes accueillis avec une grande cordialité à Port-Jackson : le gouverneur était le capitaine King, de la marine royale britannique, ancien lieutenant et collaborateur fort distingué du célèbre Cook. Fondée au commencement de l’année 1788, la colonie comptait alors quatorze années d’existence. Dans cette jeune colonie jetée au bout du monde nous trouvâmes toutes les ressources nécessaires pour nous réparer et nous ravitailler. Le 18 novembre, nous mîmes à la voile et reprîmes l’exploration de la côte méridionale de la Nouvelle-Hollande. La reconnaissance du sud achevée, nous entreprîmes celle de l’ouest et du nord-ouest. Le 7 mai 1803, après une campagne beaucoup plus fructueuse que les campagnes des deux années précédentes, nous relâchions de nouveau à Timor.

« Le 3 juin, nous quittâmes Timor avec l’intention de visiter la côte septentrionale de la Nouvelle-Hollande, principalement le golfe de Carpentarie. La saison était malheureusement contraire à nos projets : les vents soufflaient avec force de l’est. Nous luttâmes courageusement pendant un mois. Le commandant finit par désespérer de pouvoir s’élever dans l’est : il annonça publiquement qu’il allait continuer ses efforts pendant toute la durée de la lune. Si la lune nouvelle n’amenait pas un changement favorable dans le temps, il considérerait la campagne comme terminée et ferait route pour l’Ile-de-France.

« Le commandant était alors malade et très fatigué. Il crachait le sang ; le dégoût commençait à s’emparer de lui. Il n’attendit même pas l’époque qu’il avait fixée pour renoncer à la continuation du voyage. Un soir, à neuf heures, le 7 juillet 1803, il parut sur le pont et donna l’ordre à l’officier de quart de mettre le cap à l’ouest, en d’autres termes, de faire route pour l’Ile-de-France. En un instant, la nouvelle se répand dans tout le navire. La moitié de l’équipage était couchée : elle se lève et accourt dans un transport de joie. On se félicitait, on s’embrassait. La nuit se passa dans les danses et les chants ; personne n’eut l’idée d’aller se livrer au sommeil. Le 7 août, nous arrivâmes à l’Ile-de-France. Peu de jours après, l’état de notre commandant s’aggrava et nous le perdîmes. Il avait montré une très grande force d’âme dans ses derniers jours.

« Le 16 mai 1803, la guerre éclata de nouveau entre l’Angleterre et la France : le 16 décembre, nous mimes à la voile pour opérer notre retour dans les mers d’Europe. La traversée fut heureuse : nous touchâmes à Bourbon, au cap de Bonne-Espérance, et, le 25 mars 1804, après trois ans et cinq mois de campagne, nous entrâmes à Lorient. Les énormes collections d’histoire naturelle et les animaux vivans que nous rapportions furent sur-le-champ expédiés à Paris. Ma mère habitait Dunkerque : j’obtins un congé pour aller la voir. En passant par Paris, j’y trouvai mon brevet d’enseigne. Les congés passent vite : à l’expiration du mien, je fus envoyé à Brest, où se trouvait rassemblée une escadre de vingt et un vaisseaux, sous le commandement du vice-amiral Ganteaume. Je désirais beaucoup en faire partie, car c’est toujours dans les escadres nombreuses que s’acquiert l’instruction sans laquelle il n’est pas de véritable officier de guerre. Je fus donc très désappointé lorsque, le lendemain même de mon arrivée à Brest, je fus nommé au commandement de la canonnière n° 97. Le général Caffarelli, préfet maritime, crut me faire grand plaisir en m’assignant cet emploi : je n’avais pas vingt ans. La faveur était ambitionnée par beaucoup d’officiers ; elle ne fut pour moi qu’une déception. »


III

Les souvenirs de jeunesse sont toujours les plus vifs : l’amiral Baudin s’y attarderait peut-être, prenons un instant sa place et résumons en quelques lignes son séjour sur la rade de Brest. Au mois de février 1805, la canonnière no 97 reçut l’ordre d’opérer son désarmement ; l’enseigne de vaisseau Baudin passa sans regret de ce bâtiment, qui satisfaisait peu ses instincts de marin, non plus comme capitaine, mais comme simple officier de quart, sur la Diligente, charmante corvette armée de vingt canons et citée pour sa marche tout à fait supérieure. L’été de 1805 se passa néanmoins sans qu’aucune circonstance vînt seconder le désir d’activité d’un officier qui commençait à sentir ses forces et qui cherchait avec ardeur l’occasion de montrer ce qu’il savait faire. L’escadre sortit deux fois : ce fut pour aller mouiller sur la rade de Berthaume et pour revenir bientôt, ainsi que le chantaient alors les aspirans, « poussée par un vent d’ouest, de Berthaume à Brest. » Quelques-uns de nos vaisseaux se trouvèrent engagés avec la tête d’une des colonnes de l’escadre anglaise : il n’y eut là qu’une simple escarmouche, une escarmouche sans conséquences sérieuses, sans tués ni blessés de part ou d’autre. À quoi bon être embarqué sur un navire doué de toutes les qualités d’un merveilleux corsaire, pour passer son temps à évoluer autour de la roche Mingan ? Charles Baudin ne tarda pas à échanger sa corvette pour un vaisseau. Un ordre de l’amiral Willaumez le transborda de la corvette la Diligente sur le vaisseau l’Ulysse, commandé par le capitaine Allemand. L’Ulysse était un curieux échantillon de cette flotte qui, pour se grossir numériquement, ne craignait pas de faire flèche de tout bois. Vieille carcasse de construction espagnole, ce vaisseau ne comptait pas moins de cinquante-quatre années de service. Bâti en bois de cèdre, bois justement considéré par les ingénieurs de la Péninsule comme impérissable, il n’eût pas cependant, par suite de l’affaiblissement de ses liaisons, tenu la mer pendant quinze jours. Il faisait bonne figure sur les états qu’on mettait sous les yeux de l’empereur ; il n’aurait pu servir qu’à compromettre l’escadre à laquelle on l’eût attaché.

« Rester sur ce vaisseau, nous dit l’amiral Baudin avec un accent d’humeur qui se rencontre bien rarement dans ses mémoires, c’était se condamner à ne jamais aller à la mer. J’écrivis à M. Forestier qui dirigeait alors à Paris le personnel de la marine : je lui demandais de me faire employer activement et, s’il était possible, dans un service lointain. Courrier par courrier, l’ordre vint de m’expédier à Saint-Malo, où je serais embarqué sur la frégate la Piémontaise. Le commandant de la Piémontaise, le capitaine Épron, m’accueillit à merveille et me désigna tout d’abord pour son officier de manœuvre. Nous quittâmes Saint-Malo dans le courant de décembre 1805 : je me revis enfin en pleine mer. La Piémontaise était construite sur les plans d’un ingénieur nommé M. Pestel, ingénieur assez mal vu dans son corps, parce qu’il sortait de la classe des constructeurs du commerce : M. Pestel n’en avait pas moins fait descendre des chantiers un navire d’une marche quelquefois surprenante. Cependant notre traversée de Saint-Malo à l’Ile-de-France fut loin d’être aussi rapide qu’elle aurait dû l’être. Le capitaine Épron passait la ligne pour la première fois : il s’enfonça dans le golfe de Bénin, espérant y capturer quelques négriers. Nous ne rencontrâmes pas un seul navire anglais, et, pour comble de malheur, nous perdîmes un temps précieux à vouloir nous rapprocher de la côte d’Afrique. Quand nous mouillâmes enfin au cap de Bonne-Espérance, nous y trouvâmes un vaisseau de la compagnie danoise des Indes, l’Aigle blanc, que nous avions laissé, deux mois auparavant, au nord de l’équateur. La marche de l’Aigle blanc était pourtant de moitié inférieure à la nôtre.

« Le 15 mars 1806, nous venions de doubler le cap de Bonne-Espérance : nous fûmes assaillis, entre Madagascar et l’île Bourbon, par un des terribles coups de vent qui désolent si fréquemment ces parages. Nous perdîmes non-seulement nos mâts de perroquet, dont nous n’avions pas en la précaution de nous débarrasser, mais aussi notre petit mât de hune. Quelques officiers émirent alors l’avis de laisser porter vent arrière pour éviter de plus fortes avaries. Malheureusement il y avait dans l’état-major un officier d’un certain âge, jadis commandant d’un navire de flottille dans la Manche, promu depuis quelques mois au grade d’enseigne de vaisseau. Il était arrivé à ce brave homme de fuir vent arrière sur un mauvais lougre et d’avoir la poupe défoncée : depuis ce temps il était toujours effrayé, quand il entendait parler de fuir vent arrière avec grosse mer. Il s’imaginait qu’on allait couler bas. Sa conviction était si profonde qu’il finit par la faire partager au capitaine Épron. Nous nous obstinâmes donc à tenir le travers. Il en résulta que nous perdîmes successivement notre grand mât et notre mât d’artimon. Le mât de misaine et le mât de beaupré restèrent en place, mais ils furent étêtés. Chargée par une mer énorme et couchée sur le côté, la frégate courait risque d’être défoncée par la mâture, qui battait avec violence contre le flanc de tribord. Je proposai au capitaine de mettre, en virant de bord, les mâts brisés au vent de la frégate : nous pourrions ainsi saisir et couper le gréement qui retenait ces malheureux espars convertis en béliers. Le capitaine Épron croyait la manœuvre impossible : il me permit cependant de la tenter. Je l’accomplis avec une facilité extrême. Une fois délivrés de notre mâture, nous fûmes hors de danger. »

Fuir vent arrière, ce n’est pas toujours la manœuvre indiquée dans un cyclone. Que fût-il survenu si l’on eût ainsi précipité la Piémontaise au centre du tourbillon ? Le vieil enseigne de vaisseau, en admettant toutefois qu’il eût survécu à l’aventure, se serait cru le droit de triompher, et pourtant il aurait, en cette occasion, devancé son siècle sans le savoir. La loi qui régit les tempêtes tournantes n’a pas été découverte depuis plus de quarante ans et c’est bien un cyclone, non pas un coup de vent ordinaire, qu’éprouva la Piémontaise à l’entrée du canal de Mozambique.

La campagne de la Piémontaise dans les mers de l’Inde est restée célèbre ; personne ne l’a encore racontée avec ce ton de sincérité et de juvénile enthousiasme dont nous trouverons empreinte à chaque ligne la relation du vaillant amiral. « Dès que le mauvais temps fut passé, nous dit-il, nous réparâmes le mieux que nous pûmes nos avaries. Regréée avec des mâts de fortune, la Piémontaise recouvra une partie de sa supériorité de marche. Quelques jours après, nous atterrîmes sur l’Ile-de-France. C’était le soir : seul à bord, je connaissais les côtes de cette ile. J’offris de conduire la frégate au mouillage, malgré la nuit, en traversant la croisière ennemie, dont les fusées de signaux nous annonçaient la présence. À deux heures du matin, nous étions devant le Port-Louis : mon avis était de nous rapprocher de la côte et d’y jeter un pied d’ancre pour attendre le jour. La manœuvre semblait indiquée, puisque l’ennemi se trouvait dans le voisinage et que nous avions de graves avaries. Le capitaine Epron préféra se tenir sous voiles. Vers cinq heures du soir, pendant que nous courions la bordée de terre, une erreur de sonde fut cause que nous échouâmes à petite distance de la pointe des Canonniers. La batterie qui défendait la pointe ouvrit le feu sur nous. Un officier fut expédié dans une embarcation pour arrêter ce zèle intempestif et faire connaître aux compatriotes qui nous canonnaient notre nationalité. La batterie tira sur l’embarcation. L’officier de la Piémontaise, découragé, tourna les talons et revint à bord. J’obtins la permission de prendre sa place. Sans me laisser intimider par un feu assez mal dirigé d’ailleurs, je fis force de rames vers la batterie et je parvins à faire entendre raison à celui qui la commandait.

« À peine échappés à ce danger, nous allions en courir un autre de nature infiniment plus sérieuse. Un vaisseau de ligne anglais paraissait sous le vent : attiré par le bruit de la canonnade, il faisait force de voiles pour nous joindre. Ce vaisseau était le Sceptre, vaisseau de soixante-quatorze canons. Dès que nous le reconnûmes, nous cessâmes de jeter à la mer notre artillerie dont nous avions commencé à nous alléger. Un pilote nous vint, en ce moment critique, du Port-Louis. Nous étions à trois lieues environ du port. Le vaisseau ennemi n’était plus éloigné que d’une portée et demie de canon, quand, par une chance inespérée, nous parvînmes à nous remettre à flot. Malgré notre voilure réduite, nous soutînmes la chasse avec avantage, pendant plus d’une heure. Nous réussîmes enfin à gagner le mouillage intérieur du Port-Louis. Le Sceptre ne voulut pas nous abandonner sans nous envoyer au moins sa bordée : tirée de trop loin, cette bordée ne nous fit aucun mal. »

Nous retrouverons, dans le cours de ce récit, d’autres exemples des méprises auxquelles donnait lieu la crainte, toujours présente, d’un ennemi ingénieux à se déguiser. Les signaux de reconnaissance de jour et de nuit ont une importance extrême en temps de guerre : nous avons tort d’en négliger l’usage en temps de paix. Tous les mouvemens d’une escadre d’évolutions, tous ses exercices devraient n’être qu’une répétition des manœuvres et des précautions qu’exigerait une croisière réelle. Il faudrait que, sous ce rapport, la déclaration de guerre ne vînt rien changer à nos habitudes. Voilà, suivant mon humble appréciation, la vraie tactique navale, celle dont il importe de multiplier et de méditer chaque jour les leçons. « Au Port-Louis, continue l’amiral, je trouvai mon ami Moreau, un de mes anciens compagnons du Géographe. Il était alors second lieutenant sur la frégate la Canonnière. Ce fut une grande joie pour moi. La place de premier lieutenant sur la Piémontaise vint à vaquer : je proposai Moreau au capitaine Épron, qui l’accepta. J’étais donc encore une fois réuni à mon ami le plus cher, à l’homme que je considérais comme le meilleur officier, — le plus grand, allais-je dire, — que possédât alors notre marine. »

Ses amis ! l’amiral, Baudin ne s’est jamais fait faute de les grandir. C’est là, qu’on nous permette de le remarquer en passant, un des traits saillans de son caractère. Nous devons, il est vrai, tenir compte des tendances et du ton général de l’époque : la sensibilité avait remplacé dans les âmes, tout imprégnées des leçons de Jean-Jacques, la ferveur religieuse. N’insistons pas et hâtons-nous de rendre la parole à l’enthousiaste enseigne de la Piémontaise. « Nos avaries, poursuit-il, grâce aux ressources et au bon vouloir du port, furent promptement réparées. Nous allâmes, sur-le-champ, établir notre croisière au sud et sous le méridien même de l’Ile-de-France. Le 21 juin 1806, nous rencontrâmes le vaisseau de la compagnie des Indes, le Warren Hastings. Ce vaisseau portait quarante-quatre canons : il ne se rendit qu’après trois heures de combat. Le vent grand frais, la mer houleuse, lui donnaient sur nous des avantages et contribuèrent à prolonger sa résistance. Dès qu’il eut amené son pavillon, nous mîmes en panne pour l’envoyer amariner. Nous en étions alors à une encablure ou deux par sa joue de sous le vent. Pendant que nous mettions une embarcation à la mer, le Warren Hastings laissa brusquement arriver sur nous, dans l’espoir de nous démâter, peut-être même de nous couler bas par la supériorité de sa masse. Nous manœuvrâmes aussitôt de façon à prévenir un choc qui devait nous être fatal ; nous ne pûmes cependant empêcher que le vaisseau anglais ne nous abordât, nous enlevant ainsi notre grand mât île hune avec la grand’vergue et brisant ensuite notre beaupré.

« Dès que les deux navires commencèrent à se heurter, Moreau, qui, en sa qualité de premier lieutenant, était posté sur le gaillard d’avant, avait sauté à bord de l’Anglais, entraînant à sa suite le premier peloton d’abordage. Il ne rencontre qu’une faible résistance et court, sans s’arrêter, vers le gaillard d’arrière. Le capitaine Larkins, — ainsi se nommait le commandant du Warren Hastings, — se tenait encore auprès du gouvernail, et la barre, qu’on n’avait pas eu le temps de redresser, se trouvait toute au vent. La manœuvre déloyale était prise sur le fait. Moreau ne put contenir son indignation. Pendant qu’il reprochait au capitaine Larkins d’avoir voulu éviter la capture par un acte de félonie, il gesticulait avec véhémence. Le poignard, — ou plutôt la dague, — qu’il portait à la main, atteignit légèrement la capitaine anglais entre deux côtes. « Emmenez-le à bord de la frégate ! » dit Moreau à deux de ses hommes. L’ordre fut exécuté sur-le-champ ; il le fut même avec une brutalité que l’animation du combat ne saurait suffire à excuser. J’avais, pendant ce temps, demandé au capitaine Épron la permission de remettre à un autre officier le commandement de la manœuvre pour sauter moi-même à l’abordage. Au moment où je me disposais à franchir l’intervalle qui séparait les deux navires, j’aperçus le capitaine anglais, tombé, je ne sais trop comment, entre le Warren Hastings et la Piémontaise. Il s’était accroché à une manœuvre ; le moindre mouvement de l’une ou de l’autre masse pouvait l’écraser. Me laisser glisser jusqu’à la préceinte, saisir le capitaine anglais et l’aider à gravir le bord fut l’affaire d’un instant. Le malheureux, arraché à une mort certaine, m’adressait les plus vifs remercîmens. Je me hâtai de me soustraire à l’expression de sa reconnaissance et je le fis conduire au poste des blessés. L’aventure, défigurée par d’odieux récits, occupa beaucoup toute la presse de l’Inde et même celle de l’Europe. Elle valut à mon pauvre ami beaucoup d’injures vraiment imméritées et à moi des éloges bien supérieurs au mérite de mon action[1]. »

Le Warren Hastings, démâté, fut conduit, à la remorque de la frégate qui l’avait capturé, en rade du Grand-Port, ce mouillage de l’Ile-de-France que devaient bientôt illustrer les combats des Duperré, des Bouvet et des Hamelin. Du Grand-Port, la Piémontaise se rendit directement sur la côte de Malabar. La France était alors en guerre avec l’iman de Mascate. Avec qui n’avait-elle quelque compte à régler ? Les navires arabes tombèrent en foule dans les filets de la frégate française. On se contentait d’en extraire les objets d’une certaine valeur, puis on les relâchait avec leurs équipages. Dans les premiers jours de septembre une corvette de la compagnie, le Grappler, capitaine Ramsay, fut enlevée par la Piémontaise en quelques minutes de combat. Au Grappler succéda le vaisseau de la marine indienne le Famé, capitaine Jameson, qui se rendait de Bombay en Chine. Le Famé était percé pour recevoir quarante canons : il n’en portait en réalité que vingt-quatre. Néanmoins, grâce à ses caronades à bragues fixes, système tout nouveau, le Famé opposa une assez vigoureuse résistance. L’enseigne de vaisseau Baudin en eut le commandement. On fit évacuer sur la frégate l’équipage anglais, à l’exception du chirurgien major et du maître de manœuvre, puis on remplaça les matelots débarqués par dix prisonniers arabes et dix marins français. Conduire dans ces conditions un vaisseau à demi désemparé à l’Ile-de-France, éloignée de mille deux cents lieues, le conduire à l’encontre des courans et de la mousson, n’était pas une mission d’un accomplissement facile. En temps de guerre, les difficultés par la nécessité de n’en pas tenir compte, s’aplanissent.

« J’avais vingt-deux ans, nous dit le jeune capitaine de prise : Pour la première fois j’allais avoir à diriger un grand navire à travers l’océan, sans pouvoir prendre conseil que de moi-même Le plaisir d’exercer un commandement me faisait tout voir en beau. Le voyage dura trente jours. Nous eûmes des temps horribles en passant entre les Maldives et les Laquedives. La fatigue, l’insomnie, me firent enfler l’œil droit au point que je craignis, pendant plusieurs jours, de le perdre. Heureusement le chirurgien anglais que j’avais conservé à bord était un jeune homme plein d’instruction et de cœur. Écossais de naissance, il se nommait Henry Marshall. D’un caractère doux et bienveillant, il ne tarda pas à s’attacher à moi. Je savais alors à peine quelques mots d’anglais : nous faisions la conversation en latin. Cette réminiscence de nos études classiques plaisait fort à l’excellent docteur : instruit et habile, il parvint à me sauver l’œil, et guérit également d’un énorme abcès à la joue mon petit mousse Caussade, qui faisait sa seconde campagne avec moi ; il eut, en un mot, grand soin de tout le monde, pendant la traversée, sans distinction d’Arabes ou de Français. Le maître d’équipage anglais, appelé George Pendrey, était, comme le docteur Marshall, un fort brave homme, honnête et intelligent, connaissant bien son métier. Il avait été deux fois prisonnier en France et parlait avec reconnaissance des bons traitemens dont il fut l’objet pendant sa captivité à Valenciennes.

« Enfin, après un mois de traversée, nous atteignîmes les parages de l’Ile-de-France. Je devais m’attendre à y trouver une croisière ennemie : aussi pris-je mes mesures pour n’atterrir que de nuit. Mes instructions me prescrivaient de me rendre à la Rivière-Noire, qui est sous le vent de l’île. J’y allais à contre-cœur et par pure obéissance, car c’est un point d’atterrage fort dangereux lorsqu’une force ennemie tient la mer. Après avoir reconnu les terres des environs du Grand-Port, je filai, bien à regret, le long de la côte, pour me rendre à la destination qui m’était assignée. Il était une heure du matin : je me promenais sur le gaillard, ma longue-vue de nuit à la main, causant en latin avec Marshall, lorsque le docteur me fit remarquer un point noir qui grossissait à vue d’œil. Je donnai un coup de longue-vue et je reconnus une frégate anglaise qui venait à contre-bord, tous les ris pris. Je n’eus que le temps de manœuvrer à la hâte et de changer de route dans le plus grand silence. La frégate passa derrière nous sans nous voir. Tout le monde apparemment dormait à bord. Je gagnai au plus vite la côte, et me considérant comme dispensé, par le danger que je venais de courir, de suivre mes instructions à la lettre, je louvoyai pour gagner le Grand-Port, où j’entrai le lendemain avant midi.

« Quelques semaines plus tard arriva la Sémillante, revenant de croisière. Elle avait trouvé le Port-Louis bloqué et s’était vue forcée de se réfugier, comme nous, au Grand-Port. Le capitaine Motard m’accueillit avec une extrême bienveillance. Je me liai avec la plupart des officiers de son état-major, particulièrement avec Roussin. Nous restâmes deux mois au Grand-Port, retenus tantôt par la présence de forces ennemies supérieures, tantôt par les vents contraires qui rendent la sortie très difficile et très dangereuse. A la fin de novembre, nous réussîmes à gagner le Port-Louis. J’y désarmai le Famé, qui fut mis en vente et trouva promptement des acquéreurs, car c’était un des plus beaux navires qu’on pût voir. Mon brave Pendrey fut envoyé au dépôt des prisonniers anglais, à la Grande-Rivière. J’eus soin qu’il n’y manquât de rien jusqu’au moment où il fut échangé. Quant au docteur Marshall, j’obtins qu’il fût renvoyé, à bord d’un navire neutre, sur parole.

« Au mois de janvier 1807, je pas me rendre au désir que m’avaient exprimé le capitaine Motard et son état-major. Je passai sur la Sémillante, laissant mon bon ami Moreau sur la Piémontaise. Au mois de février, la Sémillante, réparée et ravitaillée, était de nouveau prête à prendre la mer. Nous entrions dans la saison de l’hivernage ; les indices précurseurs d’un ouragan nous conseillaient de rester au port. Tout à coup, à minuit, nous arrive l’ordre de mettre sous voiles dès le point du jour. Nous obéissons : à onze heures du soir, nous avions perdu tous nos mâts, non sans avoir couru le risque de sombrer par la violence du vent et de la mer. Une croisière ennemie était alors au vent de l’Ile : elle se composait du vaisseau de quatre-vingts canons le Blenheim, ancien vaisseau à trois ponts, auquel on avait rasé la batterie des gaillards, de la frégate neuve la Java, du brick le Harrier. Le vaisseau et la frégate coulèrent à fond avec l’amiral Troubridge, un ancien compagnon de Nelson : onze cents hommes d’équipage périrent. Le brick seul échappa. Il en fut quitte pour la perte de sa mâture et de sa batterie jetée à la mer. Le 13 février, nous rentrâmes au Port-Louis avec des mâts de fortune : deux mois plus tard, nous repartions pour une nouvelle croisière. Notre mâture, notre gréement, notre voilure étaient entièrement neufs. »

Le Port-Louis, on le voit, était un port de ressources. Telle fut, au XVIe siècle, Alger la Moresque, avec ses corsaires, ses captifs et l’opulence qu’elle devait aux prises faites par ses marins. L’abattement qui, dans les mers d’Europe, s’emparait peu à peu de la marine française, était inconnu dans les mers de l’Inde : on n’y comptait, en effet, que des triomphes. Quelle confiance ! Quelle ardeur ! Et combien il est doux de retrouver dans ces récits intimes le l’eu sacré qui animait jadis les marins de Saint-Malo et de Dunkerque ! Le gouvernement du général Decaen a fait, pendant quelques années, revivre à l’Ile-de-France les temps où la fortune ne savait pas encore à qui, des Anglais ou de nous, elle adjugerait l’empire de la mer. Les nouveaux mâts de la Sémillante se trouvèrent, par malheur, de mauvaise qualité. Le capitaine Motard en alla chercher de meilleurs aux îles Nicobar, dans l’excellent port de Nausoury. La forêt descendait jusqu’à la plage ; il fut facile d’y couper des mâts et des vergues. La frégate pouvait désormais affronter les tempêtes : elle se porta, sans perdre un instant, à la hauteur de la pointe d’Achem, une des extrémités de la grande île de Sumatra, et s’établit en croisière à l’entrée du détroit de Malacca. La Sémillante se postait ainsi sur le passage de tout le commerce de l’Inde et de l’Europe avec la Chine.

« Il y avait déjà trois semaines, écrit l’amiral Baudin, que nous tenions cette croisière, malgré le vent toujours grand frais, des pluies torrentielles et une très grosse mer, lorsque, le 20 juillet au matin, nous découvrîmes onze voiles que nous reconnûmes bientôt pour le convoi de Chine, convoi composé de dix vaisseaux de la compagnie des Indes, naviguant sous l’escorte d’un vaisseau de ligne de soixante-quatre canons, — le Lion, comme nous l’apprîmes plus tard. — La disproportion des forces était grande : le capitaine Motard n’hésita pas cependant à s’approcher du convoi anglais et à essayer de l’entamer. Pendant deux jours et une nuit, nous rôdâmes autour de la proie que le ciel nous envoyait. Mais le Lion faisait bonne garde, et d’ailleurs il n’y avait pas un seul de ces vaisseaux de la compagnie qui ne fût en réalité plus fort que nous. Insister davantage eût été perdre son temps. Nous laissâmes arriver, et nous allâmes mouiller sous l’îlot Cornicobar, où, pendant vingt-quatre heures, nous nous approvisionnâmes d’eau et de noix de coco ; puis nous retournâmes croiser au sud de l’île Preparis. Là, nous prîmes d’abord l’Althea, beau navire anglais venant du Bengale et allant en Chine. Quelques jours plus tard, nous capturâmes encore deux autres navires, l’Elisabeth et le Gilwell, qui venaient également de Calcutta et allaient à Canton. Mon ami Roussin fut chargé d’amariner le Gilwell ; je fus envoyé sur l’Elisabeth. Tous deux, nous passâmes la nuit à bord de nos prises. Le lendemain matin, lorsque nous ralliâmes la Sémillante, le capitaine Motard me désigna pour commander le Gilwell, et donna l’Elisabeth à un de mes camarades, l’enseigne de vaisseau Fournier. La résolution du capitaine Motard était prise : il allait faire route pour l’Ile-de-France et y amener ses deux riches captures sous l’escorte de la Sémillante. En conséquence, il retira simplement de l’Elisabeth et du Gilwell les capitaines et les officiers anglais, laissant à ces deux navires tout leur équipage composé de Portugais et d’Indiens. Il resta sur le Gilwell 83 hommes. Je n’avais, pour les contenir et les contraindre au travail, qu’un aspirant nommé Capdeville, un quartier-maître, cinq soldats volontaires de Bourbon et mon fidèle mousse Caussade. Retenus, tantôt par les calmes, tantôt par les gros temps, nous éprouvâmes beaucoup de contrariétés pour sortir du golfe du Bengale. Les provisions manqueront : Roussin, pendant la nuit où la direction du Gilwell lui fut confiée, s’était bien gardé d’oublier ses camarades faméliques de la Sémillante. Il avait bravement fait passer sur la frégate tout ce qui était bon à boire ou à manger. Quand je vins prendre à mon tour le commandement de cette prise, je n’y trouvai plus que du riz en assez grande quantité et un peu d’eau que nous fîmes durer une quinzaine de jours. Heureusement, au moment où notre provision était sur le point d’être complètement épuisée, la pluie se mit à tomber par torrens : nous pûmes remplir nos futailles vides.

« Après bien des retards, nous gagnâmes enfin la zone des vents alizés et nous commençâmes à faire bonne route. A environ 250 lieues de l’Ile-de-France, la rencontre de la frégate anglaise le Pitt me contraignit à me séparer de mes deux conserves. Le Pitt était une grande frégate de cinquante-quatre bouches à feu, dont plus de la moitié appartenait au calibre de 24 : elle eût été de force à combattre deux frégates comme la nôtre, car la petite Sémillante ne portait que du 12 et n’avait que trente-deux pièces. Le Pitt possédait de plus l’avantage d’être un navire construit en bois de teck, ce qui lui donnait des flancs impénétrables à des boulets de petit calibre. Nous connaissions bien cette frégate, qui avait souvent croisé devant l’Ile-de-France. Néanmoins, le capitaine Motard ne se laissa pas intimider par la supériorité de l’ennemi. Il montra tant d’audace et de caractère qu’il parvint à sauver ses deux prises. Pendant quatre jours, le Pitt ne cessa de lui appuyer la chasse ; il ne s’en émut pas et prit l’Elisabeth à la remorque presque sous le canon de l’ennemi. Pour moi, dès les premiers jours, j’avais mis le Gilwell à l’abri en tenant une route qui m’éloignait de l’Elisabeth et de la Sémillante. Bien m’en prit, car si j’eusse continué à naviguer de compagnie avec ces deux bâtimens, j’aurais été infailliblement sacrifié. La marche du Gilwell était inférieure à celle de l’Elisabeth, et l’Elisabeth ne fut sauvée que par la résolution énergique du capitaine Motard.

« Ce fut deux mois seulement après notre arrivée à l’Ile-de-France que le Gilwell put être déchargé et remis en douane. L’opération ne me parut pas conduite avec toute la loyauté désirable : elle me valut une querelle et une demande de réparation par les armes. Je tairai naturellement le nom de mon adversaire. Nous nous battîmes au pistolet dans un lieu appelé le Champ-de-l’Or : mes témoins étaient Roussin et le capitaine d’artillerie Mourgues. Je fus blessé à la tête. Merle, un de mes amis, qui s’était tenu à quelque distance du théâtre du combat, me fit rapporter en ville dans un palanquin et m’installa chez lui, dans sa propre chambre. Le 15 février 1808, la Sémillante partit pour une nouvelle croisière : je m’embarquai, très souffrant encore.

« Le 15 mars, un peu avant le jour, nous trouvant dans le voisinage de Ceylan, nous primes le navire anglais la Cecilia, capitaine Skeene. Ce navire venait du Golfe-Persique : il fut expédié aussitôt pour l’Ile-de-France sous le commandement de Rabaudy, qui était alors un très médiocre aspirant et n’annonçait pas devoir être ce qu’il est devenu depuis, un de nos meilleurs capitaines de vaisseau. Dans la soirée du même jour, nous engageâmes un combat avec la Terpsichore, commandée par le capitaine Montague. Après une heure de combat vergue à vergue, le feu de l’ennemi était presque éteint : il ne tirait plus que quelques coups de canon d’intervalle en intervalle et ne pouvait évidemment tenir longtemps, lorsque le capitaine Motard fut blessé à la tête et à l’épaule. Le second de la frégate prit le commandement. J’étais occupé à faire pointer une de nos deux pièces du gaillard d’avant : la frégate anglaise, qui, en ce moment, manœuvrait pour s’éloigner, nous envoya au hasard trois coups de canon ; le dernier de ces trois coups, tirés à boulet perdu, m’emporta le bras droit et me laboura le ventre. Je tombai, à genoux d’abord, puis la tête en avant, sur le pont. Pendant quelques secondes, je perdis connaissance. On me porta au poste des blessés : je tenais de ma main gauche mon bras droit, qui pendait encore à quelques lambeaux de chair. Mon ventre était brûlé et entièrement noir, comme si l’on y eût appliqué un fer chaud. Je souffrais des douleurs atroces. Le chirurgien-major, — il se nommait Marquet, — ne jugea pas à propos de m’amputer pendant la nuit. Il avait, d’ailleurs, assez d’occupation avec une trentaine d’autres blessés. Vers dix heures du matin, on m’enleva de dessus mon matelas et on m’assit sur une chaise, au-dessous de la grande écoutille. Avant de commencer l’opération, le docteur Marquet me dit : « Baudin, je crois devoir vous laisser le moignon le plus long possible : vous soutiendrez ainsi plus commodément votre manche d’habit. — Docteur, lui répondis-je, prenez garde ! je crains que l’os ne soit éclaté très haut : si vous coupiez au-dessous de la fissure, il faudrait recommencer l’opération. Tâchons, je vous prie, de ne pas nous y prendre à deux fois. — Soyez tranquille ! » répliqua Marquet. Et, sur-le-champ, il mit en action ses bistouris, ayant soin de couper la peau plus longue que les muscles, les muscles plus longs que l’os. A peine eut-il attaqué l’os qu’il le trouva éclaté : la scie s’arrêta. Le pauvre docteur pâlit. Néanmoins, il continua l’opération, n’osant pas la recommencer à cause de la plaie du côté, qu’il considérait comme mortelle.

Quand tout fut terminé, on me plaça sur un cadre de malade dans le faux pont. L’air y était affreusement chaud et fétide. La femme du capitaine Skeene, notre prisonnier de la veille, vint s’asseoir à mon chevet et se mit à m’éventer, à m’asperger le visage avec du vinaigre pour m’empêcher de tomber en défaillance. Elle reconnaissait ainsi quelques bons procédés que j’avais eus pour elle et pour son mari, quand je les vis arriver, fort effrayés, à bord de la frégate. Cette digne femme passa trois jours et trois nuits près de moi sans prendre un instant de repos. C’est bien certainement à ses soins que je dois la conservation de mon existence. J’éprouvais un accablement extrême : mes intestins commençaient à s’enflammer ; de temps en temps, j’étais en proie à des nausées presque insurmontables. Or, je savais que, dans les grandes blessures du tronc, le vomissement est mortel : que de fois j’ai rassemblé mes forces et ravalé en quelque sorte mon âme près de m’échapper ! La perte de mon bras fut, en cette circonstance, un bonheur. Si je n’avais en que la plaie du ventre, j’étais un homme mort : l’hémorragie considérable, qui eut lieu entre le moment où je perdis mon bras et celui de l’amputation, empêcha l’inflammation des intestins et me sauva certainement la vie. « Après un mois de mer, nous arrivâmes à l’Ile-de-France. Je fus transporté avec les autres blessés à l’hôpital. Le capitaine-général Decaen m’avait déjà recommandé aux soins du docteur Chapotin, chirurgien en chef de la marine. Nous avions été huit amputés à bord de la Sémillante, quatre du bras droit, quatre du bras gauche : j’étais le seul qui eût survécu ; les sept autres succombèrent pendant la traversée. La plaie que je portais au côté était énorme ; elle s’étendait de l’extrémité de l’os iliaque au voisinage de la première fausse côte ; pour la panser, on n’employait pas moins d’une livre de charpie. La suppuration très abondante, les sueurs excessives, la fièvre continuelle, la privation de nourriture, les douleurs et l’insomnie me réduisirent à un degré d’affaiblissement tel que je n’étais réellement plus qu’un squelette : le docteur Chapotin commençait à désespérer de moi. Un médecin allemand, de passage à l’Ile-de-France, le docteur Curtius, obtint qu’on modifiât le traitement débilitant auquel on m’avait jusque-là soumis : vers le milieu d’octobre, c’est-à-dire sept mois après le jour où je tombai blessé sur le pont de la Sémillante, la plaie était entièrement cicatrisée. Je me levai et je pus essayer de faire quelques pas. J’étais tellement raccourci du côté droit que je marchais tout courbé vers la droite et pour ainsi dire à trois pattes. Il fallut plusieurs mois encore pour que, grâce à ma jeunesse et à ma saine constitution, je parvinsse à me redresser. »

Le capitaine Motard cependant se disposait à rentrer en France. Sa santé était très affaiblie par six années de fatigues constantes, et la Sémillante, qui tenait la mer depuis l’année 1803, à bout de forces comme son capitaine, venait d’être condamnée : on commençait à la démolir, quand des acquéreurs se présentèrent. La longue durée du blocus hermétique qui nous était infligé avait porté à un taux fabuleux le prix des denrées coloniales importées en France : une douzaine de navires bons marcheurs s’apprêtaient à partir du Port-Louis avec des chargemens de sucre et de café. Ces navires, bion que leur cale fût remplie de marchandises, n’en étaient pas moins armés en guerre. C’était ce qu’on appelait alors des aventuriers. La vieille Sémillante, grâce à sa marche supérieure, devait constituer un aventurier sans pareil. On lui confia une cargaison évaluée à 5 ou 6 millions de francs, on lui donna pour capitaine le fameux Surcouf, et les passagers sollicitèrent en foule la faveur d’embarquer sur un navire que la fortune avait toujours favorisé. Au nombre des passagers qu’emporta le 20 novembre 1808 la frégate la Sémillante, transformée en vaisseau de commerce, se trouvaient son ancien commandant, le capitaine Motard, et l’enseigne de vaisseau Charles Baudin. La Sémillante devait se rendre à Bordeaux : la rencontre de plusieurs croiseurs ennemis, à l’approche des côtes de France, la contraignit de se rejeter vers le nord. Il fut aussi impossible de gagner Lorient que la Gironde. Aux abords de Brest, il fallut encore prendre chasse. Le vent soufflait de l’ouest grand frais ; plusieurs des voiles de la frégate furent emportées. Il était fort à craindre que, pendant la nuit, le vent et la mer ne jetassent la Sémillante sur les rochers de l’île d’Ouessant. Surcouf alla se coucher : « Comment donc ! se coucher ? » Surcouf abandonnait-il la partie ? Livrait-il son équipage aux hasards de la mer ? Surcouf faisait, en cette occasion, ce qu’eût fait le capitaine Bouvet : il reprenait des forces, n’ayant, pour le moment, aucune manœuvre à tenter. Savoir dormir à propos est le propre des grandes âmes et des bons capitaines.

Surcouf, nous apprend l’amiral Baudin, avoua le lendemain que, réveillé en sursaut par les coups de mer qui embarquaient à bord, il avait cru plus d’une fois que c’en était fini de la frégate. Le jusant joua en cette occasion le rôle du bon génie : il soutint la frégate contre la force du vent qui la portait à terre. Au point du jour, la Sémillante doublait l’île d’Ouessant : seulement le flot était survenu et le flot entraînait la frégate sauvée dans la Manche. Le port le plus voisin était Morlaix : la Sémillante se présente à l’entrée de la rade avant la nuit. Elle est assaillie par les coups de canon du château bâti sur l’îlot du Taureau. Le temps ne permettait pas d’envoyer à terre une embarcation. La frégate, avec son équipage sur les dents, ses voiles en lambeaux, se décide à faire route pour Saint-Malo. Le 3 février 1809, elle mouille dans la baie de La Fres-aye. Au point du jour, on se dispose à lever l’ancre. Les passagers, réveillés de bonne heure par le désir de saluer la côte de France, sont tous accourus sur le pont : les batteries de la baie, aussi perspicaces que celles du château de Morlaix, choisissent ce moment pour ouvrir leur feu. Le premier boulet écorche le grand-mât, couvre d’éclats le capitaine Motard et lui enlève son chapeau. Les passagers s’empressent de rentrer dans le faux-pont. La canonnade cependant continue : la brise heureusement était fraîche, la frégate fut bientôt hors de portée. Le port de Solidor ne tarda pas à la recevoir.

Quelle existence de perpétuelles alarmes et combien les chétifs avaient alors de chances pour rester en route ! On ne connaissait pas de vieux dans ce temps-là : on ne rencontrait que des vieillards, et de beaux vieillards, je puis le garantir. Le 13 février, Charles Baudin arrivait à Paris avec le commandant Motard : il était toujours enseigne de vaisseau. A peine descendait-il de voiture que le capitaine de vaisseau Morel-Beaulieu, aide-de-camp du ministre de la marine, venait lui annoncer que l’empereur le nommait chevalier de la Légion d’honneur. Nous ne savons plus ce que vaut la première décoration. La croix d’honneur était en 1809 une distinction plus flatteuse que tous les grades du monde : elle vous introduisait dans la légion des braves, et à quelle époque ! à une époque où être héroïque s’appelait simplement « faire son devoir. »


IV

Passons rapidement sur ce nouveau séjour à Paris : l’ardeur guerrière de Charles Baudin l’abrégera d’ailleurs autant que possible. Le 7 août 1809 s’ouvre pour notre héros une période nouvelle, une période qui va l’initier à d’autres devoirs que ceux d’officier de quart et de capitaine de prise. Le brick le Renard est en construction à Gènes : Baudin reçoit l’ordre d’aller en hâter et en surveiller l’armement. Les enseignes de vaisseau sous le premier empire commandaient donc quelquefois des bricks ? Le beau temps ! direz-vous : ne nous plaignons pas trop ; ce beau temps ne saurait tarder à revenir. Nos enseignes de vaisseau vont commander bientôt des canonnières et des torpilleurs ; la flottille sera si nombreuse qu’il y aura des commandemens pour tous, même pour les quartiers-maîtres. Le jeune Baudin, nommé au commandement du Renard, n’attendit du reste que quelques jours à peine son brevet de lieutenant de vaisseau : ce grade lui fut conféré, le 29 août 1809, à l’âge de vingt-cinq ans. Accompagnons-le maintenant à la mer et voyons quel parti il saura tirer de son brick ligurien et de son équipage en majeure partie génois.

« Le 22 août 1810, dit-il, j’étais en croisière sur la côte de Toscane avec le Renard et la Ligurie, petit brick de dix commandé par le lieutenant Serra, qui est devenu contre-amiral dans la marine sarde. J’aperçus une frégate anglaise sous le vent à nous et j’allai la reconnaître. Cette frégate était le Sea-Horse, de quarante-quatre canons, capitaine Stuart. Par prudence, je laissai le long de la côte la Ligurie, dont la marche était assez inférieure : j’avais, au contraire, confiance dans la marche du Renard. Je n’hésitai pas à narguer de très près la frégate anglaise. Le vent, par malheur, tomba tout à coup, puis, après un certain intervalle de calme, s’éleva une légère brise, que reçut avant moi le Sea-Horse. Pendant que j’étais encore condamné à une immobilité complète, le Sea-Horse arriva sur le Renard toutes voiles dehors. »

Le vent finit toujours par venir à qui sait l’attendre. Le Sea-Horse approchait rapidement, mais les premiers souffles de la brise commençaient à enfler les voiles du Renard. Le brick prit chasse vers le golfe de la Spezzia. Orage affreux, échouage sur les bancs de la Magra : la frégate, aussitôt que l’orage s’est dissipé, reparait. Le temps était magnifique, la mer unie comme un lac, la brise légère. Le Sea-Horse se met à croiser devant le brick échoué et, jusqu’à sept heures du soir, le canonne comme une cible. Le tir n’est guère exact sous voiles, car on apprécie généralement assez mal une distance qui varie sans cesse : le Renard eût dû être pulvérisé ; il sortit de cette aventure sans avaries graves. La nuit venue, la frégate s’éloigne, le brick se remet péniblement à flot. Le port de la Spezzia ne lui fournirait aucune ressource, il lui faut gagner Gênes. A mi-route, entre la Spezzia et Rapallo, ce port génois où Louis XII, alors duc d’Orléans, battit en 1494 les Napolitains de Frédéric d’Aragon, se rencontre une petite ville appelée Levanto. L’inspecteur-général des côtes de Ligurie y avait constaté récemment la présence d’une batterie de cinq canons. L’inspection ne fut pas poussée plus loin. Le brick le Renard rasait la terre : une voile venait de se montrer au large ; bientôt cette voile grandit, elle arrive poussée par une grande brise. C’est encore le Sea-Horse. Le capitaine Baudin n’hésite pas : il va jeter l’ancre sous la protection des batteries de Levanto. « Sergent de garde, où est votre capitaine ? — Je n’en ai pas ; c’est moi qui commande. — Disposez vos canons. — Mes canons sont encloués. » Le capitaine Baudin envoie chercher un vilebrequin. Les lumières des canons sont, en effet, bouchées ; on n’y a cependant enfoncé aucun clou : la rouille seule a fini par acquérir la dureté du métal. Au bout de quelques minutes, le vilebrequin a fait son office. Pendant ce temps, la frégate anglaise s’est approchée à portée de canon : elle met en panne et envoie sa volée. Le brick et la batterie ripostent. Les Anglais avaient, sous l’empire, un respect inouï des batteries de côte. Ils les enlevaient quelquefois par un débarquement ; ils ne les affrontaient jamais de face. Dès que le Sea-Horse s’aperçoit que la terre s’en mêle, il vire de bord et s’éloigne. Des cinq pièces qui composaient la batterie, trois avaient déjà brisé leurs affûts ; les deux autres affûts menaçaient ruine. Je m’explique maintenant que l’amiral Baudin, préfet maritime à Toulon en 1842, m’ait envoyé, avec le capitaine du génie Rivière, inspecter les défenses côtières du 5e arrondissement : il se rappelait l’épisode de 1810 et l’état des batteries de Levanto. Je ne crois pas me tromper en affirmant que c’est aux instances réitérées de l’amiral que nous devons les résolutions qui furent prises, vers la fin du règne du roi Louis-Philippe, au sujet de ces ouvrages désarmés en 1816 et laissés depuis lors dans le plus complet abandon.

Pendant tout le reste de l’année 1810 et le courant de l’année 1811, le Renard fut activement employé sur les côtes de Toscane et de Ligurie. Son service s’étendait jusqu’aux îles d’Elbe et de Corse ; il consistait principalement dans la protection des convois. Au mois de juillet 1811, le Renard se balançait tranquille sur ses ancres dans le port de Gênes. Le vent soufflait avec violence du sud-ouest. Que signale donc le sémaphore du cap Noli ? Le sémaphore signale un corsaire anglais à cinq ou six lieues de terre. Le capitaine Baudin prend à l’instant ses dispositions pour l’appareillage. « Allez-vous sortir par un temps pareil ? lui crie le commandant de la Pénélope, frégate mouillée à côté du Renard. — Soyez tranquille, répond Baudin, je connais mon brick. » Par le travers du cap Noli, le vent passe au nord-est et la mer tombe subitement. A quatre heures du matin, le Renard était devant la baie de Finale. Le corsaire s’y trouvait aussi : il avait mis ses embarcations à la mer et déjà deux des navires mouillés dans la baie étaient amarinés. Le Renard approchait comme un fin matois, déguisé de son mieux sous pavillon anglais. — N’oubliez pas que la ruse est permise : si jamais elle cessait de l’être, — la conscience publique est devenue si méticuleuse, — il ne faudrait pas négliger de le dire. Il était tellement rare, à cette époque, de rencontrer un navire de guerre français la mer que l’apparition du Renard, masqué sous ses fausses couleurs, n’interrompit en aucune façon les opérations du corsaire. Cependant, quand le Renard fut à portée de canon, la méprise pour un œil exercé cessa d’être possible. Changement complet de tableau : le corsaire abandonne ses embarcations, ses prises, déploie toutes ses voiles et prend chasse vers Toulon, espérant attirer l’ennemi du côté où veille d’habitude la croisière anglaise. La brise était fraîche du nord-est : les deux navires, courant vent arrière. filaient de dix à onze nœuds. A midi, après huit heures de chasse, la distance qui les séparait n’avait pas varié d’une encablure. Le capitaine Baudin se souvint que le Renard marchait généralement mieux la nuit que le jour. D’où pouvait provenir cette différence ? D’une répartition plus favorable des poids ? Rien ne coûtait d’essayer. L’équipage reçut l’ordre de prendre les hamacs aux bastingages, de les pendre dans le faux-pont et de se coucher. Soudain le brick s’élança en avant : à trois heures de l’après-midi, il joignait le corsaire à portée de pistolet. Au premier coup de semonce, l’Anglais amena son pavillon. Le Renard venait de s’emparer du fléau de la côte, du Three Brothers, corsaire de dix canons et de 100 hommes d’équipage, armé à Malte.

La nouvelle génération commençait à faire parler d’elle. Le 26 mai 1811, un brick anglais, l’Alacrity, paradait devant Bastia : le brick français l’Abeille sort du port et enlève ce navire ennemi en moins de trois quarts d’heure. Qui commandait l’Abeille ? Un adolescent, presque un enfant, laissé par son capitaine, que le télégraphe venait d’appeler brusquement à Paris, en possession d’un commandement qui semblait aussi bien au-dessus de son âge qu’au-dessus de son grade. Charles Baudin n’était pas d’humeur à rester en arrière d’Armand de Mackau. Le combat du Renard contre le Swallow fut la réplique à la prise de l’Alacrity.

« Dans les premiers jours de juin 1812, nous raconte l’auteur des précieux souvenirs où revit toute une marine depuis près d’un demi-siècle disparue, j’escortais un convoi de trente-trois voiles destiné pour Marseille. J’étais parvenu à la hauteur des îles de Lérins, ayant été sans cesse harcelé, depuis ma sortie de Gênes, par une division composée du vaisseau l’America de soixante-quatorze, de la frégate le Curaçao de quarante-quatre et du brick, de vingt le Swallow. J’avais pour me seconder la goélette le Goéland, de six bouches à feu, commandée par un lieutenant de vaisseau, M. de Saint-Belin, émigré rentré en France depuis quelques années. Nous avions appareillé des îles de Lérins au commencement de la nuit avec notre convoi : la division anglaise, dont le Swallow formait l’avant-garde, nous poursuivait. Je conçus le projet de couper ce brick du reste de sa division et de l’enlever dans l’obscurité. J’envoyai chercher Saint-Belin et je lui donnai mes instructions. Le calme qui survint empêcha l’exécution de mon projet. Quand le jour se fit, la division ennemie était bien ralliée. Je ne m’occupai plus que de faire filer mon convoi vers Saint-Tropez : à midi, je l’avais mis en sûreté. En ce moment, la brise fraîchit du large. Le brick ennemi s’était avancé à une certaine distance de ses deux conserves ; je voulus encore une fois tenter de l’enlever avant qu’il pût être secouru et je me portai à sa rencontre. Virant de bord vent devant, je lui passai à poupe, à portée de pistolet : je me trouvai ainsi au vent à lui sur l’autre bord. Si j’avais été seul, je n’aurais pas hésité à l’aborder, mais je ne voulais pas, mon devoir étant d’assurer avant tout le succès, négliger l’assistance du Goéland, qui faisait force de voiles pour venir à mon aide. Par malheur, la barre de gouvernail du Goéland venait d’être coupée par un boulet. Pendant qu’on mettait en place la barre de rechange, j’échangeais avec le Swallow un feu très vif. Je n’avais que deux officiers : l’un d’eux, l’enseigne de vaisseau Charton, fut blessé à mort ; moi-même, je reçus à l’épaule droite un biscaïen qui m’y fit une blessure très douloureuse. La commotion fut telle dans toute la poitrine, que le sang me vint à flots à la bouche. Je continuai cependant de commander la manœuvre. J’allais donner l’abordage, sans attendre le Goéland, lorsque le Swallow, qui était sous le vent à moi, laissa arriver tout plat vent arrière, en me présentant la poupe. Avant que je pusse le suivre, il eut le temps de virer de bord lof pour lof, et de mettre le cap sur sa frégate. Ma mâture et mon gréement étaient hachés : j’avais quarante-deux hommes sur cent huit hors de combat ; il ne me restait d’autre parti à prendre que d’entrer à Saint-Tropez pour y rallier mon convoi et pour réparer mes avaries. Le Swallow, de son côté, fut rejoint par l’America et par le Curaçao. Il fit ensuite route pour Malte.

« Il était à peu près trois heures de l’après-midi, lorsque j’entrai à Saint-Tropez. Nos blessés furent transportés sur-le-champ à terre ; je restai à bord, quoique souffrant cruellement de ma blessure. Vers le soir, la crise nerveuse devint extrêmement intense ; mes muscles se contractaient, mes dents se serraient, un engourdissement général gagnait tous mes membres. A ces symptômes, je reconnus l’approche du tétanos, dont j’avais été déjà menacé lorsque je perdis le bras sur la Sémillante. Je me fis préparer un bain de lessive ; cette décoction alcaline eut pour effet de calmer aussitôt l’agitation nerveuse. Trois jours après j’étais debout. »

L’historien de la marine anglaise, William James, n’a pas passé cette affaire sous silence. Sa version diffère peu du récit de l’amiral Baudin ; la prétendue intervention du Goéland y joue seulement un rôle destiné à justifier la retraite du capitaine Sibly, qui parait, du reste, avoir été un officier de cœur et de mérite. L’engagement à portée de pistolet dura, suivant James, quarante minutes, « Le Swallow, dit l’historien anglais, avait beaucoup souffert dans ses voiles, son gréement, sa mâture et sa coque. Sur un équipage de 109 hommes présens à bord, il eut 6 hommes tués et 17 blessés. La perte du Renard fut de 14 hommes tués et de 28 blessés, y compris son brave commandant, atteint au moignon du bras que, quelques années auparavant, il avait honorablement perdu. L’armement du Renard consistait en 14 caronades de 24 et deux canons longs de 6. Le Swallow, commandé par le capitaine Reynolds Sibly, portait 16 caronades de 32 et deux canons longs de 6. »


V

Le Renard n’était plus un commandement qui convînt au jeune officier que l’empereur, à la nouvelle de ce beau combat, s’était, par un décret daté de Smolensk, hâté de nommer, le 22 août 1812, capitaine de frégate. On eût pu se borner à donner au nouveau promu une corvette : on fit grandement les choses ; on lui donna une frégate, la Dryade. Cette frégate de quarante-quatre canons, construite sur les plans de M. Sané, par un ingénieur de haut mérite, M. Boucher, venait d’être lancée à Gênes. Les améliorations de détail dont on l’avait dotée, à la demande et d’après les observations du capitaine Baudin, la rendaient fort supérieure à tous les navires du même rang que possédait alors la France. Ainsi, la muraille du gaillard d’avant fut entièrement fermée, ce qui n’avait encore en lieu pour aucune de nos frégates. La chaloupe descendait par un long panneau dans la batterie ; on supprima le panneau et on fit reposer la chaloupe sur le pont. La batterie resta de cette façon complètement dégagée. L’arrière fut disposé de manière à laisser un jeu facile aux pièces de retraite ; les sabords de chasse furent percés parallèlement à la quille. Tout fut sacrifié, en un mot, au bon service de l’artillerie. Commencé dans les premiers jours de novembre 1812, l’armement ne fut terminé qu’au mois de mai 1813. L’état-major se composait des lieutenans Gicquel-Destouches et Bellet, des enseignes Vieillard et Parseval-Deschênes, de dix aspirans dont un seul était Français, — les neuf autres avaient vu le jour à Gênes. L’équipage comprenait trois cent vingt-trois hommes : vingt-cinq seulement appartenaient aux départemens de l’ancienne France, le reste venait du Piémont, de la Ligurie ou de la Toscane.

Il y a dans la vie d’un navire deux momens solennels : le jour où il descend des chantiers et le jour où il sort pour la première fois du port. Il ventait grand frais, le port était encombré : le commandant de la Dryade fit virer à pic, établir les huniers. L’appareillage semblait scabreux. Comment allaient s’en tirer ces jeunes marins génois dont la plupart n’avaient jamais navigué que sur un bateau de pêche ? Vingt-cinq marins du Renard, restés attachés à la fortune de leur capitaine, étaient, par bonheur, venus apporter à bord de la Dryade les habitudes d’ordre et de silence du vaillant équipage dont la baie de Saint-Tropez garde encore le souvenir. Tout se passa bien. La Dryade pivota sur elle-même, circula sans encombre au milieu des navires et des bateaux semés sur sa route ; puis alla compléter l’instruction de ses marins novices à la mer. En temps de guerre, les équipages se forment avec une rapidité surprenante : tout se prend au sérieux et le zèle est d’autant plus grand qu’il a sa raison d’être. Un excellent esprit se développa immédiatement parmi ces Français de date si récente : ils se sentaient fiers de servir sous un capitaine que les autres navires leur enviaient. L’habitude qu’ont eue si longtemps les marins de Gênes de ramer dans des embarcations, quelquefois pendant des journées entières, pour se soustraire à la poursuite des pirates barbaresques, les a rendus les premiers canotiers du monde. L’amiral Baudin cite une traversée de vingt lieues marines accomplie à l’aviron entre la Spezzia et Gênes par un des canots de sa frégate dans l’espace d’un jour et d’une nuit.

Au mois de juin 1813, le commandant de la Dryade reçut l’ordre de rallier à Toulon l’escadre du vice-amiral Émériau. Il partit de Gênes accompagné du Renard. Un vaisseau ennemi essaya de lui barrer la route et le contraignit à chercher un refuge dans le port de Villefranche. Le 16 juin, jour anniversaire du combat du Renard et du Swallow, l’équipage du brick offrit un repas aux camarades qui avaient suivi le capitaine Baudin à bord de la Dryade. Le pavillon que portait le Renard le jour du combat fut arboré dans la salle du festin, tout criblé de trous de boulets et de trous de mitraille. La fête fut très gaie : sur le soir seulement, lorsque vint l’heure de se séparer, les marins de la Dryade voulurent emporter le pavillon. Les marins du Renard prétendirent le garder. Une lutte s’ensuivit et le pauvre pavillon fut mis en lambeaux : chacun en emporta un morceau dans sa poche. Glorieuse relique bien faite pour servir de talisman à des braves.

Le 18 juin, la Dryade jetait l’ancre en rade de Toulon : vingt vaisseaux de ligne et neuf frégates s’y trouvaient rassemblées. L’escadre était mouillée sur trois lignes. Quatre frégates avaient leur poste à l’avant-garde, sur la rade des Vignettes ; les cinq autres occupaient le mouillage compris entre la grosse Tour et l’Éguillette. Chaque vaisseau ou frégate possédait son corps mort muni de deux embossures. Quelle que fût la direction du vent, l’appareillage était, grâce à ces précautions, assuré. L’escadre exécutait souvent ce mouvement toute à la fois : elle revenait de même au mouillage, trente navires se croisant dans tous les sens et venant reprendre leurs corps morts avec une précision vraiment remarquable. C’était la manœuvre de chaque jour : par conséquent, elle se faisait bien. Le dimanche, on restait généralement au mouillage ; l’amiral, à midi, réunissait les capitaines en conférence à bord de son vaisseau. La conférence terminée, on avait congé jusqu’au soir : les exercices et les appareillages recommençaient dès le lendemain.

Ainsi se passa la dernière moitié de l’année 1813. L’ennemi se montrait rarement en forces sur la côte. Cependant, l’ordre d’éviter un engagement était tellement précis que jamais l’escadre ni aucune de ses divisions ne passait une nuit à la mer. L’empereur ne voulait plus de ces catastrophes qui, au sein des prospérités d’un règne encore sans nuages, avaient assombri sa fortune ; les épreuves de la guerre étaient réservées aux frégates qu’on se disposait à lancer dans toutes les mers du globe. Là se formeraient, par une vie d’aventures, de jeunes capitaines auxquels on confierait, le jour de rentrer en lice venu, la défense du pavillon. Cette politique était sage et digne du grand homme qu’un fond de bon sens finissait toujours par ramener, après de dangereux écarts, dans le chemin de la vérité. Malheureusement, pendant que nos escadres se reformaient à Toulon et à Brest, nos bataillons perdaient chaque jour du terrain en Allemagne. « Bientôt, écrit le brave amiral Baudin avec une émotion que trente-trois années de paix n’ont pas affaiblie, nous apprîmes que nos armées avaient repassé le Rhin. Le territoire de la France, que nous étions habitués à considérer comme inviolable, était envahi ! » Nous l’avons revue l’heure sinistre. Je ne crois pas qu’elle ait, à l’époque de nos derniers revers, causé la stupeur qui frappa, il y a soixante-douze ans, ces vétérans accoutumés de si longue date à la victoire. Dans nos récentes épreuves, nous sentions une Europe bienveillante derrière nous ; la France pouvait se dire qu’un instinct général de conservation prendrait tôt ou tard sa cause en main : en 1814, c’était le monde entier qui s’avançait en armes pour nous dépecer, pour nous ravir même les nouvelles conditions d’existence que nous avions achetées au prix de flots de sang. La lutte devait prendre tous les caractères du désespoir. Ce désespoir n’eut pourtant sa pleine énergie que sous le drapeau : les populations étaient harassées et la marée ennemie monta comme sur une plage. Le maréchal Masséna commandait dans le Midi en qualité de lieutenant de l’empereur. Il avait son quartier général à Toulon. Sur-le-champ, il donna des ordres pour qu’on mît en état de défense les abords de la place. Quelle occupation pour le vainqueur de Zurich et quel amer emploi réservé par le sort à ses vieux jours ! Toutes les nations ont connu de ces retours de fortune : aucune n’a éprouvé le double deuil de voir s’écrouler à la fois la puissance nationale et l’idole radieuse qui la symbolisait. Il a fallu au peuple français une vitalité singulière pour qu’il ait résisté à une pareille secousse. Néanmoins, je l’ai vu dans mon enfance et j’en ai gardé un profond souvenir ; il devait se passer bien des années avant qu’un franc sourire éclairât tous ces vieux visages noircis par la fumée de la poudre : le trait de l’invasion avait atteint la France militaire au cœur.

Une partie des marins de l’escadre, détachée à terre par l’amiral Émériau, travaillait aux fortifications ; d’autres étaient employés à établir des camps retranchés dans le voisinage des Sablettes et de la rade du Brusc, au fond de la baie de Saint-Nazaire. Toulon craignait un débarquement ! Toulon, cependant, demeurait encore pour nos forces navales un asile plus sûr que Gênes. Il était bien évident que l’Italie nous échappait. Par un dernier effort, Gênes avait armé le vaisseau le Scipion ; il fut décidé qu’on essaierait d’amener sous escorte ce vaisseau à Toulon : laissé à Gènes, il serait infailliblement tombé entre les mains de l’ennemi. Trois vaisseaux et trois frégates, demandés à l’escadre, furent désignés pour cette dangereuse mission. Les vaisseaux étaient : le Sceptre, de quatre-vingts, portant le pavillon du contre-amiral Cosmao ; le Trident et le Romulus, de soixante-quatorze, commandés par les capitaines Bonamy et Rolland. Les frégates de quarante-quatre la Médée, la Dryade.et l’Adrienne complétaient la division ; elles avaient été choisies parmi les meilleures marcheuses.

Le contre-amiral Cosmao, ce survivant de Trafalgar, que nos matelots appelaient Va de bon cœur, partit de Toulon le 12 février 1814. Le 13, au point du jour, la division se trouvait à sept ou huit lieues au sud de l’anse d’Agay. Deux frégates ennemies seulement étaient en vue : la Médée et la Dryade leur donnèrent la chasse. Une heure après apparaissaient tout à coup seize autres voiles. L’escadre du vice-amiral sir Edward Pellew, qui n’avait pas encore gagné devant Alger son titre de lord Exmouth, venait du sud-ouest, les voiles gonflées, s’interposer entre la division française et Toulon. Continuerait-on la route sur Gênes ? Tout dépendrait du vent. Il faisait calme plat. Vouloir gagner Gênes avec des vents contraires serait s’exposer à une chasse prolongée dans laquelle les mauvais marcheurs tomberaient très certainement au pouvoir de l’armée anglaise. Rétrograder vers Toulon amènerait presque aussi sûrement une rencontre : on aurait du moins l’avantage de ne pas s’être dispersé et d’obliger l’ennemi à s’avancer en force. Quant à chercher refuge sous les batteries du golfe Jouan, ou sous les batteries des îles d’Hyères, personne n’y songeait. Pareilles batteries, mal servies, incomplètes, ne pouvaient avoir la prétention d’intimider une flotte de quinze vaisseaux, dont neuf étaient des vaisseaux à trois ponts.

Vers neuf heures du matin, la brise s’éleva de l’est-sud-est. L’amiral Cosmao prit à l’instant son parti. Il fit le signal de se former en ordre de marche sur deux colonnes : les vaisseaux au large, les frégates à terre, puis il mit le cap sur Toulon. Les vaisseaux ennemis, de leur côté, s’étaient rangés en ligne, le plus promptement possible, par ordre de vitesse, ils couraient sur la côte, avec l’intention évidente de couper la route à la tête de notre division. Un peu avant midi, Anglais et Français se trouvèrent à portée de canon. L’amiral Cosmao, sur le Sceptre, conduisait son escadre : il passa le premier, sans être inquiété. Le second vaisseau de la colonne de gauche, le Trident, reçut à bonne distance, mais sans grand dommage, le feu du Boyne, vaisseau à trois ponts de quatre-vingt-dix-huit canons, commandé par le capitaine George Burlton. Le Boyne était le chef de file de la colonne anglaise : il coupa notre ligne à l’arrière du Trident, et se dirigea tout droit sur la Dryade. « Je m’attendais à recevoir la volée du Boyne, écrit l’amiral Baudin, je fis mettre mon équipage à plat-pont. Seuls, les chefs de pièce restèrent debout, avec ordre de se coucher aussi, dès qu’ils auraient tiré. Au moment où le Boyne ouvrit son feu sur nous, je m’avançai au pied du grand mât et je dis à l’équipage, au milieu d’un profond silence : « Mes amis, je vous fais mettre à plat-pont pour un vaisseau de cent canons. Vous ne vous y mettriez pas pour une frégate, n’est-ce pas ? — Non ! non ! commandant, » s’écria-t-on de toutes parts. Beaucoup voulaient se relever : les officiers eurent quelque peine à les contenir. Le Boyne approchait rapidement : il fit une embardée et nous envoya sa volée tout entière, à portée de fusil. La volée passa, en sifflant, dans le gréement : pas un homme ne fut tué ou blessé. L’Adrienne ne s’en tira pas si heureusement ; le Boyne, en se repliant, la salua d’une décharge entière : huit hommes restèrent sur le carreau. »

La division française serrait de si près la terre que les Anglais ne l’attaquaient pas avec la vigueur qu’ils auraient montrée sans doute s’ils n’eussent été retenus par la crainte de s’échouer. Le Romulus, cependant, assez mauvais marcheur, demeurait peu à peu en arrière. Il existait déjà un grand intervalle entre ce vaisseau et le Trident. Le Boyne ne pouvait plus rien contre le Trident, rien contre les frégates ; il entreprit d’arrêter le Romulus. Trois ou quatre autres vaisseaux anglais joignirent leur feu à celui du Boyne. Le capitaine Rolland fut blessé d’une mitraille à la tête : on l’emporta sans connaissance dans le faux-pont. Les officiers, par bonheur, tinrent ferme : l’un d’eux, le lieutenant de vaisseau Genebrias, prit le gouvernail. On donnait, en ce moment, dans la rade ; le Romulus rasa le cap Brun de si près que son bout-dehors de bonnette faillit, assure-t-on, s’y accrocher. C’est du moins la tradition que se sont transmise de bouche en bouche les vieux marins dont le doux soleil de Provence réchauffe, sur le chemin de ronde du fort Lamalgue, les membres aujourd’hui engourdis.

Si brave et si entreprenant que fût un capitaine anglais, — je le répète pour la centième fois, — il ne se souciait jamais d’affronter le feu des batteries de côte. Le commandant du Boyne tint le vent, dès qu’il s’aperçut qu’avec la brise régnante il doublerait tout juste le cap Sepet. Le fort du cap Brun et le fort de Sainte-Marguerite auraient dû cependant lui apprendre, par leur majestueux silence, que les batteries françaises, loin de mordre, n’aboyaient même pas. Le combat avait lieu un dimanche : les canonnières étaient allés se promener. L’amiral Émériau expédia, pour servir les pièces délaissées, des officiers, des matelots, des gargousses. Le secours arriva trop tard. « Lord Exmouth, — je transcris ici l’appréciation de l’amiral Baudin, sans dissimuler que je la trouve peut-être un peu sévère, — n’a pas, dans cette circonstance, fait preuve d’une grande résolution. Il connaissait la situation de notre escadre et l’état de faiblesse de ses équipages : il pouvait entrer dans la rade et s’en rendre maître, en y écrasant nos vaisseaux. Un coup d’une telle audace n’allait pas à son caractère, plus actif et plus ferme qu’entreprenant. Quand il vit que le Boyne, serrant de très près le Romulus, pouvait, par suite de ses avaries, être obligé d’entrer, avec son adversaire, jusque dans la rade de Toulon, il passa sur le gaillard d’avant de son vaisseau, le Caledonia, et fit, avec son chapeau, signal au capitaine du Boyne de serrer le vent et de s’éloigner. Ce fut ce qui mit fin au combat. »

En pareille circonstance, demanderai-je à mon tour, qu’aurait fait Nelson ? Le souvenir de Copenhague l’eût-il encouragé ou y eût-il puisé cette circonspection qui vient avec l’âge ? Sir Samuel Hood était maître de la rade de Toulon, quand il l’évacua sous la menace des boulets rouges, laissant les malheureux habitans qu’il avait compromis livrés à toutes les vengeances de la Convention. L’honneur anglais coulait là, comme à Quiberon, par tous les pores et pourtant Samuel Hood était, plus encore que Rodney, le vainqueur du grand combat de la Dominique. Nelson le tenait pour le premier officier de la marine anglaise ; il ne prononce jamais son nom qu’avec l’admiration la plus profonde. La vérité, je crois, la voici : En 1814, on pouvait, sans une témérité excessive, entrer dans la rade de Toulon ; il n’eût pas fallu s’y aventurer en 1812 et en 1813. Il est des heures où les nations ne se défendent plus : les vaincus d’Iéna nous ont étonnés par leurs défaillances. Ce qu’il y a de plus triste pour un marin, c’est la pensée des réparations que, sans la chute de l’empire, nous réservait très probablement la fortune. L’exemple des Américains nous indiquait clairement la voie à suivre ; l’ascendant maritime insensiblement se déplaçait. Nous reprenions courage, l’ennemi, au contraire, perdait peu à peu la foi qu’il avait eue jusqu’alors dans la puissance irrésistible de ses armes. Quelques années encore et il lui aurait fallu compter avec nous : les Anglais, par malheur, ne cessèrent d’être invincibles sur mer que lorsque nos soldats cessaient, de leur côté, de former sur terre des bataillons invincibles.


E. JURIEN DE LA GRAVIÈRE.

  1. Voyez la Revue du 15 juin 1879, page 882. Nous avons, dans ce numéro, raconté la fin dramatique du lieutenant de vaisseau Moreau, dont les Anglais, le traitant en pirate, avaient cru devoir mettre la tête à prix.