La Marine française au Mexique/01

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La Marine française au Mexique
Revue des Deux Mondes3e période, tome 43 (p. 188-216).
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LA
MARINE FRANCAISE
AU MEXIQUE

I.
DE LA CRÉATION DE LA DIVISION NAVALE AU BLOCUS DES COTES.


I

Mon intention n’est pas d’écrire l’expédition du Mexique. Tout le monde en connaît les causes diverses. Je veux seulement raconter ce que fit la marine dans les dernières années du séjour et durant la période d’évacuation. La tâche qu’eurent à remplir les bâtimens fut à la fois ingrate et glorieuse. Elle montre, dans un cadre d’action parallèle à celui de l’armée de terre, les difficultés, les efforts de tout genre, les obstacles vaillamment surmontés, mais renaissans, qui ne cessèrent, du premier au dernier jour, d’entraver l’expédition mexicaine.

Après le débarquement, la convention de la Soledad, l’échec subi devant Puébla, la prise de cette ville et l’entrée à Mexico, la nomination d’une régence, certains projets de domination et la perspective prochaine de l’établissement régulier de l’empire, on se prit à espérer que l’expédition du Mexique pourrait être menée à bonne fin, et les forces maritimes, jusque-là dirigées par un officier général, furent réduites aux proportions d’une division confiée à un capitaine de vaisseau. Ceci se passait au mois d’octobre 1864. endant que les troupes de terre occupaient à l’intérieur les différentes provinces de l’empire ou en poursuivaient la conquête, la marine avait pour mission de surveiller les côtes, d’y lier ses communications avec l’armée, d’y porter à chaque instant les détachemens nécessaires, de rechercher les corsaires juaristes ou américains dont l’armement ou la présence déjà signalés étaient un objet de vive préoccupation, de centraliser à Vera-Cruz le service des transports et d’approvisionnement de la flotte et de l’armée, et de concourir, dans ses seules limites d’action maritime toutefois et en ne débarquant que très éventuellement ses équipages, à toute opération dirigée contre un point de la côte. Ce n’était point là une mince besogne, surtout dans l’état encore très précaire de notre domination.

Tout le long littoral en effet de 250 lieues de Matamoros jusqu’à Campêche n’était qu’imparfaitement réduit ou prêt à se dérober au joug dès qu’une circonstance favorable se présenterait. De Matamoros, qui venait d’être pris au mois d’août, jusqu’à Tampico inclusivement, où se faisait sentir la main de fer du colonel du Pin, aucune complication ne semblait à craindre, au moins pendant quelque temps. Quant au port de Tuspan, situé entre Tampico et Vera-Cruz, la fidélité qu’on nous y gardait était douteuse. La position pouvait être perdue d’un jour à l’autre par la faute ou la connivence des chefs mexicains à qui on l’avait confiée. Depuis Tuspan jusqu’à Vera-Cruz, toute la côte était ennemie, et nous ne pouvions avoir de relations avec aucune des villes situées au dedans des barres de Cazones, Lima, Tecolutla et Nautla. La ville de Vera-Cruz, bien qu’en notre pouvoir, était entourée de guérilleros qui venaient frapper aux portes et enlevaient du monde sur l’Alameda. Les guérilleros avaient établi des douanes à l’aide desquelles ils percevaient des droits sur tout ce qui entrait en ville ou en sortait. Les négocians qui voulaient assurer leurs marchandises envoyaient tout simplement demander, moyennant finances, un laissez-passer à Garcia, le chef de ces bandes. Il était possible qu’un beau jour ces brigands, les libéraux, comme on les appelait alors, fissent une tentative contre Vera-Cruz. Au sud de Vera-Cruz, il y avait une compagnie de volontaires créoles de la Martinique et deux canonnières pour garder Alvarado. A l’ouest de cette ville et jusqu’à Carmen, toute la côte était à l’ennemi. On ne savait pas trop quelles étaient les dispositions du Goazocoalcos et de Minatitlan, mais les négocians français de Vera-Cruz, qui furent toujours très loin d’épouser la cause de l’intervention, devaient être mieux renseignés, car ils avaient naguère très exactement instruit les habitans de ce que nous projetions contre eux. Au Tabasco, qui ne nous appartenait pas, les dissidens, enhardis par la récente retraite du général Brincourt, étaient devenus plus orgueilleux que jamais. La levée du blocus autrefois établi sur tous les points de la côte, qui avait été comme le don de joyeux avènement de l’empereur Maximilien, leur avait déjà donné environ 200,000 piastres, ce qui leur avait permis de lever de nouvelles troupes et de les bien payer. La Frontera venait de se prononcer pour eux, et ils y avaient rétabli comme autrefois la douane de Tabasco. Carmen ne devait pas bouger tant qu’il y aurait un bâtiment français, mais il s’y produisait une certaine opposition contre le préfet politique et militaire, le général Marin. Carmen est une île facile à défendre. Elle était précieuse parce qu’elle pouvait devenir un point de concentration pour nous, la lagune de Termines communiquant avec le Tabasco par plusieurs arroyos. Campêche et le Yucatan, soumis au mois de janvier précédent, demeuraient tranquilles, mais en rêvant leur affranchissement, et tandis que les anciens chefs qu’on en avait chassés s’occupaient à Cuba de l’achat d’armes et de munitions de guerre, les autres chefs, — le général Navarrete en tête, qui avait le plus contribué, en se prononçant, à donner le Yucatan à l’empire, — mis de côté par le gouvernement de Mexico, étaient bien capables de faire de nouveau volte-face et de se déclarer contre lui au premier jour.

Tel était l’état de la côte, et malheureusement, pour venir à bout de la tâche de surveillance et de mouvemens continuels qui lui incombait, la division navale du golfe du Mexique n’avait qu’un nombre restreint de bâtimens, peu aptes, il faut l’avouer, par leurs qualités nautiques, au rude service qu’on exigeait d’eux. De Vera-Cruz à Rio-Grande, ils ne pouvaient que porter des troupes à un point donné, sans y séjourner eux-mêmes, car, sur toute cette côte et dans la saison qui s’ouvrait, les navires sont en perdition et doivent prendre le large dès que le mauvais temps s’annonce. Pour peu que l’on tarde, on est forcé de filer ses chaînes et d’abandonner ses ancres sur le fond. C’est ainsi que le Colbert avait fait de graves avaries dans un coup de vent en venant de Tampico, et que le transport la Drôme avait mis dix jours à pouvoir communiquer quelques heures avec Tampico et Tuspan, sans toutefois parvenir à mettre à terre quelques chevaux qu’elle avait à bord. A Vera-Cruz, où le service du port était très actif, les moyens pour y faire face étaient insuffisans, puisque, faute de pouvoir décharger dans le temps convenu les navires de commerce qui arrivaient pour le compte du gouvernement,.on était obligé de payer de fréquentes indemnités. Ce n’était donc pas le moment de diminuer, en les renvoyant à la Martinique, comme on semblait en avoir l’intention, les matelots créoles qui faisaient le service à Vera-Cruz, d’autant moins qu’ils étaient un renfort éventuel à la garnison dans le cas d’une tentative sérieuse des guérillas contre la ville. A l’est d’Alvarado et jusqu’à Carmen, toute la côte allait devenir excessivement dangereuse, parce que les coups de vent, au lieu de permettre de prendre le large comme au nord de Vera-Cruz, battent en côte et que les bâtimens à grande puissance de machine peuvent seuls avoir quelque chance de se mettre hors de danger. Or, à l’exception peut-être du Magellan et du Darien, la division ne comptait aucun de ces bâtimens-là. Les canonnières, au nombre de quatre ou cinq, pouvaient bien, quand la mer était belle, passer certaines barres de rivières, mais, avec grand vent et la mer creusant, elles couraient le risque d’y être culbutées. Le Goazoacolcos et le Tabasco n’eussent donc pas pu servir de refuge à ces petits navires. D’ailleurs les barres changent fréquemment et il faut absolument un piloté de la localité. Or tous les pilotes étaient avec les libéraux et ne seraient pas venus à notre appel. Comme compensation, depuis Carmen jusqu’à la pointe nord de la péninsule de Yucatam, les bâtimens peuvent recevoir des coups de vent à l’ancre sans être obligés de prendre le large et sans courir le moindre danger. Il est vrai que, relativement, la présence de nos navires n’était pas nécessaire sur cette partie de la côte.

Si la division navale du golfe était jusqu’à un certain point insuffisante par le nombre et le peu de qualités de ses bâtimens, l’esprit de ses états-majors et de ses équipages était, en revanche, fortement trempé. La plupart étaient depuis un an au Mexique et avaient supporté les périls du climat, les fatigues des diverses expéditions. Ces expéditions, dont personne n’entrevoyait le terme, avaient un attrait d’ambition pour tous et surtout pour les jeunes capitaines de canonnières qui, ayant sur presque tous les points à pénétrer dans les rivières, s’y trouvaient plus activement engagés. Le commandant de la division, le capitaine de vaisseau Cloué, à qui l’on avait dû, au mois de janvier précédent, la capitulation de Campêche et par suite la prompte adhésion du Yucatan à l’empire, avait donc des officiers dignes de lui et tout à fait à la hauteur des circonstances.

Il faut le dire aussi, bien que la situation générale fût, comme nous venons de le voir, mélangée de bien et de mal, l’espérance d’une heureuse issue aux affaires du Mexique était assez répandue. Le maréchal Bazaine, alors commandant en chef des forces françaises, avait le projet d’entreprendre prochainement une expédition contre le Oajaca et d’en finir avec cette province, où l’ennemi semblait vouloir concentrer ses derniers moyens de résistance. Cette opération, dans les intentions du maréchal, devait se compléter par une attaque de la marine sur Tabasco. Les dissidens, ainsi pris entre deux feux, seraient forcés de se disperser. Ce serait là, disait-on, le couronnement de la campagne du Mexique. En effet, cette dernière résistance sérieuse une fois vaincue, les bandes diverses, que nos colonnes avaient coupées par tronçons dans le nord, ne pourraient plus se rejoindre, et les brigands des environs de Vera-Cruz ne tarderaient pas à disparaître.

Toutefois, pendant que se faisaient les préparatifs de l’expédition du Oajaca, un incident auquel on pouvait s’attendre se produisit. On apprit que Tuspan était menacé par les bandes rejetées de Jalapa, jointes aux gens de Papantla, que les habitans, autorités et garnison en tête, étaient prêts à s’embarquer, et que les effets les plus précieux étaient déjà sur des bateaux. Au lieu d’essayer la moindre résistance, tout le monde lâchait pied. Le commandant Cloué expédia aussitôt le Forfait devant la barre. Le seul secours qu’il dut porter à Tuspan était de faire franchir la barre à un canot armé en guerre et de l’expédier devant la ville. De si peu d’efficacité réelle que pût être une si petite force militaire, on savait par expérience qu’elle avait une grande influence morale sur les bandes du genre de celles qui entouraient Tuspan. Cela devait suffire, en effet. Les bandes venant de Papantla, leur repaire habituel, avaient pour chef Lara, dont toute la vie s’était passée à ce métier de cabecilla. Elles se composaient de soixante-dix cavaliers et de cinq cent quarante fantassins, dont une cinquantaine de déserteurs, armés de carabines françaises et américaines. Les aventuriers passaient sur la rive gauche de la rivière de Tuspan, où est bâtie la ville, quand le canot du Forfait arriva. Ils se replièrent aussitôt. Le canot accosta, et son canon rayé de 4 fut débarqué sur la place de manière à enfiler la rue principale. La ville était sauvée. L’officier qui commandait le canot du Forfait trouva néanmoins tout le monde fort alarmé. Le préfet politique, M. Llorente, se ranima un peu au contact de l’officier français et organisa même la garnison pour tenter une sortie, si l’ennemi se retirait bien franchement. Cette garnison se composait de quarante-cinq cavaliers, dont vingt-cinq seulement montés, de cent quarante fantassins et de cent vingt hommes de milices, cette dernière force très peu sûre et bien plus disposée à se cacher dans les bois qu’à lutter. Tout ce monde cependant prit assez de courage pour tenter, le lendemain, de troubler la retraite de l’ennemi sur la rive droite. Cent hommes des plus résolus appuyèrent, en cheminant par la rive gauche, le canot du Forfait, qui remonta la rivière à trois milles.

Cette curieuse petite affaire permit de percer à jour et de visu la situation intérieure de Tuspan, qui était à peu près celle de toutes les villes du littoral. Le préfet politique se faisait une rente avec les impôts qu’il frappait de temps à autre sur les négocians pour payer des troupes, dont l’effectif très incomplet se grossissait, dans ses envois d’état à Mexico, de soldats de paille habilement groupés. Cette rente l’inclinait fort vers la fidélité à l’empire ; mais avec la grande expérience que son âge lui avait acquise des roueries d’un fonctionnaire mexicain, il avait la facile théorie de conduite ordinaire à ses pareils et qu’avaient engendrée de temps immémorial les discordes intestines de son pays. Il était fort pour commander et ramasser de l’argent pendant la paix, et dès qu’il s’agirait de se battre, pour arguer de son peu de moyens de résistance et se sauver avec la caisse.

On comprend que les villes si lestement sauvées sont d’autant plus difficiles à garder. On jour plus tard, ou s’il eût fait du vent du nord, le canot ne fût point arrivé à temps ou n’eût pu franchir la barre, et Tuspan était momentanément perdu, comme il avait été déjà momentanément conquis. On y envoya la Pique, canonnière qui pouvait pénétrer dans la rivière et qui dut y séjourner, sauf à surveiller avec le plus grand soin la hauteur de l’eau sur la barre afin de se retirer à temps. Il ne fallait pas, en effet, que l’accident de la Lance, obligée de se brûler en 1863 dans la rivière de Tampico, se renouvelât. Les instructions que reçut la Pique étaient énergiques et sommaires. Si le capitaine le jugeait nécessaire au salut de la ville, il ne devait pas hésiter à s’assurer de Llorente, le préfet politique, et de son fils le colonel, et à les mettre hors d’état de nuire. Il fallait donner du cœur à tous ces gens de Tuspan et les pousser à une expédition qui dégageât la barre de Cazones et les menât jusqu’à Papantla, faire en un mot succéder l’initiative et l’esprit d’entreprise à l’hésitation et à l’apathie. C’était plus facile à projeter qu’à faire ; mais ces instructions, en trahissant une certaine irritation vis-à-vis de dangers qui eussent été puérils s’ils n’eussent eu contre nous leur force d’inertie et qu’on ne conjurait un moment que pour les voir aussitôt revenir, sentaient le voisinage à Tampico de l’expéditif colonel du Pin.

Des préoccupations plus graves que cette échauffourée de Tuspan eussent, dès ce moment-là, tenu la marine en éveil, si le commandant de la division se fût laissé gagner par elles. L’avis parvint, en effet, de différens côtés, d’armement de corsaires américains pour le compte de Juarez et munis par lui de lettres de marque. Il s’armait, disait-on, à New-Orléans et à Key-West quatre corsaires destinés à courir sus à nos navires de commerce et surtout à nos paquebots. Tout d’abord, le gouvernement français ne s’en émut pas outre mesure. La guerre entre le Sud et le Nord n’était pas terminée, et il lui paraissait difficile d’admettre que les États-Unis tolérassent de pareils faits, si contraires aux devoirs des neutres et aux bonnes relations qui existaient entre les deux pays. Il ajoutait que, par suite de l’établissement de l’empire mexicain, le gouvernement de Juarez avait cessé d’exister et que les navires capturés seraient considérés comme pirates et traités comme tels. Le maréchal Bazaine prenait la chose plus au sérieux et, devançant les événemens, il voyait poindre dans ces préparatifs hostiles une intervention armée de la part des Américains. Cette idée le domina bientôt à un tel point qu’il songea à fortifier le fort Saint-Jean-d’Ulloa et l’îlot de Sacrificios et à mettre nos paquebots à l’abri de toute attaque en embarquant à bord des compagnies armées.

Pour le moment et en face de corsaires qu’on n’avait point encore vus, ces précautions étaient prématurées. Cet armement de corsaires n’était et ne pouvait être qu’une spéculation commerciale. Sous le masque de corsaires mexicains, les Américains allaient se faire écumeurs de mer et tâcher de ramasser le plus d’argent possible. Ils pourraient dans ce dessein donner la chasse à nos navires de commerce et à nos paquebots, mais non s’attaquer à Vera-Cruz ou à Sacrificios, parce qu’ils savaient que cela ne pouvait leur rapporter que des coups. D’ailleurs, tel qu’il était, le fort de Saint-Jean-d’Ulloa possédait plus de canons qu’il n’en fallait pour tenir à distance une force navale plus importante même que deux ou trois corsaires. L’embarquement de compagnies sur les paquebots ne pouvait être très utile. Tout corsaire, en effet, qui eût attaqué le paquebot et se fût aperçu qu’il y avait une force à bord se fût contenté de le couler en le canonnant avec une forte pièce à pivot et en se tenant hors de portée des fusils ou des canons de calibre inférieur que des bâtimens de faible échantillon tels que les paquebots peuvent avoir à bord. Dans ce cas, après une canonnade d’une certaine durée, la compagnie de garnison eût été dans l’alternative de se rendre prisonnière ou d’être coulée. Certes, en la supposant réelle, l’existence de ces corsaires était un fait fort grave ; mais il y avait lieu d’en douter, car depuis deux ans cette entreprise avait plus de chances d’impunité qu’à cette heure où les bâtimens devaient être déclarés pirates, et cependant elle n’avait pas été tentée. Il n’y avait donc qu’à envoyer des navires chercher des renseignemens positifs et croiser à certains points d’arrivée des paquebots dans le golfe du Mexique.

C’était là néanmoins un souci, tant à cause du nombre restreint de bâtimens que de la difficulté de la navigation dans cette saison de coups de vent de nord. Vera-Cruz exigeait la présence du Magellan, le Darien était à Matamoros mouillé en pleine côte, la Pique, dans la rivière de Tuspan, le Forfait en dehors de la barre ou à l’abri de l’écueil de Tanguijo à veiller sur la Pique, le Colbert devant Tampico, le Brandon à Campêche, la Tourmente à Carmen et la Tempête et la Sainte-Barbe à Alvarado. Ces bâtimens, nécessaires aux points où ils se trouvaient, ne pouvaient guère être utilisés que lorsqu’ils changeaient de station entre eux. Or la plupart avaient besoin de réparations, et quelques-uns étaient fort vieux. Le Brandon venait de faire une grave avarie de machine ; la Tempête et la Sainte Barbe n’étaient plus propres à naviguer et pouvaient, tout au plus, durer quelque temps encore dans les rivières. Il y avait, il est vrai, sept transports à Vera-Cruz, mais cela même était un embarras. Ils attendaient d’un jour à l’autre des troupes qui rentraient en France et que le déplorable état des chemins retenait en marche. Pour en disposer, même momentanément, il eût fallu leur donner du charbon qu’on n’avait qu’en petite quantité, car ils avaient consommé pour la plupart le très mauvais combustible qu’ils avaient pris en excédent à la Martinique pour l’amener à Vera-Cruz. En attendent, par la prolongation de leur séjour, ils épuisaient Vera-Cruz en vivres, surtout en vin. Déjà, si les troupes ne devaient décidément point s’embarquer dans un court délai, il était question de renvoyer les transports à la Martinique, c’est-à-dire à huit cents lieues, pour les en faire revenir au moment opportun. Ces petites misères, qu’on aimait à ne pas croire sérieuses au moment d’un dénoûment, en apparence heureux et prochain, étaient pourtant une gêne et une inquiétude que chaque jour, loin de les diminuer, accroissait.

On espérait beaucoup de l’expédition centre Oajaca, mais les inondations venaient de l’arrêter dans sa marche. Cela était d’autant plus regrettable que les nouvelles de Carmen, du Tabasco et du Yucatan n’étaient plus aussi bonnes qu’elles eussent pu l’être.

Le trait principal de l’existence politique mexicaine est l’anarchie. De temps immémorial on y vit de désordre, de compétitions de général à général, de chef de bandes à chef de bandes, de rivalités de province à province, de ville à ville. La concussion, les rapines, les exactions sont des faits normaux, acceptés, décorés de noms presque honnêtes. Cela est ainsi, on s’y fait, on n’en souffre même pas trop, et les gens qui appellent l’ordre de tous leurs vœux sont en très petit nombre. La population mexicaine n’a pas en administration la notion du bien et du mal. C’est là un des écueils où se sont brisées nos tentatives de réorganisation. On n’a jamais cru à notre bonne foi, à nos intentions loyales, et l’on s’est moqué de nos atermoiemens et de notre douceur. Peut-être ne rétablit-on l’équilibre moral dans les natures perverties que par la terreur et non par la persuasion. Où l’impunité cesse par le châtiment, la conscience s’éveille. Un homme très calomnié et sur lequel nous reviendrons, le colonel du Pin, l’avait compris, et son système d’implacable sévérité l’emportait de beaucoup sur nos impuissantes théories civilisatrices. C’était un officier dont, dans les provinces soi-disant soumises, on n’eût pas approché à cinquante lieues, tant il inspirait une sainte terreur aux bandits et aux espions.

A défaut de nos braves troupes, cette terreur eût été très utile dans les terres chaudes, qui, livrées à elles-mêmes et ne redoutant guère une répression immédiate, commençaient à remuer. Pendant qu’autour de Vera-Cruz les diverses bandes des Prieto et des Diaz continuaient avec plus d’audace leurs actes de brigandage, l’ancien président de l’état libre et souverain de Campêche, au moment où nous avions fait capituler la ville, Pablo Garcia, agitait sourdement le Yucatan. Il est vrai que c’était l’empereur Maximilien qui, par un acte de clémence un peu prématuré, l’y avait laissé rentrer, ainsi que quelques-uns de ses amis, gens très intelligens et très dangereux. Au premier jour, ces conspirateurs émérites pouvaient, avant qu’elle sût d’où cela lui vînt, saisir, amarrer et bâillonner la très petite garnison de Campêche. Mérida, la principale ville du Yucatan et, naturellement par suite, l’ennemie de Campêche, était mécontente ou plutôt pleine de mécontens dont l’espèce toute particulière révèle une plaie inhérente au Mexique et que nous appellerons, si cela se peut dire, le colonélat. C’étaient tous ces colonels remerciés qui émargeaient autrefois au budget et ne pardonnaient pas qu’on les eût mis de côté. La mesure prise à leur égard dans la réorganisation trop hâtive et trop peu étudiée de l’armée mexicaine avait peut-être été trop radicale. Il eût fallu les licencier par degrés, car continuer à les payer eût été acheter la paix, tandis qu’en les congédiant, comme on l’avait fait, sans être prêts à les châtier s’ils bougeaient, on avait risqué d’avoir la guerre, c’est-à-dire un nouveau soulèvement du Yucatan. Carmen et la lagune de Terminos ne demeuraient tranquilles que grâce à la continuelle présence d’un de nos bâtimens, et le Tabasco, continuant à prospérer comme état souverain, ramassait, dans son hostilité contre nous, les droits de douane qui étaient énormes, et faisait aux commerçans des emprunts forcés. Les chefs de cet état se préparaient ainsi à nous résister et, en tout cas, à ne point s’en aller les mains vides. La résistance du Tabasco pouvait être d’autant plus vive que nous avions permis au colonel Arevalo, l’ancien et redouté proconsul de la province, de se mettre dans nos rangs et que la crainte de son retour au pouvoir écartait de nous toute la partie modérée du pays, qui se fût, autrement, déclarée en notre faveur.

Le temps d’arrêt dans l’expédition d’Oajaca compromettait donc la situation générale et ajournait surtout l’attaque combinée à laquelle la marine devait prendre part contre le Tabasco. Ce retard pesait au commandant de la division, que les soins et l’activité d’une opération de guerre eussent distrait de certains soucis attristans ou irritans qui venaient l’atteindre dans la fatigante inaction de Sacricifios, où était alors le Magellan.

Tout gouvernement qui s’établit à l’aide d’une force étrangère a une tendance naturelle et dont on ne saurait lui faire un crime à s’éloigner de ses alliés pour se rapprocher de ses nouveaux sujets. C’est là même pour lui une condition d’existence, s’il sait garder une sage mesure dans la reconnaissance qu’il doit aux uns. et dans la protection qu’il accorde aux autres. Mais c’est ce que ne fit pas le nouveau gouvernement, et après avoir trop vite levé le blocus qui fermait ses ports et rouvert ainsi leurs ressources aux provinces dissidentes, il accueillit, avec une injustice souvent flagrante pour nous et un empressement peu digne pour lui, les réclamations de tout genre qui lui furent adressées. La position des représentans de la puissance alliée, diplomates ou militaires, est alors délicate, car ils sont placés entre le devoir d’agir et de réprimer et la perspective presque certaine de n’être que faiblement soutenus par leur gouvernement. Ils créent en effet à celui-ci, placé loin des faits, désireux d’une bonne entente avec son pupille, des difficultés qui l’importunent. Ces difficultés-là, d’un ordre trop secondaire pour qu’elles soient enregistrées ici, s’imposaient fréquemment au commandant de la division et le troublaient dans des préoccupations plus élevées.

L’îlot de Sacrificios, devant lequel était mouillé le Magellan, mérite d’être décrit, car il occupe une place dans les souvenirs de tous ceux qui ont pris part à la guerre du Mexique. Il est à trois milles de Vera-Cruz et ne produit pas d’eau potable ; il y avait, il y a sans doute encore un puits creusé par la marine et entouré de planches à laver convenablement disposées. Le tout recouvert d’un toit servait de lavoir aux équipages. On avait désigné aux Anglais et aux Autrichiens, quand ils étaient là, un tour comme à nos hommes. L’eau est saumâtre, les bestiaux ne s’y habituent pas, et on leur envoie de l’eau du bord. Les bœufs de Sacrificios étaient une réserve de viande fraîche pour les jours où l’état de la mer ne permettait pas de venir à Vera-Cruz et, afin d’aérer les bâtimens le plus possible, on débarquait même sur l’île toutes les volailles, ainsi que les porcs et les moutons. L’espace compris entre les différens groupes des cabanes, avait été nivelé et battu de manière à former une place sur laquelle on envoyait des compagnies de débarquement faire l’exercice à tour de rôle. La cabane du sud, installée par l’amiral Bosse, avait déjà servi à loger quelques malades, qu’on ne voulait pas exposer au séjour en ville. On y avait fait camper en ce moment l’équipage de la Tactique, fiévreux presque en entier, afin de pouvoir vider, désinfecter et blanchir à la chaux la cale de cette canonnière. Non loin de cette maison était un dépôt de charbon pour le cas où un bâtiment ne pourrait pas venir au fort. Au Mexique où, sur presque toute la côte, on est obligé de se tenir à grande distance de terre, et prêt à prendre le large à la première approche du mauvais temps, demeurer à Sacrificios, c’est être à la mer avec une ancre au fond. Et pourtant le triste îlot où sont les tombes de tant de marins, dont on voit s’élever les croix de bois ou les pierres blanches au-dessus de petits roseaux, se trouvait être une ressource pour délasser les équipages d’un long séjour à bord, car les récifs empêchent d’aborder la grande terre située vis-à-vis. Ce cimetière de marins, en l’absence de plaisirs de tout genre, était devenu un lieu de distraction.

C’est alors que le maréchal Bazaine appela le commandant Cloué auprès de lui. Le maréchal était à Mexico, où il attendait des nouvelles de l’expédition d’Oacaja, d’après lesquelles il irait lui-même diriger les opérations et prendrait une décision définitive au sujet de ce que la marine aurait à faire soit au Goazocoalcos, soit au Tabasco.

La première intention du maréchal à ce sujet avait été de donner à la marine la contre-guérilla du Pin, mais, le colonel n’ayant pas fini d’opérer dans le Tamaulipas, il était question d’utiliser le départ du 2e régiment de zouaves et d’en distraire un bataillon pour faire l’expédition de Tabasco, ce qui menacerait en même temps les communications des dissidens du côté de Oacaja avec les provinces situées plus à l’est. Aux dernières nouvelles, le général Courtois d’Hurbal était à Etla, à quatre lieues d’Oacaja. Il y attendait son parc et se disposait à faire des reconnaissances sur la place. C’était le résultat de ces reconnaissances qui semblait devoir déterminer le maréchal à se rendre de sa personne sur le lieu des opérations.

Toutefois, les conséquences fâcheuses de ces retards s’accentuaient de plus en plus. L’expédition qu’on avait le projet de faire au Yucatan contre les Indiens rebelles et le voyage de l’empereur Maximilien dans cette province en étaient ajournées. Il régnait partout une agitation fébrile, provenant d’une sorte de mot d’ordre donné par les dissidens pour se mettre en mouvement partout à la fois et empêcher ainsi le maréchal d’appeler un grand nombre de troupes au siège d’Oacaja. Cette agitation était produite encore par le clergé, qui protestait sourdement par tous les moyens contre le décret de l’empereur relatif aux biens de l’église et à ses relations avec l’état. Un certain général, Vicario, qui était avec nous depuis deux ans, venait de nous tourner le dos. Il s’était prononcé pour la très sainte Trinité et avait pris la campagne en entraînant avec lui trois cents hommes de ses troupes. Du reste, la plupart des officiers mexicains prisonniers, revenant de France, étaient avec les soi-disant libéraux. En licenciant l’armée pour la reformer, on avait jeté sur le pavé, sans solde ni moyens d’existence, une foule de militaires dont les grades n’avaient pas été reconnus parce qu’ils n’étaient pas prouvés : mesure imprudente et dangereuse. Tous ces gens-là avaient pris les armes contre nous pour vivre. Ils n’osaient pas aborder nos troupes même au nombre de dix contre un, mais il était presque impossible de les atteindre. Ils disparaissaient en se dispersant et ne se dispersaient que pour se reformer de nouveau là où nos troupes n’étaient déjà plus. C’étaient des marches et contre-marches qui fatiguaient beaucoup nos soldats pour n’aboutir à aucun résultat important.

En même temps, Tuspan donnait de nouveau des inquiétudes et Alvarado pouvait se trouver bientôt dans une position critique, car l’autorité civile de Vera-Cruz venait de licencier la garnison mexicaine qui avait remplacé nos volontaires créoles et n’avait rien mis à sa place. La province toutefois qui, jouissant encore de l’impunité avant qu’on l’attaquât, mettait le plus de temps à profit, était le Tabasco. Il continuait à tirer d’énormes subsides de la liberté du commerce que lui accordait la levée du blocus. Le Goazocoalcos l’imitait. Tous deux étaient riches, augmentaient depuis plusieurs mois leurs ressources et accumulaient leurs défenses. La prise d’Oajaca devenait donc de plus en plus urgente. Elle devait probablement calmer l’agitation qui cherchait à se développer, mais si le siège d’Oajaca, en ce moment parfaitement fortifié, se prolongeait, il était à craindre que les affaires ne prissent une tournure fort grave.

Dans ces circonstances, le commandant de la division avait surtout à se préparer à l’expédition de Tabasco, qui devait avoir lieu concurremment avec celle d’Oajaca et la compléter, et pour cela il lui fallait faire une tournée aux divers points qu’occupaient nos bâtimens pour savoir s’il pouvait les en retirer sans danger. A Carmen, où il alla d’abord, les inquiétudes que le capitaine du Brandon avait pu concevoir étaient exagérées. La population n’était pas vraiment hostile au général Marin, mais celui-ci était surtout découragé. Le commandant lui fit entrevoir et lui obtint en effet peu après la croix de commandeur de Guadalupe comme récompense de ses longs services, et M. Marin se montra disposé à prêter son actif concours pour l’expédition de Tabasco. Le Yucatan était encore assez tranquille au point de vue des partis mexicains, mais non de la guerre de caste. Le commissaire impérial, M. Salazar Ilarrégui, s’était trop hâté de congédier les gardes yucatèques qui étaient sous les armes, et les lignes de l’Ouest étant dégarnies, les Indiens rebelles avaient fait une irruption et massacré dix-neuf villages. Aussi attendait-on avec impatience l’arrivée du corps de Galvez pour écraser d’un seul coup les Indiens. A Campêche, le commandant trouva une certaine agitation sourde répandue par les partisans de Garcia. Ils propageaient dans la population des nouvelles alarmantes et pouvaient se remuer d’un moment à l’autre. Il recommanda en conséquence la plus grande sévérité et la plus grande rigueur au capitaine Lardy, qui commandait la garnison française du génie colonial. Tout individu convaincu de menées quelconques et de propagation de faux bruits dut être embarqué sur-le-champ et évacué sur Vera-Cruz. En cas de résistance ou de menace d’émeute, la garnison devait faire usage de ses armes. Enfin, sous aucun prétexte, même celui de tirer des feux d’artifice, aucun débit de poudre de guerre ou de chasse ne devait être toléré. Ces différentes mesures étaient suffisantes pour prévenir tout mouvement à Campêche.

Ces soins pris, il fallait préparer l’expédition de Tabasco. L’on va directement de la mer à San-Juan Bautista par la rivière de Tabasco, mais l’on peut s’y rendre également en partant de la lagune de Terminos, où Carmen est un point commode de rassemblement, en dehors des éventualités fâcheuses de mer. On pénètre de la lagune dans l’intérieur par la rivière de Palizada, que nous occupions ; on remonte à Jacinta ; on prend alors la rivière de l’Usumacinta, qui mène par le coude de San-Pedro à la rivière de Tabasco. C’est donc un détour assez long, mais sûr. Frontera, à l’embouchure de la rivière de Tabasco, nous appartenant, le parcours des deux lignes nous était assuré. L’ennemi n’avait d’ailleurs aucun moyen maritime de nous le disputer. Les canonnières, en divisions séparées, se fussent dirigées de Carmen sur San-Juan Bautista, l’une par la rivière de Tabasco, le Grizalva et le Chillepeque, deux arroyos voisins, l’autre par l’Usumacinta. La question la plus difficile était celle des troupes, que le maréchal promettait et refusait tour à tour. Il s’était d’abord agi de lever des gardes rurales, destinées plus tard au Tabasco, parmi les gens de Minatitlan, qui sont en grand nombre sur la route de Puebla à Vera-Cruz. Mais il y avait une difficulté d’argent : les recrues devaient, selon l’avis du maréchal, être payées sur Vera-Cruz comme à-compte remboursable par Tabasco. Il y avait aussi à fréter deux ou trois petits bâtimens indispensables pour enlever en peu de temps le personnel et le matériel des grands navires et leur faire franchir la barre de Tabasco. Les canonnières seules étaient insuffisantes. Il fallait aussi quelques mulets. Tout cela eût été remboursable également sur Tabasco. Mais une autorisation du maréchal était nécessaire, et, quoiqu’on l’eût sollicitée de lui, il ne l’envoyait pas. Le besoin de petits bateaux était si urgent que le commandant s’adressa au commissaire impérial du Yucatan pour obtenir de lui le Conservador, que le Brandon venait de réparer et qui était destiné à naviguer sur la côte de Sisal et dans l’est de la péninsule jusqu’à la baie de la Concepcion. Il devait, au moment de la guerre des Indiens, porter des troupes à la baie de la Concepcion pour prendre l’ennemi à revers, et, comme ses chaudières n’étaient plus réparables, il courait le danger de se perdre dans cette navigation trop hasardeuse pour lui. De plus ses troupes, arrivées à la baie, si elles se composaient d’Européens, devaient être dans la plus complète impossibilité d’aller dans la ville indienne de Chan-Santa-Cruz, à cause de l’absence absolue de chemins. On voit par là quelle irréflexion présidait à tous les actes de l’autorité mexicaine. Le commandant promit au besoin un navire convenable pour le transport des troupes et obtint le Conservador, qui n’était réellement bon qu’à naviguer en rivière, mais devait y rendre des services.

Pour les hommes, il eût été aussi plus expéditif de disposer du corps tout prêt de Galvez, qui, au lieu d’aller à Campêche, fût allé tout de suite au Tabasco. Il n’y eût plus eu de levée d’hommes. San-Juan Bautista une fois pris, le corps de Galvez l’eût gardé, ce qui nous eût permis de retirer tout de suite nos troupes de ces parages assez malsains. Les zouaves et les marins auraient pris la ville, Galvez l’eût occupée jusqu’à ce que le pays fût suffisamment reconstitué, et alors on eût porté Galvez au Yucatan, sa destination première. Malheureusement on était déjà à la mi-janvier 1865, et il n’arrivait pas plus de réponse à cette proposition qu’à la première. On ne savait plus quand viendraient les zouaves, attendu que les affaires de guerre, sans donner de grandes inquiétudes, se compliquaient de la résistance que l’on prévoyait à Oajaca. Le 2e zouaves était, en outre, la seule garnison de Mexico et ne pouvait quitter cette capitale sans être remplacé par le 81e de ligne, arrivant de Jalisco, et que le général Douai, qui en avait grand besoin, ne voulait pas lâcher.

Cependant le maréchal était arrivé devant Oacaja et avait trouvé une véritable place forte dont il fallait faire le siège. La ville était enveloppée par nos troupes, et on attendait dans huit ou neuf jours le reste du matériel pour commencer l’attaque. Le maréchal prévenait le commandant en lui envoyant une dépêche roulée en cigarette, ce qui prouvait que le courrier devait traverser un pays couvert d’ennemis. En effet, encouragée par la résistance d’Oajaca, l’hostilité qu’on nous témoignait sourdement de toutes parts allait se traduire en résultats sensibles. Un accident malheureux en précipita l’éclat. Ce fut l’affaire du commandant du Lucifer. Le capitaine de frégate Gazielle s’avançait de Guaymas sur Hermosillo, du côté de l’Océan-Pacifique, avec soixante tirailleurs algériens, cinquante matelots, deux pièces de 4 et deux cents Mexicains auxiliaires qui formaient l’arrière-garde. Celle-ci se prononçant au moment du combat, M. Gazielle fut mis entre deux feux et toute sa troupe tuée ou faite prisonnière. Les Français pouvaient donc être battus. Presque aussitôt la moitié de la garnison d’Alvarado déserte ; elle part avec armes et bagages sous la conduite d’un sous-officier. Le reste (34 hommes environ) n’offrait aucune garantie et ne devait pas résister à une attaque un peu sérieuse. Medellin était serré de très près, et ce n’était plus le cas, comme y avait pensé quelque temps auparavant le maréchal, de retirer tout le service de la guerre de Vera-Cruz et de la Soledad. Galvez refusait de son côté d’aller au Yucatan et ne devait plus inspirer la moindre confiance. Il semblait évident qu’il ne voulait pas s’éloigner, afin de se prononcer contre l’empire au moment favorable, et sa troupe était alors une menace de plus pour les environs de Vera-Cruz. L’autorité mexicaine de cette ville laissait pour sa part circuler librement les guérilleros qui avaient récemment combattu les Égyptiens près de Medellin. Une pareille insouciance était une sorte de compromis avec l’ennemi, chose tout à fait ordinaire dans les mœurs mexicaines et qu’on n’eût réprimée que par quelques exemples sommaires et en soumettant le pays à la loi martiale. Mais le parti était pris des atermoiemens et de la patience, et on ne paraissait pas devoir y renoncer de sitôt. Il fallait que, dans ce moment-là, le commandant demandât au général L’Hériller, chargé des affaires militaires à Mexico, s’il n’avait pas un dictionnaire télégraphique marin pour le cas où il serait nécessaire d’expédier une dépêche chiffrée. En effet, on ne pouvait même se fier aux employés du télégraphe mexicain, qui communiquaient nos dépêches à l’ennemi. Il n’y avait pas à douter que les libéraux n’eussent depuis longtemps détruit le télégraphe, s’il ne leur eût servi comme à nous. Il en était de même du chemin de fer, que les bandes ne laissaient subsister que parce qu’elles prélevaient sur les administrateurs une redevance mensuelle.

On venait d’expédier la Tactique à Alvarado pour y porter les Égyptiens, que le commandant supérieur de Vera-Cruz, M. Maréchal, destinait à remplacer la garnison, lorsqu’on apprit l’échouage de l’Entreprenante à la Havane. Ce navire était parti depuis un mois pour ramener les créoles congédiés à la Martinique. Cet accident était d’autant plus regrettable que le Darien, chargé d’assister l’Entreprenante et de la reconduire au besoin jusqu’à New-York, ne pouvait plus concourir à l’expédition de Tabasco et diminuait par son absence de soixante-dix hommes l’effectif du corps de débarquement. Ainsi la situation était partout fort tendue, et depuis un mois les choses empiraient en quelque sorte à vue d’œil.

Dans le Nord, près de Durango, une conduite d’argent de près de huit millions venait d’être enlevée, une compagnie du 51e de ligne avait été détruite, quatre compagnies de zouaves avaient été défaites près de Talacingo. On ne se rappelait pas la position aussi fâcheuse depuis l’échec du général de Lorencez devant Puebla. Aussi était-il nécessaire d’obtenir un grand succès, car avec le soulèvement presque général ou plutôt l’augmentation considérable du nombre de guérillas, l’horizon politique était devenu de plus en plus sombre, et il fallait absolument qu’une victoire vînt l’éclaircir.

Cette victoire fut la prise d’Oajaca, et le succès, fut complet, car on prit du même coup toute la garnison de la place. Sur la frontière nord de Jalisco, d’heureux événement accompagnaient celui-là. Des deux chefs de bandes, Rojas et Romero, l’un fut pris, l’autre fut tué. Rojas, en particulier, était une sorte de chef légendaire dont l’influence dans le Jalisco, le Michoacan et les environs était immense. À l’agitation qui peu de jours auparavant gagnait tout le Mexique succéda tout à coup un apaisement général. En ce mobile pays, le trône de Maximilien parut s’asseoir, et ce prince fut pour ses sujets de la veille et du jour, — car les plus compromis et le plus près de trahir se ralliaient et étaient accueillis, — le héros aux cheveux d’or, aux yeux d’azur, que la vieille Europe donnait au Nouveau-Monde. À n’en juger d’ailleurs que par les apparences, la situation était satisfaisante. Tandis que le centre, et le nord-ouest de l’empire traversés ou gardés par nos troupes se pliaient à l’obéissance, le Yucatan, Campêche et Mérida d’accord accueillaient favorablement l’aide de camp du général de Thun et la nouvelle qu’il lui portait du prochain voyage de l’empereur et d’une expédition sérieuse contre les Indiens rebelles. Carmen vivait tranquille ; Tuspan, si récemment menacé, ne paraissait plus devoir être attaqué, et Tampico expédiait facilement ses convois d’argent. Quant à Matamoros, sa prospérité était vraiment extraordinaire. Débouché de commerce pour les confédérés américains, il s’y était bâti, installé, développé une ville artificielle de soixante mille âmes, pleine de richesses, ayant des centaines de navires sur sa rade et dont les revenus de douane soutenaient les finances du naissant empire, Aussi l’administration mexicaine, jusque-là si précaire, faisait quelques efforts en vue de l’avenir et, pour ne parler que de la marine, demandait à la France quelques officiers du commissariat et songeait, tant on regardait alors notre départ comme probable, à acheter nos canonnières du golfe et le Lucifer lui-même, devenu disponible, si on consentait à les lui céder. Le nouvel empire avait d’autant plus d’intérêt à marcher dans cette voie que la France comptait se retirer bientôt de toute coopération active. Le maréchal se disposait à embarquer, son artillerie et l’effectif de l’armée, par de périodiques et partielles rentrées en France, diminuait assez régulièrement. Toutes les oppositions sérieuses avaient disparu, et il ne resterait plus que les troupes de bandits explorant les grandes routes, inconvénient dont on prenait son parti et dont on ne triompherait qu’avec les années, le métier de brigand paraissant être dans le sang de la population actuelle du Mexique.

Naturellement, si ces illusions existaient au Mexique, elles existaient bien plus encore à Paris et devaient malheureusement y persister beaucoup plus longtemps. Elles étaient si grandes que le gouvernement, qui venait de recevoir des négocians et des habitans de Tuspan, comme hommage reconnaissant, des idoles aztèques, envoyait par réciprocité une mission scientifique, toute chargée de travaux futurs. Ce n’était plus, en effet, du Mexique guerrier qu’il s’agissait, mais bien du Mexique agricole, aurifère, minéralogique, qu’on allait explorer et utiliser.

Telle était la situation à la fin de l’année 1864, ou plutôt au commencement de février 1865. Si assurée et si florissante qu’on s’efforçât de le croire, on n’osait cependant y toucher. Il en était comme de ces monumens fragiles qui peuvent s’écrouler dès qu’on y met la hache pour les consolider. Ainsi il avait toujours été question jusque-là de compléter l’expédition d’Oajaca par celle de Tabasco. Le moment était venu de cette dernière, et cependant on l’ajournait. Elle était, il est vrai, moins facile. On sait déjà que le départ du Finistère et du Darien privait la marine de cent soixante-dix hommes de débarquement, sur lesquels elle avait d’abord compté. Puis les eaux du Grijalva et du Chillepèque avaient baissé et il n’était point sûr qu’on pût remonter avec les canonnières jusqu’à San-Juan-Bautista. La place elle-même avait eu tout le temps de se préparer. Elle était entièrement entourée de fossés, les rues barricadées, les quadras percées partout de meurtrières et enfin le cerro de la Incarnation régulièrement fortifié de quinze pièces d’artillerie dont deux du calibre 68. Toutefois la ville était livrée à un certain désordre. Le général Mendez n’y était pas obéi et allait, disait-on, être remplacé par Benavides, un des généraux qui avaient empêché l’armée mexicaine de donner à la première attaque de Puebla, que le général Almonte avait fait exiler, mais que le bruit public déclarait expérimenté et capable de s’attacher les populations. Quelques chefs, une partie de la population étaient prêts, assuraient d’officieux entremetteurs, tels qu’un médecin russe établi à Carmen et tué misérablement depuis, le docteur Engelhard, à se prononcer pour nous dès que nous paraîtrions. Ce qu’il y avait de plus sûr, c’étaient quatre cents marins que la marine avait à mettre à terre avec une batterie de six pièces de montagne. En joignant à cela le 2e zouaves, car il fallait absolument des hommes habitués à se sentir les coudes, tout irait bien. Déjà, par mesure de précaution, les canonnières, en croisant devant la barre de Tabasco ou à l’entrée de Carmen, enlevaient les pilotes qui, satisfaits de se voir enlevés de force, se laissaient faire. Il n’y avait qu’à se hâter pour que l’expédition de Tabasco réussît. Mais il le fallait, car la saison avançait beaucoup, les eaux baissaient, et les fièvres paludéennes, qui allaient recommencer, ne permettraient pas de garder trop longtemps les canonnières dans le haut des rivières.

Quelque pressantes que fussent ces observations, on n’y paraissait point prendre garde à Mexico. Après de formelles assurances reçues, il y avait lieu de s’étonner et de soupçonner peut-être, en haut lieu, moins des influences que des intentions contraires à cette expédition de Tabasco. De quelque façon toutefois qu’il fût permis ou possible d’interpréter ce silence ou les tempéramens dilatoires du maréchal au sujet des opérations à diriger contre le midi et le sud-est de l’empire, un événement grave et des difficultés d’action vinrent tout à coup, pour un certain temps, distraire la marine de ses projets sur Tabasco.

L’événement grave fut une nouvelle et soudaine attaque de Tuspan par les dissidens. Depuis l’échauffourée qui avait heureusement pris fin par l’arrivée du Forfait, Tuspan n’avait jamais cessé d’être plus ou moins menacé par Papantla et sauvegardé par nous. Le Forfait était allé y porter deux canons de 30 en fonte et des munitions. La Pique y avait séjourné, dans la rivière, jusqu’à la moitié du mois de novembre. M. Llorente y avait, enfin été remplacé par le général Ulloa, qui montrait une fidélité moins douteuse et une volonté meilleure. Néanmoins, au commencement de janvier, et bien que les gens de Jalapa, à qui il fallait à tout prix un débouché sur la mer, se fussent très sérieusement rapprochés de Tuspan, le général Ulloa se proposait de le quitter vers le 15 pour aller à Mexico faire sa cour au souverain. Il eût mieux valu qu’il y restât. L’inquiétude, au sujet de Tuspan, était déjà assez vive pour que, le 8 février, le commandant de la division envoyât le Rhône porter des boulets à la ville pour le cas où elle serait encore au pouvoir des impériaux et du général Ulloa. Le 18, le Colbert, envoyé devant Tuspan pour voir ce qui s’y passait, trouvait la ville tranquille, mais le général parti. Par une singulière coïncidence avec ce départ, l’ennemi arriva tout à coup, le 23, avec huit cents hommes. Le rôle du Colbert était tout tracé. Forcé de rester lui-même devant la barre, il avait à envoyer ses embarcations en rivière et, le péril devenant de beaucoup plus pressant, à faire momentanément débarquer son monde en ville.

Tuspan, — et sa description ici donne une idée assez exacte des villes mexicaines, — est un grand bourg de six mille âmes environ, qui s’étend principalement le long de la rivière et fort peu en largeur. Les maisons sont généralement basses, à un rez-de-chaussée simple ou à un étage peu élevé, avec verandah. Beaucoup sont en pierre, mais la majorité en pisé et couvertes de chaume. Toutes ont de grands jardins très boisés. Elles sont espacées dans les rues principales et isolées dans les faubourgs. Au bord même de la rivière sont deux cerros dominant toute la ville et une partie des collines environnantes. Celui de l’ouest est le cerro de la Cruz, celui de l’est le cerro de l’Hôpital. Chacun d’eux avait une ou deux pièces de 18 sur une plate-forme palissadée.

Le commandant du Colbert, le capitaine de frégate Joubert, avait, dès son arrivée, organisé la défense de la ville en y ajoutant 36 marins de son équipage, divisés en trois pelotons. Deux de ces pelotons commandés par MM. Fenoux et de Tesson, enseignes de vaisseau, occupaient le cerro de la Cruz et celui de l’Hôpital. Le commandant, avec le troisième, liait les communications d’un cerro à l’autre et défendait diverses barricades. La garnison mexicaine se groupait dans la proportion d’un nombre triple ou quadruple autour de chaque peloton de Français. On distinguait dans ses rangs un des fils de M. Llorente, le colonel Enrique, qui, ce jour-là, parut secouer tout à fait l’influence paternelle et se rallier franchement à l’empire. L’ennemi, composé en majeure partie de troupes régulières du Nuevo Léon, attaqua dans le milieu du jour et parvint à tourner les positions du centre en abordant la ville par des chemins où l’on n’eût pas supposé qu’il pût se risquer à cause des excessives difficultés du terrain, tantôt marécageux, tantôt très fourré. Les Mexicains qui l’accompagnaient ayant lâché pied, le commandant Joubert se trouva pris tout à coup sur son flanc droit et par derrière. Il faisait nuit alors, et le combat n’avait pas cessé un seul instant. Afin de ne pas être fait prisonnier avec ses huit hommes, le commandant Joubert se vit dans la nécessité de s’embarquer. Il n’avait plus qu’à aller chercher des renforts le plus promptement possible et dut passer la barre en pleine nuit. Il était très inquiet, car il ne doutait pas que l’ennemi, maître du milieu de la ville et isolant les cerros l’un de l’autre, ne tournât toutes ses forces sur l’un d’eux et ne l’emportât. Aussi crut-il devoir prier le commandant de la frégate autrichienne la Novara, qui était dans les environs et que le bruit du canon avait attirée devant Tuspan, d’aller à Vera-Cruz demander du secours au commandant Cloué. Il redescendit ensuite à terre avec du renfort, mais trouva la ville évacuée et les rues, particulièrement les flancs du cerro de l’Hôpital, jonchés de cadavres juaristes. Ce résultat, auquel il était si loin de s’attendre, était dû à la conduite héroïque de M. de Tesson, de ses quatorze matelots et de quelques Mexicains au cerro de l’Hôpital. C’était en effet contre ce point que l’ennemi avait dirigé quatre assauts. Le canon de 18, servi par nos chefs de pièces, avait fait merveille. Les dissidens, repoussés pour la quatrième fois, avaient pu être vigoureusement poursuivis et écharpés dans leur fuite. Quoique pendant plusieurs heures la ville, à l’exception des cerros de l’Hôpital et de la Cruz, où s’étaient réfugiés les défenseurs des barricades, eût appartenu à l’ennemi, les chefs libéraux, Trévino et Lara, n’avaient point pillé, et c’était un fait à noter dans cette guerre.

Dès que la frégate autrichienne la Novara avait apporté la lettre alarmante du capitaine du Colbert, le commandant de la division avait pris aussitôt ses dispositions pour sauver, sinon Tuspan, du moins le peloton de marins français qui s’y trouvait abandonné. Il fit aussitôt partir pour franchir la barre deux canonnières la Pique et la Tactique, tandis que le Forfait appareillait avec 100 matelots blancs du Magellan et 100 noirs du fort Saint-Jean d’Ulloa. Il avait aussi écrit au maréchal que les marins, s’ils descendaient à terre et prenaient la ville, ne pouvaient être en aucune façon destinés à la garder et qu’il était à désirer, pour avoir raison de Papantla, qui mettait sans cesse Tuspan en péril, que le commandant supérieur de Vera-Cruz fit par l’intérieur une expédition d’au moins 500 hommes. Il mettait l’Allier à la disposition du commandant Maréchal. Toutefois cela demandait du temps, et il était plus simple de s’adresser tout de suite au colonel du Pin, qui, s’il était libre, fondrait immédiatement sur Tuspan. Il lui écrivit donc à Tampico de se replier par la lagune sur Tuspan afin de chasser les Mexicains.

La réponse du colonel a le double mérite de peindre l’homme, les circonstances et les illusions volontaires dont on se berçait. « Je voudrais bien opérer avec vos excellens marins, répondait le colonel, mais il n’est pas très facile dans ce moment de quitter le Tamaulipas, qui, malgré les succès supposés des troupes du général Méjia contre Mendez, est dans un état plus difficile que jamais. Ainsi, d’après les derniers rapports, la bande de Mendez est censée détruite et lui-même blessé grièvement. Or voici la vérité pure et simple, comme j’ai l’habitude de la dire : Mendez et Carbajal sont sur le bord de la mer avec cinq cents hommes au moins, à quinze lieues de Soto-la-Marina et trente de moi. Je pars, ils fuiront, mais comme j’ai la cavalerie la mieux montée du Mexique, j’espère pouvoir atteindre quelques-uns des leurs, qui, vous le pensez bien, iront se balancer au bout d’une corde. C’est une économie de cartouches. »

Les secours directs que le commandant Cloué expédia furent heureusement inutiles ; et l’expédition par terre qu’il sollicitait contre Papantla ne se fit pas. Ce ne fut pas faute d’insistance de sa part. Il n’était pas douteux que la ville ne dût être bientôt encore attaquée et, si on la perdait, elle nous coûterait cher à reprendre, car les cerros, à cause de leur grande élévation, étaient presque inattaquables avec le canon des canonnières. Il n’était donc pas trop d’une garnison solide pour maintenir le bon esprit des habitans et la confiance que le succès venait de leur inspirer. Mais le maréchal n’avait pas de troupes à mettre à Tuspan et recommanda seulement d’organiser les gardes rurales et de les disposer à se bien défendre. Privé de moyens effectifs, le commandant suivit du moins avec assez de machiavélisme, si l’on pense à ses préventions contre les Llorente, la recommandation du maréchal. Il écrivit au colonel au sujet de sa belle conduite, que rien n’avait fait prévoir : « Bravo, monsieur le colonel ! bon sang ne saurait mentir, » et il ajoutait en parlant des habitans : « La conduite de vos concitoyens a été au-dessus de tout éloge. Désormais lorsqu’on parlera d’eux, on dira : les braves de Tuspan. » — C’était les prendre par l’amour-propre, mais les poltrons ont par malheur trop d’esprit pour croire sérieux ce qu’on leur dit de flatteur sur leur bravoure.

Telle quelle, cette nouvelle affaire de Tuspan n’était qu’un accident, mais elle avait contribué, par la nécessité d’envoyer des navires et des hommes, à compromettre cette expédition de Tabasco, dont le commandant ne perdait encore ni le désir ni l’espoir. De plus, par contre-coup, toute la terre-chaude s’était mise en mouvement. Le frère de Porfirio Diaz, était à la Samaloapam avec des forces. Alvarado était menacé par les libéraux du Cocuite et de Tlaliscoyan et les moindres détachemens qu’on eût pu mobiliser devenaient nécessaires pour protéger Vera-Cruz.

Les deux troupes dissidentes qui avaient opéré contre Tuspan s’étaient séparées à Tchuelan. Les guérilleros de Papantla s’étaient retirés chez eux, et les troupes du Nuevo Léon avaient pris la route de Huanchinango, pour aller se joindre aux forces commandées dans cette ville par les chefs Cabriote père et fils, riches Italiens qui employaient leur immense fortune à maintenir le pays en état de révolte.

D’autres causes, toutes personnelles à la marine, contraignaient aussi le commandant de la division de surseoir à tout projet d’expédition. D’abord le Rhin venait de s’échouer dans un ouragan à Mazatlan, de l’autre côté de l’Atlantique, il est vrai, mais le maréchal avait d’abord songé à le faire remplacer par un des transports de Vera-Cruz. Il n’y eut pas lieu, car le ministre, averti au moins en même temps, devait avoir et avait avisé déjà. Puis, si les illusions qu’on s’était faites au Mexique sur la prochaine cessation des hostilités chancelaient un peu en face des événemens, elles persistaient à Paris dans leur plénitude. On y croyait à une émigration solide des Français de New-York venus à la, Martinique pour le Mexique, tandis que ce n’était qu’une troupe de pauvres diables. la plupart doreurs, bijoutiers et lapidaires, qui ne trouvaient pas même à se placer et que, plutôt que de les laisser mourir de faim sur le pavé de la Vera-Cruz, on nourrissait à la ration à bord de l’Allier. De plus, les dépêches ministérielles, stimulées du reste par les retranchemens faits au budget, prescrivaient de diminuer l’effectif du personnel du port, comme n’étant plus en rapport avec le calme dont on jouissait, et la suppression de l’hôpital de la marine, qui, présumait-on, ne devait plus avoir à l’avenir qu’un nombre insignifiant de malades.

Tout cela était plus que difficile à faire. Les réductions ordonnées ramenaient à deux cents hommes l’effectif de la direction du port, et il devenait dès lors matériellement impossible de suffire au service d’embarquement et de débarquement et de transporter les effets de campement du quai jusqu’en ville. Au fort, il y avait à garder nos magasins et à surveiller la tourbe remuante et malsaine des prisonniers français et mexicains. La suppression de l’hôpital de la marine était très dangereuse, car on n’avait évité les épidémies qu’en y envoyant les malades du bord.

Malheureusement les dépêches, quelque peu empreintes d’un optimisme de parti-pris et se fondant sur des renseignemens erronés, prévoyaient une partie de ces objections. Il n’y avait, selon elles, qu’à envoyer les malades à l’hôpital de la guerre, ou, à défaut de cet hôpital, à l’ambulance du fort ou à celle de Sacrificios. Il n’est pas rare que, lorsqu’un établissement se fait, si mince qu’il soit, ses fondateurs, dans quelque contentement d’eux-mêmes et pour recueillir des éloges, s’en exagèrent et en exagèrent aux autres les proportions et l’importance. Or, sans parler de l’ambulance du fort, qui était très petite, dans une casemate et des conditions déplorables, celle de Sacrificios n’était bonne au plus que pour quatre ou cinq hommes. Elle ne consistait que dans une cabane assez bien établie, que de précédens rapports avaient sans doute transformée en palais sanitaire. Voilà pourquoi on l’indiquait si complaisamment de Paris. Enfin prétendu hôpital de la guerre venait d’être transporté à Paseo del Macho avec un seul médecin. D’ailleurs il n’avait jamais été un hôpital, mais une ambulance dans un local malsain quoique vaste, parce que, faute de moyens de l’entretenir, il avait toujours été sale. Le genre de ses malades y avait contribué ; on n’y soignait que des contre-guérilleros mexicains ou des égyptiens, l’armée s’étant fait-une loi de ne jamais avoir d’autres soldats ou employés dans les terres chaudes.

Opposer ces fins de non-recevoir, dire ces vérités était fort délicat. Quand on est loin des obstacles, on aime à vivre dans la douce persuasion que les obstacles ne subsistent plus, ou vont s’amoindrissant, et ceux qui souffrent ou sont gênés ont toujours quelque tort de venir importuner la quiétude d’un gouvernement ou d’une administration de leurs ennuis ou de leurs souffrances. A la guerre comme dans la vie ordinaire, si l’on dépend de quelqu’un, il faut que, aux yeux de ce quelqu’un, tout aille bien ou le mieux possible. Dans de pareilles circonstances, le chef d’une expédition ou d’une station lointaine doit être franc, mais doit surtout savoir l’être. C’est un art, et il n’y réussit peut-être bien que si l’énergie du caractère el l’honnêteté de cœur sont à la hauteur du sentiment qu’il a très juste de sa position fausse. Il s’agit de ne pas déplaire, il faut encore moins s’exposer à passer pour insuffisant, et pourtant on a le devoir de sauvegarder d’une manière absolue, en même temps que les exigences du service, la vie et le bien-être de ceux qui nous entourent.

Toutefois la marine avait, pour traverser ces momens difficiles, un intermédiaire très puissant, très bienveillant dans le maréchal, qui, mieux que personne, pouvait savoir à quel point toute réforme trop hâtive, dans le sens pacifique, était inopportune. Ce fut à lui que le commandant Cloué s’adressa pour satisfaire tout d’abord dans une certaine mesure aux prescriptions des dépêches. Il le pria de vouloir bien retirer les prisonniers de Saint-Jean-d’Ulloa. Il fit valoir, ce qui était exact, que le fort était à ce point encombré de personnel et surtout d’un personnel hideux, qu’aux prochaines chaleurs on devait s’attendre à une épidémie de typhus. Sa demande fut accueillie, et, de ce côté, le personnel destiné à garder le fort put être diminué. C’était déjà obtenir, par un commencement d’exécution des ordres reçus, que le personnel de la direction du port ne fût réduit que plus tard. Il était aisé de faire justice de l’ambulance de Sacrificios en envoyant une épreuve de la cabane. La photographie est brutale, mais elle a le mérite d’être sans réplique. Quant à l’hôpital de la marine, le commandant déclina une responsabilité aussi grande que celle de sa suppression complète. Il n’était possible que d’essayer de le réduire et il fallait désirer qu’il n’en résultât pas d’inconvénient grave. Toutefois si, à ce sujet, de nouveaux ordres arrivaient qui fussent impératifs, le premier transport, quoi qu’il pût en advenir, emporterait d’un seul coup le personnel de santé et le matériel. La marine n’aurait plus d’hôpital à Vera-Cruz. Après des observations soumises à l’autorité, l’annonce, sinon la respectueuse menace de cette mesure radicale, était de la fermeté habile et loyale.

L’effectif et les ressources dont la marine disposait ou Mexique se maintinrent donc à peu près les mêmes, et il n’y avait qu’à attendre, pour songer à quelque expédition sérieuse dans le sud, que l’agitation des terres chaudes eût été réprimée. Le commandant supérieur de Vera Cruz, le chef d’escadron Maréchal, opérait en effet du côté de Tlaliscoyan, lorsque la nouvelle de sa mort arriva tout à coup. Il avait été tué au passage d’une rivière que les dissidens, au nombre de huit cents, lui avaient disputé, L’ennemi avait été repoussé, mais les nôtres avaient eu vingt morts et vingt blessés et étaient rentrés dans un triste état. Il ne fallait pas beaucoup d’affaires de ce genre pour réduire à rien la petite force qui protégeait les environs de Vera-Cruz. Presque en même temps le maréchal écrivit au commandant Cloué qu’il renonçait définitivement à l’expédition de Tabasco.

Ce fut pour la marine une grande et bien cruelle désillusion. Mais il y eut pour son chef plus que le désappointement d’une ambition vulgaire. Quand on fait la guerre dans un pays, dès qu’on sort des grades subalternes et souvent même ne fût-on que simple soldat, on ne peut s’empêcher de juger, à part soi, le cours que suivent les choses, les événemens qui le modifient ou l’influencent. On voit vrai ou faux, mais on se fait une certaine idée des résultats possibles en agissant de telle ou telle façon que l’on pressent, que l’on redoute, que l’on désire, que l’on précipite enfin ou que l’on ralentit si l’on a sur ce qui se passe quelque action directe ou déterminante. En dehors d’une spéculation philosophique pure, il y a également les vues personnelles qui, chez les natures droites, ne faussent pas la conscience, mais l’inclinent cependant à voir la vérité dans ce qui est le but de leurs secrets et vifs désirs. Ainsi il est certain, par exemple, que lors de la campagne de Portugal, sous l’empire, le maréchal Ney, qui n’envisageait là, pour son compte, que des opérations militaires amener rondement, ne devait pas avoir dans la conduite de la guerre, dans ses rapports avec le pays, les mêmes tempéramens, les mêmes égards, les mêmes inconséquences apparentes que le maréchal Soult, qui se flattait tout bas de l’espoir d’une couronne. Or, au moment où l’expédition de Tabasco était abandonnée, il y avait au Mexique, au sujet des événemens qui pouvaient se dérouler encore, deux points de vue très différens. Il semblait, d’un côté, que la mesure indispensable à la consolidation du nouvel empire fût la soumission complète, absolue du Tabasco, du Chiapas et des environs. Là, en effet, dans le sud du Mexique, persistait une résistance très bien organisée et d’autant plus redoutable qu’elle n’avait ni excès, ni désordres. Les chefs dissidens du Tabasco, qui s’intitulait « état libre et souverain, » étaient aimés autant qu’obéis. A côté d’eux, la lagune de Terminos et la presqu’île de Carmen, qui s’étaient les premières déclarées pour nous, flottaient cependant, inquiètes et très près de se reprocher d’avoir fait une imprudence. Le Yucatan, qui n’aimait pas les Mexicains et que la crainte de nos armes avait seule converti à une adhésion très incomplète à l’empire, songeait moins, sous le commissaire impérial, M. Salazar llarrégui, à se montrer province empressée et fidèle qu’à s’ériger tout doucement, à l’exemple du Tabasco, en état indépendant. Le Tabasco réduit, tout le sud et l’est se soumettaient sans arrière-pensée, et les fermens d’agitation qui subsistaient dans le nord à l’état de menace continuelle tombaient du même coup. Il n’y avait donc pas à hésiter si l’on voulait de Maximilien pour empereur définitif.

Mais peut-être était-ce là le nœud secret de la question. Autant qu’il est permis de le conjecturer, si ce n’est de l’affirmer, il existait en même temps dans l’empire, à Mexico surtout, une autre opinion non avouée et que représentait un tiers-parti politique, non point partisan de Juarez, tant s’en faut, mais dissident à sa façon, et qui ne regardait point le choix de l’empereur comme ratifié sans retour par le pays et par les faits. Ce parti, loin d’être hostile à la protection française, l’acceptait et désirait la faire insensiblement et habilement dévier sur un autre protégé que l’empereur, s’il était prouvé, ce que l’on affectait de commencer à craindre, que celui-ci n’eût pas toutes les qualités requises pour régner sans conteste. Mais il fallait à ce parti un point d’appui en quelque sorte national, une pression légitime et respectable pour motiver l’évolution à laquelle il voulait entraîner la bonne volonté de la France pour le Mexique. Le Tabasco, dans sa longue et sérieuse résistance, paraissait offrir ce point d’appui. La plupart des chefs qui le gouvernaient étaient, on doit le dire à leur honneur, ennemis, sans compromis aucun, de l’intervention étrangère, mais quelques-uns, en relations avec le parti de Mexico, se montraient disposés à une combinaison qui préparât par des moyens amiables un dénoûment satisfaisant à la crise. Ceux-là, à un moment donné, pouvaient entraîner le sud à une manifestation qui eût demandé à la France un autre souverain que Maximilien. Quel eût été le souverain élu sous le coup de la nécessité, avec notre agrément et pour en finir avec des difficultés qui menaçaient de s’éterniser ? C’est ce qu’on ne disait pas, mais on caressait le maréchal, qui représentait la France, et on lui laissait entrevoir un grand rôle à jouer, une médiation suprême à exercer. N’était-il pas témoin des symptômes qui accusaient le peu de solidité de l’empire et n’y aurait-il pas, de sa part, une haute sagesse autant qu’un devoir de justice envers le Mexique à ne rien terminer d’une manière arbitraire, qui ne paraîtrait fermer que pour les rouvrir plus cruelles bientôt les plaies de ce malheureux pays ? Il tenait dans ses mains le sort d’une grande contrée qui ne serait point ingrate et dont la reconnaissance illimitée n’était pas à dédaigner. On le détournait ainsi de rien tenter de décisif contre le Tabasco, et le peu de moyens dont il disposait l’y déterminait peut-être également. Il est enfin de ces situations élevées où le doute est permis, où de brillans mirages séduisent l’imagination, que certains périls environnent et où la perspective de tout perdre ou de tout gagner tient en suspens la volonté la plus forte. Une influence occulte de faits, de personnes, d’espérances grandissantes, d’une alliance de famille prochaine protégeait le Tabasco, et l’on peut avancer qu’en renonçant à l’expédition si longtemps projetée, le maréchal cédait à cette influence.

D’autre part, il était naturel que ceux qui ne pouvaient disposer des événemens à leur gré, ni s’abandonner à de tels rêves de grandeur personnelle, s’affligeassent de la décision du maréchal et vissent plus clair dans la situation. Loin de pactiser, en effet, avec les visées singulières ou chimériques du parti de Mexico, le Tabasco était nous l’avons dit, dans la plupart de ses chefs très franchement républicain. Il agissait surtout pour son compte, et la protection que lui ménageaient les intrigues de quelques-uns de ses chef, protection qu’il ne sollicitait pas, mais dont il jugeait utile et logique de profiter, le rendait chaque jour plus fort. Il était facile de prévoir qu’aucune surprise d’entraînement n’y serait praticable et qu’on aurait fait avec lui de la diplomatie guerrière en pure perte.

Cependant, en attendant que les événemens en vinssent au point que l’on désirait, il fallait agir, car il est des projets qu’on ne saurait dévoiler et qu’il faut masquer au contraire, si on ne les veut voir avorter avant l’heure.

D’ailleurs depuis deux mois qu’on avait pris Oajaca, nos affaires au Mexique s’offraient partout dans un désordre alarmant et bizarre.

Tuspan, sans argent et sans garnison, les habitans découragés étaient prêts à abandonner la ville à la première attaque. Le navire que la marine entretenait devant Tuspan n’était que d’une utilité subordonnée au caprice de la barre. Auprès de Tampico, le dissident Garbajal venait d’échapper au colonel du Pin par la connivence des troupes mexicaines que le colonel avait avec lui. Tous ces gens-là s’entendaient entre eux. Ce qui était plus grave, le colonel du Pin lui-même était rappelé, et on disait que sa contre-guérilla allait être dissoute. Les libéraux, qui n’avaient pu triompher de lui par les armes, venaient de le vaincra à Mexico par la calomnie, grâce aux amis qu’ils avaient dans les conseils mêmes de l’empereur. Aucun parti au Mexique ne pouvait vouloir, en effet, de ce vaillant soldat, qui allait si vite et frappait si fort. Le colonel du Pin parti, on devait perdre avant peu tout le Tamaulipas et Tampico. Le Yucatan était troublé et presque en révolte par l’arrivée des troupes du général Galvez, que l’Eure y avait portées. L’explosion avait eu lieu à la suite d’un incident futile. À Herida, le général Galvez ayant forcé la consigne d’un homme de la police, l’ayuntamiento avait adressé contre lui au commissaire impérial une plainte que celui-ci avait trouvée inconvenante, En conséquence, il avait infligea chaque membre de l’ayuntamiento une amende de 150 piastres ou un mois de prison à leur choix. Tous avaient préféré la prison, et un nouvel ayuntamiento avait été nommé. Mais les membres de l’ancien et les péonistes, ainsi nommés parce que la famille Péon était à la tête de l’opposition, avaient adressé à l’empereur une pétition portée par des commissaires qui avaient pour leur voyage des frais illimités. Il fallait entendre par ces mots de quoi acheter à Mexico quiconque voudrait se vendre pour faire réussir la députation.

De son côté, au départ de la compagnie des créoles de la Martinique que commandait le capitaine Lardy et qui avait su se faire aimer et au bruit de son remplacement par une garnison mexicaine, Campêche avait été près de se soulever. On l’avait calmé-en lui annonçant que l’envoi de cette garnison n’aurait pas lieu, mais on pouvait s’attendre à des difficultés sérieuses entre l’autorité civile et l’autorité militaire, et il devenait urgent, si l’on ne voulait pas être débordé, de soutenir fortement M. Ilarrégui, A Alvarado, les bords de la rivière étaient gardés par les dissidens et, le blocus n’existant pas, le commerce était libre. Les libéraux percevaient ainsi les droits de douane partout où nous n’étions pas. Payant leurs soldats avec cet argent et remplissant leurs caisses particulières, ils n’avaient aucun intérêt à se prononcer pour nous. Toutefois on ne pouvait rien faire avant d’y avoir mis une garnison suffisante, car la Sainte-Barbe ne maintenait que la ville et non les rives. Encore cette canonnière était dans un tel délabrement et si percée par les tarets qu’il avait fallu lui mettre un calibre plus faible et lui recommander de ne tirer que pour sa défense.

Au Tabasco, c’était pis encore, et l’ennemi y abusait avec une habileté et une insolence extrêmes de l’impunité dont il jouissait. Il venait à son gré à Vera-Cruz, à Campêche, à Sisal, recevait des subsides et des munitions, répandait ses journaux remplis d’insultes et de menaces, tandis qu’il nous fermait avec le plus grand soin l’abord de son territoire et que nous ne pouvions aller à San-Juan-Bautista, Minatitlan, Tlacotalpam, ni y faire parvenir aucun journal, aucune lettre. Le côté tristement curieux de notre situation dans cette partie du Mexique était que toutes les facilités fussent pour nos adversaires et toutes les difficultés pour nous.

Comme on ne voulait pas faire la guerre au Tabasco, il n’y avait que le blocus à rétablir pour le priver de ses ressources, mais là encore, le vice de l’état de choses se faisait sentir. On ne voulait pas du blocus officiel qui, éveillant les susceptibilités des neutres nous eût suscité des difficultés avec eux. La question était de bloquer sans déclaration de blocus, sans avouer que l’on bloquât, de fermer les communications des libéraux avec les neutres sans que ceux-ci eussent le droit de se plaindre à leur gouvernement. Les instructions venues de Mexico étaient aussi vagues dans la forme que difficiles à exécuter, mais il était difficile qu’on offrît, au sujet du Tabasco, une voie d’action quelconque au commandant Cloué sans qu’il en profitât. Il prit aussitôt des mesures pour fermer tous les ports et l’entrée de rivières entre Vera-Cruz et la lagune de Terminos.

Nous avons dit quelles étaient ces rivières, et par quels arroyos elles communiquaient entre elles dans l’intérieur des terres.. Le bateau à vapeur, le Conservador, que M. Salazar avait cédé à la marine, dut être employé à la Frontera et avoir à bord l’administration de la douane. Il devait être annoncé que la douane de Tabasco serait désormais à la Frontera. La canonnière la Tourmente avait à veiller sur le Conservador et à sortir de temps en temps pour aller aux bouches du Chillepeque et à Los Bocas. Comme allège et magasin de vivres, une bonne canonnière à vapeur devait naviguer entre Carmen et Tabasco, et une autre, qui était une ancienne chaloupe de vaisseau, la Louise, devait être armée par nous et aller par l’intérieur de la lagune de Terminos dans tous les arroyos et jusqu’à San-Juan-Bautista. Ce petit vapeur était la véritable annexe du bâtiment en station à Carmen. Une canonnière devait garder l’entrée du Goazocoalcos sans trop y séjourner à cause de la mauvaise saison qui s’approchait, et la Sainte-Barbe avait à s’occuper du blocus d’Alvarado. Ces diverses canonnières, sentinelles avancées du blocus, avaient, à l’égard des bâtimens de commerce une double consigne à faire observer. On arrêtait purement et simplement les navires mexicains. D’ailleurs un décret impérial interviendrait pour défendre à tous les ports de l’empire et vu les opérations de guerre que cela pourrait gêner, d’expédier aucun bâtiment mexicain pour les points compris entre Carmen et Alvarado. Quant aux étrangers, le même décret recommandait de ne les expédier que s’ils insistaient et en les prévenant alors que ce serait à leurs risques et périls. S’ils partaient quand même, le rôle des canonnières commençait. Elles ne devaient considérer aucun bâtiment commerçant avec le Tabasco comme régulièrement expédié que s’il avait eu affaire, à l’arrivée comme au départ, à la douane de la Frontera, qui percevait tous les droits. Cela ne suffisait pas. En outre de cet acquittement de droits, on exigerait de ces bâtimens neutres, avec toute la politesse possible, un déchargement presque entier sous le prétexte de s’assurer qu’ils n’avaient aucune contrebande de guerre. Il était probable que cette accumulation de mesures désagréables, subies tout d’abord par deux ou trois navires, détournerait les autres de s’y exposer.

Le commandant venait à peine de transmettre ces propositions au maréchal qu’il en reçut une dépêche où se montrait toute l’incertitude dans laquelle on était à Mexico. Le maréchal demandait en effet si l’expédition de Tabasco pouvait se faire dans de bonnes conditions en rivière, en ne débarquant les troupes qu’à San-Juan-Bautista. Le commandant eût pris le 2e zouaves, alors prêt à s’embarquer pour l’Europe sur le Rhône. Mais il était bien entendu qu’aucune garnison ne serait laissée au Tabasco, qui s’organiserait avec ses propres ressources. A quoi bon alors ? c’était frapper dans le vide et avoir tout le souci et toute la peine de ce coup inutile. Le commandant répondit pourtant qu’il serait prêt dans dix jours à la condition d’avoir tout le 2e zouaves et de garder le Tabasco quinze jours au moins[1].

Si le maréchal n’acceptait pas, c’est que son offre n’était point sérieuse et qu’il voulait seulement se donner l’apparence d’être disposé à l’expédition. Le prendre au mot avec les restrictions qu’il imposait eût été un coup de tête de jeune homme. On ne devait pas s’exposer à l’échec de ne réussir que vingt-quatre heures. D’ailleurs la clause de s’en aller immédiatement après l’occupation était inadmissible pour quiconque connaissait le pays. Ce n’eût pas même été le succès d’une heure, c’eût été remettre en question le peu de prestige et d’influence que nous avions si péniblement conquis.

Le maréchal, ainsi mis en demeure, renonça de nouveau à l’expédition de Tabasco et se contenta d’autoriser toutes les mesures du commandant Cloué pour le blocus.


HENRI RIVIERE.

  1. En disant « le Tabasco, » il s’agit particulièrement, au point de vue militaire, de l’occupation des villes de Tlacotalpam ou San Juan-Bautista.