La Marine marchande en France d’après l’enquête de 1862

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La Marine marchande en France d’après l’enquête de 1862
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 41 (p. 293-331).
LA
MARINE MARCHANDE
EN FRANCE
D’APRÈS L’ENQUÊTE DE 1862

Depuis quelques mois, le gouvernement français se livre, par l’entremise du conseil supérieur du commerce, à une enquête pour constater l’état de notre marine marchande et rechercher le système de législation qu’il convient de lui appliquer. Les enquêtes sont un des moyens les plus usités dans les pays libres pour éclairer les questions de l’ordre matériel. Elles appellent tous les intérêts comme devant un jury, lorsqu’il s’agit de leur imposer une loi nouvelle. Elles mettent au grand jour de la publicité des faits jusque-là renfermés dans la sphère étroite d’un travail spécial ou d’une production particulière. Elles rendent accessibles à l’examen et au contrôle du public les parties les plus techniques de la science économique, et fournissent les élémens de la pratique la plus usuelle à ceux qui ont mission de juger si la législation est en rapport avec l’état de la société. Grâce à l’action bien dirigée des enquêtes, les mesures les plus radicales, les transformations les plus profondes, au lieu d’être de véritables coups d’état qui troubleraient les esprits plus encore que les intérêts, deviennent de sages réformes, et se légitiment aux yeux de tous.

Avons-nous besoin de dire que ce travail d’investigation doit précéder et non suivre les grands changemens du système économique ? Jusqu’à présent, on l’avait toujours compris ainsi. En 1828, quand le sucre de betterave commençait à prendre de l’importance, quelques-uns de nos ports de commerce demandaient qu’on le contînt dans son développement par la concurrence du sucre étranger ; nos colonies au contraire réclamaient plus de protection. Avant de rien décider à propos de ce conflit d’intérêts, le gouvernement eut recours à une enquête qui fut dirigée par M. de Saint-Cricq. En 1834, lorsque déjà quelques esprits éclairés posaient comme une nécessité le retrait graduel du système des prohibitions et des droits prohibitifs qui absorbait l’activité commerciale du pays au bénéfice de quelques industries privilégiées, une enquête fut également ordonnée et exécutée sur la plus large échelle ; mais toutes les questions qui s’y produisirent étaient intactes, et aucun fait accompli ne pesait sur l’opinion de ceux qui étaient interrogés, pas plus que sur ceux qui étaient chargés de recueillir les résultats de l’enquête. Le gouvernement anglais a procédé avec le même scrupule, lorsqu’en 1847 il eut la pensée de rapporter l’acte de navigation de 1651. Avant de s’engager dans la voie de la liberté absolue en matière de navigation, avant de présenter le bill par lequel il devait abandonner la politique séculaire de l’Angleterre, il provoqua une large manifestation des intérêts que ce changement pouvait compromettre : il écouta les constructeurs, les armateurs, les capitaines de navires, les commerçans, les manufacturiers, tous ceux qui, de près ou de loin, pouvaient ressentir les effets du système nouveau. C’est cette marche circonspecte et loyale que notre gouvernement a suivie pour l’abrogation de l’échelle mobile. La législation avait été suspendue sous l’influence de circonstances dont personne ne niait l’impérieuse nécessité ; mais cette suspension, toute temporaire, permettait d’examiner en toute liberté si le système devait être radicalement changé ou seulement modifié.

On n’a dévié de cette ligne de conduite qu’à l’occasion des réformes commerciales opérées en 1860. Par le traité de commerce avec l’Angleterre, la France s’engageait à recevoir les produits similaires des manufactures anglaises moyennant des droits qui, dans aucun cas, ne pouvaient dépasser 30 pour 100. Ainsi, par cet acte, on posait le principe de la concurrence étrangère, on abrogeait les droits protecteurs et prohibitifs, sans avoir entendu les intérêts qui pouvaient en être plus ou moins affectés. Les industriels, les maîtres de forges, les commerçans, furent appelés, non pas à donner leur avis sur un fait souverainement accompli, celui de l’admission sur notre marché intérieur de l’industrie anglaise, mais seulement à s’expliquer sur le reste de protection qui serait maintenu, dans la limite fixée par le traité, aux différentes branches de notre industrie. Nous savons bien toutes les raisons qui ont été données pour justifier cette manière de procéder : elles ont été appréciées dans la Revue avec un esprit de sage libéralisme auquel nous nous plaisons à nous associer, nous qui n’avons cessé de réclamer la réforme de notre législation commerciale dans le sens de la liberté[1] ; mais, quel que soit le nombre des personnes convaincues que l’action du gouvernement est suffisante pour accomplir le bien, nous persistons à croire que les mesures les plus salutaires gagnent en autorité lorsque le pays leur prête directement son concours. Nous savons toutes les facilités que donne la théorie contraire ; nous savons qu’elle rend promptes les résolutions, et aussi prompte l’exécution des projets arrêtés, qu’elle supprime les contestations, qu’elle franchit les obstacles d’une longue et minutieuse délibération. Elle s’appuie sur tous les raisonnemens que d’habitude on fait valoir en faveur de la concentration des pouvoirs, de la simplification des formes législatives, de la limitation de la discussion, pour assurer la liberté et la spontanéité de l’action exécutive. Sans engager une controverse superflue sur un pareil sujet, sans faire ressortir les inconvéniens qui contre-balancent les avantages d’un tel système, nous nous bornerons à faire remarquer qu’il a le tort de mettre en suspicion l’intelligence du pays et de favoriser son éloignement des affaires publiques.

Il ne faut pas l’oublier en effet, l’enquête est une institution des peuples qui se gouvernent ; c’est une des formes de la discussion publique concentrée sur un objet déterminé. La procédure qui la met en œuvre n’est donc point indifférente ; elle risquerait d’être faussée dans la pratique, si certaines conditions n’en assuraient pas l’indépendance, et si le gouvernement, par son influence, pouvait l’amener à donner un résultat conforme à des vues qu’il aurait conçues a priori. Sous ce rapport, nous ne jouissons pas en France de toutes les garanties désirables. Par l’effet d’une tendance, qui nous est naturelle, de réserver un rôle prépondérant au gouvernement, même lorsqu’il s’agit d’une manifestation d’opinion, aujourd’hui comme en 1834, c’est le conseil supérieur du commerce qui dirige les enquêtes relatives à notre régime économique. C’est lui qui fixe l’ordre des questions, qui interroge les déposans, qui recueille les renseignemens et prend des conclusions. Le conseil supérieur est un corps composé d’hommes éminens par les fonctions qu’ils remplissent dans l’état, par leur expérience et par leurs lumières ; mais il est nommé par le souverain, et le nombre de ses membres n’est pas limité[2]. Il dépend donc du gouvernement d’y faire prévaloir par ses choix telle opinion économique à laquelle il croirait devoir rattacher sa politique.

En Angleterre, où l’on a si souvent recours à l’enquête, le pouvoir exécutif se borne à la provoquer. Il n’a pas la prétention d’en soustraire l’organisation au contrôle de l’opinion publique, ni d’en préparer les résultats. Quand la question soumise à ce mode d’investigation est d’un ordre général, le premier ministre, non pas en cette qualité, mais comme membre du parlement, propose aux communes de procéder à une enquête, en détermine l’objet et accompagne sa motion de la présentation d’une liste de personnes qui formeront le comité auquel l’opération sera confiée. L’usage veut que cette présentation soit faite sans aucun esprit de parti, qu’elle comprenne des membres de l’opposition comme des membres siégeant sur les bancs ministériels. Si cette sage impartialité n’était pas observée, ou si la liste proposée omettait quelques personnes notoirement indiquées par leurs connaissances spéciales, la chambre des communes, usant de son droit, car il ne s’agit pour elle que d’une motion, modifierait la proposition, soit par élimination, soit par de nouvelles adjonctions. C’est ainsi qu’on a procédé en 1847, quand le cabinet anglais, pour compléter les grandes réformes de sir Robert Peel, a voulu préparer le rappel de l’acte de navigation de 1651[3]. Nous sommes bien loin de mettre en doute les lumières et l’indépendance du conseil supérieur du commerce en France ; mais, l’enquête étant destinée à la manifestation des vœux du pays, le système anglais nous semble plus rationnel que le nôtre.

D’autres différences sont à noter. À l’appui de sa motion, le ministre anglais qui propose l’enquête comme membre du parlement y joint un exposé pour en préciser le but, pour indiquer les circonstances qui la rendent nécessaire. Si dans cet exposé il préjuge le résultat de l’enquête, il est à l’instant même contredit par un membre de l’opposition, qui envisage non-seulement l’objet, mais les motifs de l’enquête, à un tout autre point de vue. Si de ce débat quelque influence préjudicielle devait ressortir, ce ne serait jamais que celle de la représentation officielle de la nation. En France, le ministre qui provoque l’enquête agit comme organe du gouvernement. Il adresse un rapport au souverain, où il expose les questions qu’il veut soumettre à une discussion publique. Sans craindre aucune dissidence, il les pose comme il l’entend, et trace, s’il lui convient, un programme dont la rédaction habilement calculée doit conduire infailliblement au triomphe de sa propre opinion. Enfin le comité anglais, délégation de la représentation nationale, est complètement libre dans ses moyens d’investigation : rien ne limite ses recherches. Il reçoit directement les pétitions, les mémoires des personnes intéressées ; il appelle ou accueille tout individu en état de l’éclairer ou de lui fournir d’utiles renseignemens. Aucun de ses membres ne siège dans son sein en qualité de ministre toujours prêt à redresser les allégations supposées inexactes, ou à rectifier, au risque de troubler les déposans, les appréciations plus ou moins fondées qu’ils peuvent faire des actes du gouvernement. Il transmet au parlement, au moyen de communications successives et sous le titre de rapport, les dépositions qu’il a reçues. Qu’on ne s’y trompe pas cependant, ces rapports ne sont que des procès-verbaux détaillés des séances du comité et non un résumé destiné à formuler en conclusions le résultat de l’enquête. Le comité laisse au gouvernement le soin de puiser dans ces documens la justification des réformes qu’il propose et au parlement celui d’y trouver les élémens de son contrôle. En France, le conseil supérieur, présidé par M. le ministre du commerce, n’a d’action sur la marche de l’enquête que par les questions qu’il pose. C’est l’administration qui arrête le programme de ses travaux. C’est elle qui convoque les personnes qui doivent être entendues ; c’est elle qui tient et rédige les procès-verbaux. Une fois l’enquête terminée, le conseil délibère sur une série de propositions qui lui sont présentées par son président ; puis, les résolutions arrêtées, un rapport est rédigé où la discrétion anglaise n’est pas observée, car les faits et les chiffres y sont analysés et discutés de manière à justifier les réformes que le gouvernement veut introduire dans la législation. Ainsi, du commencement jusqu’à la fin, l’enquête française, qui a pour but la manifestation des besoins et des vœux du pays, reste soumise à l’influence de l’administration. Nous ne nous en étonnons point : l’enquête en France est ce qu’elle doit être avec les institutions que nous avons. Elle se modifiera et se rapprochera du système anglais au fur et à mesure que la France pratiquera dans toute sa vérité le principe du self government.


i

L’enquête ouverte en ce moment devant notre conseil supérieur du commerce embrasse un intérêt de premier ordre, celui de la marine marchande du pays. Devons-nous au régime de protection substituer le régime de liberté ? Devons-nous admettre le pavillon étranger à disputer à conditions égales à notre marine nationale le transport des marchandises et des denrées nécessaires à notre commerce et à notre industrie ? Quels seront les effets d’un si grand changement sur notre matériel naval, sur nos relations commerciales, sur notre puissance maritime ? Rarement un problème plus grand et plus compliqué a été soumis à l’examen et à la controverse du public.

Avant d’entrer dans ce débat, résumons les dispositions qui faisaient, il n’y a pas deux ans encore, le fond de notre législation sur la marine marchande. Cette législation réservait d’une manière absolue le cabotage au pavillon français, tant à l’importation qu’à l’exportation[4]. — Elle excluait la marine étrangère du commerce de la France avec ses colonies. — Elle frappait de droits différentiels, c’est-à-dire d’une surtaxe, les marchandises et denrées importées directement des lieux de production par navires étrangers. — Elle surchargeait aussi d’un droit différentiel les importations venant des entrepôts d’Europe, afin de provoquer les voyages lointains. — Enfin elle accordait des primes à la pêche, industrie jugée nécessaire à l’éducation de nos matelots. — N’oublions pas de mentionner qu’outre ces mesures, qui écartaient et rendaient impossible toute concurrence étrangère, un droit de 3 fr. 75 cent. par tonneau de jauge frappe le navire qui n’est pas couvert du pavillon national[5].

Ces dispositions combinaient les trois modes les plus puissans du système protecteur : la prohibition, la faveur et la subvention.

Ce régime n’est pas d’origine française ; nous l’avons emprunté aux Anglais. Il se trouve en germe dans l’acte de navigation de 1651, conçu par le génie de Cromwell dans le dessein d’enlever aux Hollandais, appelés les rouliers des mers, le transport maritime dont ils avaient le monopole. Depuis, ce système, constamment fortifié par l’esprit de restriction qui en forme le principe, a puissamment contribué à fonder la prépondérance navale de l’Angleterre. Est-ce la législation dont nous venons d’indiquer les traits principaux qui est soumise à l’enquête ? Est-ce sur les modifications qu’elle doit subir pour répondre aux circonstances nouvelles que le gouvernement consulte l’opinion publique ? En d’autres termes, est-ce sur le système entier de notre droit maritime qu’il s’agit de prononcer ? Non. De tout cet appareil législatif, il ne reste plus que quelques débris à peine suffisans pour qu’on puisse encore juger de ce qu’il était dans son ensemble. La démolition s’est faite rapidement.

À la suite du traité de commerce avec l’Angleterre, soit par des décrets, soit par des lois, notre législation maritime a été radicalement changée. Pour mettre nos industriels et notre commerce en état de soutenir la concurrence étrangère, nous avons dû supprimer les surtaxes d’entrepôt ; nous avons même abaissé à 20 et 30 francs les droits différentiels pour le transport direct par navire étranger, suivant que la marchandise est originaire de pays situés en-deçà ou au-delà des caps Horn et de Bonne-Espérance[6].

Une nouvelle loi sur les grains est intervenue, qui substitue au régime compliqué de l’échelle mobile la liberté du commerce. Dans l’ancienne législation, nos intérêts maritimes avaient leur part de protection ; elle était de 1 franc 25 centimes, que payaient les bâtimens étrangers par chaque hectolitre de grains, et de 1 fr. 66 cent. par chaque quintal de farine. Dans la nouvelle, cette protection est réduite à 50 centimes. De plus, la surtaxe d’entrepôt est supprimée ; elle n’est maintenue que pour les riz, auxquels on a conservé un traitement de faveur suivant leur origine et lorsqu’ils viennent par bâtimens français.

Ces remaniemens de notre législation devaient amener le renversement du pacte colonial. En effet, comment le défendre dans ses monstrueuses exceptions au droit commun, quand par de tels actes on reconnaissait que notre marine n’avait plus besoin de combinaisons artificielles pour maintenir son rang sur les mers ? Le pacte colonial fut donc condamné. On accorda à nos possessions d’outre-mer la faculté d’importer par tous pavillons les marchandises étrangères importées en France et aux mêmes droits, et d’exporter les produits coloniaux à l’étranger sous tous pavillons[7], de se servir de la navigation étrangère concurremment avec la navigation française pour leurs échanges avec la métropole, ou de colonie à colonie située en dehors des limites du cabotage. Les importations par navires étrangers aux colonies sont bien encore frappées de droits différentiels de 10, 20 et 30 francs selon la distance ; mais ce n’est plus qu’un vestige de l’ancienne protection.

L’œuvre de démolition va vite, et les pierres du monument sous lequel s’abritait depuis deux siècles notre marine marchande se détachent successivement. Ainsi, après le traité de commerce avec l’Angleterre, nous sommes conduits à faire un traité semblable avec la Belgique. L’Italie, l’Allemagne sont aussi admises à conclure des conventions avec nous. Ces arrangemens internationaux ne se font pas sans imposer un sacrifice à notre navigation. On abroge la disposition qui interdisait, afin d’en réserver le transport à notre marine, l’introduction par les frontières de terre des denrées tropicales et des marchandises de grand encombrement. Enfin on supprime la surtaxe de pavillon pour les cotons, les laines, les jutes, les chanvres, les minerais, afin d’en provoquer une plus grande importation, dût-elle être acquise au moyen de la marine étrangère et au détriment de la nôtre.

Tels sont les faits accomplis après lesquels s’ouvre l’enquête ! Que ceux qui s’y présentent élèvent des réclamations, qu’ils fassent quelque proposition d’accommodement ; n’ont-ils point à prévoir qu’on leur répondra par le terrible mot des révolutions : Il est trop tard ? Ne nous étonnons donc pas si quelques organes des intérêts maritimes ont fait entendre dans leurs dépositions autant de plaintes que de renseignemens.

Cependant, même dans les circonstances où elle intervient, l’enquête n’est pas sans importance, et mérite l’attention du public. Le rapport à l’empereur de M. le ministre du commerce, qui a en quelque sorte inauguré cette opération, malgré une apparence d’impartialité habilement ménagée, trahit la pensée du gouvernement. Si l’on suit dans ce document l’exposé des faits, on est amené à conclure que la France peut sans danger adopter le principe de la libre concurrence en matière de navigation. Cette proposition faisait aussi l’objet de l’enquête de 1847 en Angleterre. Les questions qui y furent débattues étaient celles que nous voyons figurer dans le questionnaire français. Deux courans d’idées se produisirent chez nos voisins d’outre-Manche : l’un, celui des armateurs et des constructeurs, s’efforçait de mettre en lumière les heureux effets de l’acte de navigation ; c’était à lui qu’ils attribuaient la puissance navale de l’Angleterre et sa prépondérance sur les mers. Admettre la concurrence étrangère était à leurs yeux compromettre de si grands biens. Était-il politique, disaient-ils, de renoncer à un régime qui leur avait permis d’enlever à la Hollande le monopole des transports ? Sans méconnaître les ressources particulières dont ils étaient pourvus pour leurs armemens, ils signalaient des parties pour lesquelles ils étaient moins bien partagés que leurs rivaux, telles que la main-d’œuvre, les gages d’équipage, les provisions de bord, leur construction plus chère que celle des chantiers de la Baltique et des États-Unis, leurs frets plus élevés que ceux des Hollandais, des Suédois, des villes anséatiques, tous peuples naviguant à bien meilleur marché. Les défenseurs de la législation s’accordaient à dire que, si l’acte de navigation avait imposé au pays des sacrifices par l’augmentation de prix des matières premières et des substances alimentaires, renchéries par l’absence de toute concurrence dans les transports, ces sacrifices avaient été largement compensés par cette race de hardis marins née sous l’influence de cette politique commerciale, race qui avait fait triompher l’Angleterre à Trafalgar, et sans laquelle Waterloo n’aurait pas été possible. Croire constituer une puissance navale sans marine marchande est aussi insensé que de vouloir récolter sans avoir confié des grains à la terre[8].

Une autre opinion se produisait, c’était celle des économistes, des libre-échangistes, des négocians et des manufacturiers. Eux aussi étaient pleins de reconnaissance et d’admiration pour les institutions maritimes de Cromwell ; mais elles avaient atteint leur but, et, selon eux, le moment était venu de jouir amplement des conquêtes qu’on leur devait, en supprimant les restrictions dont elles avaient embarrassé l’essor de la production anglaise. L’Angleterre, disaient-ils, doit beaucoup sans doute de sa grandeur à la suprématie de ses flottes ; mais ne doit-elle rien à son commerce, qui s’est fait le pourvoyeur du monde entier, et à son industrie, qui a multiplié le nombre et varié la nature de ses produits de manière à satisfaire les besoins de tous les peuples ? Ce serait un anachronisme inexplicable pour le bon sens pratique anglais que de maintenir en faveur de la marine un système de protection vieux de plus de deux siècles, lorsque l’ordre de choses qui le rendait rationnel est complètement changé, lorsque l’on a consenti, par le rappel des lois sur les céréales, à subordonner l’alimentation de la nation aux ressources fournies par l’étranger, lorsque par la réforme la plus radicale on a livré l’industrie anglaise à la concurrence de tous les peuples. Par logique et par justice, une fois entré dans cette voie, le gouvernement anglais doit donner au travail national les meilleures conditions de production, et lui assurer par la rivalité des marines l’importation des matières premières et l’exportation des objets fabriqués au meilleur marché possible. D’ailleurs, ajoutaient ceux qui s’exprimaient ainsi, nous avons foi dans le principe de liberté, nous croyons qu’un mouvement commercial auquel concourront toutes les marines du monde, loin de nuire à notre navigation, la stimulera et lui fournira des élémens d’activité qui en peu d’années doubleront sa force.

Tel est en résumé l’esprit de l’enquête anglaise. Sauf le détail, nous verrons les mêmes idées, les mêmes craintes, les mêmes espérances se reproduire dans l’enquête française, mais se dégageant d’une situation malheureusement bien différente. En relisant les procès-verbaux de l’enquête anglaise, on est frappé de n’y trouver nulle part le signe de quelque préoccupation à l’endroit de la marine française. Nos armateurs et nos constructeurs font plus d’honneur à l’Angleterre, c’est principalement d’elle qu’ils s’occupent, c’est sa rivalité qui leur paraît surtout menaçante.

Nos chambres de commerce des ports ont désigné des délégués qui ont comparu devant le conseil supérieur. Leur déposition était dirigée par un questionnaire divisé en cinq chapitres, savoir : le navire, l’équipage, les règlemens maritimes, la législation douanière, le cabotage. Suivons le même ordre, en ne nous arrêtant, bien entendu, qu’aux points principaux.

Les représentans des ports français n’ont eu qu’une même opinion sur l’état de notre construction navale. Notre construction est plus chère que celle des autres peuples. Il n’est pas facile de préciser de combien est cette différence, car la valeur d’un bâtiment dépend de la durée. Un navire construit au Canada coûte très bon marché, mais l’existence en est très courte ; un bâtiment dont la charpente est en bois de teck est d’un prix bien autrement élevé, mais l’existence d’un tel navire est de plus de vingt ans.

Notre infériorité à ce sujet s’explique par plusieurs causes. Le fer, qui tend chaque jour à entrer pour une plus grande proportion dans l’architecture navale, se paie en Angleterre moins cher qu’en France. On y obtient aussi, sans surcharge de droits de douane, tous les objets qui servent à l’armement d’un navire, et les constructeurs, dans leurs rapports avec les ouvriers, n’ont d’autre loi à subir que celle de l’offre et de la demande. À la suite de l’enquête de 1847, faculté a été donnée au commerce anglais de nationaliser en franchise les bâtimens achetés à l’étranger, et il saisit toutes les occasions favorables, malgré ses immenses ressources, d’accroître par ce moyen son matériel naval.

Un bâtiment construit en France dans de bonnes conditions, et de la jauge de 400 à 500 tonneaux, revient de 400 à 500 francs le tonneau. L’écart entre ces deux prix est plus ou moins grand selon le nombre de rechanges qu’exige l’armateur. L’existence moyenne des navires de première classe, auxquels s’applique ce prix, ne dépasse pas douze ans.

Les constructeurs de la Tyne varient leur prix suivant le classement qu’on veut obtenir au Lloyd. Les bâtimens pour treize ans, de première classe, se paient 437 francs par tonneau ; ceux pour dix ans, 312 francs 50 centimes, et ceux pour huit ans, 202 francs[9]. Le Canada fournit à l’Angleterre des navires de peu de durée, il est vrai, mais bien moins chers que ceux de dernière classe qu’elle construit chez elle. Ses ateliers ont un outillage complet, de grands approvisionnemens de bois et de matériaux, grâce aux capitaux dont l’Angleterre dispose. On cite un constructeur à l’embouchure de la Tyne qui a créé, comme auxiliaires de son industrie, de hauts fourneaux de mine de fer à cinquante milles seulement de son établissement. Des bateaux à hélice, construits par lui, amènent en moins de deux heures des minerais de Stuith et du combustible qui ne lui coûtent que les frais d’extraction. Il est tout à la fois producteur et consommateur, et emploie la fonte qu’il a transformée en fer dans ses fourneaux. En Amérique, dans les chantiers de Boston, de Baltimore, de New-York et de la Delaware, on obtient à des prix de 25 à 30 pour 100 inférieurs à ceux de France et d’Angleterre (le Canada excepté) les navires de moyenne et de grande capacité propres au long cours[10]. En Danemark, en Prusse, en Russie, où la main-d’œuvre coûte moins que chez nous, on construit avec le sapin du sol, dont la rigidité et la durée sont renommées, des bâtimens qui, sans doublage en métal, ne reviennent que de 130 à 140 francs le tonneau.

On pourrait croire, par les prix que nous venons de citer, que pour la construction des navires de première classe nous ne payons pas plus cher que les Anglais ; mais il faut remarquer que les bâtimens de cette catégorie construits chez eux avec les bois compactes de leurs possessions de l’Inde et de l’Afrique, chevillés et doublés avec du fer et du cuivre qu’ils emploient dans une plus grande proportion que nous, durent dix-huit et vingt ans, tandis que l’existence des nôtres ne dépasse pas douze ans en moyenne. De là une différence en leur faveur dans la somme affectée à l’intérêt et à l’amortissement qui fait disparaître cette prétendue égalité de prix.

Les causes de notre infériorité sont nombreuses. — En première ligne, nous mentionnerons les droits de douane qui pèsent sur la plupart des matières et des objets qui servent à la construction et à l’armement des navires. De ce seul chef, on calcule que les chaînes, les ancres, le clouage, le chevillage et le doublage nous reviennent de 25 à 38 pour 100 plus cher qu’aux Anglais[11]. Aussi tous les délégués des ports ont-ils demandé le rétablissement du décret du 17 octobre 1857, qui permettait l’entrée en franchise de tous ces objets.

Une autre cause de cherté, c’est l’immatriculation des ouvriers des chantiers dans l’inscription maritime. Exposés à être levés pour le service de l’état, transportés d’un lieu à un autre, séparés de leurs familles, retenus plus ou moins longtemps loin de leurs foyers, les éventualités d’une pareille sujétion, quoique compensées par certains avantages, les effraient, et le nombre en est très restreint ; mais, les constructeurs ne pouvant employer que ces ouvriers, ceux-ci leur font la loi, et le prix de la main-d’œuvre dépend de leur volonté. Qu’un besoin pressant surgisse dans les arsenaux, à l’instant une levée dépeuple nos chantiers de commerce de leurs charpentiers, de leurs calfats, de leurs perceurs, et ceux qui restent demandent, pour continuer à travailler, des prix exorbitans, qu’il faut bien leur accorder, si on ne veut pas interrompre la Construction. Pendant la guerre de Crimée, il est arrivé plus d’une fois que les bras ont absolument manqué à nos constructeurs[12].

Ce régime exceptionnel du chantier français se fait sentir pendant toute l’existence du navire, car les frais d’entretien et de réparation subissent le même renchérissement que les travaux neufs. Voici un exemple qu’en donne la chambre de commerce de Marseille. Un navire français de 937 tonneaux de jauge est caréné, calfaté et doublé à Londres, et le compte de cette réparation s’élève à 6,972 fr. 50 cent., tandis qu’un autre bâtiment, jaugeant seulement 699 tonneaux, pour une réparation absolument identique faite à Marseille, dépense 12,003 fr. 70 cent., ce qui constitue une différence de 56 pour 100 à l’avantage du chantier anglais.

Quel remède propose-t-on à cet état de choses ? Tout naturellement de déclasser les ouvriers des constructions navales ; mais à cette proposition les défenseurs de l’inscription maritime opposent de vives objections. « Il est indispensable, disent-ils, que l’industrie privée forme des charpentiers, des calfats, des poulieurs, si on ne veut pas exposer l’état, dans le moment où notre politique exige de grands armemens, à manquer de cette classe d’ouvriers qu’on n’improvise pas, et qu’on ne remplace pas même à force d’argent. D’ailleurs cette brèche faite à l’inscription maritime n’entraînerait-elle point sa ruine ? car si les raisons sur lesquelles les constructeurs s’appuient pour obtenir la liberté de leurs ouvriers sont fondées, les armateurs ne seront-ils pas en droit de les invoquer aussi pour la formation de leurs équipages ? Qu’on y prenne garde, cette réforme serait plutôt nuisible qu’utile à nos constructeurs. Il est bon que les ouvriers qu’ils emploient passent quelques années dans les arsenaux. Ils en reviennent plus aptes, plus habiles, plus expérimentés et mieux disciplinés ; ils y puisent un enseignement professionnel qui tourne à l’avantage des chantiers de l’industrie privée. »

Ces observations ne sont pas sans portée : elles ont amené une proposition moins radicale, qui consisterait à autoriser un certain nombre de jeunes gens du recrutement à travailler, pendant le temps de leur service militaire, aux constructions navales. Ces jeunes gens seraient dans les chantiers de la marine au lieu d’être aux régimens ; mais ils n’obtiendraient cette faveur qu’à de certaines conditions garantissant leur aptitude à faire de bons ouvriers. Très probablement le plus grand nombre d’entre eux, après l’expiration de leur temps de service, resteraient attachés à l’industrie dont ils se seraient occupés pendant plusieurs années. Ils deviendraient ainsi les auxiliaires des ouvriers inscrits, comme les hommes du recrutement embarqués sur nos vaisseaux le sont de nos marins des classes. Ces questions en devaient faire naître une autre d’une bien plus grande importance : pourquoi n’accorderait-on pas à nos armateurs la faculté d’acheter leurs navires à l’étranger ?

Lorsqu’on a fait la réforme de notre législation commerciale, lorsque par les traités de commerce avec l’Angleterre et la Belgique on a mis notre industrie aux prises avec l’industrie de ces pays, on a reconnu qu’il était de toute justice, pour que les armes fussent égales, de donner à nos manufactures les matières premières en franchise de droits. Comment ne procéderait-on pas de même à l’égard de notre marine marchande, si on veut la livrer à la concurrence des pavillons étrangers ? Pour elle, la matière première, c’est le navire ; il faut qu’elle puisse se le procurer aux meilleures conditions possibles. Aujourd’hui un navire étranger ne peut être francisé que moyennant 25 francs par tonneau de jauge, s’il est en bois, et 70 francs, s’il est en fer. Qu’on supprime ce tarif ; outre l’économie qui en résultera pour nos armemens, nous aurons la possibilité d’affecter des constructions spéciales à des opérations spéciales, comme les navires du Canada, qui, quoique de peu de durée, peuvent rendre des services réels, si leur destination est bien choisie. Cette mesure n’aura rien d’injuste quand de leur côté nos constructeurs pourront introduire en franchise de droits les matières nécessaires aux constructions navales, et qu’on les aura délivrés d’une partie des entraves qui gênent leurs rapports avec les ouvriers.

Cette opinion, soutenue par la plupart de nos armateurs, est vivement combattue par les constructeurs. Notre commerce maritime emploie principalement, disent-ils, des bâtimens de médiocre qualité ; or, pour cette classe de navires, ils sont hors d’état de lutter contre les constructions étrangères. Et dans quel moment veut-on les mettre à une pareille épreuve ? Précisément quand leur industrie est en grande souffrance. Notre marine marchande possède un matériel de 1 million de tonneaux en 4,800 navires, sur lesquels 1,640 sont âgés de douze à vingt ans. Les pertes annuelles sont de 3 1/2 pour 100 environ. Pour maintenir notre marine dans son état actuel, il faudrait construire par an 80,000 tonneaux. Eh bien ! en 1859, on n’a construit que 24,000 tonneaux ; en 1860, 10,500 tonneaux ; en 1861, 7,000 tonneaux, et on évalue seulement à 4,500 tonneaux la part de l’année 1862[13]. Comment irait-on, dans un tel état de malaise, exposer notre industrie au choc de l’industrie étrangère ? Ce serait vouloir fermer nos ateliers, supprimer le travail de trente mille ouvriers de toute profession, dont les familles forment une population de cent mille âmes. Les constructions neuves venant à manquer, les réparations même deviendraient impossibles ou devraient se faire à l’étranger, car, incertains d’être toujours occupés et payés, les hommes de nos chantiers se disperseraient bien vite dans les autres professions.

Ce n’est là pourtant que le côté industriel de la question ; il en est un autre tout politique et d’une bien plus grande importance. Supposons la francisation des bâtimens étrangers. Nous ne pouvons nier qu’à la suite d’un pareil acte se dérouleront les conséquences dont s’effraient les constructeurs. C’est par les chantiers du commerce que les ouvriers arrivent des classes dans les arsenaux. Si la construction s’arrête, on ne peut plus compter sur ce mode de recrutement. Comment alors le gouvernement pourra-t-il suffire à toutes les nécessités ? Comment, borné à ses seules ressources, fera-t-il face à tous les événemens ? Jusqu’à présent il n’a pu se passer du concours de l’industrie privée ; il a reconnu que nos constructeurs travaillaient à bien meilleur marché que les ateliers de l’état ; il a constaté qu’ils réussissaient à construire certains bâtimens, et il leur a confié l’exécution de nombreuses chaloupes-canonnières, de bateaux-avisos et de corvettes. Faudra-t-il qu’il renonce à cette précieuse assistance ? N’a-t-il pas au contraire tous motifs de s’assurer de ce côté un concours chaque jour plus actif ? Ne faut-il pas aussi prévoir le cas d’une guerre maritime ? Lorsque les mers seront parcourues par les flottes ennemies, comment le commerce se procurera-t-il les bâtimens dont il aura encore l’emploi ? Sera-t-il possible de rétablir du soir au lendemain les chantiers qu’on aura laissé fermer, de refaire un outillage, de reconstituer les approvisionnemens en matériaux qui doivent être amassés de longue main pour être utilement employés par l’industrie navale ? Voilà cependant les terribles éventualités qu’on braverait par l’adoption de la mesure proposée.

La liberté est un principe fécond en économie politique, et nous désirons vivement qu’elle étende son influence à toutes les branches de la législation commerciale ; mais il est des intérêts que l’homme d’état ne peut soumettre toujours à l’application de ce grand principe : ce sont ceux qui touchent à l’indépendance et à la puissance du pays.


ii

Le chapitre du questionnaire relatif aux équipages n’a pas soulevé d’aussi graves questions. Nous avons besoin pour manœuvrer nos navires d’un nombre d’hommes plus considérable que les principales marines étrangères. Les Américains n’emploient qu’un matelot sur 25 tonneaux, les Norvégiens, les Hanovriens, les peuples de la Baltique et de la Mer du Nord qu’un homme par 19 tonneaux, l’Angleterre et la Hollande un homme par 15 et 16 tonneaux, tandis que nos équipages sont formés sur la base d’un homme par 12 tonneaux[14]. Ce n’est pas l’insuffisance des forces physiques de nos marins qui occasionne cette surcharge de bras. Voici comment la chambre de commerce de Morlaix l’explique :


« Avec plus de développement de gréement, une mâture plus élevée, plus de vergues et plus de surface de voilure, nos navires exigent plus de bras que les navires étrangers.

« À l’époque encore peu ancienne où la France commençait à devenir une puissance navale, la marine de l’état empruntait à celle du commerce des navires qui, après avoir reçu un emploi et une sorte d’armement de guerre, revenaient à leur première destination, pour être plus tard nolisés encore une fois par le gouvernement. De là sont nés le penchant et l’habitude contractés par nos capitaines d’imiter ou même de continuer dans le travail du matelotage et dans l’établissement de leur gréement le type que leur offraient, comme par prévision, les navires de l’état, et qui, pour la plupart d’entre eux, était devenu en quelque façon usuel.

« Au surplus, il était fort naturel que le fait que nous venons de remarquer se produisît en France. Chez les peuples où la marine militaire prédomine, c’est la marine marchande qui l’imite, et le contraire doit avoir lieu lorsque, comme chez les Américains, c’est la marine marchande qui règne. »


Le remède à cet état de choses est à la disposition de nos armateurs et de nos capitaines, qui doivent réagir contre ces vieilles traditions et rechercher des conditions plus économiques de navigation. En général, les capitaines de notre marine marchande sont supérieurs en théorie, mais peut-être en pratique le cèdent-ils aux Américains et aux Anglais[15]. Avant de commander, nos officiers subissent des examens sur la trigonométrie sphérique, l’algèbre, la géométrie, l’arithmétique. En Amérique, ces conditions ne sont pas exigées ; en Angleterre, les officiers de première classe doivent dans la pratique prouver leur aptitude au commandement d’un navire en pleine mer ; comme théorie, ils ont à présenter les calculs nécessaires, si l’on veut déterminer exactement la position du navire.

Le programme de nos examens éloigne un grand nombre de jeunes gens de la carrière maritime. La science de ceux qui triomphent dans ces épreuves reste bien souvent sans emploi. Il y aurait tout avantage à remplacer une partie des études théoriques par une plus grande pratique de la navigation. Nul n’est admis à commander au commerce s’il n’a servi trois ans à bord des vaisseaux de l’état. Rien de mieux ; cette condition peut contribuer à faire de nos jeunes officiers de bons marins et leur donner une certaine expérience ; mais on n’obtiendra pas ce résultat, si, comme on l’a déclaré à l’enquête, on leur apprend seulement sur les bâtimens de guerre à tirer le canon et à faire l’exercice[16].

Ces observations touchaient aux règlemens administratifs, troisième chapitre de l’enquête. Nous ne relèverons pas dans les dépositions recueillies tous les faits qui dénoncent une fois de plus la manie réglementaire de notre administration ; nous en citerons seulement quelques-uns.

On se sert dans toutes les marines étrangères du code Marryat ; la marine française l’avait adopté. Il y a trois ans, le ministre de la marine a imposé le code Reynolds, que tous les capitaines sont obligés d’acheter, quoiqu’ils ne s’en servent pas. Les bâtimens sont astreints à une sorte de fanal, à un cornet comme celui des chemins de fer, à une cloche d’une forme et d’un poids déterminés. Des inspections ont lieu pour juger si tous ces objets ont leurs conditions réglementaires. La cloche doit peser 20 kilogrammes ; si elle pèse 19, il faut la renvoyer au fondeur pour lui donner le kilogramme qui lui manque. On prescrit jusqu’à la dimension des lettres qui servent à inscrire le nom du navire sur la dunette.

À côté de ces règlemens, qui ne sont qu’un mode de tracasserie administrative, il en est d’autres d’une plus grande portée, qui, dans l’esprit des auteurs, sont destinés à fortifier l’inscription maritime. La discussion de ces derniers est chose grave, et M. le ministre de la marine a fait tout ce qu’il a pu pour l’écarter, ne voulant pas exposer notre puissance navale à être ébranlée dans ses fondemens. Dans cette intention, il a pris de lui-même l’initiative des réformes que le commerce maritime pouvait lui demander ; il a sensiblement amélioré la position des gens inscrits ; il a exonéré nos armemens de charges inutiles. Ces actes d’une habile prévoyance méritent d’être cités.

Les marins qui ont six ans de service à bord des vaisseaux de l’état depuis leur inscription ne peuvent plus être levés qu’en vertu d’un décret impérial[17]. C’est tout à la fois donner à nos hommes de mer une garantie et à nos armateurs plus de facilité pour composer leurs équipages. En outre il est établi comme règle invariable que les levées prendront d’abord les hommes qui n’ont pas encore servi l’état, et seulement après ceux qui n’ont point complété leur temps de service. La même mesure accorde des sursis de levée en faveur de l’aîné d’orphelins de père et de mère, de celui qui a un frère au service, du fils aîné d’une femme veuve ou d’un père aveugle entré dans sa soixante-dixième année[18]. Jusqu’à ce moment, ces exemptions dépendaient de la volonté des autorités maritimes ; les faire résulter d’un droit, c’est un véritable bienfait pour notre personnel naval. Le même désir d’adoucir le régime des classes a fait créer des primes de réadmission au service de la flotte. C’est un moyen efficace de conserver dans la marine impériale des hommes d’élite et d’y entretenir les bonnes traditions[19].

À ces sages mesures, le ministre en a ajouté d’autres, d’un effet plus direct, sur notre marine marchande. Jusqu’à présent, quand un capitaine marchand demandait dans un port étranger à être réexpédié pour un autre voyage, le consul adressait cette demande au ministre de la marine, qui ne l’accueillait qu’à la condition du réarmement du navire, condition qui entraînait des dépenses et des lenteurs incompatibles avec la nature des opérations commerciales. Aujourd’hui les consuls peuvent, avec un simple visa au rôle, expédier pour toute destination les navires dont l’équipage a souscrit l’engagement de suivre le bâtiment dans toutes ses escales, ou qui consent à entreprendre le nouveau voyage, lorsque la proposition lui en est faite. De même, si un navire rentre en France dans un autre port que celui de son armement, le voyage intermédiaire qu’il est obligé de faire pour revenir à son point de départ n’est plus considéré comme navigation de cabotage, et le même rôle reste valable, sauf le règlement des salaires déjà acquis[20]. Ce sont là de précieuses innovations pour nos armateurs, car leurs navires y trouvent la possibilité de parcourir toutes les mers du globe sans solution de continuité dans leur armement et de prendre une part plus grande à l’intercourse avec la Grande-Bretagne et ses colonies, les navires étrangers étant admis dans ses ports au traitement national en vertu de l’acte de navigation de 1849.

Des facilités ont été accordées aussi pour la composition des équipages. On peut embarquer en remplacement de mousses des novices âgés de moins de dix-huit ans et sans précédent à la mer, ce qui modifie le décret du 23 mars 1852 dans cette disposition qui obligeait les novices de justifier à l’âge de seize ans de dix-huit mois de navigation pour être embarqués. Enfin les autorités maritimes sont ramenées à l’observation de l’acte de navigation de 1793, qui permet d’introduire dans les équipages un quart de matelots étrangers[21].

M. de Chasseloup-Laubat, on le voit par l’énumération de ces mesures, a voulu laisser le moins à dire, le moins à réclamer aux représentans des ports de commerce. En prenant ainsi les devans, M. le ministre de la marine aura-t-il réussi à mettre hors de cause dans l’enquête l’inscription maritime ? Lorsque cette question a été abordée par quelque côté, M. le président du conseil supérieur du commerce s’est empressé de dire qu’elle n’était pas en discussion. Cependant comment pourrait-on traiter des conditions de la marine marchande sans parler de l’institution dont elle est la base ? Est-ce que la prospérité de notre navigation commerciale n’est pas le plus sûr élément de notre marine militaire ? Comment justifierait-on l’immixtion incessante de l’administration dans les rapports des armateurs avec les gens de mer, si ce n’est par la protection que l’état doit aux marins qui dans un moment donné armeront ses vaisseaux ? De leur côté, nos armateurs ne peuvent-ils pas accuser cette protection d’être la cause pour eux de difficultés et de charges dont leurs concurrens étrangers sont affranchis ? Qu’on ne se fasse donc pas illusion : la voie de réforme dans laquelle on semble entrer conduit infailliblement à toucher plus ou moins profondément à l’inscription maritime. Jusqu’à présent, nous devons le dire, les représentans des ports, qui ont, comme M. le ministre de la marine, le pressentiment du redoutable problème que posent ces questions, les ont traitées avec les plus grands ménagemens. Les économistes toutefois n’auront pas la même réserve. Pour obtenir l’assimilation des pavillons qui est dans la logique de leurs principes, ils n’hésiteront pas à pousser à la réforme de l’inscription maritime. Ils n’imiteront pas leur maître Adam Smith, qui, dans l’intérêt de la puissance de son pays, dérogeant à toutes ses doctrines, défendait l’acte de navigation de Cromwell avec son cortège de restrictions et de prohibitions[22].

Avant de quitter cette partie de l’enquête, nous devons citer un règlement auquel notre navigation peut imputer une part de son infériorité ; nous voulons parler de notre méthode de jaugeage. Un navire français jaugé officiellement 650 tonneaux ne porte réellement que ce tonnage quand il est complètement chargé. Un bâtiment américain de la même jauge officielle prend une cargaison de 800 tonneaux. Que ces deux navires naviguent en concurrence, on comprend l’avantage énorme du navire américain. Non-seulement il perçoit un fret sur 150 tonneaux de plus, mais se trouve en outre exonéré pour ce même tonnage de droits de douane, de tonnage, de greffe, de bassin, de pilotage, de remorquage, etc., qui pèsent sur tout le chargement du bâtiment français.

L’excellent mémoire de la chambre de commerce de Morlaix donne l’explication de cette différence entre le port effectif de ces deux navires. « Aux États-Unis, pour obtenir la jauge d’un navire qui sort des chantiers, on mesure la longueur et la largeur, et après avoir multiplié ces deux facteurs l’un par l’autre, on en multiplie le produit par la moitié seulement de la largeur déjà trouvée, et le tout, alors divisé par 94, le diviseur commun à toutes les nations, représente la capacité officielle du navire. Or du premier coup d’œil rien n’est plus facile que de saisir les conséquences de ce mode si favorable aux intérêts des armateurs américains, qui, pour obtenir la plus petite jauge possible, sont conduits à donner à leurs bâtimens le moins de largeur qu’ils peuvent en recevoir, afin qu’il leur soit permis d’augmenter le creux sans risque d’accroître le total de la capacité légale. » Les Anglais ont une autre règle de jaugeage, mais qui donne les mêmes résultats. On s’étonne que l’administration française n’ait pas encore réformé sa méthode, si défavorable à l’intérêt de nos armateurs.


III

Quelle a été l’influence de la législation douanière sur notre marine marchande ? Cette question devait, dans l’enquête, soulever les plus vives réclamations. Nous avons déjà fait connaître les mesures prises depuis 1860, qui ont profondément changé les droits de navigation. La première de toutes fut la suppression de la surtaxe d’entrepôt. Avant les réformes douanières, cette surtaxe était calculée de manière à favoriser l’importation des lieux de production et à conserver à notre marine le transport direct. Quoique moins élevée sur nos tarifs que la surtaxe de provenance d’origine, elle l’était plus en fait, car la marchandise tirée des entrepôts avait de plus à supporter des frais d’escale, d’embarquement et de débarquement. D’accord avec le gouvernement, et à l’occasion de la loi du 5 mai 1860, le corps législatif a supprimé, à titre d’essai, la surtaxe d’entrepôt[23]. Cette expérience a-t-elle donné de bons résultats ? Non, disent les représentans des ports, et à l’appui ils signalent quelques faits qui, selon eux, sont des symptômes alarmans. Avant cette suppression, les jutes de l’Inde n’arrivaient en France que par bâtiment national. En 1860 et 1861, il en fut importé 35 à 36,000 balles, soit environ 8,000 tonneaux de mer. Sous la nouvelle législation, notre marine n’a plus transporté que 6,400 balles venant directement de l’Inde, 16,000 l’ont été par bâtimens étrangers, et le surplus de notre consommation nous a été fourni par les entrepôts anglais[24]. La possibilité de réexpédier cette marchandise sur la France a nui à nos armateurs et a profité aux Anglais, qui en ont accumulé des quantités chez eux, certains de nous les adresser au fur et à mesure de nos besoins[25] ; mais cette importation est insignifiante, dit-on, et ne mérite pas d’entrer dans la discussion[26]. Continuons donc l’analyse des faits.

Nous avons reçu directement par navires français, dans l’année qui a précédé la réforme, 87,781 balles de riz. À la suite de la mauvaise récolte de 1861, cette importation s’est élevée à 172,000 balles ; mais sur ce chiffre, malgré la surtaxe de 18 francs par tonne, la part du pavillon étranger a été de 107,000 balles, et la nôtre seulement de 65,000, c’est-à-dire de 20,000 balles de moins que sous le précédent régime, et quoique le mouvement général ait été plus considérable. Les laines d’Australie, dont le transport serait de nature à motiver des relations directes avec le lieu de production, sont admises sans surtaxe, venant des entrepôts d’Europe. Pour arriver à notre consommation, elles passent par l’Angleterre et la Belgique. En 1861, sur une importation totale de 567,000 quintaux, 152,000 nous ont été expédiés par l’Angleterre, et dans les six premiers mois de cette année, sur 121,000 quintaux entrés, nous en devons 37,000 à son entremise. On voit par ces exemples que le changement de régime n’est pas à l’avantage de notre commerce maritime.

De tous les actes récemment accomplis, celui qui a suscité les plus vives plaintes, c’est le décret du 24 juin 1861. Quelques explications sont nécessaires pour faire apprécier la portée de ce débat. La loi des sucres avait établi un droit différentiel de 20 et 30 francs par tonneau de jauge, selon que l’importation par pavillon étranger s’opérait d’au-delà ou d’en-deçà des caps. En outre les sucres venus par bâtimens français étaient seuls admis à jouir de la faculté du drawback, c’est-à-dire du remboursement des droits payés à l’entrée, quand ils étaient réexportés après leur transformation en sucres raffinés. Cette combinaison, qui est l’équivalent de la mise en entrepôt fictif de la marchandise, avait le double but d’aider nos raffineurs à soutenir au dehors la concurrence étrangère et de protéger notre marine, puisque le sucre qu’elle transportait profitait seul du drawback. Une fois cependant notre traité de commerce avec la Belgique signé, le gouvernement s’est préoccupé des effets que ces dispositions pouvaient avoir à l’avantage de l’entrepôt d’Anvers et au détriment de notre commerce. N’y avait-il pas à craindre que ce port belge, si près de nos frontières, ne devînt un grand centre d’importation de sucres étrangers arrivés par tous pavillons, et d’où, après avoir reçu le travail du raffinage, ils reflueraient sur notre territoire, au grand préjudice de notre industrie et de notre commerce maritime ? Pour prévenir cette éventualité, le décret du 24 juin fut rendu. L’article 2 étend aux sucres étrangers importés par navires étrangers la faculté du drawback. Cette mesure fut diversement jugée. Les raffineurs et les négocians des ports y applaudirent ; les armateurs au contraire élevèrent les plus vives réclamations. Voici la cause de cette divergence d’opinion.

Dans le cas qui nous occupe, le drawback est plus qu’une restitution de droits. Moyennant une réexportation de 76 kilog. de sucre raffiné, le trésor consent à rembourser les droits de 100 kilog. bruts, quoiqu’il soit certain que ces 100 kilog. ont produit non pas 76, mais bien 85 à 90 kilog. de sucre raffiné. Il reste ainsi un excédant de 15 à 20 kilog. de matière première dans les mains des raffineurs, qui, même sans réexportation, est libre de tous droits.

Ce bénéfice, appelons-le par son véritable nom, est une prime réelle. Cette prime, on le comprend, sera d’autant plus importante que les droits payés à l’entrée du sucre brut seront plus élevés. Aussi que feront les raffineurs ? Ils prendront de préférence pour leur travail le sucre étranger importé par pavillon étranger, puisque les droits à rembourser sont de 32 à 33 francs, plutôt que les sucres venus par navires français aux droits de 30 francs. Ainsi se trouve détournée au profit de la marine étrangère la protection que la loi avait voulu réserver au pavillon français. Cette situation est encore aggravée par d’autres circonstances. Le traitement fait à notre marine à Cuba et dans les colonies hollandaises lui ôte la possibilité de disputer à la marine de ces pays le transport des sucres que nous y achetons. Nos navires paient des droits différentiels à l’entrée et à la sortie dont les bâtimens de ces puissances sont affranchis. Pour caractériser cet état de choses, on a cité un fait bien significatif : des vins de Bordeaux ont avantage à aller à Amsterdam et à Rotterdam s’y charger pour être transportés à Java plutôt que de s’expédier de nos ports. Un armateur de Marseille a relevé les droits et frais payés par un navire français à La Havane, comparés à ceux payés par un navire espagnol. Il en résulte que le premier paie 789 piastres, et le second seulement, 410 piastres : différence en faveur du navire espagnol, 370 piastres c’est-à-dire 1,500 francs[27]. Nous avons en outre à subir à Cuba la concurrence anglaise qui, par suite de l’exemption, presque complète de droits dont jouissent les bâtimens chargés de charbon, a un voyage d’aller assuré, et peut en conséquence prendre un chargement de retour à un prix moins élevé que nous.

Le décret du 24 juin, quoique dicté par une très bonne intention, mettait donc notre marine dans l’impuissance de lutter contre le pavillon étranger pour l’importation des sucres de Cuba et de Java. Avant de faire de pareilles concessions à la Hollande et à l’Espagne, n’aurait-il pas été sage de négocier avec les gouvernemens de ces pays, afin qu’ils consentissent par réciprocité à recevoir nos bâtimens dans leurs colonies sur le même pied que le pavillon national ? Quand il s’agit de commerce, les rapports internationaux ne doivent-ils pas être basés sur l’échange et donner un avantage contre un avantage ?

Ces critiques ont soulevé une vive controverse, à laquelle plusieurs membres du conseil supérieur ont pris part. Quelques-uns ont fait observer que le décret du 24 juin était nécessaire à notre raffinerie, pour qu’elle pût soutenir à l’extérieur la concurrence de la raffinerie belge et anglaise, que son développement et son succès dans cette lutte n’étaient pas sans utilité pour notre marine marchande, puisqu’elle était employée à la réexportation de ses produits fabriqués : qu’il était du plus grand intérêt pour la France de constituer de grands marchés de sucre sur son littoral, à Marseille par exemple, pour desservir les populations du bassin de la Méditerranée. Cette réponse, qui témoignait d’une grande sollicitude pour le travail de la raffinerie, ne pouvait satisfaire les représentans des ports, car il leur est bien plus utile d’avoir des transports transatlantiques que des transports de côte à côte, de s’assurer de la matière première pour former leurs chargemens que des produits fabriqués qui ne peuvent être qu’un assortiment de cargaison. M. le ministre du commerce, nous nous empressons de le constater, n’a pas attendu que l’enquête fût terminée pour reconnaître sur ce point le fondement d’une partie des réclamations de la marine marchande. Un décret a été rendu, à la date du 20 juin dernier, par lequel le drawback sur les sucres étrangers importés par navires espagnols ne sera payé, jusqu’à ce qu’il en soit autrement ordonné, que sur le pied de 30 francs, ce qui rétablit le droit différentiel de pavillon de 20 et 30 francs. C’est une mise en demeure adressée à l’Espagne, qui devra examiner si elle veut acquérir, par quelque concession, le bénéfice de la restitution complète des droits payés par son pavillon. La mesure ne s’étend pas à la Hollande, probablement parce qu’on espère, dans des négociations entamées avec elle, l’amener prochainement à supprimer les droits différentiels qui frappent notre marine dans ses colonies[28].

Quelque importans que soient ces faits, il faut répondre d’une manière plus générale à la question posée : « quelle a été l’influence, sur notre navigation, des réformes accomplies depuis 1860 ? » L’expérience est de trop courte durée pour que les résultats soient bien significatifs. Cependant nous trouvons dans le rapprochement des chiffres que nous allons citer, si ce n’est une réponse positive, du moins quelques indices qui la font pressentir.

COMMERCE GÉNÉRAL.[29]
Entrées par navires français.
Entrées par navires étrangers.
1861 1,763,935 tonn. 1861 3,170,803 tonn.
1860 1,663,615 — 1860 2,348,261 —
Différence en plus.....

soit 6,03 pour 100.

100,320 tonn. Différence en plus.....

soit 35 pour 100.

822,542 tonn.
Sorties.
Sorties.
1861 1,249,749 tonn. 1861 1,434,324 tonn.
1860 1,341,531 — 1860 1,502,635 —
Différence en moins.....

soit 6,83 pour 100.

91,782 tonn. Différence en moins.....

soit 4,55 pour 100.

68,311 tonn.


ensemble des entrées et des sorties
par navires français.
par navires étrangers.
1861 3,013,684 tonn. 1861 4,605,127 tonn.
1860 3,005,146 — 1860 3,850,896 —
Différence en plus.....

soit 0,28 pour 100.

8,538 tonn. Différence en plus.....

soit 19,59 pour 100.

754,231 tonn.

On voit que s’il y a eu progrès dans les entrées pour les navires français de 1860 à 1861, il n’a été que de 6 pour 100, tandis qu’il a été pour les bâtimens étrangers de 35 pour 100, que dans ces deux mêmes années nous avons perdu dans les sorties une proportion de 6 à 7 pour 100, tandis que le pavillon étranger s’affaiblissait seulement de 4 à 5 pour 100, que si, dans l’ensemble des entrées et des sorties, le mouvement de notre navigation est resté à peu près stationnaire, car la différence est insignifiante, celui des marines étrangères a fait un pas en avant qui est de 19 à 20 pour 100. Sans vouloir juger d’une manière définitive le système appliqué depuis 1860, et en faisant toute réserve sur les résultats qu’il peut avoir sur notre commerce et notre industrie, nous sommes autorisé à conclure de ces chiffres que jusqu’à présent son influence n’a pas été favorable à notre marine marchande.


IV.

Le cabotage joue un rôle secondaire dans l’enquête de 1862, comme dans notre mouvement commercial.

Il est fort difficile de donner un chiffre exact de l’importance du cabotage, car l’administration et les armateurs, pour l’établir, procèdent d’une manière différente. Les armateurs considèrent comme cabotage toute navigation à courte distance, qu’elle se dirige d’un point du littoral à un autre point du territoire français, ou qu’elle ait pour destination un port étranger de l’Europe. D’après cette méthode, l’intercourse avec tous les états européens se trouve compris dans le cabotage. L’administration au contraire classe dans la marine au long cours tous les voyages d’un port de France à un port étranger. De là des appréciations bien différentes sur le mouvement de notre marine marchande. Elle est en progrès, comme le dit M. le ministre du commerce, si on calcule le nombre des navires qui entrent et sortent de nos ports, sans tenir compte de leur destination ; elle est en décadence, si, comme le font les armateurs, on ne compte que les armemens pour de grandes distances. Dans ces dernières années, l’intercourse avec les pays d’Europe, notamment avec l’Angleterre, a pris un grand développement par suite de l’importation des houilles nécessaires à nos usines et à nos manufactures.

Le classement adopté par l’administration nous paraît très rationnel. Tous les traités que nous avons conclus, moins un, réservent à notre pavillon le cabotage, c’est-à-dire la navigation de port à port français. Tout voyage pour l’étranger, n’étant pas compris dans l’exception, n’est donc pas cabotage. Cependant peut-on considérer comme navigation au long cours celle qui a pour but nos rapports avec l’Angleterre, la Hollande, la Prusse et l’Italie ? Non sans doute. On résoudrait cette difficulté de statistique en créant une troisième classe, sous la rubrique de grand cabotage.

D’après l’administration des douanes, le cabotage, qui ne comprenait pas l’intercourse européen, de 1830 à 1836, était en moyenne de 2,288,000 tonneaux. Il s’est élevé en 1860 à 2,919,000 tonneaux, ce qui donne d’une période à l’autre un accroissement de 27 pour 100[30]. C’est un bien faible progrès dans un espace de temps aussi considérable ; mais il serait juste de l’augmenter du chiffre de l’intercourse avec les états européens, que l’on fait figurer dans la navigation au long cours, et de réduire celle-ci dans les mêmes proportions, pour avoir une idée exacte des deux branches de notre mouvement maritime. Il serait alors plus facile de s’entendre.

La cause de souffrance de notre cabotage est connue de tout le monde : c’est la concurrence des chemins de fer. Nos voies ferrées s’étendent chaque jour davantage et relient les ports avec les centres d’industrie et les marchés de consommation les plus importans. Elles compensent par la célérité et l’exactitude le bon marché des voies navigables pour le transport des marchandises. Les armateurs de la Bretagne et des Côtes-du-Nord sont prêts à se reconnaître vaincus et annoncent la ruine très prochaine de leur industrie. Il est du devoir du gouvernement de leur venir en aide, ne serait-ce que pour donner le temps aux nombreux intérêts engagés dans notre petite navigation de se liquider et pour conserver à notre marine militaire le plus longtemps possible une source de recrutement dont elle ne peut pas encore se passer. Plusieurs moyens de soutenir notre cabotage ont été indiqués par les personnes les plus compétentes. On a demandé que l’exemption du pilotage dont jouissent seulement les navires d’une jauge inférieure à 80 tonneaux fût étendue à tout navire d’une capacité moindre de 200 tonneaux. Cette dispense serait sans inconvénient, car les hommes qui commandent nos bâtimens caboteurs connaissent aussi bien que les pilotes nos côtes et l’embouchure de nos fleuves. On propose aussi de dédommager notre cabotage de ce qu’il perd dans le trafic de port à port de notre littoral, en élargissant la zone de ses opérations par la liberté qui lui serait donnée de naviguer désormais pour toute destination en-deçà des caps. Il serait d’autant plus juste de faire ces concessions à notre marine de second ordre que, déjà dépossédée d’une partie de son domaine par l’industrie des chemins de fer, elle est encore menacée de subir prochainement une révolution radicale. Journellement nous voyons sur nos côtes se substituer à la navigation à voiles la navigation à vapeur. Celle-ci, on le comprend, est plus en mesure de soutenir la lutte contre les voies ferrées : elle le prouve déjà par les succès qu’elle obtient au moyen des lignes de steamers établies entre Dunkerque et Le Havre, Le Havre et Cherbourg, Bordeaux et Nantes.

Nous ne croyons pas que le principe de liberté en matière de navigation, dans la pensée de ses plus chaleureux partisans, puisse s’appliquer au cabotage. L’Angleterre, qui la première l’a adopté et qui est si sûre de sa supériorité, a fait elle-même une réserve à cet égard dans son bill de 1849 ; mais c’est tout ce que nous pourrons conserver, car l’intercourse nous échappera, il ne faut pas se faire illusion : au fur et à mesure que le cabotage se transformera en navigation à vapeur, nos rapports directs avec la Grande-Bretagne seront entretenus par le pavillon de cette nation. Déjà presque toute l’importation du charbon en France se fait au moyen de bâtimens de 800 à 1,000 tonneaux, auxquels les Anglais adaptent des machines de 60 à 80 chevaux de force. Notre infériorité pour leur disputer ce transport est trop manifeste pour que nous ayons besoin de la constater. Si on veut procurer à notre cabotage, dans l’état de détresse où il est, un nouvel aliment de vie, on pourrait le trouver en se retournant du côté de l’Espagne, et en exigeant de cette puissance l’observation des traités qui la lient envers nous. Aux plaintes que quelques délégués ont fait entendre à ce sujet, aux allégations qu’ils ont articulées contre la marine espagnole, qui s’empare du cabotage sur nos côtes, notamment sur celles de la Méditerranée, M. le ministre du commerce s’est borné à répondre que son collègue le ministre des affaires étrangères avait engagé au mois d’octobre 1861, avec le cabinet de Madrid, une négociation qui n’avait pas abouti.

Rien de plus étrange et de moins fier que notre position vis-à-vis de l’Espagne. Nous avons avec elle une convention beaucoup plus large et plus libérale qu’avec toute autre puissance. Connue sous le nom de pacte de famille, elle fut signée à Paris le 15 août 1761. Elle contient les articles suivans : « Les sujets des hautes parties contractantes seront traités, relativement au commerce et aux impositions, comme les propres sujets du pays où ils seront en passage ou en résidence, de sorte que le pavillon espagnol jouira en France des mêmes droits et prérogatives que le pavillon français, comme le pavillon français à son tour sera traité en Espagne avec la même faveur que l’espagnol. Les sujets des deux monarchies paieront les mêmes droits qu’ils paieraient s’ils étaient naturels, et cette même égalité s’observera en ce qui touche la liberté d’importation et d’exportation, sans qu’on doive payer d’une ou d’autre part plus de droits que ceux qui sont perçus sur les propres sujets de chaque souverain, ni déclarer objets de contrebande pour les uns ceux qui ne le seraient pas pour les autres. En outre il est bien entendu qu’aucune autre puissance ne jouira, ni en France ni en Espagne, de privilèges plus avantageux que ceux des deux nations. »

Depuis, plusieurs conventions sont intervenues, mais elles laissent subsister la déclaration que nous rappelons, et n’ont d’autre but que d’en préciser les termes trop généraux[31]. Est-il survenu postérieurement quelque acte diplomatique qui ait annulé ces conventions ? Non, bien au contraire : en deux circonstances solennelles, l’Espagne s’est fait un devoir de les consacrer de nouveau, dans le traité de Bâle en 1795, et à la paix de Paris le 20 juillet 1814[32]. Nous n’analyserons pas les différentes mesures d’administration et de législation par lesquelles le gouvernement espagnol a annulé en fait nos traités avec lui ; nous nous bornerons à dire que non-seulement nous ne jouissons d’aucun des avantages qui nous étaient promis, mais que nos relations commerciales avec la péninsule espagnole sont livrées à un arbitraire qui leur ôte toute règle comme toute sécurité. La faculté de faire le cabotage, qui nous était acquise, nous a été enlevée par de simples lois de douane en 1821 et 1822, absolument comme s’il n’existait aucun lien de droit international qui limitât à ce sujet le pouvoir législatif du gouvernement espagnol. Ainsi, pendant que la France exécute encore les stipulations corrélatives qui obligent les deux pays l’un envers l’autre, l’Espagne les méconnaît et agit comme si elle était libre de tout engagement. Depuis bien des années, les chambres de commerce réclament contre cet état de choses ; plusieurs fois leurs griefs ont retenti dans nos assemblées politiques. À différentes reprises, des négociations ont été entamées et poursuivies avec obstination ; mais l’obstination espagnole l’a toujours emporté sur notre bon droit. Nous avons donc encore sous les yeux le singulier spectacle de la France qui se considère comme liée vis-à-vis de l’Espagne par une convention que l’Espagne affecte de ne pas vouloir exécuter !


V.

Nous avons épuisé le questionnaire et analysé aussi exactement que nous l’avons pu les dépositions qu’il a provoquées. Après cette discussion de détail, il importe d’arriver à quelques vues d’ensemble.

Toutes les fois que les délégués ont signalé l’état peu florissant de notre marine, on leur a répondu par un chiffre qui contredisait victorieusement leur assertion. « De quoi vous plaignez-vous ? leur a-t-on dit ; jetez les yeux sur les tableaux statistiques publiés par le ministère du commerce, et vous verrez que de 1850 à 1862, dans l’espace de douze ans, le mouvement de notre navigation s’est élevé de 688,000 tonneaux à 1,026,000 tonneaux, c’est-à-dire qu’il a progressé de près de 40 pour 100. »

Le progrès qu’on nous signale est-il réel ? En le supposant tel, est-il en proportion avec le progrès accompli dans toutes les branches de l’activité du pays pendant la même période ? Notre infériorité vis-à-vis de l’Angleterre, de la Hollande et des États-Unis est-elle moins sensible ? Les élémens nous manquent pour résoudre ces questions ; mais un événement tout exceptionnel s’est produit pendant les douze dernières années, auquel il faut attribuer, plutôt qu’à une cause normale, l’accroissement de notre navigation. Nous voulons parler de la guerre de Crimée, qui, survenant au même moment qu’une mauvaise récolte, a renchéri le fret, provoqué de nouvelles constructions et imprimé plus d’activité à notre pavillon. Les faits que nous allons citer justifieront notre observation et réduiront à sa juste valeur le progrès dont on argumente avec tant de confiance.

Au 1er janvier 1861, nous possédions 4,367 navires jaugeant 751,059 tonneaux qui se décomposaient comme il suit :

630 navires jaugeant 66,156 tonneaux, ayant plus de 20 ans
512 53,502 de 15 à 20 ans.
506 71,103 de 12 à 15 ans.
998 162,713 de 7 à 12 ans.
1,721 397,585 de 1 à 7 ans.
4,367 navires jaugeant 751,059 tonneaux.

On comprend dès l’abord qu’à moins qu’ils ne soient promptement remplacés, les navires de quinze à plus de vingt ans, qui figurent dans ce matériel naval pour un total de 1,142, c’est-à-dire pour plus du quart, sont une véritable non-valeur. Si notre navigation était en voie de prospérité, comme on l’assure, le chiffre de cette non-valeur serait beaucoup moins considérable, et des constructions nouvelles compenseraient régulièrement tous les ans les pertes de notre matériel. Or il n’en est pas ainsi.

En 1858,1859 et 1860, la construction s’est sensiblement ralentie. Il n’est sorti des chantiers que 420 navires jaugeant seulement 79,147 tonneaux, tandis qu’en 1852, 1853 et 1854 ils nous avaient fourni 768 navires jaugeant 152,518 tonneaux, et dans la période de 1855,1856 et 1857, 1,030 navires de 255,100 tonneaux. Ces chiffres constatent l’influence de la guerre de Crimée sur le mouvement de notre navigation, car dans les trois années qui suivent cet événement, n’étant plus soutenu par les besoins accidentels qui en sont la conséquence, ce mouvement s’arrête et recule même. Les pertes et les mises hors de service pendant les années 1858, 1859 et 1860 sont de 1,469 navires jaugeant 232,960 tonneaux. Or, comme nos chantiers n’ont produit que 420 navires jaugeant 79,147 tonneaux, notre marine marchande a perdu pendant cette période triennale 1,049 navires jaugeant. 153,813 tonneaux[33].

Peut-on, après des faits si tristement significatifs, prétendre encore que notre navigation est en voie de progrès ? Mais, dira-t-on, puisque le régime de protection n’a pas eu de plus heureux effets, pourquoi ne pas essayer du régime de liberté ? À entendre poser cette question, on croirait que nous sommes encore à faire l’expérience du principe de l’égalité des pavillons. C’est cependant l’application de ce principe qui est la base des traités de réciprocité que nous avons avec plusieurs puissances. Nous pouvons donc juger aussi les résultats du système de libre concurrence. À cet effet, nous allons citer deux exemples bien saillans[34].

Avant le traité de 1822 qui nous lie avec les États-Unis, notre marine partageait avec la marine américaine les transports entre les deux pays. Depuis, le pavillon de l’Union s’est emparé de tout l’intercourse. En 1860, le mouvement maritime avec les États-Unis (entrées et sorties) s’élevait à 495,440 tonneaux, sur lequel nos bâtimens prenaient 16,221 et les navires américains 454,228 tonneaux, soit pour nous, en négligeant les fractions, 3 pour 100, et pour nos concurrens 91 pour 100. Le complément est la part du pavillon tiers.

Avant le traité de 1826 avec l’Angleterre, nous avions une supériorité marquée dans nos rapports avec elle, puisque nous intervenions dans l’intercourse pour 56 pour 100. Le régime d’assimilation a interverti la position des deux marines. Le mouvement de navigation entre la France et l’Angleterre, Malte, Gibraltar, les Îles-Ioniennes compris, est de 2,589,933 tonneaux (entrées et sorties). Nous négligeons la part du pavillon tiers. Sur cet ensemble, la marine française prélève 482,644 tonneaux, et la marine anglaise 1,907,289 tonneaux, c’est-à-dire que notre proportion est de 26 à 27 pour 100, et celle de l’Angleterre de 73 à 74 pour 100. Peut-être trouvons-nous dans le mouvement général et dans notre supériorité vis-à-vis d’autres puissances une compensation à notre infériorité vis à r-vis de l’Angleterre et des États-Unis ? Voici la réponse à cette question. Le commerce maritime à la voile et à la vapeur avec l’étranger et les colonies (entrées et sorties) était en 1860 de 6,856,642 tonneaux : dans ce résultat, notre pavillon intervenait pour 3,005,146 tonneaux, soit 43 pour 100, et le pavillon étranger pour 3,850,896, ou 56 pour 100. La proportion nous serait encore, bien autrement défavorable, si nous déduisions de cet ensemble de tonnage notre commerce avec les colonies, qui en 1860 nous était réservé, et notamment celui de la pêche, acquis exclusivement à notre pavillon[35]. La nouvelle législation coloniale est appliquée depuis trop peu de temps pour qu’on puisse en juger les effets ; mais il est tout naturel de prévoir qu’elle amènera une diminution plutôt qu’une augmentation dans le mouvement de nos navires.

Nous aurions d’autres réductions à faire au bilan de notre navigation, tel qu’il est établi en 1860. Il est formé d’après le travail de l’administration, qui relève le tonnage des navires français à l’entrée et à la sortie. L’administration n’examine pas si ce tonnage est complètement employé. Or qui ne sait que la plupart du temps nos bâtimens s’expédient avec une fraction de chargement, et quelquefois même sur lest ? On se ferait donc illusion, si on prenait pour mesure de l’importance réelle de notre mouvement maritime le chiffre officiel que nous venons de rappeler.


VI.

Nous avons vu dans cet examen bien des causes d’infériorité pour notre marine qu’il est possible de faire disparaître avec de la persévérance et de la volonté ; mais il en est d’autres, inhérentes à sa constitution, et auxquelles il nous paraît plus difficile de porter remède. Elles ont été signalées par les représentans des ports, et elles méritent d’autant plus de fixer notre attention qu’elles nécessitent des aveux pénibles.

En France, c’est par exception qu’on s’occupe d’armemens maritimes. En Angleterre, tous les efforts, tout le travail, ont pour but de satisfaire à un besoin d’expansion dont la marine est l’instrument. Tout le monde s’y intéresse, le filateur et le banquier aussi bien que le possesseur de navires. Chaque Anglais comprend que la grandeur de son pays dépend de sa prépondérance sur les mers ; pour lui comme pour l’homme d’état, c’est au dehors qu’il est habitué, des son enfance, de chercher un but à son activité et des chances de fortune. La Hollande présente le même spectacle : c’est sur la navigation que se porte l’intérêt presque exclusif de ses habitans. Dans les eaux intérieures, dans le Zuyderzée, on est frappé à chaque pas de la force des penchans, de la surabondance de vigueur et de moyens qui ramènent ce peuple vers les sources de son ancienne prospérité. Dans le cours inférieur de la Meuse, chaque village est transformé en un chantier de construction. Au milieu des plus humbles maisons apparaissent les charpentes de grands bâtimens destinés à la navigation des Indes. Les paysans eux-mêmes se font constructeurs, et, par la force du sentiment public, ils se croient relevés de leur modeste position quand ils prêtent leur argent ou leur travail à ces entreprises lointaines. Avoir une part dans un vaisseau qui navigue dans la mer des Indes, c’est sortir des classes inférieures. C’est mieux qu’en France, où Colbert disait que le noble ne dérogeait pas en s’occupant d’armement : en Hollande, on s’ennoblit.

De cette première différence d’aptitude et de mœurs il en découle d’autres presque aussi importantes. Excepté sur une bande étroite de notre littoral, les capitaux font comme les hommes : ils désertent les navires, et laissent nos armateurs livrés à leurs faibles ressources. Ceux-ci sont alors obligés de limiter la durée et l’étendue de leurs expéditions aux moyens pécuniaires dont ils disposent ou qu’ils peuvent se procurer autour d’eux. Ils s’adresseraient inutilement à nos hommes de finances. À quelques exceptions près, ceux-ci résident tous à Paris, où les affaires maritimes n’ont jamais eu qu’une place secondaire. En Angleterre, non-seulement les banquiers, les détenteurs de capitaux viennent en aide aux armemens, mais aussi toutes les classes de la société. Les manufacturiers, les propriétaires de houilles poussent à la construction et à l’armement des navires ; ils y prennent volontiers un intérêt, sauf à stipuler quelque clause favorable à l’écoulement de leurs produits. Bon nombre de maisons de Glasgow, de Manchester, d’établissemens de Cardif et de New-Castle sont associés dans de larges proportions avec des armateurs de Londres et de Liverpool, avec des constructeurs de la Tyne et de la Mersey. Autre différence : les Français s’expatrient difficilement. Ceux qui s’éloignent du sol natal sont trop souvent de tristes représentans de notre nationalité ; pour la plupart, ils sont partis sans ressources, quelquefois pour cacher leurs précédens ; ils s’éparpillent sur les différens points du globe afin d’y chercher à l’aventure leurs moyens d’existence, et les plus honnêtes avec la pensée de rentrer dans la mère-patrie dès qu’ils auront amassé quelque argent. Nous savons bien que des exceptions peuvent être citées : elles sont d’autant plus éclatantes qu’elles sont peu nombreuses. Aussi, comme en 1824, nous sommes encore aujourd’hui à l’étranger sans compatriotes auxquels nous puissions confier la gestion de nos armemens[36]. Les Anglais, les Hollandais, les Américains ont presque partout des maisons qui sont des dépendances ou des succursales de leur établissement métropolitain. Ces maisons établies depuis longtemps dans le pays y ont acquis de l’influence et de la considération ; elles s’appliquent à suivre tous les mouvemens de la production et de la consommation locale ; elles tiennent exactement informés de ces variations leur établissement principal et les armateurs qui s’adressent à elles ; elles préparent à l’avance la vente des cargaisons qui leur sont annoncées et la formation de celles qui devront être expédiées en retour. Ces maisons ont un rôle trop important pour que celles qui le remplissent soient l’œuvre d’un jour ou du premier venu. À toutes ces différences, qui nous font une position inférieure, nous en avons à en ajouter une autre : nous voulons parler de l’absence d’un fret de sortie. Outre les produits de leurs manufactures, dont ils approvisionnent le monde entier, les Anglais ont la houille à transporter. Les Américains ont le tabac et les merrains, mais surtout le coton, nécessaire à tous les peuples. La Suède, le Danemark, la Norvège, ont pour élément de fret les bois de construction. Ces peuples, grâce à ces matières de grand encombrement et de peu de valeur, sont donc certains d’avoir pour le voyage d’aller un chargement. Cette première partie de l’opération assurée rend la seconde plus facile. Un fret de retour, même à un prix très modéré, leur donne pour l’ensemble de l’opération une rémunération suffisante.

La France est loin d’être dans des conditions aussi favorables. Ses navires, au départ, n’ont pour fond de chargement que les vins et les spiritueux, qui ne sont pas en tout pays d’une grande consommation, et où l’on ne peut les porter que par faibles quantités. Il faut compléter les chargemens avec les articles de notre industrie, tels que les meubles, les soieries, les draps, articles qui, sous un volume restreint, représentent une somme considérable. Aussi qu’arrive-t-il ? Nos bâtimens restent trois ou quatre mois en charge dans nos ports à attendre la marchandise. Ces retards entraînent pour l’armement des surcharges de frais de toute sorte : usure du navire au mouillage, intérêt du capital, assurances, gages de l’équipage. Souvent, pour éviter ces faux frais, nos navires s’expédient à moitié vides, et même sur lest, c’est-à-dire avec du sable et des pierres[37].

Ce départ si désavantageux pèse sur tout le cours du voyage. Arrivés à leur destination, nos bâtimens se trouvent en présence de bâtimens anglais et américains qui acceptent un fret au rabais dont nos capitaines ne peuvent se contenter, obligés qu’ils sont de chercher dans le retour une compensation au déficit d’un fret d’aller[38]. Ce n’est que grâce aux droits différentiels qui frappent les importations directes par pavillon étranger que nos navires réussissent lentement à se charger et à opérer leur retour en France. Il en résulte que nous faisons deux voyages dans le temps où les Américains et les Anglais en font trois. Qu’on juge de la différence que cette circonstance doit produire dans les comptes d’armement de nos ports comparés avec ceux de nos concurrens !

Nos traités de réciprocité donnent le bénéfice de l’assimilation aux puissances avec lesquelles nous les avons signés. Or, comme la marine nationale a toujours un avantage particulier pour le transport des produits du sol, nous nous voyons enlever par la navigation de ces états les matières de grand encombrement que notre consommation leur demande. Ainsi, lorsque, par l’effet d’une mauvaise récolte, nous recourons à l’étranger pour compléter notre approvisionnement alimentaire, ce sont les Russes, les Américains, les Espagnols qui nous apportent les céréales. Par la même raison, ce sont les navires anglais qui importent chez nous la grande quantité de houille et de fonte que nous tirons de leur pays, les Américains qui transportent les cotons, les tabacs et les merrains que nous leur demandons. L’aliment d’une navigation active et florissante nous manque donc.

En réponse aux plaintes des représentans des ports, quelques membres du conseil supérieur ont fait observer que ce fâcheux état de notre marine marchande pouvait être attribué à ce que nos armateurs ne se bornaient pas à être transporteurs ; et y ajoutaient l’office de négociant. Comment en serait-il autrement ? Croit-on que c’est volontairement que nos maisons d’armement achètent des marchandises et les expédient, ou en font venir pour leur propre compte sur leurs navires ? Elles ne le font que parce qu’elles préfèrent, au lieu d’un voyage sans fret, courir la chance d’en gagner un en greffant sur leur armement une opération commerciale. C’est une nécessité qu’elles doivent subir, si elles s’écartent des voies battues, si leurs navires vont ailleurs qu’à la Martinique, à la Guadeloupe et à La Réunion. Ce serait bien en vain qu’à Canton, à Shang-haï, à Hongkong, à Siam, un bâtiment français demanderait une cargaison de retour pour France[39]. Il faut que le capitaine qui va dans ces parages ait dans les mains les moyens d’opérer pour compte de son armateur, sans quoi il reviendrait à vide.

On eut l’idée, il y a quelques années, qu’on réduirait les frais d’armement en les appliquant à des navires de grande capacité. On se mit alors à construire des bâtimens de 1,200, de 1,500 et même de 2,000 tonneaux. Il n’a pas fallu une longue expérience pour reconnaître que c’était une erreur. Ces grands navires sentaient plus que les autres l’absence de cargaisons et avaient en outre à vaincre des difficultés pour entrer dans nos ports et à supporter des dépenses supplémentaires de remorquage ou d’alléges. On est bien vite revenu aux bâtimens de moyenne grandeur.

De cette discussion des causes d’infériorité qui pèsent sur notre marine marchande, la plupart des représentans des ports en sont venus à conclure qu’il serait téméraire de supprimer les droits différentiels qui protègent encore notre marine marchande et de la livrer à la concurrence des marines étrangères ; Ils se croient en droit de demander pour elle le maintien des surtaxes de 20 et 30 francs établies dans les lois du 5 et du 23 mai 1860, car on ne saurait faire moins pour un des élémens de la puissance politique du pays que pour notre industrie manufacturière, à laquelle on a réservé un tarif de protection s’élevant jusqu’à 30 pour 100. De plus hardis, comme les présidens des chambres de commerce de Marseille et de Bordeaux, demandent, pour se préparer à la libre concurrence, l’admission en franchise de tous les objets et matières qui servent à la construction et à l’armement des navires, la faculté de franciser gratuitement les bâtimens achetés à l’étranger, et, moyennant trois ou quatre ans passés sous ce régime transitoire, ils adhéreraient au principe de l’assimilation des pavillons.

Il existe une opinion plus radicale : c’est celle des négocians, des industriels et de quelques partisans systématiques du libre échange. Ils s’accordent à dire qu’après les réformes opérées, après la promesse faite à l’industrie de lui donner les matières premières à aussi bas prix que possible, et par conséquent de les faire arriver par les transports les moins coûteux, il y aurait déni de justice à maintenir notre législation maritime. Comment nos manufactures pourraient-elles se soutenir, comment leurs produits pourraient-ils trouver des consommateurs sur les marchés étrangers en présence des produits similaires anglais, s’ils demeurent surenchéris des primes payées à notre marine ? N’est-ce donc pas déjà soumettre à une terrible épreuve le travail de nos fabricans que de les placer en face de rivaux si puissans, habitués depuis longtemps à dominer tous les marchés ? La marine est un auxiliaire pour notre industrie, il faut qu’elle exerce son entremise avec activité et bon marché.

Les économistes, qui aiment à invoquer les précédens que leur fournit l’expérience anglaise, ne manquent pas d’ajouter à ce thème l’énumération des progrès que l’Angleterre a su accomplir sous l’influence du libre échange appliqué à la navigation des peuples. Ils ont la conviction que ce système, largement pratiqué chez nous, donnera les mêmes résultats. La France, disent-ils, si heureusement située sur le continent européen, y est appelée à exercer un rôle prépondérant sous le rapport commercial, comme celui qu’elle exerce sous le rapport politique, si elle sait par le transit se constituer l’intermédiaire de tous les peuples. À cette fin, qu’elle ouvre ses ports à tous les pavillons, qu’elle provoque par tous les moyens possibles une immense importation de denrées coloniales, de matières premières de toute sorte, qu’elle crée à Marseille, au Havre, à Bordeaux, de grands marchés et de grands entrepôts qui n’aient rien à craindre de la comparaison avec Anvers, Amsterdam et Trieste, et elle fera plus pour sa marine marchande que par les combinaisons artificielles de ses tarifs. Ce qui s’est passé en France à la suite du traité de 1826 conclu avec l’Angleterre ne doit laisser aucun doute sur ces résultats. Au lieu de supputer le nombre des bâtimens des deux nations qui interviennent dans les rapports des deux pays, qu’on calcule celui de nos navires aujourd’hui employés à cette navigation, comparé avec celui que nous avions avant l’assimilation des pavillons, et l’on reconnaîtra que notre marine marchande y a gagné un accroissement considérable. Le même fait se reproduira partout, quand le système se sera généralisé.

Il y aurait bien des objections à faire à cette brillante théorie. Nous en indiquerons quelques-unes. Quand l’Angleterre a-t-elle songé à rappeler l’acte de navigation de 1651 ? Lorsqu’après l’enquête de 1847 elle s’est jugée en position de ne redouter aucune rivalité, pas même celle des États-Unis. Sommes-nous dans une situation analogue ? L’étude à laquelle nous venons de nous livrer ne laisse-t-elle pas la triste conviction que notre marine marchande, avec son matériel naval de 1 million de tonneaux, est mal armée pour lutter avec la marine américaine, qui possède 5 millions de tonneaux, et avec la marine anglaise, riche de 4 millions 1/2 de tonneaux ? L’accroissement de notre navigation dans un mouvement commercial plus étendu est loin d’être une conséquence certaine du principe de liberté. On le voit par le résultat qu’a eu notre traité avec les États-Unis. Le prodigieux développement de nos relations directes avec cette république a amené la substitution absolue du pavillon américain au pavillon français. Comment espérer que nous serons plus forts contre les Norvégiens, les Danois, les Suédois, les Hambourgeois, les Génois, qui naviguent à bien meilleur marché que les Américains ? L’exemple cité de ce qui est survenu à la suite de notre traité avec l’Angleterre est bien loin d’être aussi concluant que le prétendent ceux qui l’invoquent. Oui, notre marine, dans l’intercourse avec l’Angleterre, a acquis une importance plus grande que celle qu’elle avait avant 1826 ; mais pour la puissance de la France quelle valeur peut avoir ce progrès, si la marine de l’Angleterre, dans ce même intercourse, en a accompli un plus considérable ? Or c’est ce qui est arrivé, puisque avant le traité notre pavillon dominait dans la navigation entre les deux peuples, et qu’aujourd’hui c’est celui de l’Angleterre qui domine.

À ce point de la discussion, nous nous étonnerions si on ne s’apercevait pas qu’au fond c’est bien plus une question politique qui est posée qu’une question commerciale. Nous comprenons les inquiétudes de M. le ministre de la marine, qui se demande si l’expérience qu’on semble disposé à tenter ne portera pas une atteinte profonde à notre inscription maritime. La réforme met le ministère de la marine dans le dilemme suivant, dont les deux termes le menacent également : ou les liens de dépendance qui attachent à l’état les marins de profession seront relâchés pour faciliter à nos armateurs l’équipement de leurs navires, — ou, notre état d’infériorité s’aggravant par les charges de l’inscription maritime, notre navigation marchande sera dans l’impossibilité de soutenir la lutte et sera remplacée par les marines étrangères. Dans ce cas, le recrutement de la flotte deviendra plus difficile.

Déjà notre inscription maritime n’est pas populaire. Il ne faut qu’un prétexte pour qu’elle soit violemment attaquée, pour qu’on réclame en faveur des habitans du littoral le bénéfice du droit commun. — Pourquoi, dira-t-on, ne pas les assimiler, lorsqu’ils montent nos vaisseaux, aux hommes que lève la conscription ? Si le recrutement de l’armée de mer était le même que celui de l’armée de terre, on doublerait et triplerait le personnel naval. On n’ose pas encore poser nettement cette proposition, mais elle se fait pressent tir. Pour soulager notre marine marchande, on se borne, quant à présent, à demander que les inscrits soient complètement libérés à trente-deux ans au lieu de l’être à cinquante ans. Se rend-on bien compte de la portée de cette modification à notre inscription maritime ? En ce moment, notre effectif, pris sur les registres des classes, est de 151,000 hommes ; mais il faut en déduire les mousses, les capitaines au cabotage, les pilotes, enfin les hommes qui ont plus de quarante ans et considérés comme incapables de rendre de bons services à la mer. Il en résulte que les marins de vingt à quarante ans, sur lesquels porte la levée permanente, sont au nombre de 68,000, auxquels on peut ajouter 2,000 officiers mariniers. Si on réduisait à trente-deux ans la limite d’âge pour le service de la flotte, on perdrait à peu près le tiers des 68,000 hommes disponibles, et nous n’aurions pour monter les vaisseaux de l’état que 44,000 hommes environ. Croit-on que ce sacrifice puisse se faire sans porter un coup mortel à notre puissance navale, sans amoindrir sensiblement notre influence politique ?

D’après des renseignemens puisés à bonne source, quoique notre budget pour 1862 n’ait prévu que 26,366 hommes embarqués, notre personnel à bord des vaisseaux de guerre était au 1er juillet dernier de 47,723 hommes. À la même époque, on comptait dans les équipages de la flotte 6,200 hommes au lieu de 4,160 votés pour le présent exercice. Ainsi, avec les seules expéditions de la Cochinchine et du Mexique, nous n’aurions pas été en mesure de pourvoir à nos armemens, si la réforme dont il est question avait été accomplie.

En cas d’urgence, pourrait-on se fier aux engagemens volontaires et reprendre les hommes valides âgés de plus de trente-deux ans, comme quelques personnes l’ont prétendu ? Quant à nous, nous n’aurions pas confiance dans un pareil moyen. L’Angleterre, qui est obligée de renoncer à la presse, emploie en ce moment les enrôlemens volontaires, et parvient fort difficilement à former ses équipages malgré ses 400,000 matelots, toujours prêts à naviguer pour la marine marchande. L’enquête faite par l’amirauté anglaise en 1861 constate que souvent les bâtimens de la marine royale attendent cinq ou six mois pour compléter leur équipage et sont parfois obligés de partir sans avoir leur effectif réglementaire. Les engagemens volontaires ne peuvent être chez nous qu’un appoint du contingent de notre flotte, et à ce titre M. le ministre de la marine a sagement fait quand, au mois de juin de cette année même, il a organisé des primes pour les encourager.

Reprendre d’autorité dans une circonstance grave, les marins libérés par la limite d’âge nous paraît un mauvais expédient, sur lequel il serait indigne à un gouvernement loyal de compter. À quoi bon laisser supposer à des hommes qu’ils sont complètement quittes envers l’état, si tacitement on entend conserver le droit de les rappeler au service ? Ce ne serait pas d’ailleurs innover beaucoup sur le régime actuel, car, par un acte du 30 septembre 1860, il est décidé que les inscrits qui auront accompli six ans de service ne pourront plus être levés qu’en vertu d’un décret impérial.

Ces objections auront-elles toujours la même force ? Ne peut-on pas prévoir un moment où, sans aucun danger pour notre puissance navale, nous pourrons recruter autrement et ailleurs notre personnel maritime ? Nous le croyons. La transformation de notre flotte la substitution de frégates cuirassées aux vaisseaux à voiles ou à hélice, aura pour effet de réduire nos équipages et même d’en changer la composition. On peut en juger déjà par quelques faits.

L’effectif de la Gloire est de 570 hommes, celui du Magenta et du Solferino est de 674 hommes, et les personnes les plus compétentes pensent qu’il est trop élevé. Chacune de ces frégates blindées représente, comme moyen de guerre, une force égale à celle au moins de trois ou quatre de nos vieux vaisseaux. Or nos vaisseaux de premier rang, tels que la Bretagne et le Montebello, ont des équipages de 1,000 à 1,200 hommes. De là on peut hardiment conclure que le tiers ou tout au plus la moitié de notre personnel naval sera suffisant pour armer notre flotte quand elle aura été refondue d’après les nouveaux types. Lorsque au lieu de bâtimens à hélice, qui se manœuvrent moitié à la voile, moitié à la vapeur, nous aurons des forteresses cuirassées naviguant exclusivement à la vapeur, destinées à vaincre l’ennemi par la force de leur résistance ou par leur choc et leur formidable artillerie, la tactique navale sera complètement changée, et les gabiers de l’inscription maritime pourront être remplacés par les hommes du recrutement, qui porteront sur la mer l’intrépidité vigoureuse de notre armée de terre.

Cette perspective est certainement rassurante, mais elle est encore assez lointaine. La flotte nouvelle doit se composer de frégates et de batteries flottantes, formant trente-sept bâtimens du nouveau modèle. Dans le budget de 1863, 12,500,000 francs sont affectés aux constructions neuves. Avec une semblable allocation, on peut construire tout au plus deux frégates et quelques navires de moindre importance. Il faudra donc attendre bien des années encore avant que nous soyons en possession de notre nouveau matériel naval, à moins qu’on ne se décide à augmenter considérablement les ressources budgétaires du ministère de la marine.

Qu’on ne croie pas d’ailleurs que parce que nous aurons des escadres blindées nous pourrons nous passer des hommes de l’inscription. Ce n’est pas avec des frégates cuirassées qu’on pourra satisfaire à tous les besoins de notre politique et de notre commerce. La marine à voiles nous sera toujours utile pour nos stations, pour le service colonial, pour l’approvisionnement de nos établissemens de l’Océanie et de Cochinchine, pour des missions d’exploration, pour répondre à nos consuls et à nos représentons quand ils réclament la présence de notre drapeau, enfin pour la protection des intérêts français sur tous les points du globe. Ce n’est pas avec des bâtimens à vapeur, dont la dépense est si lourde, qu’on peut satisfaire à toutes ces éventualités qui naissent de la politique d’un grand peuple. Reconnaissons-le, nous sommes dans une époque de transition. La sagesse consiste donc à ne pas précipiter les résolutions et à savoir attendre les événemens. Si, étant donné la situation que nous venons de décrire, le gouvernement engageait notre marine marchande dans une lutte qu’elle n’est pas en état de soutenir, il assumerait sur lui une terrible responsabilité ; mais ce qui serait téméraire et impolitique aujourd’hui pourra dans quelques années être opportun et sans danger. L’influence de la révolution qui s’accomplit dans l’architecture nautique fera peu à peu disparaître beaucoup des causes d’infériorité que nous avons été conduit à signaler dans notre situation vis-à-vis de l’Angleterre. On peut prévoir les heureux effets qui seront obtenus au terme de la période de transformation qui commence. Un des plus grands sera de nous permettre, sans craindre aucun sacrifice de notre puissance navale, d’étendre à notre législation maritime le principe de liberté que nous avons introduit dans nos lois industrielles et commerciales. Sachons attendre avec confiance un tel résultat, et jusqu’à l’époque, prochaine sans doute, où il sera définitivement acquis, maintenons le statu quo.

Henri Galos.
  1. Voyez une étude de M. Léonce de Lavergne sur le Programme de la Paix, — Revue du 15 février 1860.
  2. Le conseil supérieur du commerce en France est aujourd’hui ainsi composé : MM. Rouher, ministre de l’agriculture, du commerce et des travaux publics, président ; — Baroche, président du conseil d’état ; — le duc de Morny, président du corps législatif ; — Schneider, vice-président du corps législatif ; — Réveil, vice-président du corps législatif ; — de Parieu, vice-président du conseil d’état ; — Vuillefroy, président de section du conseil d’état ; — Dumas, sénateur ; — Hubert-Delisle, sénateur ; — Michel Chevalier, sénateur ; — de Forcade La Roquette, sénateur ; — Barbier, directeur-général des douanes et des contributions indirectes ; — Herbet, directeur des consulats ; — Zappel, directeur des colonies ; — Ozenne, directeur du commerce extérieur ; — d’Eichthal, banquier ; — Germain Thibaut, ancien président de la chambre de commerce de Paris ; — Clerc, ancien président de la chambre de commerce du Havre ; — Seydoux, manufacturier.
  3. Le comité d’enquête en 1847 était ainsi composé : — M. Ricardo, — sir Robert Peel, — M. Mitchel, — l’alderman Thompson, — M. Villiers, — sir Howard Douglas, — l’amiral Dundas, — M. Lejall, — M. M’ Carthy, — M. Thomas Baring, — M. Hume, — M. Liddell, — M. Bright, — sir George Clerk, — M. Milner-Gibson.
  4. La marine marchande espagnole seule peut faire le cabotage par suite du traité dit pacte de famille.
  5. Loi du 28 avril 1816.
  6. Loi du 5 mai 1860.
  7. Loi du 9 juillet 1861.
  8. Voyez l’enquête anglaise de 1847, cinquième volume, p. 96.
  9. Revue maritime et coloniale, juillet 1862.
  10. Mémoire de la chambre de commerce de Morlaix (1862).
  11. Ibid.
  12. Un constructeur à cette époque s’est trouvé, faute d’ouvriers, dans l’impossibilité d’exécuter des marchés qu’il avait avec le ministère de la marine. Enfin on lui donna l’autorisation de faire venir des ouvriers belges, et il fallut leur payer un salaire de 8 francs par jour. (Déposition de M. Guibert, de Nantes, dans l’enquête de 1862.)
  13. Déposition de M. Guibert, de Nantes.
  14. Nous puisons ce renseignement dans un rapport très curieux de M. de Bois-le-Comte sur le commerce et la marine de la Hollande. (Ministère des affaires étrangères.)
  15. Déposition de MM. Chalès et Le Pomellec.
  16. Déposition de M. Chalès, ancien capitaine de navire.
  17. Décret du 30 septembre 1860.
  18. Décret du 25 juin 1861.
  19. Ibid.
  20. Circulaire du 9 juillet 1861.
  21. Le rétablissement de cette ancienne règle ne suffit pas pour nous mettre dans une situation analogue à celle de plusieurs marines rivales. En, Angleterre, en Belgique, en Danemark, en Hollande, en Norvège, en Prusse, en Suède et dans les villes anséatiques, aucune restriction n’existe pour la composition des équipages, sauf pour quelques-unes de ces nations qui exigent que le capitaine soit du pays.
  22. Des Richesses des nations, t. ii, p. 47.
  23. Déposition de M. Arman, délégué de la chambre de commerce de Bordeaux et député.
  24. Déposition de M. Chalès, délégué de la chambre de commerce de Bordeaux.
  25. C’est ainsi que le stock, qui était en Angleterre de 189,000 quintaux métriques en 1861, s’est élevé en 1862 à 248,287 quintaux.
  26. Cette observation est de M. le ministre du commerce, qui discute volontiers avec les déposans.
  27. Déposition de M. Deville (de Marseille).
  28. Aux termes des tarifs en vigueur à Java, à Madura, à Sumatra, les marchandises importées ou exportées sous pavillon étranger paient en principe un droit double de celui par pavillon néerlandais.
  29. Ces chiffres sont empruntés aux publications de l’administration des douanes.
  30. Rapport de M. Rouher.
  31. Conventions de 1768, 1774 et 1786.
  32. À la paix de Paris, le roi Ferdinand a renouvelé son adhésion dans les termes suivans : « Il sera conclu le plus tôt possible un traité de commerce entre les deux puissances, et jusqu’à sa conclusion les relations commerciales entre les deux peuples seront rétablies sur le même pied où elles étaient en 1792. »
  33. Ces chiffres sont empruntés au bureau Veritas. Quelques navires n’y sont pas enregistrés, mais ils sont peu nombreux. Ce fait importe peu d’ailleurs, car les registres de ce bureau sont assez complets pour qu’ils soient le témoignage le plus irrécusable de l’état de notre marine marchande.
  34. Nous avons environ vingt-six traités de réciprocité avec les puissances étrangères.
  35. Tableaux du Commerce extérieur publiés par la direction générale des douanes, 1860. — La pêche figure dans ce tonnage pour 136,895 tonneaux, entrées et sorties.
  36. Dans l’enquête de 1824, on signala vivement cette circonstance comme une des causes de notre infériorité.
  37. Ce fait a été attesté par plusieurs délégués entendus dans l’enquête.
  38. Nous avons sous les yeux des prix courans qui constatent qu’à Calcutta les Anglais chargent à raison de 3 livres sterling lorsque les navires français demandent 4 livres sterling, et dans l’Amérique du Sud à 4 livres sterling pendant que nous exigeons 4 liv. sterling 1/2.
  39. Dans ces ports, un navire anglais trouve toujours un chargement. À Siam, ouvert depuis si peu de temps au commerce européen, on compte déjà vingt maisons anglaises. Il n’en existe qu’une seule française.