La Marine et l’enquête parlementaire
LA MARINE
ET
L’ENQUÊTE PARLEMENTAIRE.
Si jamais une des branches les plus importantes de la force publique est demeurée inconnue à l’immense majorité de la nation, c’est incontestablement la marine. Tour à tour l’objet d’un complet délaissement ou le but d’une préoccupation aveuglément exclusive, successivement réduite avec parcimonie ou augmentée sans discernement attaquée avec âcreté, toujours mollement défendue, elle a subi des fluctuations de toutes sortes, suivant l’impulsion du moment. Toutefois, en dépit de ces tiraillemens et de ces attaques, elle a poursuivi son développement progressif, et, malgré les alternatives auxquelles elle a été soumise, non-seulement elle a pu rendre naguère des services efficaces, mais elle est en mesure d’en rendre encore aujourd’hui, si son concours était réclamé. Telle est l’affirmation que je crois équitable et nécessaire d’opposer aux dénégations contraires qui ont récemment affligé le pays.
On a dirigé la marine suivant le vent variable qui sifflait de telle ou telle législature plutôt encore que de tel ou tel ministère ; aucune vue d’avenir, de stabilité, n’a présidé aux organisations successives qu’elle a subies. Dans la marine, cependant, rien ne s’improvise ; il n’y a de résultat fécond que celui qui a été préparé plusieurs années d’avance. On n’obtient d’effets utiles que par la persévérance et la permanence des systèmes. On en a essayé plusieurs ; celui qui existe aujourd’hui est le résultat de l’expérience acquise sur tous les autres : c’est peut-être le seul bon côté de cette diversité. Cette instabilité des systèmes, ces fluctuations, ces essais infructueux n’ont pas toujours été l’œuvre de la marine ; les anciennes chambres pourraient revendiquer une grande part de cette responsabilité. Une chose seule doit donc étonner, c’est que la marine ait pu résister à toutes ces vicissitudes, et qu’elle en soit sortie aussi efficace qu’elle l’est aujourd’hui. Et si elle n’a point pris le développement qu’elle aurait voulu, qu’elle aurait pu prendre, c’est dans cette mobilité de projets ; d’institutions diverses qui, la plupart, lui ont été imposées, qu’il faut en chercher la cause.
Comme toutes les choses inconnues ; la marine a été l’objet de récriminations injustes. On a appelé mystère l’ignorance, bien naturelle d’ailleurs, où chacun était de ses ressources et de ses besoins. Ce qui est mystérieux comporte la défiance et le soupçon ; l’exagération suit de près. Il en est résulté que, récemment à l’assemblée nationale, la marine s’est trouvée en cause bien plus comme un coupable qu’on va juger que comme une administration sur le mécanisme de laquelle le doute public a besoin d’être éclairé, et qui demande elle-même à s’assurer les moyens d’atteindre des perfectionnemens qu’elle désire et appelle de tous ses vœux.
Après les discussions qui ont eu lieu à l’assemblée, l’impression mauvaise qui dominait n’a pu que s’accroître ; les soupçons funestes déjà par trop répandus n’ont pu se dissiper en présence de ce dédale de petits projets plus ou moins mûris, de petites accusations plus ou moins justes, de petits faits plus ou moins vrais, tous exagérés, présentés par divers orateurs. Aussi, l’enquête, résultat de la discussion, paraîtrait-elle à bien des gens destinée autant à rechercher des coupables qu’à préparer les moyens d’améliorer l’administration d’un service nécessairement si compliqué, le plus compliqué de tous ceux qui sont sous la direction immédiate du gouvernement. Aux yeux du public, les dénégations isolées de l’honorable M. de Tracy, alors ministre de la marine, et du savant M. Charles Dupin, n’ont pas suffi pour détruire les assertions apportées à la tribune ; le regrettable silence gardé si patiemment par les hommes compétens n’a fait qu’ajouter à la force des allégations vraies dans quelques parties, mais toutes excessives, de certains orateurs, la plupart inspirés par des influences subalternes, dont ils traduisaient même incomplètement les pensées.
On a fait ressortir des irrégularités de détail inhérentes à toute administration ; on les a grandies au gré de l’imagination de chacun, puis on a dit, ou, qui pis est, on a laissé soupçonner qu’il y avait de grands coupables, que la grandeur et les intérêts de l’état étaient méconnus : d’où la nécessité d’une enquête ; on l’eût appelée volontiers une cour de justice. – Une enquête, soit ; il n’est personne qui ne l’appelle de tous ses voeux, mais comme lumière et non comme tribunal. Dans ce premier sens, elle est un besoin pour l’opinion publique, comme pour la marine ; mais, on peut le dire d’avance, l’enquête démontrera que les peintures lamentable et exagérées que l’on a faites de la situation de notre établissement maritime n’ont pas de fondement ; l’enquête ne trouvera pas la marine dans l’état d’impuissance et d’appauvrissement qu’on s’est plu à lui attribuer ; l’enquête, si elle pousse ses investigations de l’autre côté de la Manche, ne reconnaîtra pas ce degré d’infériorité vis-à-vis, de la marine anglaise, qui est le texte de tant de reproches de la part de bien des marins eux-mêmes ; l’enquête enfin découvrira que nous avons une marine.
On a dit, on a répété à plusieurs reprises : Nous n’avons pas de marine, et on l’a cru ! On a dit que la fortune de l’état était gaspillée, si ce n’est plus ; qu’on ne savait pas rendre compte des millions qu’on absorbait, et on l’a cru ! On a dit que la marine du commerce n’était pas protégée, et on l’a cru ! On a dit que les matelots manquaient baux bâtimens armés, que les équipages étaient désorganisés, et on l’a encore cru ! On a dit encore que la marine française était inférieure en tout point à la marine anglaise, que la première seule faisait des fautes, et on l’a toujours cru ! On a cru tout cela, car les marques d’adhésion dans l’assemblée et de là dans le pays n’ont pas été équivoques. C’est parce qu’on a cru tout cela, parce que cette funeste croyance n’est que trop répandue ; c’est parce que nous demandons la vérité pour la marine, que nous voulons l’enquête et nous avons foi en elle.
Le sang bout quand on entend prononcer à la tribune nationale, d’où elles sont reportées dans le monde entier, ces injustes et désastreuses paroles : « Dans quel degré d’abaissement la marine française est-elle tombée !… » Ceux qui savent ce que valent nos escadres, l’objet de notre juste fierté ; ceux qui les ont suivies partout où elles ont porté avec tant d’honneur notre pavillon, qui connaissent les services qu’elles ont rendus comme ceux qu’on peut attendre d’elles, tous, ingénieurs, administrateurs, marins, qui ont concouru à ces magnifiques résultats, qui y ont consacré leurs veilles et de pénibles veilles, qu’on en soit convaincu, tous protestent contre des paroles aussi fausses, aussi injurieuses. Et, dans cette admirable production qu’on appelle une escadre, qu’on ne fasse point de distinction entre les diverses branches du service maritime : toutes concourent éga1ement, chacune selon sa spécialité, à obtenir ce résultat, la dernière expression de la marine.
Sans doute c’est un rôle populaire que d’attaquer une administration qui coûte à l’état des millions, et dont les effets immédiats ne sont presque jamais sous les yeux du public. Sans doute c’est un facile que d’apporter à la tribune certains faits, plus ou moins exacts, quand on sait que si peu de personnes sont aptes à les réfuter, à rétablir la vérité. Sans doute encore, le champ est vaste pour les projets des empiriques ; mais qu’on y prenne garde : on sait quels ont été pour la marine les résultats de la diversité des projets. Les derniers temps d’ailleurs ont mis à jour bien des chimères, ont réduit à néant bien des utopies. Une cruelle et coûteuse expérience a fait apprécier la juste valeur de ces panacées écloses et élaborées dans la creuse imagination de quelques hommes de bonne foi peut-être., de bonne foi sans doute, mais qui n’ont jamais fait entrer la pratique en ligné de compte dans leurs élaborations.
Certainement il y a des vices dans la marine, il y a des vices d’organisation, comme il y a des vices de forme : il y a des complications, la plupart maladroitement imposées, que l’on peut tenter de simplifier ; mais ces vices d’organisation ne sont presque tous que des problèmes qui ne sont pas résolus, des problèmes que les capacités les plus reconnues se sont appliquées à résoudre sans y réussir, sur lesquels les intelligences de premier ordre ont échoué. Ce sont ces problèmes non résolus, toujours à l’état d’étude, qui constituent les principaux vices d’organisation que nous déplorons. L’enquête les reconnaîtra et s’appliquera à les résoudre ; nous avons confiance qu’elle y parviendra. Qu’on sache bien cependant d’avance qu’elle entreprend une des tâches les plus ardues, un des travaux les plus ingrats.
Quant aux vices de forme, tout ministre énergique qui pourra être assuré de quelque stabilité, — si, hélas ! Cela est désormais possible, — est maître de les faire disparaître. On ne peut mieux s’exprimer qu’en disant- « Il faut un coup de fouet à la marine. » En effet, l’autorité, déjà minée de longue main, a suivi dans la marine la décadence qu’elle suivait partout ; cependant, là plus qu’ailleurs, elle demande à être raffermie, non pas parce que là plus qu’ailleurs elle a dégénéré, mais parce que là plus qu’ailleurs elle est indispensable au bien du service. On peut constater avec fierté néanmoins qu’à une époque de désorganisation sociale comme celle que nous traversons, à une époque où le principe d’autorité est si facilement méconnu, où ce principe, miné par des passions aveugles que dirigent des ambitions de bas étage, tend à s’affaiblir partout où il devrait dominer, on peut être fier de constater, dis-je, que l’esprit de subversion des principes les plus primitifs, naguère mis en honneur, n’a point pénétré, même aux plus mauvais jours, dans les rangs de la marine.
Oui, un ministre, par sa seule volonté, peut détruire les vices de forme, mais à la condition qu’il soit assuré de quelque stabilité. On a cité Colbert ; on cite toujours Colbert en matière de marine. Sans doute Colbert est le père de la marine, et la marine ne veut pas renier son père ; mais, sans rompre avec cet illustre aïeul, faisons-lui la part de respect, de considération, de réputation qu’il mérite, et laissons-le reposer. Il n’est plus de notre temps. En citant Colbert, on n’a pas réfléchi que Colbert avait été quinze ans ministre, avec l’assurance de l’être toute sa vie ; on n’a pas réfléchi qu’il n’y avait point alors en France de chambre ou d’assemblée pour harceler les ministres et leur faire perdre la meilleure partie de leur temps. Que l’on donne à la marine un ministre, même médiocre, assuré d’occuper son poste pendant quinze ans, comme l’a occupé Colbert, avec injonction de ne rendre compte qu’au chef du gouvernement, comme le faisait Colbert, de ne recevoir d’impulsion que de lui, comme la recevait Colbert : ce ministre fera aussi mœurs, les usages, les formes de gouvernement ont changé depuis ; il faut en subir les conséquences et ne plus comparer entre elles des époques si différentes. Nous sommes malheureusement voués à l’instabilité, depuis le fonctionnaire le plus infime jusqu’au chef suprême du gouvernement ; c’est le fait des institutions que nous nous sommes imposées. Il faut vivre avec nos infirmités gouvernementales, les accepter franchement, et oublier une époque et des institutions qui sont en opposition directe avec l’époque et les institutions actuelles.
En citant Colbert, on a dit avec emphase que Louis XIV se faisait rendre compte très régulièrement, à chaque instant, pour ainsi dire, de l’état de ses arsenaux, de ses escadres, de chacun de ses bâtimens, comme si de semblables comptes n’étaient pas, de nos jours, dressés dans chaque arsenal, dans chaque escadre, sur chaque bâtiment, puis centralisés annuellement au ministère. On voudrait peut-être les avoir mensuellement, hebdomadairement, quotidiennement même : ce serait facile ; enrôlez trois cents commis de plus, doublez le nombre de vos presses, multipliez encore, pour cette petite satisfaction, les formes administratives que vous trouvez déjà trop complexes, et chacun aura à chaque instant sous les yeux l’état, — qui ne peut d’ailleurs jamais être qu’approximatif, tout comme ceux que recevait Louis XIV, — l’état, qu’on demande si avidement, de chaque arsenal, de chaque escadre, de chaque bâtiment. On pourra le consulter, l’éplucher à loisir ; mais, on peut l’affirmer d’avance, les plus intelligens même y comprendront peu de chose. Il n’y aurait en vérité que gaspillage d’argent et de temps à prétendre contenter de semblables exigences. Félicitons-nous jusqu’ici. Tous les documens existent à l’administration centrale ; ils sont même si nombreux, qu’il commence à être difficile de les coordonner ; on les trouvera là quand on voudra les consulter, et en les étudiant, si on a la patience de le faire avec conscience, on sera mieux éclairé, qu’on en soit convaincu, que par les renseignemens incohérens et incomplets empruntés à quelques subalternes mécontens.
Passons donc sur ces exigences. Ce qu’on appelle si pompeusement éclairer le pays serait du temps et de l’argent perdu. On verra plus tard ce qu’a coûté de complications la nécessité de e rendre compte, ou plutôt la nécessité de rendre compte aux chambres des dépenses de la marine, suivant le mode qu’ont exigé les diverses commissions du budget, inspirées par la défiance et des soupçons toujours exagérés. Sans doute, c’est un sentiment patriotique que celui qui pousse l’homme chargé de veiller aux intérêts de ses commettans à rechercher comment ces intérêts sont ménagés ; mais il est un autre sentiment non moins patriotique et plus réfléchi : c’est celui qui repousse la défiance qui démoralisent, mais qui n’accroissent point les garanties.
Je le répète, les marins ne sont pas optimistes, ils savent les vices de la marine ; mais ils l’avouent avec humilité, ils n’en découvrent pas toujours les causes précises. Ils savent qu’il y a beaucoup à modifier et à améliorer ; mais ils sont embarrassés et lents dans leurs tentatives, parce qu’ils redoutent de modifier sans améliorer, ce qui tendrait à détruire. Ces grands réformateurs qui se sont fait entendre il y a six semaines leur seraient vraiment utiles ! L’un d’eux proposait, par exemple, l’établissement au ministère d’un conseil des travaux qui eût pour attributions d’examiner, d’approuver ou de repousser tous les plans nouveaux. Or, ce conseil des travaux, avec justement ces mêmes attributions, existe depuis nombre d’années, et fonctionne parfaitement. Un autre de ces réformateurs se plaignait du mode d’approvisionnement des bâtimens de guerre à l’étranger ; il assurait que les capitaines dépendaient entièrement des agens consulaires pour cet important service, et il proposait de faire faire les achats par les bâtimens eux-mêmes, qui paieraient en traites sur le trésor central, sans intervention des consuls. Il paraît que les renseignemens de cet orateur datent d’une douzaine d’années, car ce qu’il propose est justement ce approvisionnemens se font rapidement et à bon marché ; les traites se négocient avec avantage, et, même dans les premiers temps de la révolution de février, elles ont pu presque partout se placer sans perte. Voilà deux grands réformateurs qu’il est à regretter de ne pas voir faire partie de la commission d’enquête. Ils auraient pu y fournir d’utiles idées.
Après cette digression qui prouve quelle foi on peut avoir dans les assertions de citoyens animés certainement, je le proclame bien haut, d’excellens sentimens que je respecte autant que tout autre, mais déplorablement renseignés sur un sujet qu’ils ne connaissent pas ; après cette digression, je répète que les marins, les premiers, reconnaissent qu’il a quelque chose à faire dans la marine, qu’il y a des défauts à rechercher, à faire disparaître.
De la reconnaissance de ces défauts à qu’il n’y a plus de marine il y a loin, Dieu merci ! Il n’est point dans ma pensée, ni dans le cadre de ce travail, de relever les chiffres, erronés en grand nombre, qui ont été mis en avant. Je laisse avec déférence ce soin à la compétence toute spéciale en ces matières de M. Charles Dupin. Qu’il me soit permis cependant de relever un seul de ces chiffres. On a dit qu’en 1841 nous avions 20 vaisseaux armés, et que, pour les mêmes dépenses, nous n’en avons aujourd’hui que 7. C’est vrai ; mais, en 1840, nous n’avions pas, comme vapeur armée. Il n’y en avait aucune. Or, on sait qu’une frégate à vapeur dépense par an moyennement ce que dépense un vaisseau de 90 canons. Nous avons donc aujourd’hui dans cette espèce de bâtimens, la plus importante une force absolument équivalente, à celle de 1841, plus les 8 vaisseaux en commission. On trouverait des chiffres analogues pour tous les autres bâtimens de la flotte. On a dit qu’on allait démolir plusieurs vaisseaux sans en mettre un nombre égal à la mer. Je veux le croire ; mais on construit plus de frégates à vapeur qu’on ne démolit de vaisseaux. Or, on sait, je le répète, qu’une frégate à vapeur équivaut à un vaisseau de 90.
Après cette courte citation, qui est décisive, puisqu’elle s’applique particulièrement à la partie la plus imposante de la marine, est-il permis de s’écrier que nous n’avons plus de marine ? Comment ! on a suivi de point en point, sans même faire la part de sa bouillante ardeur, les préceptes qu’un prince-amiral, dans un remarquable écrit[1], que vous avez justement acclamé naguère, recommandait avec ce cœur si patriotique, cet élan si national, cet esprit si convaincu que nous lui avons connu, et on dit que nous n’avons pas de marine !
Que veut-on de plus à une époque de transition, où on n’en est jusqu’à présent qu’à essayer un moteur nouveau dont on ne sait pas encore toute la force, qui révèle chaque jour une nouvelle puissance ? La science et l’expérience signalent à tout instant des découvertes telles qu’un principe admis une année comme le plus nouveau et le plus parfait est déjà arriéré l’année suivante. Réfléchit-on aux dépenses, aux veilles que nécessite le besoin de se tenir au courant des progrès de cette science, et quand nous sommes au courant, à la tête souvent de ces progrès, on ose dire que la marine est dans un profond degré d’abaissement !
On a dit que la marine de commerce n’était pas protégée ! D’abord la marine de commerce ne dépend point du ministère de la marine. Cependant, en ce qui concerne la marine, quelle protection demande-t-on d’elle ? Est-ce une protection de police de bord ? Elle st rigoureusement exercée lorsqu’elle est réclamée. Sont-ce des services nautiques que l’on sollicite ? On ne les a jamais refusés. On veut peut-être parler de la réparation des insultes plus ou moins provoquées ; mais Lisbonne, le Mexique, cent autres points du globe ont été témoins de notre susceptibilité à cet endroit, susceptibilité qui nous a coûté tant de millions pour des causes qui n’étaient pas toujours bonnes. On ne s’attend point, je pense à ce que la marine militaire intervienne dans les opérations commerciales ? Elle ne le fait point pour deux raisons : dans l’intérêt de sa dignité et dans l’intérêt même du commerce ; — dans l’intérêt de sa dignité, parce que, si les bâtimens de guerre conservent une si grande force morale qui les met a même de faire respecter et le pavillon et les intérêts de leur nation, c’est précisément qu’ils ne font pas le commerce ; -dans l’intérêt même du commerce, parce que le commerce ne peut prospérer, le capital ne peut circuler qu’à la condition qu’on ne s’occupe pas d’eux. L’autorité les effraie ; ils disparaissent quand elle intervient. Quelle preuve plus flagrante a-t-on pu en avoir que l’expérience de ces derniers temps !
Il y aurait mille autres choses à dire sur le commerce français à l’étranger ; mais il n’est question ici que du ministère de la marine. Je les tairai. J’ajouterai seulement qu’il n’y a que deux manières de protéger le commerce : ou lui donner des primes ouvertement, ou déguisées sous divers noms, ce qui ruinerait l’état et finirait par ruiner le commerce lui-même : c’est le principe des socialistes ; — ou lui laisser toute liberté et n’intervenir que quand il y a infraction : c’est le principe constitutionnel. Que peut la marine dans ces deux sortes de protection ?
On a dit que des millions, de précieux millions, étaient gaspillés, si ce n’est plus, qu’on ne savait en rendre compte. Qu’on en demeure bien pénétré d’abord, et c’est un axiome qui doit être le point de départ de toute discussion sur la marine, il ne peut y avoir de marine militaire sans argent, sans beaucoup d’argent. De petites économies y produisent souvent de grands désastres. Qui dit marine dit matériel immense exposé à toutes les plus mauvaises conditions de dépérissement. Aussi certains économistes ont-ils prétendu jadis qu’une marine militaire était un luxe pour un état. Qu’on l’appelle luxe ou autrement, c’est un luxe, nécessaire, que tout le monde veut ; il faut donc savoir faire les sacrifices qu’il exige. On ne doit pas oublier non plus que, sous l’empire de la nécessité de préparer en marine les résultats par une prévoyance de plusieurs années, des réductions par trop importantes, consenties aujourd’hui, pourraient ne se traduire en effets apparens qu’à une époque éloignée ; il serait impossible de prévoir les éventualités qui pourraient réclamer alors l’action d’une imposante force militaire. Toutefois, dans la fâcheuse situation financière où nous nous trouvons, la marine, où le cœur est si essentiellement français, toute la marine, son ministre en tête, n’hésitera point à faire les sacrifices qu’a imposés à tous les citoyens la satisfaction des passions envieuses de quelques infimes ambitions. On a attaqué la constitution de la marine, on a dénigré ses actes, on a douté de sa probité ; on ne peut contester son patriotisme.
Quand on a prétendu que les millions de la marine étaient gaspillés, c’est particulièrement l’administration de la marine qu’on a mise en cause ; il était naturel qu’elle fût plus scrutée, plus attaquée que les autres branches de l’établissement maritime. Sans préjuger en rien si les attaques contre les unes ou les autres sont fondées, nous dirons que c’est là un fait tout simple. En effet, tout le monde est ou se croit un peu administrateur, et il n’est pas probable que beaucoup de personnes se croient des marins ; mais, tout administrateur que l’on soit ou que l’on croie être, il est impossible de pousser la présomption jusqu’à penser que.ce n’est pas une tâche immense que d’administrer un matériel dont la nomenclature, qui s’accroît tous les jours, ne comporte pas moins de trente-deux mille pièces d’unités différentes. On ne peut supposer qu’il soit facile de se rendre compte exactement, jour par jour presque, comme on paraît l’exiger, du prix, de la destination, de l’état d’usure de chaque unité de chacune de ces trente-deux mille espèces dispersées dans les arsenaux ou sur la surface du globe, où elles sont soumises à tant de transformations à tant d’accidens à tant de causes de dépérissement. Pense-t-on qu’il soit aisé d’administrer un personnel de vingt-cinq mille marins épars dans le monde entier et de quinze mille ouvriers de cent professions diverses ? Je passe sous silence l’administration des classes, les corps auxiliaires et les colonies.
À quelle administration osera-t-on comparer l’administration de la marine ? En est-il une seule dont les rouages soient obligatoirement si variés, soumis à tant d’influences inévitables, qui s’exerce sur tant de services et de professions diverses ? Un arsenal maritime et un monde. Un bâtiment est une ville avec ses approvisionnemens de toute sorte, depuis l’eau jusqu’au luxe, avec ses défenses, ses ouvriers de toute profession, en un mot, avec un assortiment complet de ce qui est nécessaire à tous les besoins de la vie, et le tout doit être comptabilisé en partie triple au moins. L’arsenal est appelé à suffire à cent villes pareilles.
On a dit que le ministre des finances savait exactement sa situation tous les dix jours. La comparaison n’est pas juste. En matière de finances proprement dites, le ministre des finances a un matériel qui ne se compose que de deux uniques objets qui ne dépérissent jamais : l’argent et le papier. Ce matériel n’exige, pour connaître sa situation, que des variations à l’infini des quatre règles de l’arithmétique.
C’est cependant parce que la marine ne rend pas compte, comme les finances, de l’état de son matériel, qu’on prétend que ses millions sont gaspillés. C’est sur ce point que n’ont cessé de porter les plaintes des commissions du budget. Qu’est-il arrivé alors ? L’administration s’est compliquée à l’infini ; par suite de cette complication, les rouages ont lourdement tourné en criant dans certaines parties ; ces parties ont cessé de se coordonner les unes aux autres ; leur corrélation a disparu. De là de nouvelles complications ; mais à qui la faute ? Est-ce par la volonté d’un ministre que la complication du contrôle, par exemple, a été établie ? Supprimé dans un de ces heureux momens d’indifférence publique pour la marine dont j’ai parlé plus haut, les chambres en ont exigé le rétablissement à une autre époque, où la sollicitude que les événemens de 1840 avaient attirée vers la marine se traduisait encore en soupçons. Les soupçons remontent loin, comme on voit. Ils ont encore une plus ancienne date.
On a exigé des comptes administratifs plus détaillés ; il a bien fallu des commis pour les dresser. On voulait savoir à tout moment, et on trouve qu’on ne le sait pas encore assez aujourd’hui, on voulait savoir la valeur de chaque objet du matériel de la marine ; il a bien fallu des commis pour la vérifier. On devait se rendre compte à tout instant de ce que devenait, de ce qu’était devenue chacune de ces unités. Il a fallu des commis pour détailler les entrées, les sorties et les transformations. Ce n’est pas un ministre qui a voulu tout cela, ce sont les chambres. Et elles se sont étonnées de l’accroissement du personnel ! L’assemblée s’en étonne aujourd’hui, et pourtant elle trouve encore qu’on ne lui rend pas assez compte ! Par ce dédale de comptes, les chambres ont-elles été plus éclairées ? Pas le moins du monde. Elles ont vu plus de chiffres, voilà tout. Elles ne comprenaient pas bien ; la cause en était naturelle : elles ont cru que les chiffres leur rendraient la chose intelligible ; le contraire a eu lieu. Quelques paroles d’un ministre eussent seules pu les aider à comprendre ; mais les commissions du budget sont défiantes et incrédules par métier ; par suite, les ministres sont susceptibles, et on est arrivé à la situation que l’on sait.
La pensée était de simplifier l’administration, et c’était à qui demanderait le plus de détails. On voulait moins de commis, il fallait vouloir moins de comptes ; on en a voulu plus. N’est-ce pas ce qu’on veut encore aujourd’hui ? Cela me semble de l’école de ces hommes d’état qui maintenant encore voudraient augmenter les dépenses en diminuant les ressources.
Le parlement anglais n’entre point dans des si minutieux détails par la raison toute simple que le point de départ, de l’administration anglais est la confiance dans ses gens. Aussi, en Angleterre, quand un agent est trouvé en faute, il est poursuivi avec un acharnement d’autant plus juste que la confiance a été plus grande en lui, et toutes les rigueurs de la société lui sont réservées, témoin le remarquable procès de lord Melville au commencement de ce siècle. C’est la distinction que fait notre code entre le détournement ordinaire et le détournement par abus de confiance ; elle est passée dans les mœurs. Il y a une plaie d’un autre genre dans le parlement anglais, et on remarque qu’elle affecte de préférence la marine. Lorsque quelqu’un des membres veut avoir un renseignement sur un détail quelconque d’un service public, le plus souvent pour la satisfaction de quelques commettans ; il en fait la demande publique au parlement, lequel ordonne, s’il le juge convenable, ce qui a presque toujours lieu, la production de ce renseignement par le ministère compétent. Ce travail est imprimé et distribué et ces impressions, qui font partie de ce que l’on appelle les Parliamentary Papers, ne coûtent pas moins de plusieurs millions par an. Les renseignemens que fournit ainsi le gouvernement sont cependant les plus succincts possible, et le plus souvent inexacts, incomplets ou exagérés.
Certes il semble déplorable au premier coup d’œil, et on l’a fait remarquer avec raison, que le nombre et la solde de administrans dépassent le nombre et la solde des administrés ; mais, quoi qu’on fasse, si on veut continuer à se rendre compte comme il est d’usage de le faire actuellement, on ne pourra pas simplifier. La seule superfétation, c’est le contrôle, œuvre de la commission du budget de 1843. L’armée a-t-elle un contrôle ? Pourquoi cette méfiance des employés, et, de défiance en défiance, pourquoi ne serait-on pas amené à contrôler les contrôleurs ? C’est ainsi qu’on est conduit à l’absurde en poussant un principe au-delà de ses limites. Oui, un contrôle est nécessaire ; mais ce contrôle, c’est l’autorité ; ce contrôle, c’est celui que le chef doit exercer sur ses subordonnés Enfin, le grand contrôle national, c’est la cour des comptes. N’est-ce point là le vrai contrôle de toutes les administrations ? Si on veut conserver quelque chose qui s’appelle le contrôle, que l’on garde les principaux des contrôleurs actuels, ils sont l’élite de l’administration et qu’on les fasse rayonner de Paris dans les arsenaux et les établissemens maritimes, de la même manière que le font les inspecteurs des finances. Là il y aura contrôle, et contrôle vraiment efficace.
En Angleterre, des membres de l’amirauté arrivent souvent inopinément dans un arsenal, dans un atelier. Cette épée de Damoclès, l’arrivée d’un lord de l’amirauté, empêche plus de mal que tous les employés de notre contrôle, que l’on s’est habitué à avoir constamment près de soi. Aussi les Anglais n’ont-ils pas de corps du contrôle. Ils ont d’abord pensé que toute personne exposée à la corruption devait être très largement rétribuée. C’est ainsi que ceux de leurs employés qui ont des marchés à traiter, qui ont un vaste maniement de matériel, sont très fortement payés, dans une proportion quelquefois quintuple de celle qui est adoptée chez nous. C’est faire sagement la part de la faiblesse humaine. De plus, ce système garantit contre les soupçons, et le gouvernement, qui y gagne en considération tout aussi bien que les employés, mieux payés et plus disciplinés, sont moins accessibles à la corruption, mais de plus parce qu’ils ont confiance dans ces employés, et qu’ils jugent par conséquent superflu de mettre derrière eux des surveillans. En France, par suite d’un principe opposé, d’une grande économie sur les appointemens, nous sommes arrivés, et nous y mettons d’ailleurs une grande exagération, à douter de tous nos employés, et nous sommes obligés, chose inouie, d’en préposer d’autres à les surveiller.
Notre administration, il faut en convenir, a un défaut inhérent au caractère français : elle est un peu tracassière, elle veut qu’on l’entende ; mais elle se laissait oublier, à quelles infractions ses règles ne seraient-elles pas exposées ! Que d’imprécations la lenteur obligée de son action n’a-t-elle pas soulevées parmi les administrés ! Et cependant cette lenteur n’avait d’autre cause que les formalités réglementaires, et les formalités réglementaires n’étaient commandées que par les exigences du principe dominant : se rendre compte. L’administration entrave souvent l’action, c’est vrai ; mais c’est une nécessité : pourrait-on se rendre compte, si l’action passait outre aux règles de l’administration ? On a encore cité Colbert ; mais Colbert s’est presque exclusivement occupé de l’administration aux dépens de l’action : il n’a jamais souffert qu’on passât outre à ses règles, et il n’a cessé de proclamer que la marine devait être dirigée par des administrateurs. C’est lui le premier, et c’est un de ses titres de gloire, qui a créé cette administration qui n’a fait que s’accroître, parce que le matériel et les besoins se sont accrus et modifiés. Un vaisseau armé de 1670 ne ressemblait guère, je pense, à un vaisseau armé de 1849, et il n’y avait point alors de chambre et de commissions du budget. — A-t-on jamais su en réalité ce que coûtait un vaisseau à cette époque, où les dépenses n’étaient pas publiquement examinées ? Quand on voulait un vaisseau, une flotte, on avait un vaisseau, une flotte ; on disait même : « Je veux un vaisseau, une flotte dans un mois ; » on avait un vaisseau, une flotte dans un mois. Rien n’arrêtait alors. On ne savait pas ce que cela devait coûter ; mais on n’avait pas besoin de le savoir. Il fallait le résultat, on l’avait. Les armemens étaient simples alors : des canons, quelques vivres et quelques rechanges mal assortis, de l’eau bientôt pourrie, et on était en état de lutter avec tout le monde. Si on était armé aujourd’hui même, on ne pourrait lutter avec personne. Les complications successives qu’ont subies les armemens sont les conséquences des heureux progrès que n’a cessé de faire la science navale. C’est un des titres de gloire de la marine, elle les partage d’ailleurs avec toutes les autres branches du service public. Qu’on ne compare donc plus l’époque actuelle avec celle de Colbert.
On paraît croire que les fournitures de la marine se font d’une manière irrégulière. Rien n’est plus erroné. Toutes les garanties administratives sont données à la passation des marchés ; on procède absolument de la même manière que dans toutes les autres administrations publiques, avec les mêmes formules, avec des conditions analogues, avec publicité et concurrence, par soumissions cachetées Ce service est particulièrement entouré de toutes les précautions pour éviter la fraude. On a poussé les scrupules jusqu’à établir qu’aucun objet, quelque minime qu’il soit, ne puisse être admis dans un magasin, soit qu’il provienne du dehors, soit qu’il provienne d’un bâtiment, sans avoir été soumis à une commission ; puis, après chaque transformation qu’il subit, il est de nouveau soumis à une autre commission. S’il a besoin d’une réparation, une commission s’assure que cette réparation est nécessaire, et quand cette réparation est terminée, c’est encore une commission qui la vérifie. Enfin, quand il sort du magasin, cet objet est encore le plus souvent soumis à une nouvelle commission. Des formalités analogues ont lieu à bord des bâtimens pour tous les achats qu’ils font à l’étranger, de même que pour juger tous les objets hors de service. Peut-on donner plus de garanties ? Loin d’apprécier les efforts qu’il a fallu faire pour parvenir à ce raffinement de vérification, de tenir compte des difficultés sans cesse renaissantes que présente la nécessité de faire fonctionner un système aussi compliqué, on a paru vouloir tourner contre la marine ces efforts, lui faire un crime de ces difficultés. Oui, sans doute, il y a vice, mais vice de complication de surveillance qui a pour résultat définitif perte de temps et d’argent.
On a comparé notre administration avec celle des Anglais, et on a dit que les Anglais avaient infiniment moins d’employés que nous. Cette assertion est aussi erronée que tant d’autres. Le Navy List, pas plus que notre annuaire de la marine, n’indique tous les employés. L’amirauté anglaise n’a, dans ses attributions, ni les colonies, ni l’artillerie de marine, ni les travaux hydrauliques, ni les chiourmes. En distrayant du nombre de nos employés ceux qui appartiennent à ces services, on trouve que nous avons un peu moins d’un quart d’employés civils de plus que les Anglais ; mais les employés anglais, quoiqu’en nombre moindre, coûtent à l’état près de trois fois plus que les nôtres. Ils sont plus nombreux à l’administration centrale, et moins nombreux dans les arsenaux. La cause de cette différence consiste en ce qu’une grande partie du travail se fait à Londres, celui des bâtimens armés par exemple. Ceux-ci, après avoir eu jadis une comptabilité très défectueuse, ont aujourd’hui beaucoup plus de rapports et d’états à dresser que nous n’en avons à bord de nos bâtimens. Le détail du travail est néanmoins analogue à celui qui se fait en France, sauf celui des vivres et de l’habillement. Les arsenaux n’ont donc que leur matériel, et de qui simplifie leur travail d’administration, c’est qu’on n’y répare que des bâtimens à l’état de désarmement. Les bâtimens armés, en principe, ne doivent point avoir besoin de réparations, ils doivent se suffire pendant les trois ou quatre ans que dure leur armement. Pendant ce temps, on ne les fait revenir que le moins possible en Angleterre. Chez nous, au contraire, un bâtiment n’aurait-il que six mois d’armement, s’il vient dans un port de France, il a tout de suite besoin de réparations, de rechanges, de modifications, la plupart inutiles, toutes choses qu’il n’aurait certainement pas faites, s’il était resté hors de France. Il en résulte une grande complication d’administration, beaucoup de travail pour les arsenaux, travail souvent peu utile, et enfin une dépense d’argent et de temps qui se traduirait en sommes assez rondes, si on en faisait le relevé. On n’a point dit cela l’autre jour à l’assemblée. C’est cependant l’un des vices les plus évidens de la marine, sut lequel la commission d’enquête aura certainement à porter son examen.
Revenons à l’administration anglaise. Chose singulière, pendant que nous tendons à simplifier la nôtre, les Anglais compliquent la leur parce que, comme nous, ils cherchent à se rendre, et qu’on ne peut se rendre compte autrement. Ce qui leur donne l’avantage sur nous, c’est qu’ils ont horreur, de la multiplicité des états pour un même objet. Il est rare qu’il soit jamais dressé plus de deux expéditions d’un même état, tandis que nous en faisons jusqu’à trois et quatre copies sans compter la souche. Il y a là, pour les Anglais, une économie bien claire et de temps et d’argent. De plus, si les formalités se rapprochent dans les deux pays, il n’en est pas de même des formules. Dans un royaume où le temps est de l’argent, on s’est appliqué à les abréger, à les réduire à leur plus simple expression. Pas de lettre d’envoi, pas de phrases pour dire un fait, pas de préambules ; le fait, l’état, l’ordre tels quels : économie de temps, de papier, qui semble minime et ridicule, qui n’en est pas moins une économie sensible, et qui se traduit par une obéissance plus absolue, une intelligence plus prompte. La forme rapide comporte l’exécution rapide. On ordonne, on n’invite pas. Ceci est dans l’esprit du pays ; on veut arriver tout de suite au fait, l’action. Une semblable manière de faire passerait inévitablement pour grossière dans notre pays. On ne peut contester cependant que l’avantage ne soit du côté des Anglais.
La position géographique des ports relativement à Londres et la rapidité des moyens de transport contribuent puissamment, à la régularité du service, maritime en Angleterre. Quelle rapidité d’action résulte d’un télégraphe électrique dont une des extrémités est dans le cabinet du secrétaire de l’amirauté à Londres et l’autre extrémité dans celui du chef du service maritime de Portsmouth ! Et bientôt les autres ports vont jouir du même avantage. En cinq heures, un membre de l’amirauté peut aller dans le port le plus éloigné s’assurer si et comment les ordres sont exécutés. Quelque péremptoires que soient les ordres, on ne peut nier que la rapidité et la régularité dans l’exécution sont souvent, pour une cause ou pour une autre, en raison inverse du temps qu’ils mettent a parvenir, de la distance qu’ils ont à franchir, et de la rapidité avec laquelle celui qui les transmet peut venir s’assurer de l’accomplissement du fait. Là est encore un avantage incontestable de la marine anglaise, que nous ne pouvons contre-balancer, et qui pèse d’un grand poids dans les différences entre les deux services.
Une autre de ces différences qui aide puissamment à la régularité et à la rapidité de l’administration, c’est que les employés anglais reçoivent une solde presque triple en moyenne de celle que reçoivent les employés français. Si le budget y perd, le service y gagne sensiblement, car en Angleterre le zèle et l’activité sont tarifés ; ils sont en raison directe de la rémunération qu’on en tire.
Faut-il signaler encore une autre différence qui est toujours à l’avantage des Anglais ? Elle ressort de leur esprit calme, posé, silencieux. Leur administration, si je peux m’exprimer ainsi, n’a pas besoin de faire du bruit. Habitués dès l’enfance à se soumettre à la loi, sachant attendre, ils s’aperçoivent moins des entraves obligées qu’apportent les formalités légales. On sait qu’elles sont nécessaires au bien de l’état, du public, comme ils disent ; on s’y soumet sans murmurer. Pourrions-nous astreindre notre pétulance à cette soumission, et saurons-nous jamais cesser nos plaintes, qui deviennent la source de funestes incriminations ?
Les différences entre les modes de comptabilité des deux pays diminuent successivement, parce que les Anglais compliquent leur comptabilité. Ils ne cherchent point à nous imiter ; en marine, leur amour-propre ne le souffrirait pas. Pourtant ils y sont conduits par la force des choses ; ils suivent la pente que nous avons suivie ; ils pourraient la descendre aussi bas que nous. Ils y tendent.
Après l’administration, à son égal même, le génie maritime a été récemment l’objet des plus vives attaques. On l’a taxé d’incapacité ; on ne peut admettre cependant que ceux qui résolvent un problème aussi difficile que la construction d’un vaisseau, avec tous les perfectionnemens dont elle est susceptible, soient des incapables Ne sait-on pas dans quels rangs l’état choisit ses constructeurs ? N’est-ce pas dans la première élite de la première école du monde ? On a cité des erreurs ; mais ce n’a pu être qu’à la suite d’erreurs successives qu’on est parvenu à produire cette admirable production qu’en appelle un vaisseau. Ce n’est point seulement par des calculs qu’ont été fixées les formes diverses que l’on a données aux constructions ; les calculs ont causé souvent de coûteuses déceptions : il a fallu s’aider de l’expérience, il a fallu des tâtonnemens, puis combiner ces tâtonnemens avec les calculs. Combien de causes d’erreur de toute nature n’a-t-on pas rencontrées dans la solution de ce problème ! Mais de tâtonnemens en tâtonnemens, d’erreurs en erreurs, car, j’avoue en toute humilité que nous nous sommes quelquefois trompés, nous avons réussi, et, quoi qu’il ait pu être dit sur l’impuissance de quelques-unes, de nos constructions, comme on ne peut juger que par comparaison, il demeure incontestable que les produits du génie maritime français sont presque tous supérieurs à ceux de tous les autres pays. On a cité l’Angleterre. Justement ; excellent point de comparaison, car l’Angleterre a fait bien plus de fautes que nous en matière de construction. Les exemples s’en présentent en foule à la mémoire, et nombre de brochures, de lettres à l’amirauté, d’articles de journaux, de journaux sérieux, en font tous les jours foi. Qui ne se souvient des lettres périodiques de sir Charles Napier ? La meilleure réponse qui ait été faite par l’amirauté à l’excentrique amiral a été de l’autoriser, en lui en donnant tous les moyens, à construire et armer un bâtiment à vapeur de grande dimension entièrement à sa guise. Ce navire s’est trouvé défectueux, inférieur à ses semblables, ne résolvant pas les difficultés contre lesquelles son constructeur s’était naguère si violemment élevé. Après une campagne, on l’a désarmé, et il est probable qu’il ne rendra pas de grands services. Quelle sage et instructive leçon, si elle ne coûtait pas si cher, pour tous nos habiles réformateurs ! Combien n’a-t-on pas vu d’exemples analogues, dans ces derniers temps, qui ont coûté plus cher encore ! Au moment où j’écris ces lignes, on me communique une nouvelle lettre de l’amiral sir Charles Napier à l’amirauté. Comme ses aînées, elle passe en revue tous les bâtimens de la marine royale ; tous sont défectueux, inférieurs aux nôtres, rien de bien ne se fait dans les arsenaux ! — Décidément nos détracteurs sont distancés.
Il y a exagération de part et d’autre, j’en conviens. Ce qui s’est dit l’autre jour en France ne le cède guère à ce qui s’est publié en Angleterre. L’excès reste cependant à ce dernier pays. Comparons sérieusement. Il est admis partout que nos bâtimens à voiles, nos grands bâtimens surtout, sont d’une supériorité marquée sur les bâtimens analogues de la flotte anglaise, supériorité de construction, supériorité d’armement. Nos installations, notre arrimage, sont défectueux en certaines parties : un consciencieux ouvrage récemment apprécié dans cette Revue l’a prouvé ; mais c’est un point secondaire dans la discussion qui nous occupe. S’il s’agit de bâtimens à vapeur, en moyenne les nôtres sont inférieurs à ceux des Anglais, non pas pour les coques, il y a une moyenne d’égalité, mais pour les machines. La cause de cette infériorité provient de toutes les facilités, de toutes les ressources que présente l’Angleterre pour les travaux de fer. Les matières premières, principalement le fer et le charbon, y abondent et y coûtent moins cher qu’en France, et les ouvriers qui emploient ces matières sont plus exercés et plus aptes que les nôtres, parce qu’en Angleterre on construit trois fois plus de machines qu’en France. Malgré cette cause d’infériorité dont on nous fait si injustement un crime, nous avons certains vapeurs qui égalent, s’ils e surpassent, ceux des Anglais. Nos machines ont plus lourdes, ce qui nécessite des coques plus lourdes ; elles sont ainsi plus propres au remorquage. On a dit avec raison que nos vapeurs n’allaient pas assez à la voile, et dépensaient ainsi, en suivant les escadres, beaucoup trop de charbon. On s’était, en effet, jusqu’à ces derniers temps, préoccupé exclusivement du moteur nouveau, qui offre tant d’avantages. Récemment, des mesures ont été prises pour qu’à l’avenir la vapeur soit l’exception, la voile la règle. On gagnera en charbon ce qu’on perdra en rapidité.
L’établissement d’Indret ne pouvait échapper au feu roulant d’attaques qui a été tiré sur la marine. Cet établissement était une nécessité lorsqu’il a été créé. On ne savait pas encore ce qu’on pouvait attendre de l’industrie privée dont quelques essais avaient été malheureux. Indret a donc été établi. Aujourd’hui, l’expérience a démontré que l’industrie privée pouvait suffire aux besoins du service ; mais le gouvernement ne peut pas rester à la merci du commerce. Si ce principe n’est point admis en Angleterre, il l’est généralement en France, où les ressources du commerce sont moins étendues. On a donc conservé Indret, et on doit le conserver. Le prix auquel les constructeurs privés offrent aujourd’hui les machines n’est pas trop élevé parce que nous avons Indret.
On a dit que nous avions un trop grand nombre de types différens de bâtimens ; mais c’est le signe le plus évident du progrès. Il a bien fallu faire des essais dans un genre de construction encore inconnu, car je pense qu’on n’a voulu parler que des vapeurs. Quelques-uns n’ont pas réussi certainement ; mais aucuns ne devaient être pareils, car, personne n’étant encore arrivé ; en cette matière à la perfection, le bâtiment le plus récemment construit devait toujours être un essai de progrès sur son prédécesseur. Les progrès, qui procèdent autant de l’expérience que de la science, ont pour conséquence inévitable la variété des essais : il en résulte quelquefois des déceptions ; cependant de tous les bâtimens qui n’ont pas complètement réussi, on a tiré encore un assez bon parti, car tous rendent des services dans la flotte, tandis que nous voyons en Angleterre plusieurs de ces essais malheureux qui n’ont même pas pu faire une traversée. On ne pourrait en citer qu’un seul de ce genre en France.
Croit-on que les Anglais n’ont pas une plus grande multiplicité de types que nous, non-seulement de bâtimens à vapeur, mais aussi de bâtimens à voiles ? Nous avons en France un système de construction nationale qui date de longues années, nous avons les traditions d’un corps du génie depuis long-temps organisé. Les Anglais ne jouissent d’aucun de ces avantages. Jusque dans ces dernières années, aucun système fixe de construction n’existait ni dans leurs traditions, ni dans leurs règlemens. Dans l’embarras du choix entre les divers modèles étrangers dont leurs arsenaux se peuplaient pendant la guerre, ils en étaient encore naguère à construire un bâtiment sur les plans de tel ou tel navire, français, danois, espagnol, hollandais. Des modifications étaient bien de temps en temps apportées à ces plans par quelque marin ou quelque charpentier ; mais on ne s’était encore arrêté à aucun plan fixe, et la diversité des bâtimens exigeait une diversité d’armemens fort dispendieuse. À Trafalgar, Nelson avait sept espèces différentes de vaisseaux de 74. La même diversité existe encore aujourd’hui. Les tâtonnemens nécessités pour la construction des vapeurs ont apporté un accroissement notable à ce nombre de types, et actuellement il est presque double de celui qui existe dans la marine française. À une certaine époque, nous nous sommes lancés, il est vrai, sans réflexion et sans expériences préalables dans de vastes constructions dont on a désespéré long-temps de pouvoir tirer parti ; cependant, grace à des essais et à des améliorations successives, elles finiront par constituer un de nos meilleurs élémens de combat. De même les Anglais ont entrepris presque en aveugles de nombreuses et grandes constructions de navires en fer, qu’ils condamnent ouvertement aujourd’hui. Plus prudens et éclairés par quelques expériences, nous ne les avons suivis dans cette voie qu’avec une heureuse réservé, et nous n’avons qu’un nombre minime de petits bâtimens en fer qui remplissent parfaitement leur but, celui de faire le service d’avisos.
Les journaux anglais sont pleins de détails sur les expériences journalières faites sur les bâtimens à vapeur ; mais il ne faut pas toujours croire aveuglément aux programmes qu’ils publient des expériences de vitesse de ces bâtimens. Les choses de la marine étant là familières à tout le monde chaque système de construction a son parti dans le public, et ces partis ont souvent le même acharnement, se livrent aux mêmes exagérations que les partis politiques. La politique même, la grande politique, entre en ligne de compte dans la valeur des bâtimens car on a vu souvent tel bâtiment jugé incapable d’aucun service sous une administration tory, uniquement parce qu’il avait été construit sous une administration whig, et réciproquement. Aussi ce qu’on publie sur les vitesses d’expérience s’accorde fort rarement avec ce que donnent les vitesses de route. Il y a une différence analogue entre les vitesses prospectus et les vitesses réelles de nos vapeurs de commerce, qu’on prétend être supérieurs aux vapeurs de guerre.
Si le corps des ingénieurs de la marine française est impuissant, c’est certainement par sa faiblesse numérique, parce qu’il ne peut pas surveiller assez strictement l’emploi du matériel dont il dispose, ni le détail des constructions qu’il dirige. Ce soin doit être abandonné à des contremaîtres, fort capables assurément, mais dont l’autorité sur les ouvriers n’est pas suffisamment établie. L’absence de surveillance de chefs d’un rang élevé nuit à la rapidité du travail aussi bien qu’à la bonne exécution. On ne peut nier qu’il y a quelque chose à modifier dans un système où les officiers d’un bâtiment n’ont aucun droit de surveillance ni de direction sur les ouvriers qui travaillent à leur bord. Les discussions à l’assemblée ont fait ressortir cette anomalie. Les conséquences qui en découlent conduiraient à la question de savoir si la division des attributions entre le corps des officiers du génie et celui des officiers de vaisseau ne pourrait pas être utilement modifiée en laissant aux ingénieurs la direction du bâtiment tant qu’il est sur les chantiers, où on avancerait la construction autant que possible, et en remettant ce bâtiment aux mains des officiers de vaisseau, dès qu’il est lancé. Ceux-ci auraient alors une autorité directe sur les ouvriers employés à bord. C’est une question des plus délicates dont la commission d’enquête pourra être saisie.
La création d’un corps de surveillans ayant rang et autorité d’officiers, sorte de conducteurs des travaux exclusivement occupés à commander et diriger les ouvriers et les contre-maîtres, serait une institution des plus désirables, qui produirait les meilleurs résultats. On reculera peut-être devant la formation d’un nouveau corps qui, en apparence, grèverait le budget de nouvelles dépenses ; mais il est certain, et tout le monde en est convaincu dans la marine, il est certain que cette nouvelle dépense serait couverte et bien au-delà par les économies qui résulteraient du travail plus assidu des ouvriers et d’un emploi mieux surveillé du matériel. On pourrait appeler ce corps : corps d’officiers des travaux de la marine, le recruter parmi les maîtres des diverses directions, et lui laisser entrevoir la possibilité d’un avancement supérieur. La commission d’enquête ne manquera pas d’étudier cette question.
Il a été fait une singulière et instructive remarque sur le service dans les arsenaux ; elle n’échappera pas à la commission. On sait que les arsenaux sont divisés en trois principales directions, celle de l’artillerie, celle des mouvemens du port, et celle des constructions. On remarque que ce qui est fait par la direction de l’artillerie, où les chefs et les ouvriers sont militaires, est toujours rigoureusement et rapidement exécuté ; que ce qui est fait par la direction des mouvemens du port, où les chefs sont militaires et les ouvriers civils, l’est moins rigoureusement et moins rapidement ; enfin que ce qui émane de la direction des constructions, où les chefs et les ouvriers sont civils, ne s’exécute que plus lentement et moins régulièrement. Il est loin de ma pensée de vouloir produire aucune insinuation malveillante contre le corps du génie maritime. Dans la marine, nous sommes tous solidaires les uns des autres ; c’est le corps entier dont j’ai pris en main la défense contre de publiques attaques ; je veux dire tout ce qui est vrai et juste : je dois donc aussi signaler nos défauts d’organisation. Les ingénieurs de la direction des constructions, comme les officiers de la direction des mouvemens du port, n’ont point assez d’autorité, — les premiers surtout, qui ne sont pas militaires, — sur leurs ouvriers civils. L’organisation des ouvriers d’artillerie est un exemple tentant avec les excellens résultats qu’elle présente, résultats qui se traduisent en économies sensibles de temps et d’argent. Un danger existe pour l’état, surtout à une époque de subversion du principe d’autorité. L’état est constamment exposé, — et ce danger se présentera dans un moment donné qui sera toujours un moment difficile, — est exposé à une grève des ouvriers ou à des conditions exorbitantes de leur part. Il y a là, encore matière à de profondes études pour la commission d’enquête. La question est des plus ardues, et, pour la résoudre, elle aura besoin de toute sa fermeté, car elle rencontrera les résistances les plus vives. Cette solution sera un des bienfaits les plus durable dont elle pourra doter la marine.
Il est impossible encore de ne pas relever ce qui a été dit sur ce mot si pompeux : la désorganisation des équipages. Les équipages n’ont pas cessé d’être aussi bien organisés qu’ils l’ont toujours été. Les plus simples notions des choses de la marine apprennent que les matelots servent trois ans environ à bord des bâtimens de guerre. Dès qu’un bâtiment rentre en France, et même ce mouvement a lieu quelquefois à l’étranger, tous les matelots ayant trois ans de service sont congédiés et remplacés par des hommes de nouvelle levée. Si la campagne a été longue, la majeure partie de l’équipage est ainsi changée. Sans doute l’équipage est alors moins exercé, et on conçoit qu’il est pénible pour un capitaine, s’il conserve le commandement du bâtiment, ce qui est rare, de perdre une partie du fruit de ses travaux, et d’avoir de nouvelles éducations à faire. Les plaintes qu’il élève alors, et dont on s’est fait l’écho à la tribune, sont secondaires, et mal fondées, car ce qu’il appelle une désorganisation n’est qu’une navette légale imposée par la nécessité de ne conserver les matelots que trois ans au service. Des économies budgétaires ont pu obliger récemment de réduire le nombre des matelots, et il s’est trouvé que dans l’escadre de la Méditerranée les hommes de nouvelle levée ont été en nombre moyen plus élevé qu’on ne l’avait prévu. On s’est écrié alors que les équipages de l’escadre étaient désorganisés : exagération à ajouter à tant d’autres, et sur laquelle le public doit être détrompé. Les vaisseaux si habilement manoeuvrés, si rapidement exercés, ont dû être seulement pendant quelque temps moins rapides dans leurs manœuvres, moins habiles dans leurs exercices. L’escadre n’était pas pour cela désorganisée, ou, si elle l’était, c’était par le fait de notre organisation, autant que par la nécessité politique, à laquelle l’administration de la marine ne peut rien, de réduire les dépenses publiques.
On a encore voulu nous comparer, sous ce rapport, à la marine anglaise ; ce cas ne s’y présente pas. En Angleterre, quand on arme un bâtiment, c’est pour une période de trois ou quatre ans. Pendant cet espace de temps, l’armement, l’équipage, l’état-major, le capitaine, sont invariablement unis ensemble. Il ne peut y avoir que peu de mutations, car on évite autant queZpossiblè de faire rentrer le bâtiment en Angleterre. Cette période accomplie, le bâtiment est toujours désarmé ; il est très rare qu’il la double : dans ce cas, il a toujours un capitaine et un équipage nouveaux. Si l’équipage d’un bâtiment anglais met un an à se former, chaque bâtiment est ainsi, après cette année d’études, pendant deux ou trois ans, dans un état parfait d’efficacité. Notre système diffère de celui-là. Ayant une flotte moins nombreuse et presque autant de bâtimens armés, nous sommes obligés de laisser ordinairement un bâtiment à l’état d’armement tout le temps qu’il peut tenir sur l’eau sans de grandes réparations. Chaque personne à bord y accomplit son temps de service et y est remplacée par un nouveau venu. Il y a toujours ainsi un noyau d’équipage plus ou moins nombreux qui transmet les traditions, et qui maintient le bâtiment dans un certain degré d’efficacité : elle est moyennement la même que celle du bâtiment anglais, elle est plus continuelle ; mais la fréquence des mutations est désavantageuse, en pratique.
Dans les évaluations comparatives de l’efficacité des bâtimens de guerre anglais et français, il y a deux points qu’il faut faire entrer en ligne de compte, pour pouvoir établir une saine distinction : la supériorité de la discipline des Anglais et la supériorité de leur force musculaire. Nous ne pouvons envier la première ; elle n’est que factice, car elle n’est obtenue qu’à la suite de traitemens souvent cruels, de flagellations réitérées qui répugnent violemment à nos habitudes et à nos sentimens. Malgré ces modes énergiques de répression cependant, les exemples de grave insubordination sont bien plus fréquens chez eux que chez nous. Aussi a-t-il été publiquement proclamé en Angleterre que ce genre de punition était indispensable. En France, bien avant décret du gouvernement provisoire qui abolissait les coups de corde, on n’en usait que dans les cas extrêmes et avec la plus grande réserve. Les voleurs seuls n’étaient pas ménagés. Depuis le décret, les équipages font eux-mêmes justice des voleurs, et la discipline ne paraît pas avoir souffert de l’abolition de cette peine, qui était déjà presque abolie en fait. Pour ceux qui voulaient jouer à la tribune un rôle populaire, c’eût été pourtant un brillant, noble et juste texte que de proclamer devant toute la France la docile valeur de nos matelots.
Si on traduisait en chiffres la moyenne de la force corporelle des Anglais relativement à celle des Français, on la trouverait dans la proportion de 5 à 4. Il en résulte que, bien que nos équipages soient un peu supérieurs en nombre à ceux des Anglais, ce qu’on nous reproche sans cesse, ceux-ci représentent une plus grande force musculaire que les nôtres et, la proportion entre les équipages des deux nations étant comme 8 est à 9, la supériorité de force reste encore aux Anglais. Cette différence de force musculaire est bien plus sensible encore à bord des bâtimens de commerce. Elle oblige nos navires à avoir des équipages plus nombreux que ceux de tous les états septentrionaux. C’est une des causes du prix élevé du fret dans notre marine marchande, et par conséquent une des causes de sa décroissance. Si l’enquête étend ses travaux jusqu’à la marine du commerce, elle ne pourra manquer de tenir compte de cette considération.
Non-seulement on a prétendu que les équipages étaient désorganisés, on a ajouté que, les matelots manquant, on ne pouvait pas les compléter. Il fallait dire qu’on ne le voulait pas. On ne le voulait pas, parce qu’on était forcé de se renfermer dans un certain chiffre, et que les levées ne devaient se faire qu’en conséquence. La pépinière de matelots est toujours féconde, malheureusement trop féconde, car cette fécondité a pour cause la stagnation où le commerce s’est vu jeté par les déplorables événemens que nous avons traversés. On a même dû suspendre l’incorporation dans la marine des hommes du recrutement, afin de pouvoir donner de l’emploi à un plus grand nombre de matelots du commerce. Beaucoup de ports voient, hélas ! encore bien des matelots errer inoccupés sur leurs quais. Ces hommes ne viennent point se présenter d’eux-mêmes au service de l’état, qui leur serait avantageux : ils attendent un ordre, parce que ce service leur est antipathique, d’autant plus qu’il est forcé. Ils ont à ce sujet une sorte de répugnance qui fait que la plupart d’entre eux aiment mieux s’exposer aux plus dures privations que venir de plein gré au service ; mais la plupart d’entre eux l’avouent, c’est le plus souvent me affaire de respect humain.
Je voudrais m’arrêter, mais qu’il me soit permis de relever encore une inexactitude. On a attaqué, il fallait bien qu’il en eût sa part, le conseil d’amirauté ; chacun peut entendre à sa manière la composition et les attributions de ce conseil ; depuis long-temps, plusieurs projets ont été présentés sur ce sujet. En général, on prend pour point de départ l’amirauté anglaise, qu’on cite comme modèle à chaque instant ; on en voudrait une semblable, et chacun l’organise au gré de son imagination. L’amirauté anglaise se compose ordinairement d’un premier lord, toujours de l’ordre civil, de quatre officiers de marine, d’un sixième membre, fonctionnaire civil, et d’un premier et deuxième secrétaire. Il est extrêmement rare que le premier lord soit officier de marine. Ce n’est pas du tout un conseil permanent, comme on l’a assuré ; tous les membres de l’amirauté, jusqu’au premier secrétaire compris, suivent le sort du ministère dont ils font partie. L’amirauté n’est donc autre chose qu’un ministre en six ou set personnes. Or, il est un point qui n’est pas encore décidé et en ce nous penchons pour la négative : c’est celui de savoir si une administration est plus avantageusement dirigée par un conseil de plusieurs personnes que par un seul ministre. Les avis sont partagés à ce sujet en Angleterre, en sorte que de nombreuses objections ont été faites au système suivant lequel était administré le ministère de la marine anglaise. La principale s’appuie sur le défaut de responsabilité effective qui en résulte. C’est un argument puissant pour ceux qui ne croient pas que la responsabilité ministérielle soit un mythe. On ne manque pas alors de citer le système français comme préférable, ce sont surtout les marins qui articulent ces plaintes. Dans la nouvelle lettre au premier lord de l’amirauté que vient de publier l’amiral Napier, on lit : « Je demande la permission à votre seigneurie de l’engager à changer la composition du conseil d’amirauté. Comment, milord, est-il possible que les affaires de la marine puissent être bien dirigées par quatre officiers de marine ayant à leur tête un fonctionnaire civil qui n’entend rien, et à leur suite un autre fonctionnaire civil qui y entend moins que rien, travaillant dans des appartemens séparés et n’entendant pas parler les uns des autres ? La marine est une profession favorite : personne ne veut voir altérer son efficacité ; mais personne ne défendra la manière extravagante dont elle est dirigée. »
Un seul avantage, selon moi, ressort du système anglais, et cet avantage n’en est un que pour l’Angleterre : c’est celui de permettre que deux membres du conseil, — il en faut toujours deux réunis pour prendre une décisions qui est alors définitive, — que deux lords de l’amirauté, qui équivalent ainsi à un ministre, se transportent instantanément, grace aux rapides moyens de communication, dans chaque arsenal où ils inspectent et décident. Pendant que ces deux lords sont loin de Londres, deux autres lords peuvent encore s’absenter pour leurs devoirs parlementaires, car ils sont ordinairement membres du parlement, ou pour toute autre cause, et il reste à l’administration centrale deux lords qui forment encore un ministre et qui donnent des signatures. Tel est je crois, le seul avantage d’un ministère composé d’un conseil unique c’est celui de se multiplier ; encore fau-il qu’il ait le pouvoir légal : de se diviser et d’agir ainsi divisé. Une semblable organisation n’est pas d’accord avec nos idées, et on n’en trouve pas d’exemple chez nous.
Il serrait trop long et superflu surtout de détailler ici la constitution, et le mode de procéder de l’amirauté anglaise, car il n’est pas probable que nous l’adoptions. Nous tendons à établir un système moyen, c’est-à-dire toujours un ministre unique et un conseil d’amirauté permanent, fortement constitué, consultatif seulement, mais obligatoirement consultatif, à l’abri de toutes les vicissitudes ministérielles et parlementaires ; en un mot un conseil stable près d’un ministre instable.
Dans tout ce qui précède, j’ai toujours pris l’Angleterre comme terme de comparaisons ; je n’ai fait ainsi que suivre1es erremens de ceux que je réfutais. On a signalé à la tribune, pour en faire un texte contre nous, les avantages que les Anglais ont sur nous. Le choix des exemples j’aurais pu en citer dans le sens inverse. Les avantages dont les Anglais jouissent sont de deux sortes ceux qui proviennent du mode d’administrer la marine, — ils sont en petit nombre, il est en notre pouvoir de les faire disparaître, et ceux qui proviennent des causes que nous ne pouvons malheureusement pas balancer. — Ces derniers sont en grand nombre : la position insulaire, qui offre un grand développement de côtes, et rend la marine un instrument obligé pour tous ; la situation géographique des ports militaires, qui leur permet de se relier très facilement à la capitale ; la marine du commerce, aussi importante que celles de toutes les autres nations réunies ; des ressources inépuisables en charbon de la meilleure qualité ; le caractère national si calme, si persévérant, si hiérarchique ; l’éducation première, qui rend intelligible à tous dès l’enfance les choses de la mer ; l’esprit, maritime, répandu dans toutes les classes de la société ; le reste de l’autorité parce que l’autorité émane du souverain et en et la représentation un budget plus riche, qui permet une rémunération presque prodigue pour les services rendus ; des exigences parlementaires moins minutieuses, qui laissent le champ plus libre au progrès, etc. : mille autres causes encore, qu’il est superflu d’indiquer, constituent ces avantages.
Une chose cependant me remplit d’étonnement et en même temps d’orgueil : c’est que, malgré tous ces avantages dont jouissent les Anglais, malgré nos vices incontestables d’organisation et notre défaut d’esprit maritime, la marine française ait pu si honorablement soutenir son infériorité, soutenir souvent la concurrence avec la marine anglaise, et que cette infériorité n’ait souvent porté que sur le chiffre des bâtimens. Une semblable remarque donne le droit d’espérer, elle met à néant bien des détracteurs. Je comprends qu’on admire la marine anglaise, qu’on cite son organisation ; car, moi aussi, j’en ai été enthousiaste. Appelé à l’étudier en détail, imbu, dans les commencemens de cette étude, d’idées préconçues, j’ai admiré aveuglément ce que je croyais l’ouvrage des hommes, et qui n’était que l’ouvrage de la nature. Mes idées n’ont pas tardé à se modifier. J’avais admiré, parce que je n’avais vu que le résultat ; j’ai moins admiré quand j’ai vu les ressources, et de moins en moins quand j’ai vu des fautes cachées habilement, mais commises en plus grand nombre que chez nous. L’enquête étudiera la marine anglaise ; elle passera par les mêmes sentimens.
L’enquête étudiera peut-être aussi la marine russe, qui a son importance malgré son infériorité, je l’ai admirée à plus juste titre, parce que là les moyens manquent, et qu’il a fallu une énergie et une persévérance sans bornes pour obtenir ce qu’on a obtenu ; mais la forme du gouvernement vient en aide. Il y a là deux marines distinctes qui ne communiquent entre elles que par terre, la marine de la Baltique et la marine de la mer Noire, comme nous avions jadis la marine du Levant et la marine du Ponant. Chacune a son budget distinct et indépendant. L’administration est facilitée par un système simple, dispendieux à nos yeux, mais qui ne l’est point pour l’organisation militaire des Russes. Dès qu’un bâtiment est lancé, un armement complet et un équipage complet lui sont affectés ; cet armement et cet équipage lui appartiennent jusqu’à sa démolition, quelles que soient les phases qu’il traverse. Il n’y a point là de commissions du budget ; l’empereur y supplée lui-même, avec cette différence que les commissions du budget n’ont pouvoir que de blâmer, tandis que l’empereur, s’il blâme énergiquement, a aussi le pouvoir de récompenser magnifiquement.
Je n’ai point réfuté toutes les erreurs touchant la marine qui se sont fait jour dans le public, toutes les fausses appréciations qui ont été et qui sont journellement émises. J’aurais voulu pouvoir entrer dans d’autres détails, car il est à souhaiter que la marine soit plus connue de tous, afin d’être moins méconnue ; mais il fallait éviter d’employer des expressions, de décrire des détails qui eussent pu être inintelligibles, j’ai même évité autant que possible l’aridité des chiffres. Ce n’est point pour des marins que j’écris ; ils savent d’où viennent et ce que valent les appréciations qu’on a faites d’eux ; ils savent que le bon esprit des membres de l’enquête en fera justice, en a déjà fait justice. Qu’on se rappelle que par le mot marins j’entends toujours collectivement tous les fonctionnaires qui dépendent du ministère de la marine. J’écris pour les personnes étrangères à la marine, pour celles en grand nombre qui ont donné des marques non équivoques d’adhésion aux paroles qui sont tombées de la tribune, non-seulement dans ces derniers jours, mais plus anciennement encore, paroles qui se sont infiltrées dans le pays ; j’écris pour toutes les opinions, car la marine n’appartient à aucun parti ; elle aime l’ordre par métier, voilà sa profession de foi ; j’écris enfin pour le public, afin qu’il sache qu’il a une marine, et que cette marine n’est point tombée dans ce profond abaissement qu’on a osé proclamer. Je suis l’écho de ceux qui se sont voués à ce service souvent si ingrat, de ceux dont la susceptibilité a été si justement éveillée.
J’ai signalé le bien, c’était devoir et justice ; je n’ai fait qu’effleurer le mal, car je sais que les suggestions subalternes seront l’un des principaux écueils de l’enquête ; mais, on peut le proclamer, il faut, comme on l’a dit, porter la main sur l’administration, non pour la juger, mais pour l’améliorer pour la simplifier, pour l’émanciper. Il ne faut plus, par exemple, qu’on écrive de deux cents lieues à un ministre pour lui demander la permission de prêter un chaudron, ainsi que cela s’est vu tout récemment. Une semblable manière de faire est plus qu’absurde, elle est ridicule. C’est abaisser l’administration, quand on veut la relever. Qu’on la relève donc ; c’est ce qu’a fait Colbert, qu’on tient à imiter. Le temps doit être passé où les commissions du budget s’attachaient avec une méticuleuse préférence aux comptes de la marine. Leurs exigences ont eu pour résultat les budgets fictifs. Le moment est opportun pour profiter de la tendance à la décentralisation qui manifeste partout. C’est un beau champ pour la commission d’enquête
Ce ne sont pas toujours les bonnes institutions qui nous manquent ; c’est la force et la persévérance de nous y conformer. L’habitude de voir dans un gouvernement constitutionnel et surtout républicain tant de volontés diverses se substituer à volonté d’un seul passe tellement dans les mœurs, que l’autorité en souffre profondément. Affaiblie, par nos institutions parlementaires, elle demande du secours. L’enquête lui viendra en aide.
Imitation intelligente des institutions parlementaires des Anglais, nos devanciers en cette matière, l’enquête est l’expression d’un sentiment patriotique bien naturel. Ceux qui ne sont pas initiés veulent s’éclairer, les initiés veulent s’améliorer : heureuses dispositions qui faciliteront la rude et vaste tâche qu’elle entreprend. Quelques personnes ne l’ont pas prise au sérieux. Nous ne partageons pas une pensée aussi décourageante ; nous voulons le juste, le mieux et la lumière surtout ; tous les faits, tous les projets, toutes les accusations, diversement produits, ont été d’autant plus applaudis, qu’on les comprenait moins. L’enquête a pour mission de juger et de mettre en lumière ces faits, ces projets, ces accusations. Il y a quelque chose à faire dans la marine, il faut faire ce quelque chose ; jamais l’occasion ne s’est présentée si belle. Le travail peut être long. Pendant que la commission poursuivra ses recherches, les affaires pourront languir, car à toute question on répondra par l’enquête : c’est la conséquence de l’époque de transition ; mais cette stagnation, ces retards auront leur compensation, car nous aurons marché vers le progrès. Nous ne voulons pas que nos institutions devancent leur époque ; le mieux est l’ennemi du bien. Changer sans améliorer, c’est détruire. L’enquête ne détruira pas, nous en avons la confiance. Elle fera justice d’insinuations décourageantes, elle relèvera la marine dans l’opinion publique ; elle s’appliquera ensuite aux difficiles études qu’elle s’est imposées. Nous travaillerons alors tous de concert, non à réformer, — le mot répugne, — cet important service, mais à l’améliorer, à le perfectionner. Nous y aiderons avec courage et espoir, avec courage, parce qu’aucun sacrifice ne nous coûtera, avec espoir, parce que nous avons foi en ceux qui ont entrepris cette tâche nationale.
CLEMENT DE LA RONCIERE-LE-NOURY.
- ↑ Voyez, dans la Revue du 15 mai 1844, la Note sur l’état des forces navales de la France, par M. le prince de Joinville.