La Marine française en 1846
MARINE DE LA FRANCE
EN 1846.
II. Mémoires du baron Portal, ancien ministre de la marine.
III. Appel au gouvernement et aux chambres, par M. Fontmartin de L’Espinasse, directeur du port à Bordeaux.
IV. Mémoire au roi, par M. F. Lepomellec, maire de Saint-Brieuc.
V. Mémoires sur les constructions en fer, les chaudières tubulaires et les propulseurs hélicoïdes, par MM. Dupuy de Lôme, Gervaise, Sochet, ingénieurs de la marine, et Bourgois, enseigne de vaisseau.
Les questions qui intéressent la marine et touchent à notre influence sur les mers se sont bien éclaircies depuis quelque temps. La lumière est venue de tant de côtés et de si haut, que le pays entier s’est rendu à l’évidence. On comprend aujourd’hui ce que vaut la marine, ce qu’elle peut, ce qu’on en doit attendre. Si quelques détails restent livrés à la discussion, on semble pourtant s’être entendu sur deux points : l’un qu’on ne saurait, sans déchoir, négliger un intérêt de cet ordre et qu’il faut désormais porter de ce côté un effort soutenu ; l’autre que, dans l’ensemble des moyens appropriés à ce but, il convient de faire une place considérable aux nouveaux instrumens que la vapeur a mis au service de nos flottes.
Ces idées, désormais élémentaires, se sont emparées de l’opinion d’une manière si puissante, que l’influence s’en est transmise du pays aux chambres et des chambres au cabinet. Le gouvernement a été mis en demeure d’agir, et le projet d’organisation qu’il présente cette année est le fruit de l’une de ces heureuses violences auxquelles un ministre spécial se résigne toujours avec une satisfaction mêlée de fierté. Pour M. de Mackau, cette loi deviendra une date, comme la loi de 1820 en fut une pour le baron Portal.
C’est par l’histoire de cette dernière époque que commence le document remarquable dont les chambres ont été saisies à l’appui du nouveau projet d’organisation. En 1820, notre marine marchait vers un dépérissement fatal ; le matériel s’en allait en ruines, le personnel subissait les atteintes d’un découragement profond et offrait tous les symptômes d’une désorganisation prochaine. L’argent manquait aux services, et de 125 millions, chiffre atteint sous l’empire, le budget de ce département était descendu à 45 millions. C’était trop ou trop peu trop si l’on renonçait à cette arme, trop peu si l’on voulait en conserver même les traditions.
Les choses se trouvaient parvenues au dernier degré de cet abandon lorsque le baron Portal arriva aux affaires. Il faut lire, dans ses curieux Mémoires, le récit des résistances qu’il rencontra lorsqu’il voulut sérieusement reconstituer notre marine. On serait étonné de voir quels hommes l’appuyèrent et quels hommes lui firent obstacle. Il eut contre lui le baron Louis, pour lui M. de Villèle. Le baron Louis était pourtant le collègue de Portal, tandis que M. de Villèle figurait à la tête du parti qui conspirait la ruine du ministère. Un membre de l’opposition montrait ainsi plus de sympathie pour notre régime naval que les membres même du cabinet. Tandis que les budgets des autres départemens étaient l’objet des plus vives attaques, M. de Villèle couvrit le budget de la marine de son influence et assura le succès des innovations hardies du baron Portal.
Il faut tout dire, c’était une question de vie ou, de mort. Le ministre s’expliquait là-dessus en termes formels. Dans le rapport qui précède le budget de 1820, il exposait les souffrances et les dangers de la situation, déclarant d’une manière expresse que les 4.5 millions accordés chaque année à la marine étaient un sacrifice gratuit, et qu’ainsi, depuis 1815, 270 millions avaient été dépensés en pure perte. Il ajoutait : « Je l’affirme sans hésiter, notre puissance navale est en péril ; les progrès de la destruction s’étendent avec une telle rapidité, que, si l’on persévérait dans le même système, la marine, après avoir consommé 500 millions de plus, aurait totalement cessé d’être en 1830. C’est dire assez, ou qu’il faut abandonner l’institution pour épargner la dépense, ou augmenter la dépense pour maintenir l’institution. »
Un langage aussi ferme ne fut pas sans influence sur les chambres ; le budget du baron Portal fut voté et prit dès-lors le nom de budget normal de la marine. Voici quelles en étaient les bases. Au lieu de 4.5 millions, allocation dérisoire, le ministre en demandait 65 : 59 millions pour la marine, 6 pour les colonies. Cette augmentation de 20 millions ne devait pas figurer en entier dans l’exercice suivant, mais se répartir d’une manière successive sur une certaine période d’années. L’allocation intégrale n’eut guère lieu qu’en 1830. Moyennant ces 65 millions, maintenus pendant onze années, le ministre promettait d’assurer à la France une force active de 38 vaisseaux, de 50 frégates et d’un nombre proportionné de bâtimens inférieurs.
Tel fut le point de départ de notre réorganisation maritime. C’était beaucoup que d’avoir obtenu des chambres, au milieu des préventions qui pesaient sur l’arme et des embarras financiers dans lesquels se débattait le pays, cette reconnaissance formelle de notre état naval. Il en fut d’ailleurs de ce programme du baron Portal comme de tous les programmes ; les faits ne s’y conformèrent pas. Le chapitre des dépenses imprévues vint s’ajouter à celui des dépenses ordinaires. On fit les expéditions d’Espagne, de Morée et d’Afrique, et le chiffre des bâtimens armés passa de 76, portant 8,750 hommes, qu’il était en 1820, à celui de 158, avec 15,000 hommes, en 1825 ; enfin, en 1826, à celui de 206, avec 20,000 hommes embarqués. De là des allocations toujours croissantes, au point que la moyenne annuelle des dépenses, de 1823 à 1830, s’éleva à 74 millions de francs, avec cette circonstance fâcheuse que les constructions et les approvisionnemens y perdirent en raison directe de l’augmentation des armemens.
Les premières années qui suivirent la révolution de 1830 ne firent qu’aggraver cette situation irrégulière. D’un côté, par la force des choses, les armemens devenaient chaque jour plus nombreux ; de l’autre, par un principe de fausse économie, les crédits étaient mesurés, au sein des chambres, d’une manière plus avare. En vain les ministres qui se succédaient émettaient-ils du haut de la tribune des protestations répétées ; la marche était prise, on la suivait. Ainsi les chambres faisaient porter de plus en plus au matériel de la marine, à ses approvisionnemens, à ses ressources, la peine de l’augmentation obligée de l’armement et de la force active. Chaque année, sous l’empire de ce système, les prévisions inscrites au budget, pour des constructions neuves, étaient abaissées au-dessous des besoins, et chaque année les constructions réalisées restaient forcément au-dessous de ces prévisions même. Les travaux et les magasins demeuraient de la sorte sous le coup d’une souffrance forcée et d’une situation sans issue.
A partir de 1835, il s’opère, dans l’opinion des pouvoirs publics, une petite réaction en faveur de la marine. On ne l’envisage plus comme une institution parasite ; on la traite avec moins de dédain et de rigueur. En 1837, une ordonnance royale vient en aide à ce mouvement, et cherche à asseoir les armemens et les constructions sur de nouvelles bases. Désormais on laissera décroître le nombre des bâtimens à flot, de manière à ce qu’ils se réduisent à 20 vaisseaux de ligne et à 25 frégates, et l’on conservera sur le chantier un même nombre de frégates et de vaisseaux à 22/24 d’avancement ; enfin 13 vaisseaux et 16 frégates en construction serviront à remplacer les bâtimens du même rang, à mesure qu’ils auront été lancés.
Ce n’était là évidemment qu’une combinaison provisoire et qui ne devait, les faits l’ont prouvé, porter remède à rien. Elle reposait sur le maintien d’une paix constante. Les évènemens de 1840 se chargèrent de donner un démenti à ces illusions ; ils créèrent à la marine une position toute nouvelle. L’attitude prise dans le Levant par notre escadre d’évolution, et l’éloge qu’en firent les officiers anglais eux-mêmes, causèrent dans le pays une satisfaction mêlée d’étonnement. On consentit dès-lors à reconnaître que notre flotte est un des élémens essentiels de la grandeur du pays, et un instrument de défense digne d’attention et d’intérêt. Depuis ce moment, les allocations du budget allèrent toujours croissant, sans qu’il s’élevât dans les chambres la moindre objection contre des sacrifices nécessaires. Il y eut un élan fécond sur tous les détails du service. Le personnel s’accrut dans une proportion considérable, l’état des armemens atteignit le chiffre de 240 bâtimens à la mer ; enfin les travaux des chantiers reçurent une impulsion énergique, si bien que dans le cours d’une seule année, en 1842, les constructions furent avancées dans la proportion de 5 vaisseaux et demi. Il faut ajouter que cette activité ne s’est pas soutenue, et qu’elle est aujourd’hui rentrée dans les limites d’autrefois.
C’est en présence de cette situation que le ministre actuel propose aux chambres un plan nouveau d’organisation pour notre établissement maritime. Le moment, la situation des esprits, la marche des évènemens, tout est favorable à ce travail, et fait bien préjuger de l’accueil qui l’attend devant les chambres. Ajoutons que c’était une œuvre fort délicate en présence des transformations qui s’opèrent dans la science navale, et de celles qu’un avenir prochain tient en réserve. Il fallait se défendre d’un double écueil, de trop accorder à l’innovation ou d’incliner trop vers la routine. Pour les esprits doués de quelque prévoyance, le rôle de la vapeur est désormais tracé ; elle devient l’arme de l’avenir, l’arme essentielle. L’administration ne pouvait pas se placer à ce point de vue ; elle avait à ménager les intérêts existans, les traditions, les préjugés même ; elle devait garder une sorte de neutralité entre ceux qui s’appuient sur le matériel d’autrefois et ceux qui posent avec hardiesse le problème du renouvellement.
Avant d’exposer son plan, le ministre a voulu faire nettement apprécier la situation actuelle. Dans cette pensée, il examine successivement où en sont aujourd’hui, 1° l’inscription maritime et les équipages de ligne, 2° les bâtimens et les constructions, 3° les approvisionnemens et les arsenaux. Il n’est pas sans intérêt de poursuivre avec lui cet examen, et de vérifier l’état de nos ressources.
Dans l’inscription maritime, le Compte au roi signale un mouvement continu d’ascension depuis 1820. Le nombre des hommes inscrits est, en 1836, de 101,941, en 1840, de 110,458, en 1845, de 125,272. Ainsi, il faudrait constater, si ces chiffres ne reposent pas sur une illusion, une augmentation de 24,000 marins inscrits dans l’espace de dix années, et, dans la seule période des cinq années écoulées depuis 1840, une augmentation de 15,000 marins inscrits.
Je m’arrête sur ce détail pour exprimer un doute et le motiver. Il existe, il doit exister du moins, entre le mouvement de l’inscription maritime et le mouvement de la navigation marchande, une relation, une correspondance nécessaire. L’inscription précise le nombre de nos marins du commerce, la navigation constate leur emploi. Or, si, l’une s’accroît, l’autre doit nécessairement s’accroître. Il est impossible d’admettre qu’il se soit créé plus de marins, et qu’en même temps il y ait en moins de marins employés. Si, pendant que le ministre se félicite de voir 24,000 hommes de plus enrichir, dans une période de dix années, les registres de l’inscription, il était prouvé que l’activité de la navigation du commerce, loin de prendre le même essor, n’a offert que des chiffres stationnaires et souvent rétrogrades, on serait fondé à se demander si la base même de l’inscription n’est pas fautive, et si des non-valeurs difficiles à saisir ne lui enlèvent pas tout caractère d’exactitude rigoureuse. Un coup d’œil jeté sur les états émanés du ministère du commerce va nous mettre à même d’établir ce rapprochement et de pousser à fond ce contrôle.
Dans les documens distribués aux trois conseils-généraux réunis en session, l’effectif de notre marine marchande est porté, pour l’année 1844, à 13,679 navires, jaugeant 604,637 tonneaux. Tel est, à sa date la plus récente, le mobilier consacré à notre navigation commerciale. Comparons-le avec celui des périodes antérieures, et nous verrons sur-le-champ s’il y a progrès ou décadence. En remontant aussi loin que le document officiel, on trouve, pour 1827, 14,322 navires, jaugeant 692,125 tonneaux, c’est-à-dire que dans un espace de dix-huit années nous aurions perdu sur l’effectif 643 bâtimens et 87,488 tonneaux. Si l’on veut, pendant cette même période, appliquer ce rapprochement à d’autres millésimes, on trouve pour :
- 1828. — 14,447 navires, jaugeant 693,381 tonneaux.
- 1831. — 15,031 - : - 684,127
- 1837. — 15,617 - - 680,365
- 1839. — 15,742 - - 673,308
Ainsi l’effectif de notre marine marchande a constamment décru dans une période de dix-huit années. Il est vrai que d’un côté le tonnage légal a été abaissé de 15 pour 100, et que de l’autre on a, en 1840, rayé des états un certain nombre de bâtimens hors de service ; mais ces deux causes limitent plutôt qu’elles ne changent les conclusions que l’on doit tirer de ce rapprochement. On pourrait nous opposer, avec plus de raison, le mouvement général de la navigation marchande, qui n’a pas subi une dépréciation comme l’effectif, et s’est au contraire élevé. En diminuant comme nombre, le mobilier de la marine du commerce se serait multiplié par l’activité. Cependant, sur ce point même, les états n’expliquent pas toutes les anomalies. Par exemple, les entrées et sorties réunies figurent, en 1844, pour un chiffre de 1,256,098 tonneaux, et, en 1839, pour un chiffre de 1,342,522 tonneaux. Il y a évidemment ici une diminution de travail, d’activité, par conséquent un moindre emploi de bras. Il faudrait que l’inscription, pour se mettre en harmonie avec ce fait, eût subi, en 1844, une grande dépréciation sur les existences de 1839. C’est le contraire qui a lieu. Le chiffre de 1839 est de 106,820 marins, celui de 1844 de 125,272, c’est-à-dire que l’inscription constate 18,000 marins de plus, là où le mouvement commercial se traduit par 90,000 tonneaux de moins.
Il est impossible qu’il ne se cache pas là-dessous quelque fiction dont il importe de faire justice. Sans doute, on doit tenir compte de ce fait que tous les marins inscrits ne sont pas appelés à jouer un rôle dans le mouvement commercial, et que beaucoup d’entre eux demeurent étrangers au service de la navigation marchande : ainsi les pêcheurs des côtes, les ouvriers des arsenaux, les hommes embarqués sur nos bâtimens de guerre ; mais il faudrait alors que l’accroissement de l’inscription eût porté en entier sur ces trois classes, et que de 1836 à 1845, pendant que les équipages du commerce restaient au moins stationnaires, l’inscription se fût enrichie de 24,000 hommes en pêcheurs, ouvriers ou marins de la flotte. Personne n’oserait s’abriter derrière cette conclusion, et pourtant c’est la seule manière de conclure. A moins pourtant que l’on ne veuille convenir des mécomptes de l’inscription, et ne l’envisager que comme un recensement approximatif et touchant aux limites de l’arbitraire.
Du reste, ce chiffre de 125,272 inscrits est une véritable fiction à quelque point de vue qu’on l’envisage. Il comprend non-seulement tout ce qui est marin, mais ce qui l’a été et peut le devenir. Aussi le ministre a-t-il soin de faire lui-même un travail de départ en limitant à 46,000 le nombre des hommes d’élite, et à 10,000 ceux de second choix. C’est là le nerf de nos flottes et en même temps la seule ressource de notre marine marchande. Le temps nous a légué cette combinaison qui maintient deux intérêts bien distincts dans une mutuelle dépendance, ou plutôt qui impose à l’un des servitudes onéreuses, et attribue à l’autre des pouvoirs discrétionnaires. Peut-être faudra-t-il réformer un jour de fond en comble ce code exceptionnel ; en attendant, d’heureuses modifications y ont été introduites, et, dans le nombre, il convient de citer la levée permanente qui a remplacé les réquisitions inopinées. La levée permanente est une sorte de compromis entre le recrutement et le régime des classes ; elle fait arriver successivement à bord de la flotte la partie jeune et active de nos gens de mer, et répartit sur tous, aussi équitablement que possible, les charges du service militaire.
De ce coup d’œil sur le personnel, le Compte au roi passe à l’examen du matériel et en examine d’abord l’ensemble. Au 1er janvier 1846, la France possède 268 bâtimens à voile dont 227 à flot et 44 en chantier, 74 bâtimens à vapeur, dont 55 à flot et 19 en construction[1], ensemble 342 bâtimens, dont 279 à flot et 63 en construction. En outre, se présentent, comme réserve, les 17 paquebots transatlantiques, construits et armés dans les ports militaires. Sous le rapport numérique, cet ensemble excède de 2 bâtimens l’effectif réglementaire ; en le décomposant, on trouve 2 vaisseaux de plus ; les corvettes offrent un excédant de 8. Quant à la valeur des coques, si elles sont anciennes, le ministre affirme qu’elles n’en sont pas moins bonnes, et il cite l’Océan, qui date de 1793 et tient, malgré son âge, la tête de notre escadre d’évolutions. Il ne faudrait pourtant pas que cette confiance allât trop loin et plaçât nos flottes sous le coup de radoubs perpétuels. Que les vieux vaisseaux soient encore propres à un service de navigation, cela se conçoit ; mais il serait peut-être imprudent de s’y fier pour un service de bataille.
La flotte à vapeur ne tient pas, dans le document distribué aux chambres, une place qui soit en rapport avec le rôle qu’elle est appelée à jouer. Le ministre se retranche, il est vrai, derrière l’incertitude qui pèse encore sur le nouveau moteur et sur les perfectionnemens que chaque jour il subit. Ainsi, en moins de six années, plusieurs découvertes en ont modifié profondément l’économie. L’une est l’abandon des machines à balanciers pour des machines à connexion directe, plus légères, plus simples et occupant moins de place à bord. L’autre est l’emploi de chaudières à tubes au lieu de chaudières à carneaux, substitution qui, tout en diminuant l’encombrement et le poids des moteurs, permet d’en pousser la force jusqu’à des pressions beaucoup plus élevées. D’autre part, dans la construction des bâtimens, la tôle a remplacé le bois, ce qui réduit la pesanteur des coques, accroît l’espace libre à l’intérieur et ajoute à la finesse des formes. Enfin un nouveau moyen de propulsion, l’hélice, promet de faire disparaître les inconvéniens qu’offraient les roues à aubes et de placer la machine entière hors de l’atteinte des projectiles. Tous ces motifs autorisent le ministre à n’aborder que discrètement les problèmes qui se rattachent à notre flotte à vapeur et à les ajourner pour ainsi dire. Il se contente de maintenir le chiffre de 100 bâtimens, fixé par une ordonnance récente, et d’admettre les catégories proposées par la commission que présidait M. le prince de Joinville. Dans ce système, la flotte à vapeur se partagerait en deux classes, l’une de bâtimens de combat, l’autre de bâtimens de transport. Les premiers, munis d’un appareil à hélice, entièrement immergé, pourront prêter le flanc à l’ennemi et entrer en ligne de bataille ; les seconds, mus par des roues à aubes, seront disposés de manière à ne combattre qu’en éclaireurs et toujours par l’avant ou l’arrière. La première classe comprend les bâtimens de 400 à 600 chevaux ; la seconde, ceux de 300 chevaux et au-dessous.
Voici donc quelle serait la composition définitive de la flotte :
A flot | En chantier | En chantier | Total | |
---|---|---|---|---|
aux 22/24 | aux 14/24 en moyenne | |||
Vaisseaux de quatre rangs | 20 | 20 | 4 | 44 |
Frégates de trois rangs | 40 | 10 | 16 | 66 |
Corvettes à gaillards - Corvettes à batterie barbette | 60 | « | « | 60 |
Bricks de guerre - Bricks aviso | 60 | « | « | 60 |
Bâtimens légers | 40 | « | « | 40 |
Transports à batterie cou verte de 5 à 600 tonneaux | 20 | « | « | 20 |
240 | 30 | 20 | 290 |
Tous à flot | Nombre des bâtimens | Force des chevaux | |
---|---|---|---|
Bâtimens de 1re classe | 1er rang de 600 chevaux et plus | 10 | 6,000 |
Bâtimens de 1re classe | 2e rang de 400 chevaux | 20 | 9,000 |
Bâtimens de 2e classe | 1er rang de 300 chevaux | 20 | 6,000 |
Bâtimens de 2e classe | 2e rang de 180 à 300 chevaux | 30 | 5,700 |
Bâtimens de 2e classe | 3e rang de 90 à 100 chevaux | 20 | 2,100 |
Ensemble | 100 | 28,800 |
A flot | En chantier | Total | |
---|---|---|---|
Bâtimens à voiles | 240 | 50 | 290 |
Bâtimens à vapeur | 100 | « | 100 |
340 | 50 | 390 |
A la suite de ces chiffres, qui constituent, selon l’expression du ministre, la composition normale de la flotte, le Compte au roi aborde la question des matières et complète cet ordre de recherches par un tableau qui précise l’approvisionnement normal des arsenaux de la marine. Il en résulte qu’il faudrait, pour élever les existences à un niveau satisfaisant, affecter 23 millions et demi à des achats en bois, métaux, chanvres, toiles, brais, goudrons, résineux et autres articles. Avec un tel approvisionnement réparti entre les cinq ports militaires, on n’obtiendrait sans doute ni un équilibre absolu entre les besoins et les ressources, ni une régularité constante dans les mouvemens des magasins ; mais on aurait du moins une situation où aucun service ne resterait en souffrance, et dans laquelle une part serait faite aux nécessités imprévues et aux fluctuations du travail.
Maintenant par quelles combinaisons financières obtiendra-t-on cette flotte normale de 100 bâtimens à vapeur tous à flot, et de 290 bâtimens à voile, à flot ou en chantier ? Pour y atteindre, il y aurait à construire, dans leur totalité, 9 vaisseaux, 19 frégates, 37 corvettes et 48 bâtimens de moindre force, le tout à voile, plus 32 bâtimens à vapeur. En outre, il resterait à achever, en travaux de chantier, 200/24eS de vaisseau et 200/24es de frégate. La dépense est considérable, elle comprend :
Pour les coques | 70,194,000 fr. |
Pour l’armement | 24,200,000 |
Pour le matériel d’artillerie | 9,200,000 |
Pour les machines à vapeur | 7,800,000 |
Pour l’approvisionnement normal | 23,500,000 |
Soit | 135,000,000 |
C’est ce chiffre auquel le ministre s’arrête après des calculs approfondis. Il est vrai qu’il faut en déduire 6 millions qui sont affectés chaque année aux constructions neuves, de sorte qu’en distribuant sur une période de sept exercices, à partir de 1847, la somme nécessaire l’exécution de ce plan, il ne reste plus pour chaque exercice que 13 millions 300 mille francs dont le département de la marine serait doté jusqu’en 1854. Ainsi combinée, cette dépense serait d’un poids moins lourd pour le pays, et permettrait de la répartir entre les divers ports d’une manière plus réfléchie et plus fructueuse.
Tel est, dans une analyse succincte, le projet dont les chambres sont saisies et que le document officiel développe avec beaucoup d’étendue et de force. Ce document fait honneur à l’administration ; il compose un traité complet sut la matière, et se distingue par la précision et le choix des détails, l’enchaînement des idées, la netteté du style. Il est à désirer que les chambres en adoptent les conclusions, et prouvent ainsi que la passion récente dont elles se sont prises pour la marine part d’un sentiment sincère et non d’une inspiration de tactique. Cependant, dans l’intérêt même de la loi, il importe d’examiner les objections qu’elle soulève.
Et d’abord, au point de vue de ceux qui placent dans le vaisseau de ligne le principal et presque notre seul instrument de puissance à la mer, il est certain que le projet actuel, loin d’ajouter à nos forces, semble en retrancher quelque chose. En effet, après une dépense de 135 millions, nous nous retrouverions, vers la fin de 1854, avec 20 vaisseaux à flot et 24 en chantier, tandis que nous avons aujourd’hui 46 vaisseaux dont 23 à flot et 23 en construction, c’est-à-dire qu’après une dépense énorme et sept années d’attente nous aurions, non pas plus de vaisseaux, non pas même un chiffre égal, mais 2 vaisseaux de moins.
Le nombre de nos frégates se serait, il est vrai, accru de 17 ; mais les frégates sont loin de faire dans une ligne de bataille la même figure que les vaisseaux. En premier lieu, il convient d’éliminer de nos calculs les frégates de troisième rang portant du calibre de 18 et de ne compter que sur les frégates des premier et second rangs qui portent du calibre de 30. Encore y a-t-il une distinction à établir entre les deux batteries de ces bâtimens. La batterie couverte doit seule figurer pour toute sa valeur, la batterie du pont étant trop exposée aux débris de la mâture et n’étant d’ailleurs composée que de caronades. On méconnaîtrait donc les nécessités d’un rapprochement exact, si l’on estimait dans la ligne de bataille les frégates de 60 comme des bâtimens de 60 canons, et les frégates de 50 comme des bâtimens de 50 canons. Rien de plus arbitraire ni de plus dangereux que cette évaluation, et il faut ajouter qu’il est à peu près impossible d’en trouver une qui soit d’une précision rigoureuse. Les Anglais calculent la force d’un bâtiment par la masse du fer qu’il peut lancer ; cependant le calibre n’est pas tout dans une pièce, il y a encore la longueur et le poids, la faculté de supporter plusieurs charges. La résistance des murailles peut aussi conduire à un résultat approximatif ; mais en général on se trouve réduit à chercher une valeur de convention comme le terme de comparaison le plus réel et le plus sincère. À ce compte, nos frégates, si on voulait les introduire dans la ligne de bataille, où elles auraient en outre l’inconvénient de créer des points faibles, devraient y figurer dans cette proportion que trois grandes frégates fussent comptées pour deux petits vaisseaux. Il est aisé d’établir sur cette base le bilan de notre force et de voir ce qu’y ajoute le projet de loi présenté aux chambres.
Peut-être, pour le faire avec plus de fruit, est-il utile de prendre dans l’histoire de notre marine une date qui puisse fournir matière à un rapprochement, 1792, par exemple. En 1792, la France possédait 76 vaisseaux de ligne, les frégates ne comptaient pas alors dans la ligne de bataille. En 1854, nous aurons 44 vaisseaux et 66 frégates tant à flot qu’en chantier, c’est-à-dire 40 vaisseaux 16/24es d’achevés, plus 34 frégates de 1er et 2e rang achevées et lancées. Voilà donc une valeur de 51 vaisseaux formant notre établissement normal, chiffre qui constate une infériorité d’un tiers sur l’établissement de 1792. Pour les bâtimens armés et à la mer, l’avantage reste encore à la marine de l’autre siècle. Dans l’année 1793, 21 vaisseaux se trouvèrent réunis dans la baie de Quiberon sous les ordres de Morard de Galles, 4 croisaient aux Antilles sous les ordres du contre-amiral de Sercey, 17 étaient mouillés à Toulon sous le commandement du contre-amiral Trogoff : en tout 43 vaisseaux. En 1854, nous n’aurons à flot que 20 vaisseaux et 34 frégates de 1er et 2e rang, c’est-à-dire une valeur de 31 vaisseaux. C’est encore une infériorité d’un quart à peu près. Il y a plus, la réserve de 1792 était presque toute à flot, tandis que la nôtre est sur chantier, encore livrée soit aux erreurs de calcul dans l’avancement, soit aux délais nécessaires pour un armement complet.
Ainsi, les objections ne manqueraient pas de la part des hommes spéciaux qui s’appuient sur les traditions de l’arme et n’ont pas vu s’affaiblir encore la confiance qu’ils portent à nos vaisseaux. Je l’avoue, mes scrupules sont tout autres, et, si j’avais quelques reproches à faire au projet de loi, ils seraient d’une nature complètement opposée. Je trouve qu’il accorde trop à la voile et n’accorde pas assez à la vapeur ; je trouve qu’il fait une part trop grande à la flottille, à ce système de petites constructions et de petits armemens dans lesquels s’engloutissent des sommes énormes sans que le pays en retire des avantages proportionnés ; je trouve qu’il n’envisage pas assez hardiment l’avenir, et ne distingue pas d’une manière suffisamment nette les choses qui s’en vont des choses qui arrivent.
J’entends dire d’ici qu’il est périlleux de porter dans une organisation en vigueur, et dont le temps a prouvé l’efficacité, des idées de réforme absolue et presque révolutionnaire. J’entends dire qu’il ne faut pas sacrifier la flotte d’aujourd’hui à la flotte de demain, et s’exposer, dans le cours des essais et dans le conflit des systèmes, à rester sans instrumens de défense. Ce reproche ne m’arrête pas ; c’est celui que les habitudes opposent toujours à l’innovation, celui qui, depuis l’origine des siècles, a essayé de paralyser l’essor des découvertes. Je sais d’ailleurs tout ce qu’il y a de respectable dans cette défense de la tradition ; il faut qu’il en soit ainsi : la cause est belle et elle a des défenseurs naturels. C’est un devoir comme aussi un préjugé d’état pour les hommes qui ont recueilli l’héritage du passé et qui en ont accru les gloires.
Pour justifier l’organisation qui existe, qui fonctionne, les argumens ne manquent pas. Avec la voile, on possède une organisation complète, sanctionnée par l’expérience ; avec la vapeur, on n’a que des tâtonnemens. La navigation à l’aide des vents est arrivée presque à sa perfection ; la navigation à feu est encore dans l’enfance. Tandis que l’une est stationnaire et ne comporte plus que des améliorations de détail, l’autre se trouve dans la première fièvre de la découverte, toujours féconde en surprises. Chaque jour, des procédés nouveaux font place aux anciens, et ces expériences, réalisées à grands frais, se détruisent l’une l’autre. On va ainsi vers l’inconnu, en accumulant les sacrifices, sans bien savoir s’il y aura une compensation et quelle sera cette compensation. Dès-lors, à quoi bon se hâter ? Et ne vaut-il pas mieux attendre que l’innovation ait dit son dernier mot et parcouru sa période d’épreuves ?
Ces argumens ne sont pas nouveaux ; plus d’une fois ils ont été réfutés. Depuis que la vapeur est à l’œuvre, il est impossible de s’abuser sur ce que vaut la voile, cet agent imparfait, capricieux, inégal, sans force régulière et suivie. Dans la lutte contre les élémens, la vapeur commande, la voile obéit. La vapeur a une force propre, indépendante des conditions atmosphériques ; la voile est à la merci des flots et des vents. C’est de ce fait qu’il faut partir quand on veut apprécier ce que l’avenir réserve à l’un et à l’autre moteur. Les obstacles passagers ne sont rien, l’essentiel est de s’assurer des qualités intrinsèques, virtuelles. Il y a, en toute chose, une valeur absolue qui tantôt s’y manifeste et tantôt y sommeille. C’est à quoi il faut s’attacher surtout quand on veut franchir les limites d’un horizon étroit.
Il me souvient d’avoir, il y a cinq ans de cela[2], parlé de la vapeur et de la puissance qui y réside à peu près dans les mêmes termes dont je me sers aujourd’hui. C’est le propre d’un principe vrai que de ne jamais exposer celui qui le professe à des mécomptes ou à des démentis. Cependant l’emploi de la vapeur comme instrument de guerre était alors une hypothèse bien téméraire, et je suis persuadé que les esprits spéciaux ont dû me regarder comme un rêveur. Des inconvéniens graves semblaient empêcher que les bâtimens à feu devinssent propres à un service de combat. Tout le monde en était convaincu quand j’avançais la thèse contraire. Le temps a marché et m’a donné raison contre les hommes du métier. Les obstacles ont disparu ou se sont amoindris, et des perfectionnemens faciles à prévoir ont, en agrandissant l’application, donné gain de cause à la théorie. Ces perfectionnemens, auxquels le document distribué aux chambres par M. de Mackau n’accorde qu’une mention succincte, méritent une attention sérieuse, et je vais m’y arrêter un instant. Les plus essentiels sont les chaudières à tubes, imitées de celles des locomotives, et le propulseur à hélice, logé au-dessous de la flottaison. Deux avantages essentiels résultent de l’emploi des chaudières tubulaires ; elles sont plus légères et occupent moins de place. M. Sochet, ingénieur de la marine, cite, dans un fort bon mémoire, des chaudières de 260 chevaux, celles du Black Eagle. par M. Penn, comme ne pesant que 30 tonneaux, eau non comprise, et n’occupant qu’une superficie de 15 mètres carrés environ. Il est vrai de dire que tous les constructeurs ne sont pas arrivés au même résultat. Les surfaces de chauffe varient également d’un atelier à l’autre. La limite supérieure qu’a observée M. Sochet pour la superficie totale des tubes est d’un mètre carré ou d’un mètre et un dixième par force de cheval dans les chaudières où la flamme fait retour par les tubes.
M. Gervaise, sous-ingénieur de la marine, qui s’est occupé de la même question, estime que l’encombrement des nouvelles chaudières est inférieur de 50 pour 100 à celui donné par l’ancien système, et il a vu fabriquer en Angleterre des appareils complets pour la mer (machines, chaudières et eau de chaudières), dont le poids était de 500 à 525 kilogrammes seulement par force de cheval. Un dernier avantage des chaudières à tubes, et que M. Sochet place au-dessus des autres, c’est l’excès de pression qu’elles peuvent supporter. Avec les anciennes chaudières, la pression de la vapeur n’était quelquefois que d’un sixième d’atmosphère ; elle ne dépassait jamais un tiers ou 25 centimètres de hauteur de mercure. Avec les chaudières tubulaires, la plus faible pression dont on fasse usage, celle que dans les premiers temps l’amirauté anglaise avait adoptée, est d’une demi-atmosphère ; sur les bâtimens de commerce, elle s’élève sensiblement au-delà d’une atmosphère. C’est à l’emploi du système tubulaire que les meilleurs marcheurs de l’Angleterre, comme le Prince de Galles, le Météore, le Saphir, la Princesse Alice, doivent leur réputation, ce système ayant permis d’augmenter considérablement la détente et par suite la puissance des machines à égalité de poids des appareils et de dépense du combustible. Ainsi le Prince de Galles, avec d’anciennes chaudières à bouilleurs et une tension de 30 centimètres de mercure, obtenait une vitesse de 12 à 13 nœuds ; aujourd’hui qu’il a des appareils tubulaires où la tension est de 80 centimètres et que la détente a été portée à la moitié de la course, le nombre des révolutions de roues s’est élevé de 27 à 33, et l’augmentation de sillage a été de plus de deux nœuds.
L’emploi du propulseur à hélice est un incident bien plus fécond encore dans l’histoire de la vapeur. L’un des plus graves empêchemens que rencontrât l’application des moteurs à feu à un service de guerre était la situation essentiellement vulnérable de l’appareil. Non-seulement les roues extérieures, mais la machine elle-même, se trouvaient exposées aux ravages du canon ennemi, et un seul boulet aurait pu, en frappant le bâtiment d’immobilité, le laisser à la merci de son adversaire. L’hélice a changé cette situation : complètement immergée, elle échappe à l’action des projectiles et maintient son énergie dans les mers les plus agitées. Quelques inconvéniens de détail sont encore attachés à l’emploi de la vis ; mais chaque jour ils tendent à disparaître, et avant peu elle aura donné la mesure des services qu’elle peut rendre. Supérieurs aux navires à roues pour les qualités de la mer et l’économie du combustible, les bâtimens à hélice n’obtiennent pas encore les mêmes vitesses dans les eaux calmes. Il résulte néanmoins d’un savant mémoire de M. Bourgois, enseigne de vaisseau, que les avantages reconnus aux propulseurs sous-marins tiennent essentiellement à leur nature et à la position qu’ils occupent, tandis que leur infériorité actuelle ne dépend que de leurs formes, déjà bien des fois modifiées, sans que l’on ait mis dans ces expériences toute l’exactitude désirable. Parmi les divers systèmes successivement essayés, il n’en est aucun qui ait donné des résultats complets, et peut-être faudrait-il emprunter à chacun d’eux quelque détail pour arriver à une perfection relative, Ainsi M. Bourgois estime que le système d’Éricson est supérieur au système de Smith à bord des bâtimens dont la vis est le propulseur principal ; que le système de Smith est préférable pour les machines auxiliaires ; que ces deux systèmes se modifieraient utilement à l’aide du système de Woodcroft ; enfin qu’un bâtiment de guerre, dont tout l’appareil doit être à l’abri des boulets, ne peut sans imprudence être muni de roues d’engrenage, et qu’il y a nécessité d’atteler ses machines directement à l’arbre de la vis.
Ainsi voilà deux perfectionnemens qui suffisent pour assurer à la vapeur un nouveau domaine, celui de l’action militaire. Les hommes de l’art en conviennent ; on peut aujourd’hui armer et installer une frégate à vapeur avec un appareil à hélice entièrement à l’abri du boulet, et sans empiéter en aucune manière sur les batteries. Plus tard peut-être reconnaîtra-t-on que de la frégate à vapeur on doit arriver jusqu’au vaisseau à vapeur ; mais, dans tous les cas, la frégate suffit pour rendre un vaisseau à voiles un objet impuissant et presque ridicule. Que veut-on que devienne cette masse gouvernée par le vent à côté d’une frégate de 60 canons, qui évoluera avec une entière liberté d’allures, et, ne prêtant jamais le flanc, se bornera à envoyer ses volées entières de bout en bout, jusqu’à ce qu’elle ait réduit le colosse désemparé à demander grace ? Évidemment il y a là en germe tout un ordre de faits nouveaux par lesquels il serait imprudent de se laisser surprendre.
Dans l’ancienne tactique, la voile avait deux fonctions, la croisière et le combat. Le jour où la vapeur a ouvert son premier sillon sur les mers, la croisière lui a échappé. Désormais il ne lui est plus donné de soumettre toute une étendue de côtes à un blocus rigoureux. La vapeur se rit de sa surveillance inefficace. Quant au service de combat, si l’effectif en vapeur s’élève en nombre et en puissance, évidemment la voile perdra ce dernier attribut. Lorsqu’on veut la défendre jusqu’au bout, on parle des mers lointaines, où la flotte à feu ne saurait se porter. Ce sont là des exceptions : le vrai théâtre de nos luttes est dans les eaux d’Europe, à nos portes, sur notre littoral ; on peut sans péril subordonner à ce grand intérêt les intérêts d’un ordre purement secondaire.
Enfin il est une dernière considération dont on s’arme pour défendre le vaisseau de ligne, c’est le besoin de conserver une marine de guerre qui puisse ouvrir le feu avec succès contre des batteries placées sur le rivage. Pour cet emploi, il faut nécessairement, dit-on, un corps flottant qui vomisse d’un seul jet de grandes masses de fer et soit pourvu de murailles capables d’offrir une résistance énorme. A l’appui de cette considération, on invoque le souvenir de campagnes récentes, celle de Mogador, par exemple, ou celle de Saint-Jean-d’Acre, en ajoutant que, sans vaisseaux de ligne, aucune de ces expéditions n’eût réussi. Les vaisseaux auraient ainsi une destination utile, indispensable, et qui se trouve désormais placée, par l’effet de glorieux exemples, au premier rang des opérations navales.
C’est beaucoup se hasarder que de conclure ainsi ; c’est vouloir, à l’aide de quelques heureuses exceptions, consacrer une règle inadmissible. Que l’on réfléchisse à la nature des expéditions dont on se fait un argument ? Se sont-elles passées entre puissances de premier ordre et de la même valeur ? De ce que l’on a pu démanteler les murailles et faire taire le feu des Égyptiens à Saint- Jean-d’Acre et des Marocains à Mogador, il ne serait pas sage de conclure que l’on se permettrait impunément les mêmes coups de main vis-à-vis d’une batterie européenne, servie par des artilleurs européens. Il a déjà fallu de la hardiesse et de la résolution pour user de ce procédé vis-à-vis de nations à demi barbares, au milieu des dangers que font courir, dans une rade foraine, les variations de la brise et des obstacles que la houle oppose à un pointage régulier. Que serait-ce si l’on avait affaire à un bon armement, à des canonniers exercés, à des ouvrages solides, enfin à tous les moyens de destruction que la science met entre les mains des peuples policés ? En y songeant mûrement, on s’assure vite que cette nature d’opérations, entièrement exceptionnelle, ne saurait servir de base à des calculs généraux, à ceux qu’inspirent les nécessités d’une guerre sérieuse. Pour attaquer une batterie à terre, des frégates à vapeur, libres de leurs mouvemens, pouvant quitter la partie ou la reprendre, opérer de nuit ou de jour, seraient des instrumens, sinon plus énergiques, du moins plus maniables et moins exposés que ne le sont des vaisseaux de ligne. Ainsi, dans ce cas même, rien n’enchaîne notre régime naval au maintien de ces colosses de guerre.
Sous cette impression, il est difficile de se défendre d’un sentiment de regret, quand on voit les sommes considérables que le projet de loi consacre aux constructions (le bâtimens qui ont la voile pour moteur. Il faut être juste néanmoins : un gouvernement ne peut pas marcher, en matière d’innovation, du même pas que les esprits spéculatifs ; son rôle l’astreint à plus de réserve. Pendant que les uns l’accusent d’aller trop lentement, d’autres lui reprochent d’aller trop vite, et il doit trouver dans ces imputations contradictoires la preuve qu’il suit une ligne prudente entre deux excès. Cependant il est un point sur lequel on doit se montrer moins facile : c’est l’oubli où le document distribué aux chambres laisse l’influence de la marine marchande sur les destinées de notre marine militaire. Cette sorte de prétérition a un double tort, celui de ressembler à de l’ingratitude, et celui plus grave encore de ne pas fournir un élément précieux au problème de notre réorganisation navale.
La marine marchande n’est pas un accessoire pour la marine de l’état, c’est pour elle un élément principal et la source même de sa vie. En tout pays, en tout temps, la force navale a eu pour mesure l’activité commerciale, et la prépondérance sur les mers a été constamment l’apanage des peuples les plus marchands. C’est donc un devoir, quand on s’occupe de la marine militaire, et un devoir étroit, que de suivre avec sollicitude les fluctuations des intérêts commerciaux et de la navigation marchande. Notre infériorité navale vient de là, seulement de là, et vainement cherchera-t-on à pallier les effets, si l’on ne détruit pas la cause.
On l’a vu, rien n’est plus affligeant que l’état de langueur dans lequel se débattent nos armemens et notre marine de commerce. Chaque année, la part du pavillon étranger s’accroît dans l’ensemble du mouvement de nos ports, tandis que la part de notre pavillon diminue. Là où le pavillon étranger figure, en 1844, pour 1,357,789 tonneaux, le nôtre ne figure que pour 679,066. Ainsi nous perdons constamment du terrain, et, pour peu que les choses suivent cette pente, nous en serons bientôt réduits à n’avoir plus sur les mers que le petit nombre de bâtimens affectés à notre navigation réservée.
Voici à quoi tiennent cette souffrance et ce marasme. Toutes les industries qui ont leur siège dans le royaume vivent sous le régime de la protection : des tarifs élevés les défendent contre la concurrence étrangère. Si les produits étrangers parviennent à se faire jour au moyen de quelque issue, à l’instant des cris d’alarme se font entendre, et les chambres sont mises en demeure d’y pourvoir. C’est d’un côté l’agriculture qui se plaint, de l’autre c’est la manufacture qui s’impose, et le gouvernement n’a ni la force de combattre ces exigences ni les moyens de résister à ces intérêts coalisés. Les voix industrielles et agricoles forment, dans le parlement, une masse compacte qui est plus puissante que la raison, plus forte que la justice.
Ce régime funeste à la richesse du pays est donc, en France, la charte des industries ; elles ont toutes le droit d’en invoquer le bénéfice. Toutes, non ; il en est une qui seule est mise hors la loi : c’est l’industrie maritime, Pendant que les autres ont un privilège absolu sur le marché français, celle-ci n’y figure qu’en parasite et sur un plan secondaire. On semble avoir tout fait pour elle quand on lui a gardé, comme terrain réservé, la navigation coloniale et les pêches lointaines. Ce sont là des hochets avec lesquels on l’amuse. Et cependant quelle industrie serait autant que la marine fondée à demander un privilège plus ample ? Elle n’est pas seulement un intérêt, elle est une gloire pour la France.
Si donc toute industrie nationale exerce une revendication sur ce qui la touche dans l’activité du pays, il existe pour l’industrie maritime un contingent naturel dans le transport de toutes les matières premières qui servent à l’aliment de notre marché, au travail de nos usines et de nos manufactures. C’est un magnifique lot, si on veut le lui restituer : 1,357,789 tonneaux de marchandises que le pavillon étranger importe, à son détriment, dans nos havres et nos ports de mer ! Le régime de la protection n’en vaudrait pas mieux pour cela ; il ajouterait une mesure fâcheuse à une série d’actes et d’institutions déplorables, mais du moins il serait conséquent, il ne reculerait pas devant le principe qu’il a posé.
Eh bien ! cette réparation, qui ne serait autre chose que le mal dans le mal, ne nous est pas même permise. Notre action est libre à l’égard de toutes les autres industries ; pour l’industrie maritime, elle ne l’est pas. Nous sommes liés vis-à-vis de deux grandes puissances, l’Angleterre et les États-Unis, par ce que l’on nomme des traités de réciprocité. Ce sont autant de servitudes pour nous, et des servitudes sans compensations. Dans des pactes de ce genre, ce que l’on nomme réciprocité est une pure fiction ; tout l’avantage reste à celle des deux puissances dont la navigation s’exerce dans les termes les moins coûteux. Or, comme, en France, les élémens de la navigation, tels que l’achat du navire, les salaires des équipages, les frais d’armement et d’avitaillement, s’élèvent à un taux excessif et supérieur à celui des autres nations maritimes, il s’ensuit que tout traité de réciprocité équivaut, pour nous, à un traité d’abdication, et qu’au lieu de consentir à un acte de convenance mutuelle, nous nous résignons sciemment ou involontairement à un véritable sacrifice.
Quand cet empêchement n’existerait pas, à l’instant même il s’en manifesterait un autre. Le transport des matières premières ne pourrait être rendu à notre pavillon sans qu’à l’instant même le prix ne s’en accrût par suite d’une navigation plus coûteuse. Or, ces matières défraient le travail des autres industries, de celles précisément que la protection couvre d’une manière efficace. Il serait naturel qu’elles subissent la loi qu’elles ont faite et dont elles jouissent. Eh bien ! non ; aussi ardemment qu’elles se réclament de ce régime quand il les sert, elles le repousseraient s’il devait leur nuire ; et comme la marine n’est pas partie intégrante dans leurs intérêts coalisés, comme elle ne tient pas beaucoup de place dans la chambre et dans le corps électoral, elle serait sacrifiée sans pitié. Aussi bien ce serait une expérience trop chanceuse pour la fortune du royaume que d’ajouter un contrefort de plus à cette muraille de Chine dont on l’entoure. Il vaut mieux ne pas insister sur un pareil moyen, comme aussi sur les combinaisons mixtes qui auraient pour objet d’exclure de nos transports ce que l’on nomme le tiers-pavillon. Cependant il est assez étrange de voir que le régime de la protection ne consente à déserter son propre terrain que pour frapper la marine, c’est-à-dire l’une des forces vives du pays, l’un de ses moyens de défense. L’inconséquence pourrait être plus heureuse et mieux placée.
En attendant, la marine marchande est atteinte d’un mal profond, qui l’emportera si l’on n’y prend garde. Peu à peu le commerce déserte les expéditions lointaines, où il trouve des rivaux plus heureux et plus hardis. A peine maintient-il un système d’opérations languissantes sur trois ou quatre points du globe où notre pavillon jouit d’un privilège exclusif. Partout où il rencontre la concurrence étrangère, il ne peut tenir et cède au premier choc. C’est le fruit d’un régime qui énerve nos forces en nous tenant repliés sur nous-mêmes ; c’est la conséquence nécessaire de ces théories intéressées qui s’obstinent à considérer le marché intérieur comme l’unique théâtre de l’activité et l’instrument exclusif de la prospérité nationale. Avec de telles règles de conduite, non-seulement un peuple est mis au ban des nations, mais il perd encore ses qualités les plus brillantes, le ressort que donne l’habitude des expéditions lointaines, enfin cet esprit d’entreprises qui a livré l’univers comme une proie à la domination ou à l’activité de la race saxonne.
Ces problèmes, auxquels tant d’intérêts sont liés, auraient pu tenir une place dans le projet de réorganisation de nos forces de mer. C’est là vraiment que se trouve la partie vivante de la marine. Si, pendant que l’on demande aux chambres les moyens de restaurer et d’accroître le mobilier naval, on laisse s’en aller et dépérir les grandes réserves où nos flottes vont puiser, il pourra arriver qu’un jour on ait trop de vaisseaux en proportion des hommes propres à ce service. Peut-être alors verra-t-on mieux que, pour qu’un peuple donne la mesure de ses aptitudes naturelles, il est nécessaire de laisser plus de jeu à son essor et de briser les entraves dans lesquelles son activité s’amollit et s’éteint. Au milieu d’un réseau de privilèges, on a fait de la marine une exception, c’est-à-dire qu’on l’a appelée à lutter en l’énervant ; elle porte la peine de ce triste régime. Puisque les autres industries ne veulent pas l’admettre au partage de leurs privilèges, qu’elles rentrent avec elle dans la voie de la liberté. Il n’y a de vérité que dans ce dernier moyen, et de justice que dans l’alternative.
Ces réserves nous mettent plus à l’aise pour indiquer ce qui, dans le projet actuel, nous paraît mériter un dernier et sincère éloge. En présentant une loi qui atteste le désir d’assurer à notre marine une situation digne d’elle et du pays, le ministre n’a pas seulement rempli un devoir vis-à-vis d’une arme à laquelle il appartient et qu’il a honorée ; il a fait encore un acte de courage. C’est triste à dire, et pourtant c’est ainsi. Tout ce qui ressemble à de l’initiative, à une attitude plus forte, a le privilège d’exciter ici des préventions, ailleurs de l’ombrage. Le bruit qui s’est fait en 1840 a rendu les oreilles si délicates, qu’on ne souffre plus rien de ce qui peut les blesser. On veut s’épargner jusqu’à l’ombre d’un reproche, d’une réclamation. Il faut savoir gré à M. de Mackau de ne pas s’être laissé arrêter par des scrupules pareils dans les propositions qu’il a soumises aux chambres. Avec plus de liberté, il eût sans doute entrepris davantage ; c’est déjà beaucoup qu’il ait pu montrer la volonté d’agir pendant qu’il n’avait autour de lui que des exemples d’inertie. En résumé, si le projet de loi dont les chambres sont saisies ne va pas jusqu’à la limite de nos besoins, s’il n’a pas toute la grandeur qu’on aime à rêver pour un pays comme la France, il a du moins, comparé à ce qui se fait, le caractère d’une heureuse exception. C’est un gage donné à l’avenir ; c’est un premier pas dans une voie meilleure.
LOUIS REYBAUD.
- ↑ Voici le détail de ces vaisseaux :
- VOILE :
- VOILE :
49 frégates de trois rangs, dont 31 à flot et 18 en chantier.
39 corvettes de trois classes, dont 36 à flot et 3 en chantier.
47 bricks de deux classes.
52 bâtimens légers à flot.
35 bâtimens de transport à flot.
- Total : 268
- VAPEUR
- Total : 268
1 de 640 chevaux en construction.
2 de 540 à flot.
5 de 450, dont 3 à flot et 2 en construction.
1 de 400 en construction.
17 corvettes :
5 de 320, dont 1 à flot et 4 en construction.
12 de 220, dont 9 à flot et 3 en construction.
48 bâtimens de 160 chev. et au-dessous, dont 40 à flot et 8 en construction
- Total : 74
- ↑ Avenir de notre Marine, — Revue des Deux Mondes du 1er mai 1840.