La Marine marchande et les surtaxes de pavillon

La bibliothèque libre.
La Marine marchande et les surtaxes de pavillon
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 2 (p. 910-940).
LA
MARINE MARCHANDE
ET
LES SURTAXES DE PAVILLON

I. Projet de révision du livre II du code de commerce, 1861. — II. Notre Marine marchande et son avenir, par M. J. Léveillé, 1868. — III. Enquête parlementaire sur la marine marchande, 1870. — IV. Travaux de la commission sur la marine marchande, 1873.

Le commerce que l’Europe entretient avec le reste du monde ne cesse de croître, et l’on peut dire qu’un hémisphère ne saurait plus se passer de l’autre. Les cotons, les laines, les bois, les épices, tout est confié aux chances de la mer pour venir jusqu’à nous. Qui soutiendrait aujourd’hui cette orgueilleuse prétention d’un peuple à vivre sur les seules ressources de son territoire? Quel désarroi, si l’approvisionnement de l’industrie manquait un seul jour! Il entre donc dans les vues de la politique d’avoir une marine qui réponde à ces besoins, et de favoriser la grande navigation. Seulement on n’est pas d’accord sur les conditions et les moyens : les uns s’attachent à la couleur du pavillon, les autres à l’étendue, à la facilité des transports; les uns suivent d’un œil jaloux nos vaisseaux sur les mers, les autres accueillent indifféremment ceux de toutes les nations. On conçoit d’abord qu’un homme d’état tout dévoué aux intérêts du continent n’attende guère des contrées lointaines que le strict nécessaire, dont il ne peut priver ses concitoyens, et réserve ce trafic à la marine de son pays : il ressemble à un bon général qui, tirant de loin une partie de ses subsistances, n’abandonne pas à un allié suspect le soin des transports. Il considère la navigation comme un service public : peu lui importe que ses mesures gênent le commerce; il a bien d’autres projets en tête que la grandeur du commerce, une fois les premiers besoins satisfaits. Cette politique fait vivre la marine sur un fonds assez fixe, mais qui ne dépasse guère les besoins présens.

Est-il moins soucieux de la chose publique celui qui laisse aux navires de son pays le stimulant de la concurrence? ne leur ouvre-t-il pas une carrière beaucoup plus vaste, qui va en faire les pourvoyeurs du monde et non les serviteurs d’un seul peuple? La marine ainsi poussée peut, sans livrer bataille, contribuer à la gloire et à la puissance du pays, étendre son influence avec ses relations, exciter l’industrie à produire davantage pour de nouveaux débouchés, augmenter le patrimoine commun. Alors elle parcourt les mers avant de sentir l’aiguillon du besoin, et prépare avec activité les ressources de l’avenir. On ne saurait assigner aucune borne à son progrès, puisqu’il ne suit plus le lent accroissement de la consommation nationale. La patrie immobile, fixée au sol, déborde, pour ainsi dire, hors de ses frontières, et se répand sur le monde : elle enfante une patrie errante qui va porter partout son pavillon. Cette conquête de la mer offre un appas extraordinaire aux nations ambitieuses, la nature les eût-elle formées pour un autre destin. Maint exemple prouve qu’en fait de navigation l’énergie des hommes l’emporte encore sur l’avantage des dons naturels. L’Allemagne, qui doit être repue sur la terre ferme, l’Allemagne, dont les ports sont rares, les côtes médiocres, les mers difficiles, convoite encore une autre proie. Tandis qu’elle amuse l’attention de l’Europe par des querelles religieuses, elle travaille sans bruit à ses ports, à ses chantiers, à ses magasins. Déjà elle a une flotte marchande presque aussi forte que la nôtre. Faut-il baisser pavillon et perdre avec nos forces le moyen de les réparer? faut-il accepter la lutte ou nous retrancher derrière la protection?

La France, longtemps fière de sa marine, étonnée de la voir languir à côté d’un commerce vigoureux, toujours distraite par les tracas de la politique, a hésité plus d’une fois entre les deux systèmes. A la veille de courir l’aventure, on a pu craindre de tout perdre en voulant trop gagner; d’autre part, était-il possible de rétablir les privilèges du pavillon après les avoir abolis? Pour résoudre ce doute, on doit suivre le cours des événemens d’où est sortie la liberté maritime, et démêler ensuite à travers les intérêts du jour l’intérêt du lendemain; il deviendra peut-être moins difficile de concilier l’honneur du pavillon avec les bienfaits de la liberté.

I.

Il a régné une grande confusion dans les attributs de la marine marchande; elle a beaucoup de patrons, qui ont tous des titres à faire valoir. C’est un trafic dont l’importance a grandi peu à peu; longtemps soumis à la protection militaire, il a changé de mains à chaque génération, passé d’un peuple à l’autre, et donné la prépondérance tantôt à une classe de négocians, tantôt à la classe voisine. Depuis l’officier de marine jusqu’au plus petit commerçant, chacun pense tenir dans ses mains le sort de la navigation. Rappelons d’abord ce qu’elle doit au commerce proprement dit, même dans un temps où le moindre convoi de marchandises était le prix d’une bataille. Sans l’avidité des marchands, les flottes se fussent bornées à la défense des côtes; l’amour du gain les entraîna dans de lointains parages. On oublie trop que les grandes explorations du XVIe siècle furent suscitées par les besoins du trafic. Colomb allait chercher l’or, qui manquait à l’Europe. Plus tard Magellan, pour avoir du poivre, bravait les tempêtes du Cap-Horn et pénétrait dans des mers inconnues. Sans doute, la grandeur de l’aventurier effaçait l’humble origine de l’aventure; mais cet intérêt caché qui suscitait de telles entreprises devait aussi en recueillir les fruits, et convertir une conquête fragile en établissement durable. Le négoce renfermait l’avenir de la marine, comme les Juifs méprisés tenaient dans leurs coffres la prospérité future des nations. Les commencemens du grand trafic furent gâtés par l’ignorance des temps et par la brutalité des conquêtes. On sait comment les Espagnols s’appauvrirent avec leurs propres richesses. Les peuplades furent épouvantées et décimées avant de comprendre ce qu’on leur demandait. Il fallut attendre que des Européens eussent passé l’océan et se fussent arrêtés sur ces terres si riches, apportant avec eux de l’industrie et des besoins. Alors il y eut des guerres au sujet des nouveaux établissemens; les mers étaient désolées par le pillage et la course : le navire de commerce ne s’aventurait point; il naviguait côte à côte avec le navire de guerre pour se mettre à l’abri derrière les canons. Forcé ainsi de régler sa marche sur celle de son lourd compagnon, il ne fit pas de progrès; tout au plus devait-on l’agrandir peu à peu, car il était chargé d’émigrans et de vivres.

À cette époque, on s’efforce de mieux connaître les routes nouvelles. Le personnage important est celui qui dirige le navire, pilote ou capitaine, — un Colomb, un Diaz, ou leur émule. Comme il s’agit le plus souvent d’aborder quelque part, sans combinaison, sans correspondant, sans ressource prévue, tout le succès de l’entreprise est entre ses mains. Il traite les affaires, il est responsable; on ignore jusqu’au nom des marchands qui ont conçu l’opération. Ceux-ci disparaissent dans une espèce de société qu’on appelle la commande, où l’on ne distingue pas l’armateur du constructeur et du négociant; c’est le berceau de l’industrie maritime. Quand les voyages devinrent fréquens et réguliers, il fallut dissoudre cette petite société, qui n’était plus en rapport avec l’étendue des opérations. Depuis la construction des navires jusqu’au trafic des denrées, chaque détail put occuper à lui seul l’activité d’une classe de négocians ; il y en eut pour vendre et acheter, pour avoir des chantiers, pour équiper le vaisseau, pour le diriger, et on les distingua les uns des autres. Ils n’eurent plus des intérêts communs. En même temps, à mesure que les mers étaient mieux connues, les voyages plus faciles, la prépondérance passait du capitaine à l’armateur. Ango, Jacques Cœur, devinrent les rois de la mer. Il y eut plus de mérite à traiter une affaire du fond du cabinet qu’à la conduire à travers les flots, parce que le risque commercial était aussi grave que les chances de la traversée. Toutefois l’armateur et le marchand se confondaient encore. Les Hollandais montrèrent les premiers quelle espèce de trafic peut conquérir un pays qui manque de richesses naturelles; ils vécurent sur le commerce des autres nations, dont ils faisaient les transports, et se vantèrent, au XVIIe siècle, d’être les rouliers de l’océan. Par là fut augmentée cette division d’intérêts qui mit aux mains de l’armateur toute la conduite des affaires maritimes.

Si l’honneur des Pays-Bas fut d’avoir une marine aux dépens des autres peuples, Colbert mit le sien à conquérir la mer par les seules ressources d’un état florissant. Il faut admirer les vastes conceptions de ce ministre, dont la maxime était que la France peut se suffire à elle-même. Il porta une égale attention sur toutes les parties du trafic, ne pensant pas qu’il fallût favoriser les commerçans au détriment des armateurs, ou sacrifier à ces derniers l’intérêt des équipages. Comme il devait pourvoir à la sûreté d’un grand peuple et au recrutement des flottes, il soumit les marins au régime régulier de l’inscription maritime, et cette institution, toute militaire, tournait à l’avantage du commerce en réglant par des lois uniformes le service public qu’on exigeait naguère par la violence. Ayant introduit l’ordre et la dignité dans les équipages, il s’occupa moins de protéger les armateurs par un droit modéré que d’assurer un aliment à la marine. Cette prévoyance lui fit porter tout l’effort des prohibitions sur les deux points extrêmes qui communiquent par des transports : les manufactures de la métropole et les plantations des colonies. Tandis que les vaisseaux des autres nations étaient accueillis dans les ports de France, ils étaient sévèrement repoussés de nos établissemens lointains ; ceux-ci n’eurent de commerce qu’avec la France, et par des navires français. Comme tout l’effet du pacte colonial eût été perdu, si les habitans de la métropole avaient fait leurs achats hors du pays, ils furent contraints d’acheter aux fabricans leurs compatriotes par l’élévation des droits qu’on mit sur les marchandises étrangères. Ainsi grandit une industrie qui ne pouvait se passer des colonies, et, puisque celles-ci avaient besoin des navires français, la marine eut sa part de cette prospérité. Seulement ce régime, funeste aux colonies, exploitait des conquêtes récentes au point de compromettre l’avenir; s’il avait l’avantage de clore une époque de désordre, il ne préparait pas une ère de liberté. On réservait un beau domaine à la marine française, on ne lui ouvrait pas le monde entier. Partout les arrangemens des particuliers devaient céder à l’intérêt de l’état, qui entrait dans les moindres détails et réglait jusqu’aux vivres des matelots.

Au contraire, c’est le propre de l’Angleterre de subordonner sa politique aux intérêts du commerce et de sacrifier à propos une partie de ses avantages. Au XVIIe siècle, elle voulut prendre la succession de la Hollande. Elle ne se contentait point d’exploiter ses propres richesses ou celles de ses colonies, il lui fallait posséder toute la mer. Au lieu des sages tempéramens par lesquels Colbert balançait les industries diverses, Cromwell sacrifia tout à la marine, et donna d’abord aux armateurs un monopole complet qui bannit des ports anglais les navires étrangers. Si l’Angleterre eût tenu au continent comme la France, cette mesure eût énervé son commerce, qui se fût dégoûté de la mer et des armateurs; ceux-ci auraient exploité paisiblement les colonies, et l’activité de la nation se fût tournée vers les affaires intérieures; mais dans un pays où l’on n’a d’autre issue que la mer, cette violence même que l’on fit au gros de la nation la jeta hors de ses frontières et l’obligea d’étendre ses colonies, qui étaient sa plus grande ressource. Elle eut le bonheur de ne pas se suffire à elle-même, tandis que la France avait de quoi se contenter. Par les armes, par la diplomatie, par des expéditions qui se continuèrent pendant tout le XVIIIe siècle, elle se forma un empire colonial, le plus beau du monde. C’était une vaste réserve dont il lui restait à tirer parti. À cette époque, la France, qui perdait l’empire de la mer et ses meilleures colonies, grâce à l’insouciance de ses princes, gardait encore l’avantage pour le commerce et l’industrie; mais l’Angleterre, avec de tels débouchés, pouvait fonder sa puissance commerciale sans le concours des autres peuples. Débarrassée de ses rivaux par la révolution française, protégée contre le continent par des droits élevés, forcée de tirer tout de son sol et de la mer, l’Angleterre fit des prodiges: l’industrie, poussée par la main de Pitt, prit son essor par la seule issue qui lui était ouverte. Elle envoya ses cotonnades jusqu’au bout du monde. Le navire se transforma selon les besoins du commerce. Il eut toute la perfection des vaisseaux français, qu’on prenait à la république, et qui servaient de modèles; il eut en outre des commodités nouvelles, des caisses en fer pour contenir l’eau douce, une mâture mieux affermie dans les parties basses, tout ce que la pratique du long cours peut suggérer.

Toutefois cet empire absolu de la mer ne se maintenait que par la faiblesse des autres peuples, et l’Angleterre ne pouvait espérer que l’Europe ne prendrait point de part à l’exploitation du Nouveau-Monde. Pour conserver la prohibition dans toute sa rigueur, il aurait fallu que les autres pays n’eussent point du tout de navigation. Si deux puissances ont des prétentions à tenir la mer, elles ne peuvent se fermer leurs ports éternellement, sous peine de cesser aussi le commerce. La défense du plus faible est d’opposer un privilège au privilège qui blesse son intérêt : c’est ce qu’on nomme des représailles. Ce ne fut point d’abord en Europe qu’on usa de représailles contre l’Angleterre, elle trouva des rivaux dans ses propres colons. L’Amérique émancipée entreprit de partager avec elle l’empire de la mer : elle spécula sur le besoin qu’on avait des produits de son sol pour forcer les barrières des ports européens, et obtint qu’on accordât à ses navires, en Angleterre (1815), puis en France sept ans plus tard, le traitement du pavillon national. L’exemple fut suivi de proche en proche, et les ports de l’Angleterre s’ouvrirent successivement à la marine de chaque peuple pour le commerce qu’elle avait avec chacun. Bien qu’elle réservât à ses armateurs le privilège entier des transports vers tous les pays lointains qui n’ont point de marine, la concurrence de l’Amérique portait un coup sensible à sa puissance. L’Amérique venait d’envoyer en Europe le Savannah, le premier bateau à vapeur, qui dès cette époque convenait merveilleusement à la navigation de ses grands fleuves. Elle donna l’exemple, inouï jusque-là, d’une marine dont la prospérité ne reposait pas sur des colonies. On vit pour la première fois qu’un grand commerce pouvait s’établir entre des peuples éloignés sans que l’un d’eux fût exploité par l’autre, et que l’Europe ne perdait rien à traiter de gré à gré avec ses anciens comptoirs. De là le déclin du pacte colonial chez tous les peuples qui ne sont pas sourds à l’expérience. L’Angleterre comprit qu’il fallait changer la face de son commerce. On connaît les réformes mémorables qui rendirent la liberté à son industrie et établirent sa fortune, non sur des règlemens passagers, mais sur les lois durables de l’échange et de la production. Les réformes de la marine ne furent pas moins fécondes : en 1849, on invita les armateurs à ne compter que sur eux-mêmes. Dépouillés de leur privilège, ils luttèrent d’industrie et non de tarifs. Au bout de dix ans, le chiffre de leurs affaires avait doublé.

Avec de tels principes, si la rivalité continua entre l’Amérique et l’Angleterre, elle n’eut point pour effet de fortifier l’une aux dépens de l’autre. Les deux marines ne cessèrent de prospérer, car le monde était assez grand pour les contenir ensemble. L’Amérique changeait la forme de ses vaisseaux suivant le besoin : elle en avait de très grands, qui portaient d’un seul voyage des montagnes de coton, et rachetaient par cet avantage l’inconvénient de revenir sur lest. Elle en avait de très petits, manœuvrés par sept hommes, de fins voiliers, lestes et rapides, pour les moindres opérations. Quand la vapeur fit voir le prix de la vitesse, la marine à voiles sortit de la routine : elle abattit ces lourds gaillards que la tradition attachait aux extrémités du navire et qui en ralentissaient la marche. Les Américains allongèrent la coque, et donnèrent ainsi plus de volume avec plus de vitesse. Ce fut une course que gagnèrent les Anglais, grâce au fer qu’ils firent entrer dans leur charpente : ils purent ainsi donner une longueur qui, à charge égale, romprait le bois. L’Angleterre avait le fer en abondance, l’Amérique n’avait que ses bois. Enfin la prépondérance était incertaine, quand la guerre civile vint brouiller les affaires de l’Amérique : l’Angleterre apprit à se passer d’elle et envoya ses navires chercher aux Indes le coton qu’on lui refusait. C’est un coup dont les États-Unis souffrent encore; leur marine n’est pas ce qu’elle était avant la guerre. Ils essaient à leur tour de se passer de l’Europe. Ils élèvent une barrière de douanes pour protéger leur industrie naissante; mais cette entreprise, qui est fort risquée, doit d’abord leur coûter leur marine, car ils n’ont pas, comme l’Angleterre au temps de Pitt, la ressource de la faire naviguer vers des colonies lointaines. Toutefois l’Amérique a contribué plus qu’aucun peuple à faire prévaloir les vrais principes : on vit enfin que l’intérêt de la marine marchande n’était pas tout entier dans les armemens. L’empire de la mer était passé d’abord du capitaine à l’armateur, qui à son tour devait ses dernières victoires tantôt à l’habileté du constructeur, tantôt aux vastes conceptions du commerçant. Entre tant de gens qui se disputaient la suprématie, il parut puéril de décider d’avance, par un coup d’autorité, quel serait le plus fort. Les franchises de la mer consistèrent à laisser le champ libre aux compétitions. On tint la balance égale, non pas en favorisant toutes les industries, comme faisait Colbert, mais en supprimant toutes les faveurs directes.

Ces idées ne se propagèrent pas en France aussi rapidement. Pendant que la marine anglaise atteignait son apogée, la France gouvernait la sienne par des vues politiques. Sous la convention, le même zèle qui repoussait les marchandises de nos frontières fermait nos ports aux navires étrangers; on pensait égaler l’Angleterre en l’imitant, mais on ne décrète pas la grande navigation. La défense du territoire, qui occupait tous les bras, ne demandait à la mer que des matelots pour les batailles. En supposant qu’on eût assez de sécurité pour se livrer au trafic, la France n’avait plus de fortes colonies, et elle n’était pas tenue, comme l’Angleterre, d’en acquérir pour subsister, tant il est vrai que le même remède ne convient pas à tous les peuples. De cette politique, poursuivie durant les guerres de l’empire et le fameux blocus continental, il résulta que la France n’eut point de marine, point de grandes relations, et qu’elle fabriqua surtout pour elle-même. Les tissus français furent donc aussi fins et aussi brillans que les acheteurs français pouvaient le souhaiter; mais on n’en fit point de gros et de communs pour les envoyer dans toutes les parties du monde, et la marine en souffrit. La politique traça ainsi les limites de notre commerce : on prétendit plus tard que ces limites étaient infranchissables, et qu’il ne fallait pas penser à varier la qualité de nos produits. Sous la restauration, les armateurs firent valoir ces raisons pour qu’on les protégeât contre des rivaux plus favorisés, et le gouvernement, qui accordait dans le même temps des privilèges aux possesseurs de la terre, n’était pas d’humeur à les contredire. Il n’y eut pas de défense absolue contre les navires étrangers; mais on leur imposa des surtaxes assez dures pour les dégoûter de nos ports. En outre on crut fort habile de tracer d’avance aux navires français le chemin qu’ils devaient suivre. Les armateurs reçurent des avantages d’autant plus grands qu’ils naviguaient plus loin : tant pour les îles de la Sonde, tant pour le cap de Bonne-Espérance, tant pour les pays en-deçà du Cap, tant pour les entrepôts d’Europe, — en sorte qu’il coûtait moins cher de faire venir de Bornéo ce qu’on aurait trouvé dans le Maroc. Le commerce payait les frais de ces différences, et, comme il avait sa part du monopole, il se dédommageait en frappant plus rudement sur le consommateur. Ces mesures n’ouvrirent point de nouveaux débouchés à la marine : satisfaite du bénéfice qu’elle trouvait dans les surtaxes, elle s’enrichit sur le fonds national au lieu de l’augmenter, et ne goûta pas les nouveautés des autres pays. Colbert lui-même eût désavoué une telle protection : en réservant aux vaisseaux français la navigation des colonies, il n’entendait pas leur fermer une carrière plus vaste; il songeait aussi à étendre les possessions de la France. Un ministre animé de l’esprit de Colbert se fût occupé de mettre le commerce en rapport avec les besoins du temps : il eût poussé l’industrie à l’intérieur, noué des relations étroites avec l’Amérique, fondé de nouveaux établissemens. Sous la restauration, les colonies paraissent avoir été singulièrement négligées. De l’œuvre de Colbert, on ne prit qu’un détail, et l’on pensa faire merveille en grossissant les surtaxes.

Ce régime, qui devait faire la fortune de la nation, fit celle d’un petit nombre d’armateurs. Le gouvernement de juillet l’aggrava encore, et les riches armateurs s’unirent aux riches industriels pour maintenir des règles qui leur étaient si favorables. Ils faisaient la loi au pouvoir, qui s’appuyait sur leur influence, et n’auraient pas souffert qu’un ministre, admirateur des libertés anglaises, ébranlât leurs privilèges. Quand l’Angleterre délivra sa navigation, la France avait poussé le monopole à ses dernières limites. Tant de richesses accumulées dans quelques mains donnèrent de la prospérité à l’intérieur, mais peu de relations lointaines, la seule terre nouvelle qu’on eût gagnée étant aux portes de la France. Sans doute la marine comptait quelques tonneaux de plus; mais dans le progrès général c’était une faible part. En 1848, l’Angleterre transportait six fois plus de marchandises que la France, et en 1859 quatre fois plus. À cette époque, la France atteignait le mouvement que l’Angleterre avait eu en 1821, ce qui paraissait aux Anglais contemporains l’enfance de la navigation.

Les partisans du privilège s’étonnent qu’on ait fait des concessions, et ils ne voient pas que ces concessions étaient forcées sous peine de rompre tout commerce avec les autres peuples. Au plus beau temps de la protection, les Anglais et les Américains reçurent droit de cité dans nos ports. Ce fut la première brèche au système. Peu à peu tout l’avantage des armateurs se-réduisit au transport des colonies françaises, ou des pays qui n’ont point de marine à nous opposer. Comme une bonne partie des terres du globe se divisent entre les Européens, les vaisseaux français qui touchaient à ces terres avaient pour concurrens les Européens eux-mêmes : les Anglais pouvaient apporter en France les marchandises de l’Inde comprises au traité. Était-ce un privilège utile, celui qui n’atteignait ni les Indes, ni les États-Unis, ni les deux plus puissantes marines du monde ? On avait ainsi les défauts de la routine sans les avantages de la liberté, car les armateurs, satisfaits de la navigation réservée, se retiraient de plus en plus des pays où elle était libre. Ils gardèrent surtout le trafic de l’Amérique du Sud, et, par le même esprit qui les faisait fuir devant la concurrence, ils vécurent sur les relations anciennes sans en former de nouvelles. C’est à peine s’ils sentirent la portée des réformes de 1860, qui rendaient la liberté au commerce; ils ne virent point, tant ils étaient endormis sur la confiance de leurs tarifs, que cette liberté ne pourrait s’arranger des lenteurs et du prix qu’ils mettaient aux transports. Cependant ils durent subir la loi commune. En 1860, on ôta une partie des droits que le législateur avait mis sur la provenance des marchandises; en 1866, on en fit autant de tous les droits sur le pavillon, sur l’entrepôt d’Europe et sur le tonnage des navires.

Les partisans et les détracteurs de ces lois ont eu le tort de penser qu’elles devaient changer subitement le cours des choses. On s’efforça de faire parler les chiffres, et, selon les besoins de la cause, on data de 1860 le progrès ou la décadence de toute la marine; mais le mouvement ne répondait ni aux espérances des uns ni à la méfiance des autres. Il est certain que les dernières lois consommaient une révolution depuis longtemps commencée, et qu’elles ne pouvaient avoir un effet si prompt. Quand on abaisse un tarif, on ne peut espérer l’essor subit d’une industrie que si elle est assez vivace pour se plaindre de ses entraves. Au contraire le régime bâtard des surtaxes, dans un pays qui n’a pas de puissantes colonies, avait énervé les armemens et détourné le commerce des grandes voies. Il fallait, pour réparer cette faute, du temps, de l’argent, et l’habitude de considérer d’autres intérêts que celui des armateurs. Tandis que ces derniers jetaient les hauts cris, d’autres négocians des mêmes ports, envisageant surtout les besoins du commerce, se louaient d’une liberté qui mettait à leur service les navires de toutes les nations. Bien plus il y eut des armateurs qui donnèrent à leurs confrères ce cruel démenti de faire fortune contre toutes les règles en se moquant de la protection. Cela fit bien augurer des réformes, puisque des Français pouvaient entrer en lutte avec le pavillon tiers, n’ayant pour toute arme que l’habileté et l’énergie. Les autres s’indignaient de partager avec l’Anglais ou l’Allemand le bénéfice de nos transports; mais, en vertu de la même liberté, n’avaient-ils pas le droit d’aller disputer à ces peuples le fret de leur pays? Ainsi au premier abord les avantages compensaient les inconvéniens, et, s’il fallait avec les seuls états de douane montrer la trace des progrès accomplis, on verrait que le commerce, avant d’avoir transformé sa flotte, en fait déjà meilleur usage, car les mêmes navires transportent beaucoup plus de marchandises.

Il est assez naturel que la suppression d’une faveur soulève des murmures et paraisse un traitement indigne à ceux qui la perdent. Le meilleur moyen de leur fermer la bouche, c’est de laisser un libre cours à leurs plaintes, non-seulement en vue du soulagement qu’on éprouve au récit de ses propres misères, mais parce que les plaintes sont contradictoires, et qu’on ne saurait satisfaire les uns sans nuire aux autres. On a ouvert ce grand procès en 1870 ; chacun a pu y consigner ses vœux, et même exposer à l’aise un système favori, car en France le fait le plus mince enfante une doctrine complète. Toutefois, dès qu’on a enlevé les ornemens superflus, il reste de l’enquête un recueil précieux de faits et d’avis : ce sont les cahiers de la marine marchande. On peut y puiser des traits pour marquer la place de tous ceux qui trempent dans le même négoce. Cet examen réduit les choses à leur juste proportion; il s’oppose peut-être à des faveurs qu’on n’obtient jamais qu’aux dépens du prochain, mais il suggère d’autres mesures moins grossières, et des règles de bonne administration plus sages que toute la subtilité des surtaxes.


II.

Le nombre des personnes qui entrent dans une seule opération du commerce maritime est presque infini; mais l’extrême division du travail n’est-elle pas propre à ôter le nerf des opérations? Et la marine enfin ne doit-elle pas se résoudre à devenir marchande? Par exemple le capitaine, auquel on commet la fortune du navire et du fret, est chez nous un soldat qui sait naviguer. Aux examens, il apprend à tirer le canon et à connaître les vents : de l’économie et du commerce, on le tient quitte; aussi, quand il veut se mêler de négoce, on le renvoie à sa manœuvre.

Ce n’est point en France qu’un capitaine soit inhabile aux affaires; mais il dépend de l’état, comme toute la classe d’où il sort, matelots, pêcheurs, écumeurs de mer, de tout rang et de tout métier. Dès qu’il a pris la rame, il a été porté sur le registre de l’inscription maritime; il a grandi sous l’œil du commissaire ou du syndic, ne faisant aucun pas sans leur aveu. Presque toujours il a fait son temps de service sur la flotte : bonne école pour le long cours, s’il suffisait d’être exact sur la discipline. Après un examen où figure un discours français, il est maître d’équipage et au besoin subrécargue, c’est-à-dire gardien de la cargaison. Il part, mais, tout capitaine qu’il est, on peut le transformer demain en canonnier; en cas de guerre, on le rappelle sur la flotte à un âge où ses concitoyens de l’armée garderont les remparts. Dans un voyage, s’il perd son navire par un coup de mer, ce n’est pas le naufrage qu’il redoute le plus : échappé par miracle, on lui fait son procès sommairement, sans tribunal, sans plaidoyer; le commissaire dit un mot, et le voilà cassé aux gages. Qu’est-ce donc pour les simples matelots, qui doivent obtenir permission de naviguer sous un autre pavillon, et qu’on doit ramener au port où on les a pris, en dépit qu’ils en aient? Pour les pêcheurs et caboteurs, placés sous la main du syndic, parfois tenus d’acheter les cordages et les vivres chez ses cousins et petits-cousins, oseront-ils se brouiller avec un homme si puissant, qui a derrière lui toute la marine, tout l’état?

Le régime de l’inscription maritime a été adouci depuis 1863; mais il investit encore le commissaire dans son quartier, le syndic dans les moindres ports, d’un pouvoir exorbitant. Cet officier, qui dresse les listes d’appel pour le service de la flotte, qui exerce une surveillance constante sur toutes les démarches du marin, peut le citer devant son propre tribunal pour tous les délits qui se rapportent à la navigation. On fait valoir que le matelot, à l’âge de vingt-sept ans, recouvre une partie de sa liberté : mauvaise défense, qui ne détruit pas l’effet de la contrainte où il a été tenu jusque-là. On ne commence pas le métier à vingt-sept ans. Il en reste assez pour dégoûter un homme de la mer, si le syndic est bilieux. S’il est doux et paternel, le marin s’accoutume à se décharger sur lui de ses intérêts les plus graves, et, confiant dans le secours de l’état, il n’assure pas le sort de sa femme et de ses enfans. En un mot, on le façonne de bonne heure à cette insouciance proverbiale : qualité dans un soldat, défaut dans un maître d’équipage, qui doit assumer la responsabilité d’un commerce. Le syndic est tout-puissant sur la petite pêche, dont il exerce la police, et la petite pêche est la pépinière du long cours. Si l’on donne à cet officier plus d’autorité qu’au maire d’un village, qu’on la tempère au moins par le contrôle d’un conseil élu.

On s’étonne d’entendre répéter chaque jour que le premier objet du commerce est de faire des marins pour la flotte. Ainsi Marseille et Le Havre ne sont que des écoles pour Brest et Cherbourg. Allons-nous fortifier les côtes, et craint-on comme jadis une descente des Anglais? Si la marine du commerce n’est qu’une réserve pour les batailles navales, pourquoi favoriser la navigation de long cours? Le cabotage, la grande pêche et la marine subventionnée assurent à l’état le nombre d’hommes dont il a besoin ; 30,000 marins seulement font le long cours sur 150,000 inscrits. Si on prend chaudement l’intérêt de cette minorité, c’est pour le bien du commerce, non en vue du contingent, puisque 34,000 matelots suffisent à la flotte, suivant l’opinion d’un amiral. La raison militaire n’a rien à voir dans les affaires des marchands, qui se passeraient fort bien de la tutelle de l’état. Pourquoi le service naval serait-il plus exigeant que le service de terre? Quelles sont les frontières le plus exposées? et par quelle bizarrerie conservons-nous des institutions plus gênantes là où le péril est moindre? Fâcheuse confusion du civil et du militaire qui refroidit la marine pour le commerce, et aliène à celui-ci les plus précieuses qualités de ses agens !

Le constructeur de navires est plus intéressé que le capitaine lui-même à la prospérité des armemens. Bien que cette industrie paraisse moins essentielle, puisqu’on pourrait acheter à Glasgow le navire tout bâti, on a considéré qu’il importait à un pays de construire ses propres vaisseaux. On veut avoir des chantiers sous la main, des cales sèches et des bassins de radoubs, des ouvriers habiles qui réparent le dommage de la traversée. D’ailleurs les Français ont excellé de tout temps dans la construction; ils ont donné à l’Europe les premiers modèles, et déterminé par le calcul la courbe des navires. Aujourd’hui encore, malgré la concurrence du navire à bon marché, nos constructeurs surpassent leurs rivaux par la finesse de la forme, par la qualité des matériaux, par la solidité de la charpente, et, quand le temps a mis à l’épreuve leurs bâtimens, on reconnaît que la durée en compense le prix. C’est donc une tradition en France de traiter ensemble l’intérêt des chantiers et celui des ports; mais il faut les traiter par d’autres règles que celles du chevalier Renau ou du mathématicien Bouguer. Les anciens constructeurs élaboraient lentement le type du navire. Ils ne demandaient guère aux armateurs que des commandes et non des conseils. Aujourd’hui toutefois les constructeurs font des navires pour le commerce et pour certaine espèce de commerce; qui réglera la forme générale, l’aménagement, si ce n’est l’armateur, qui est au courant des opérations? Ne doit-il pas décider entre le navire en fer ou le navire en bois, la vapeur ou la voile, l’aube ou l’hélice? Ainsi tout l’avenir de la construction est dans ses mains, car les règles mathématiques sont connues, et l’économie ne l’est pas encore.

C’est une belle matière à prévoyance, et par suite une source de gains pour ceux qui rencontrent juste. Les premiers qui ont adopté de grands navires ont dû être sifflés : on a dit que ces grosses machines les ruineraient; cependant ils ont transporté plus de marchandises à moins de frais, et ils ont gagné la gageure. Un téméraire est survenu, qui a bâti un colosse; malheureusement il n’a pas pu le remplir, et le colosse, naviguant sur lest, a ruiné son maître. Il y a une mesure qui sépare une fortune rapide de la ruine complète, selon les chances du fret. Plus tard, le navire en fer a fait merveille, et les Anglais, prompts à se décider, ont vendu leurs vieilles coques; mais voilà qu’un changement survient dans l’état de la navigation, et le navire en fer, incapable de se transformer, se plaint de sa rigidité. Marseille dit que la vapeur doit chasser la voile, et le procès est loin d’être vidé. La vapeur a pour elle la régularité et la vitesse : la voile se soutient par le bon marché. La vapeur s’efforce de naviguer à bon compte, elle économise sur la houille, elle double la force de ses chaudières à chaleur égale; mais la voile profite si bien des courans, elle tire un tel parti des vents qu’elle est bien près d’accomplir régulièrement ses voyages. Ici encore il y a un point où l’avantage de la vapeur commence, où celui de la voile finit : une route telle que le canal de Suez avec la Mer-Rouge appartient à la première. Marseille n’ira pas faire le tour de Gibraltar et du cap de Bonne-Espérance, quand elle a cette porte ouverte sur les Indes. Que l’on brûle encore moins de charbon, ou qu’on augmente à proportion la capacité du navire, si l’avantage de la route s’y joint, le prix de revient diminue : dans le même trajet, le navire à voiles, d’un tonnage moins fort, doit courir des bordées jusque sous les côtes d’Amérique, afin de prendre les vents qui le ramènent vers son but : le voyage est plus long, il faut des vivres, un équipage nombreux, des gabiers qui montent aux hunes ; le prix de revient augmente. Voilà la lutte engagée. Quelles louanges ne doit-on pas aux armateurs français qui ont construit des bateaux mixtes, pourvus de machines et de voiles, gouvernés tour à tour par le vent et par la vapeur! S’ils éprouvent un échec, ils ont encore l’avance sur les conservateurs obstinés, car l’esprit d’innovation tire un enseignement même de la défaite.

Dans ce conflit, il est étrange qu’on prenne le gouvernement pour arbitre. Tel armateur se lamente sur la décadence de la marine : il montre que nous venons pour la voile au sixième rang des puissances, après la Norvège et l’Italie, et il a grand soin d’omettre que nous tenons le troisième rang pour la vapeur; si on le force d’en convenir, c’est un sujet de plainte. Il semble qu’il nous impute à crime cette transformation, et qu’il présente requête au nom de la voile contre son ennemie; cependant qui oserait prendre parti dans une telle dispute ? Et quelle folie de décider par des faveurs ou des tarifs ce que la science seule peut résoudre ! Après tant de découvertes récentes sur les courans et sur les vents, il n’est pas probable qu’on renonce à s’en servir; qui profite de ces forces naturelles, si ce n’est la voile? D’un autre côté, nous brûlons la houille comme des barbares, et on doit s’attendre à des mesures d’économie qui abaisseront le prix de la vapeur. C’est une carrière ouverte, aux gens hardis qui savent se passer de surtaxes.

Les armateurs et constructeurs, pour tenir leur flotte en état de progrès, ont besoin d’un auxiliaire difficile à saisir, prompt à échapper, digne pourtant d’une grande considération : c’est l’argent. A vrai dire, on n’a jamais pu s’en passer; mais il ne s’agit pas seulement d’avoir un coffre bien rempli : les ressources d’un homme sont peu de chose devant la grandeur de ses projets. Il a besoin sans cesse de ce capital anonyme qui est entre les mains du public, et qui va où sont les gros bénéfices. En un mot, il faut à la marine du crédit. Le crédit a son rôle séparé dans l’industrie maritime, comme le sang-froid du capitaine, le talent du constructeur, l’habileté de l’armateur ou du négociant. Tour à tour engagé au service de chacun d’eux, il joue un personnage muet qu’on aurait grand tort d’oublier, car il noue et dénoue les entreprises. Par malheur, la France ne connaît point encore tout le parti qu’on peut tirer d’une combinaison financière pour le service de cette industrie. Dès le commencement du siècle, les banques locales se sont effacées devant un établissement tout-puissant, la Banque de France. Obéissant à la loi du monopole et au cours de la politique, l’argent afflue à Paris et se retire des extrémités; mais Paris n’est pas encore un port de mer. Dans les ports, les opérations de banque sont timides. On a cru longtemps que le crédit avilissait les biens sur lesquels il prenait sa garantie; par exemple, l’emprunt sur marchandises fut considéré comme une ressource désespérée. Aujourd’hui encore on entend dire : La situation a été mauvaise ce mois-ci, car on a souscrit beaucoup de warrants. Ce n’est pas seulement la marchandise, c’est le navire qu’on n’osait engager : il est vrai que la loi française ne s’y prête pas encore. Une seule opération paraît productive : ce sont les assurances, dont le bénéfice est aujourd’hui certain. Pourquoi les armateurs laissent-ils échapper ce profit tout clair? Par la puissance de l’association, on a montré que le produit des assurances resterait entre leurs mains, s’ils mettaient en commun les primes qu’ils paient séparément aux compagnies. Un syndicat, choisi par eux, ferait les remboursemens, et, comme le nombre des sinistres est à peu près régulier, le surplus formerait une caisse où ils pourraient puiser. On a calculé que tous les armateurs français, à supposer qu’ils s’entendissent, rentreraient ainsi dans 20 millions, qu’ils versent en pure perte aux compagnies d’assurances.

C’est là un emploi spécial de l’argent : il conserve la valeur du navire; mais avec l’assurance on ne peut ni faire un bâtiment neuf, ni transformer un vieux. Pour cette espèce d’emprunt, l’Angleterre offre des exemples à suivre. D’abord les gros banquiers ne sont pas tous à Londres, il y en a dans les ports, près des chantiers; ils font des avances à la marine. Sans eux, comment Glasgow serait-il un grand marché de navires, toujours approvisionné? Puis les petits capitalistes prennent des parts dans les bâtimens; ils forment une commandite qui, cachée derrière l’armateur, le soutient. Enfin on emploie la forme plus parfaite de la société anonyme, et la mer offre ainsi l’occasion d’un placement populaire. En France, la commandite entre peu à peu dans les mœurs de notre marine, mais à quel prix! Tandis que les mines, les hauts-fourneaux et même les chantiers vivent sur leurs propres ressources, il faut aux grandes sociétés d’armement le secours d’une subvention. Les armateurs libres protestent contre la concurrence des lignes subventionnées ; mais fallait-il attendre qu’ils aient remué eux-mêmes le capital et organisé la commandite? La France, qui est intéressée à la régularité et à la vitesse de ses paquebots-poste, a-t-elle eu tort de fournir le premier appoint, afin d’attirer vers la mer l’argent des particuliers? Elle a fait une double expérience en mettant sous les yeux des armateurs le modèle des meilleurs paquebots et l’exemple encore plus utile des sociétés anonymes. Ces sociétés, grâce à leurs ressources financières, se sont affranchies en partie du tribut payé aux assureurs : elles font elles-mêmes la moitié de leurs assurances, car, avec un grand nombre de navires, les chances bonnes et mauvaises se compensent. De tels procédés rendent leur concurrence redoutable; mais nul n’empêche les armateurs de se les approprier en demandant au crédit plus qu’ils n’ont fait encore. Ils peuvent mettre en commun leurs ressources : ils continueront par la commandite, et feront appel aux capitaux.

Quand un navire est armé, il lui reste à trouver du fret, c’est-à-dire des marchandises à transporter. Pour un voyage, il fait double dépense, celle du départ et celle du retour. Le meilleur sera donc qu’il ait double profit, et qu’il transporte deux fois sa charge, d’Europe aux Indes et des Indes en Europe. On a pu faire en sorte qu’il fût loué d’avance, ou, comme on dit, affrété pour les deux voyages; mais c’est une fortune rare : le plus souvent il est employé par deux négocians, l’un qui expédie des marchandises vers la France, et l’autre qui envoie de France vers un autre pays. Quel que soit l’affréteur, il consulte moins la couleur du pavillon que ses propres convenances, c’est-à-dire le bas prix et la régularité. Depuis les derniers progrès, l’expéditeur n’est pas en peine de rencontrer précisément le navire qui lui convient. Il s’est établi des lignes régulières, dont les escales sont connues d’avance, et qui se suppléent mutuellement en alternant l’époque de leurs passages. Naguère le négociant était au bon plaisir de l’armateur; il se résignait à attendre que le vent tournât ou que le navire eût complété sa charge. Aujourd’hui il a plusieurs départs chaque semaine, et, si le Français fait défaut, il charge sur le Hambourgeois. L’intérêt de la marine le touche médiocrement. On verra s’il est opportun de lui retirer cette liberté; en tout cas, sur cent navires qui passent le chenal de nos ports, une quarantaine seulement portent le pavillon français.

Devant cette concurrence, les armateurs les plus habiles ont usé d’expédiens; puisque le trafic des marchandises offrait tant d’avantages, ils ont pris le parti de vendre et d’acheter comme les autres: réunissant dans les mêmes mains le navire et la marchandise, on les a vus fournir à leurs propres vaisseaux le fret nécessaire. Ce procédé est fort employé par les grandes maisons de commerce; elles entretiennent toute une flotte à leur service, d’autant plus aisément qu’elles ont plus de comptoirs à l’étranger. Celles du Havre ou de Marseille touchent à toutes les branches du commerce ; elles savent même se ménager la clientèle de l’industrie, en prenant des intérêts dans les usines et dans les filatures. Sur trois ou quatre opérations qu’elles mènent de front à différens degrés de la filière, il faut bien qu’une réussisse, et couvre le dommage des autres. Cependant la plupart des armateurs n’ont que du dédain pour cette combinaison. Il semble qu’ils vont déroger, si on les fait sortir des bornes étroites d’une seule industrie; un peu plus, ils revendiquent la dignité des transports et le droit de ne point suivre la cargaison, une fois déposée à terre. Si l’on objecte avec plus de vraisemblance que le cumul exige de grands capitaux et une réputation déjà établie, ne peut-on réparer par l’association le tort de la fortune? Mettre en commun le loyer du navire et le profit de la marchandise, c’est doter celle-ci d’un transport commode, et le navire d’un fret assuré.

L’autre expédient consiste à faire l’intercourse entre les pays étrangers : on charge et on transporte, pour le compte d’un autre peuple que la France ; on soulage ainsi les ports français, et l’on gagne aux dépens des autres. Ce mouvement, qui enrichit plus d’un armateur, n’est pas connu en France par la raison qu’il échappe aux remarques de la douane. Un navire fait escale à Montevideo; s’il ne trouve pas de fret pour la France, il en prend pour Melbourne ou Sidney. D’Australie il met le cap sur Calcutta. Le capitaine achève ainsi le tour du monde, gagnant sa vie au jour le jour, et prêt à changer de route,

Plutôt que de rentrer au logis les mains nettes.


C’est la fortune d’un vrai marin; pour les peuples, c’est le complément d’un grand commerce et la compensation d’un petit. Les Anglais naviguent de la sorte, à cause de leur richesse, pour employer l’excédant des navires, les Grecs à cause de leur pauvreté, qui les pousse à chercher du fret au dehors. Une telle ressource convient surtout aux armateurs qui ont de la répugnance à spéculer sur les marchandises. D’où vient qu’ils en usent si peu, et qu’ils lui donnent un mauvais caractère en la nommant la navigation interlope? Ignorent-ils que l’honneur des Hollandais est de l’avoir inventée? Si la France n’est pas aussi opulente que l’Angleterre, elle a au moins assez de mouvement pour faire vivre sa marine. Un trait frappant, c’est qu’elle reçoit dans ses ports ou dans ses colonies plus de vaisseaux anglais qu’aucun pays du monde. Un autre signe, c’est que les vaisseaux français, malgré le nombre croissant de leurs rivaux, transportent beaucoup plus de marchandises qu’auparavant. On est donc fondé à croire que le meilleur moyen de favoriser la marine, c’est d’étendre le commerce de plus en plus. Ici triomphe la liberté des échanges. Qu’importe qu’il entre dans nos bassins moitié de navires étrangers, si leur concours doit doubler en peu de temps le chiffre des affaires? Les navires français profitent de cet accroissement, qui serait peut-être perdu, s’ils faisaient seuls tous les transports. Cela devient manifeste quand on pénètre dans le secret des opérations : si un agent français passe un marché très loin de son pays, quel intérêt pour lui de charger sur le premier navire qui se présente plutôt que d’attendre indéfiniment le passage d’un Français! A plus forte raison, un expéditeur étranger, qui n’a pas les mêmes égards pour notre pavillon. La plupart du temps on doit charger vite, soit pour l’exécution d’un contrat, soit pour le succès d’une spéculation. Quelques jours de retard font manquer le moment propice. Faut-il frustrer le commerce de ces avantages? Quelle est la plus habile pratique? chasser les navires étrangers, ou partager avec eux?

On n’abandonne pas l’intérêt de la marine; au contraire on le prépare de loin et on lui rend des services très particuliers, si l’on favorise telle ou telle branche du commerce. Suivons l’importation des marchandises : elles ont sans doute la même figure à leur entrée dans le port, quelle que soit leur destination. Cependant les avantages maritimes sont très inégaux, selon les termes du marché qui les envoie. S’il a été passé directement par un chef d’industrie ou par son préposé, la marchandise traverse le port, et va tout droit dans l’usine ou dans la filature, elle chemine au gré de l’acquéreur, et les gens de mer ne peuvent guère prévoir la route qu’elle choisira; mais c’est l’enfance de l’art. Le plus souvent la marchandise est débarquée avant d’avoir été vendue; elle est en quête d’un acheteur. Il en arrive tous les jours une grande quantité de semblables, qui seront peut-être embarquées demain vers un autre pays ou chargées sur des wagons pour la Suisse, l’Allemagne et l’Italie; elles encombrent les quais, elles emplissent les magasins, où la foule des chalands vient les manier et les déguster; ces magasins ne suffisent plus, et l’on construit de longues galeries que l’œil ne peut embrasser; on creuse des canaux qui portent les navires jusque vers ces galeries, où un bruit incessant de poulies et de machines indique l’activité du débarquement. On pousse avec ardeur et l’on distribue en montagnes ces balles et ces tonneaux, qui n’ont pas encore de destination. Durant le séjour au port, la douane n’a rien perçu, le négociant n’a pas encore gagné, et tout le monde paraît content. C’est que le port possède un entrepôt. L’avantage ne gît pas dans les planches du magasin, il est dans les marques de confiance que les étrangers donnent à ce lieu privilégié. Ils savent qu’ils trouveront là toutes les occasions de vente, que derrière ce port il y a des centaines de manufactures, toujours prêtes à dévorer la laine ou le coton au fur et à mesure des expéditions. Ils savent aussi que les autres peuples, attirés par le mouvement, viendront y chercher les matières dont ils ont besoin. Eux-mêmes n’attendront pas les lentes formalités de la vente pour avoir de l’argent : tandis que les balles reposent en sûreté dans les entrepôts, un papier qui en représente la valeur court de main en main. Dès lors que leur importe de n’avoir pas rédigé d’avance un contrat? Mais à nous il importe beaucoup, car il s’établit ainsi vers nos docks un courant régulier, et c’est un fonds sur lequel la marine peut compter. Elle réglera ses constructions sur le nombre et la nature des marchandises qui entrent chaque année; elle aura des relations fixes avec certains producteurs, et les offres qu’elle fera aux autres seront écoutées. Comment s’acquiert le commerce d’entrepôt? Suffit-il, comme on l’a dit, d’avoir un port bien situé pour le transit et placé sur plusieurs chemins? Cependant Liverpool, qui n’est pas sur la grande route, est le plus bel entrepôt du monde : situé au nord de l’Europe dans une baie écartée, on lui porte du coton des quatre points cardinaux, et il en rend à toute l’Europe. Les Anglais ont forcé un courant qu’ils n’avaient pas reçu de la nature; ils l’ont fait par l’importance de leur industrie, sur laquelle les entrepôts s’écoulent, et par les rapports qu’ils ont avec les pays d’outre-mer. La marine, qui les a conduits à ce haut point de prospérité, en profite aujourd’hui. Demandes répétées, offres soutenues, confiance réciproque, telles sont les assises d’un entrepôt.

Les marchandises qui vont à l’exportation ne séjournent dans les ports que le temps nécessaire à l’embarquement : ce n’est donc pas là qu’il faut les considérer d’abord, c’est à leur source, en remontant les courans qui les apportent. Il y a des règles pour distribuer les marchandises entre les parties du littoral, comme il y en a pour le partage des eaux : la géographie commerciale, fondée sur l’intérêt, ne suit pas toujours les frontières politiques. Beaucoup d’Allemands empruntent la ligne de Nantes pour envoyer aux Amériques, bien qu’ils se soucient fort peu de nous complaire. C’est qu’ils suivent la pente du bon marché. Un tunnel percé, un pont jeté, un tarif de chemin de fer, un impôt intempestif, voilà des accidens contraires ou favorables qui changent les courans les mieux établis. On peut donc les changer à son profit, avec un peu de cette ténacité dont nos voisins nous offrent le modèle. Les Allemands, bien moins favorisés par la nature, puisqu’ils n’ont qu’une mer à leur service, ont attiré vers Hambourg tout le fret qu’ils pouvaient. Ils abaissèrent fort à propos leurs tarifs de transport, et les émigrans quittèrent la ligne du Havre pour celle de Hambourg : or c’est le meilleur fret du monde, parce qu’il pèse et qu’il mange. Nous avons chez nous toutes les qualités du sol : trois mers qui baignent nos côtes et qui sont des chemins ouverts aux deux grands trajets du globe, de très beaux fleuves et de mauvais canaux dont nous n’avons pas tiré tout le parti possible : pourtant c’est un bienfait considérable, car « ces routes qui marchent » sont les moins chères de toutes; elles compenseraient par le bon marché la vitesse des chemins de fer, et pourraient faire descendre plus de marchandises vers nos ports. Ceux-ci d’ailleurs ont de très bas prix; c’est une qualité fort appréciée des étrangers. En revanche, les tarifs des chemins de fer sont ruineux; non-seulement ils détournent de la France les colis étrangers, mais ils arrêtent notre industrie elle-même. Que dire d’un impôt sur la vitesse qui vient encore les aggraver, au moins pour l’intérieur? Comme il n’est pas de marchandise qui ne fasse bien des démarches avant de gagner le port, c’est autant d’obstacles accumulés entre l’usine et le navire.

Marseille tient le commerce du Levant par la Méditerranée, et celui des Indes par le canal de Suez. Toutes les denrées qui vont de France vers l’Orient ont une pente de ce côté. Assise à l’embouchure d’un grand fleuve, servie par les chemins de fer, elle attire encore le commerce de la Suisse et de l’Allemagne vers l’Afrique, les Indes, la Chine et le Japon. L’Italie du nord peut aussi lui envoyer du fret par le Mont-Cenis; mais Marseille a des concurrens : Gènes, son ancienne rivale, a repris de la force avec le nouveau royaume d’Italie : elle sera le grand port d’un peuple que tant de circonstances poussent vers la mer. La ligne du Saint-Gothard, une fois percée, lui ouvrira la Suisse et le duché de Bade. Brindisi, qui est le chemin direct par la voie de terre, enlève à Marseille beaucoup de voyageurs et de colis rapides. Trieste enfin, sur qui l’Allemagne entière peut vider ses magasins, appelle le transit par le bas prix des lignes de chemin de fer. De l’Angleterre, on ne doit espérer que les voyageurs et le service de grande vitesse : on a cru que le canal de Suez donnerait à la France tout le transit du nord; c’est une erreur. Les navires coûtent moins cher que les voies ferrées : les cotonnades anglaises feront donc le tour de Gibraltar sur des navires anglais, et n’auront point ainsi les frais du transbordement.

Bordeaux est un point de départ pour les deux Amériques. Grâce aux vins de France, il y passe un courant assez fixe, mais qui ne prend pas sa source à l’étranger. L’exportation de Bordeaux est toute française, car l’Espagne fournit plutôt un débouché qu’un aliment de fret. Le Havre, tourné vers les Amériques, propre à tous les commerces, devrait grandir chaque jour : il reçoit les produits de tout le territoire français qui franchissent l’Atlantique, et il peut disputer à Hambourg, Brème, Amsterdam, Anvers, le marché de l’Europe centrale. Les négocians de Suisse ou de Bavière ne sauraient gagner la mer sans emprunter les voies ferrées ou les canaux : or la distance est à peu près la même vers tous ces ports, et pour les canaux nous aurions facilement l’avantage en mettant les nôtres en état. En outre, à distance égale, Le Havre devrait avoir la préférence pour sa position, qui permet aux navires de passer promptement des eaux de la Manche dans celles de l’Océan; mais les Allemands, les Suisses, les Belges, se sont si bien entendus pour réduire leurs prix que le meilleur fret s’écoule par Hambourg, ou côtoie nos frontières jusqu’à Anvers. Chez nous, les voies ferrées ont un monopole qui nous coûte cher. Quelques négocians français, ceux d’Épinal par exemple, sont forcés d’oublier le chemin du Havre; ils rompent d’anciennes relations et traitent avec les maisons d’Anvers, car le transport est à moitié prix. Le Havre, qui pensait devenir le grand port américain du continent, voit avec chagrin Anvers, sa rivale, attirer à elle tous les pavillons du monde, creuser de nouveaux bassins, prendre enfin la tête d’un commerce qui devrait nous appartenir.

Pour les courans dont la source est en France, l’essentiel est de les grossir en produisant beaucoup et d’une certaine qualité. C’est la grande querelle de nos armateurs. Hs déclarent la France inhabile à produire ce qui fait la fortune de la marine, un fret lourd, encombrant, qui tient plus de place qu’il ne vaut. La valeur de la marchandise importe peu au maître du navire, car on le paie au poids et à l’encombrement. Aussi le voit-on se plaindre tous les jours du bon goût qui règne en France, et de cette manie de dépenser beaucoup d’argent sur des étoffes légères. Il accuse la nature qui ne nous a pas départi le charbon et le fer d’une main libérale, et qui donne aux fruits de la terre trop de valeur sous un petit volume. Dès lors, dit-il, comment pouvons-nous lutter avec les vaisseaux anglais, qui partent bondés de charbon, et qui rapportent sans effort un fret à moitié payé, tandis qu’il nous faut partir sur lest ou chargés de colis si minces que les bateaux s’en vont la quille hors de l’eau?

Il y a quelque chose de fondé dans ces plaintes, si l’on règle ses comparaisons sur l’Angleterre. Un seul exemple suffira : l’Angleterre exporte 12 millions de tonnes de charbon qui valent 125 millions de francs. Nos vins, pour une valeur presque triple, soit 350 millions, n’occupent sur nos vaisseaux que 4 ou 500,000 tonneaux d’affrétement. Ainsi le vin de France rapporte plus que toute la houille d’Angleterre à ceux qui le vendent; mais il n’occupe qu’un navire français pour vingt-cinq navires anglais qui sortent chargés de houille. Toutefois nos armateurs se trompent sur les conséquences : cela ne prouve pas que la marine française doive être à sa voisine comme 1 est à 25. Les produits que donne la nature ne sont pas le seul élément de fret, ni même le principal. Ils sont précieux sans doute, et c’est un fonds excellent qui a surtout l’avantage de la régularité, il faut s’applaudir d’en avoir, si peu que ce soit; nos produits agricoles, qui font la moitié de notre exportation, ont un mérite durable, tandis que l’Angleterre pourra bien exporter moins de houille le jour où l’on ouvrira les gisemens de Chine, d’Amérique, d’Australie et des Indes; enfin la grande source du fret est dans l’industrie nationale, et c’est une source qu’on peut augmenter presque indéfiniment. Il court sur notre industrie des bruits fâcheux et injustes; malgré l’appât du bon marché, la façon a sa valeur dans le monde; d’ailleurs nos négocians ont prouvé qu’ils savaient varier leurs produits selon la nécessité. Le même homme qui peut contenter le choix difficile du riche est assez clairvoyant pour satisfaire le pauvre; seulement donnez-lui les moyens de connaître son public. Une maxime qu’on paraît oublier, c’est que la force de l’industrie se règle sur le nombre et les besoins des consommateurs. Tant que la nôtre a produit pour les seuls Français, elle a eu les mêmes limites que les goûts et les besoins français. On sait comment notre histoire nous ferma les grands débouchés : maintenant que l’on travaille pour toutes les parties du monde, il serait temps de quitter ces vieux préjugés sur le caractère de la production. Ce n’est pas assez d’attendre patiemment dans les ports le trop-plein de la France. Tout l’intérêt de la marine est au-delà des mers; pour obtenir du fret de nos fabriques, elle doit s’informer des antipodes.

Il a fallu très longtemps pour comprendre qu’on pouvait envoyer des marchandises d’Europe dans ces pays lointains qui en fournissaient tant et de si belles. On a d’abord été ébloui des richesses du Nouveau-Monde, et le navire, entraîné par l’espoir d’un retour opulent, n’emportait guère que des vivres au départ et un peu de clinquant qui servait à la troque. Si depuis on a fait le commerce régulier avec les colonies, le stimulant du long cours a toujours été de rapporter vers l’Europe les produits exotiques. Combien de Français pensent que la navigation se fait encore ainsi, et qu’il suffit de partir avec une pacotille pour faire fortune! C’est une idée moderne, et pour ainsi dire toute neuve, de considérer partout les indigènes comme des hommes qui ont des besoins, et qui consomment : double bénéfice pour les navires qui répandent nos produits avant de prélever le tribut accoutumé. Voilà l’Europe engagée, pour mettre en équilibre le budget de sa marine, à élever peu à peu les tribus errantes à la condition d’hommes : plus elle leur donnera des goûts semblables aux nôtres, plus elle sera sûre d’écouler avantageusement ses marchandises. L’intérêt bien entendu aide la civilisation, parce qu’il est éclairé par des motifs supérieurs. Toutefois, pour se prêter aux besoins des peuples, on n’a pas le droit de favoriser leurs vices : on ne comprend pas que l’Angleterre continue de fournir l’opium aux Chinois et soutienne avec les armes cet infâme trafic. La loi du commerce est-elle une excuse?

Le véritable intérêt ordonne de relever les peuples abâtardis et non d’augmenter leur abrutissement : une fois réveillés, ils veulent connaître les arts de l’Europe, ils cherchent à l’imiter; le fer et le charbon sont accueillis dans leurs ports, mais aussi les produits délicats et surtout les tissus. C’est toujours par le vêtement que commence la civilisation, et ce sont des vêtemens plus ou moins grossiers qui ont formé jusqu’ici le meilleur fret de sortie. On pourrait diviser les peuples d’outre-mer en trois classes : les uns, encore à demi sauvages, n’ont que des besoins naissans; dès qu’ils comprennent le commerce régulier, ils pensent d’abord à se vêtir. Les autres ont une civilisation avancée, comme les Chinois, les Japonais ou les Indiens : l’avenir montrera s’il vaut mieux les réduire par la force ou nouer avec eux des relations pacifiques qui les rapprochent peu à peu de l’Occident. Enfin les derniers ont les mœurs de l’Europe, comme les Américains, et sont avec nous sur le pied de l’égalité. L’Amérique, malgré ses tarifs de douane, a plus de commerce avec l’Europe que toutes les autres parties du monde, tant il est vrai que l’échange, pour être parfait, veut des termes qui se répondent. C’est à ce point qu’il nous convient d’amener les peuples inférieurs pour le plus grand bien de notre marine.


III.

On gagne à dominer un peu les intérêts du jour avant de les juger. Il semble qu’on aperçoive plus clairement l’enchaînement des causes, et qu’on remonte sans effort à la source des bienfaits dont la marine doit recueillir les fruits. Nos pères ne pouvaient pas sentir si bien que nous les effets continus d’une bonne économie : il est dans la nature humaine de s’arrêter d’abord à ce qui frappe les yeux. Dès le principe, on n’a considéré de la navigation que le navire, qui en est le signe visible. Plus tard on s’est aperçu de la cargaison, qui en est la raison suffisante, et sur cette découverte, on s’est empressé de faire des lois qui réservaient toutes les marchandises à certains navires; puis on a songé tout d’un coup que la cargaison représentait seulement les échanges, et l’on a vaqué aux intérêts du commerce. A son tour, le commerce n’est qu’un intermédiaire qui prend d’une main et qui donne de l’autre : on a donc remonté jusqu’à l’industrie. Cette industrie elle-même aurait-elle besoin de la mer, si elle n’employait des produits exotiques? Dès lors on a cimenté l’union des colonies et de la métropole ; enfin les colonies ne sont pas la raison dernière : elles n’ont été utiles à la marine qu’en donnant des relations lointaines. Il a paru juste de s’attacher surtout aux relations en ôtant peu à peu ce que le régime, avait d’odieux. Ces relations, le temps n’est pas éloigné où l’on s’avisera d’en changer le caractère en faisant de la paix et de la civilisation le but même de la conquête. Ainsi chaque époque a ses moyens et ses découvertes. Nos ancêtres devaient d’abord étudier la forme du navire et courir toutes les mers, leurs successeurs hasarder le premier commerce et fonder des colonies, puis les fils de ces aventuriers commencer l’industrie et les grandes relations. Quel contre-sens de vouloir employer des remèdes dignes d’une autre époque, et de s’attarder aux causes secondes, quand on a les premières sous la main ! Non-seulement les vues s’étendent, mais la politique change. Un ministre courtisan, eût-il du génie, travaille surtout à la grandeur de son roi, et fait une marine pour l’éclat d’une cour ou pour les besoins de la guerre. L’intérêt populaire inspire d’autres vues et construit d’autres vaisseaux. On peut donc s’étonner d’entendre attester sans cesse des ordonnances qui ont deux siècles. Aujourd’hui encore, quand un Français désintéressé daigne considérer le commerce ou la marine de son pays, il rougirait de gagner petit à petit quelques minces concessions sur la résistance des intérêts. Il veut être un bienfaiteur à la façon de Colbert ou de Seignelay. A défaut des hommages d’une cour, il espère au moins être loué dans les journaux. Il y a de l’honneur à faire un traité et à dire : « Notre politique assure à la France tout le commerce entre la Suisse et les États-Unis. » Au contraire, quelle gloire peut-on tirer de cette nouvelle : « Le gouvernement vient de s’entendre avec la compagnie de Lyon pour abaisser de 2 centimes le transport des marchandises à petite vitesse? » Cependant 2 centimes de moins valent toute la diplomatie pour grossir la part de nos vaisseaux.

Ainsi personne ne s’intéresse aux véritables réformes : elles demandent trop de patience, trop de modestie; puis elles n’ont guère de place dans le régime parlementaire, où les discussions viennent jour par jour, selon l’intérêt du moment. Qu’un orateur s’avise de parler des canaux, des chemins de fer, des échanges à propos de la marine, l’auditoire distrait ne suit pas le fil et le rappelle à la question. Dans l’indifférence générale, si la politique ne pénètre par aucun joint et ne tourne pas le vote contre les ministres, le dernier mot reste aux hommes spéciaux : ceux-ci n’ont pas un intérêt pressant dans les réformes lointaines dont ils ne verront pas les suites, mais ils appellent sur leur champ cette pluie bienfaisante des primes, des indemnités publiques; aussi font-ils une peinture touchante de leurs misères. Ils emportent du même coup le vote et la surtaxe. En vain quelques prophètes annoncent qu’on sera contraint de l’abolir dans six mois. L’événement leur donne raison, et six mois après les mêmes mains détruisent ce qu’on édifiait la veille. Seulement on ferme la bouche aux intérêts en décidant qu’une commission va s’ingénier à trouver le grand remède.

Une commission formée de beaucoup de membres, attentive aux avis divers, est très propre à élaborer un projet de loi, dont elle pèse à loisir les termes; mais elle n’a point qualité pour examiner des mesures d’exécution. C’est trop lui demander que de vouloir qu’elle ait du génie, à moins de lui donner la toute-puissance des comités révolutionnaires. Toute réforme est une campagne entreprise contre les intérêts. On craint si fort de les froisser que personne ne veut encourir la responsabilité de la première attaque. Le pouvoir exécutif renvoie l’affaire devant le parlement, et le parlement se décharge sur une commission, où l’on a soin de placer quelques négocians qui sont juges dans leur propre cause. On y voit aussi des membres compétens et désintéressés; mais que peuvent-ils faire? Rendre des lois? On en avait préparé d’excellentes dès 1867 dans le sein d’un véritable comité d’étude : elles mettaient en harmonie le code de commerce avec les nouveaux besoins de la marine; mais ce sont des lois, et l’on veut autre chose. Va-t-on tracer des canaux, fonder des entrepôts, organiser le crédit? La commission ne doit pas sortir de son petit domaine, ni remonter aux sources. Peut-elle au moins rétablir les surtaxes? Nullement; nous sommes liés par des engagemens avec les autres puissances : la franchise des pavillons a été mêlée fort adroitement à des concessions particulières, et l’on ne peut la reprendre qu’à l’expiration des traités. Ainsi limitée, la commission devait être dans un cruel embarras, pour peu qu’elle eût à cœur le bien de toute la marine. Il ne paraît point qu’elle ait senti ce malaise. Dès le premier jour, on a pu voir qu’il régnait une assez grande diversité d’opinions, car un membre a exprimé le doute qu’il fût indispensable d’avoir une marine marchande. Le reste du temps, on n’a envisagé que l’intérêt de l’armement et de la construction. Tout a été traité sur ce principe, — les règlemens maritimes, l’ordre des équipages, le rôle du capitaine, les consulats. En touchant à chacune de ces parues, on se tournait vers l’armateur, c’est-à-dire vers le malade, et on lui demandait si c’était là le point douloureux. Par exemple, l’inscription maritime a paru tolérable, parce qu’elle ne grève le compte de l’armateur que de quelques centimes par tonneau de jauge; mais personne ne s’est avisé d’un intérêt supérieur, qui est de rendre au marin la liberté de sa profession; la valeur d’un homme ne s’estime pas par francs et par centimes. De même il a paru puéril de réviser les lois sur les sociétés, de préparer le mélange des intérêts ; quel spécifique pouvait-on tirer de là pour des maux présens? Une commission qui ne veut ni faire des lois ni empiéter sur les pouvoirs publics, ni approfondir le sujet, n’a qu’une ressource : c’est d’ajouter un chapitre au budget. C’est justement ce qu’on a proposé : des primes au constructeur, des primes à l’armateur, 7 millions que l’état va dépenser pour sa marine.

La somme n’est pas forte, et l’intérêt de la marine vaut mieux. Ensuite la prime a cet avantage sur les surtaxes, que la France sait au juste combien lui coûte l’industrie protégée; mais par quel calcul a-t-on fixé d’avance la contribution du trésor? La prime doit augmenter en raison du nombre des navires construits et armés. Si elle a tout son effet, qui est d’exciter les uns à construire, les autres à naviguer, la charge du trésor croîtra d’autant ; on est presque réduit à souhaiter que la marine reste au même point. Il apparaît par là que nos législateurs n’ont point songé à l’avenir, — ou bien ils se font une étrange idée de la marine marchande, comme d’un service public qui ne saurait ni augmenter ni diminuer, et qui s’entretient, ainsi que les grandes routes, aux frais de l’état. Pour les armateurs, c’est un encouragement à la routine. On arrête tous les efforts vers le bon marché : à quoi bon abaisser le prix de revient quand l’état se charge de la différence? Quelle aubaine que de toucher à chaque voyage 1 franc par jour et par homme! Est-il un seul navire qui ne lèvera ses ancres avec un tel appât? Loin de consulter les besoins nouveaux du commerce, on fera sortir toutes les vieilles charpentes qui pourrissaient dans les bassins. Plus un navire sera vieux et malade, plus on mettra de hâte à l’employer, pourvu qu’il supporte la mer l’espace d’un voyage : avec moins de frais qu’un vaisseau neuf, il procurera la même prime. Quel spectacle, quand on verra ces vétérans de la mer, confondus depuis longtemps avec le quai où ils dormaient, se détacher lentement des arrière-bassins, livrer au vent leur mâture branlante, et s’essayer encore à tracer leur ancien sillage! mais si par hasard, ce qu’à Dieu ne plaise, le capitaine et les matelots étaient informés de ces belles combinaisons, l’armateur pourrait avoir une déconvenue. En effet, on a répété que l’objet de la prime était de conserver des marins à la France. Le marin, sur ce fondement, réclamera le bénéfice de la prime ou un salaire plus fort. S’il trouve de la résistance, il refusera ses services. C’est un, enjeu qu’on se disputera, et que les grèves pourront arracher des mains de l’armateur.

La marine sera-t-elle destituée de tout secours? Quelques réformateurs trop confians pensent que la liberté suffit à tout, et que l’office du législateur se borne à lever les surtaxes et à retirer les subsides. La protection elle-même est préférable à cette incurie par laquelle un gouvernement abandonne une industrie longtemps favorisée ; il faut au contraire y veiller d’autant plus qu’on ne la protège pas directement. D’abord c’est une simple règle d’équité d’ôter les charges quand on retire les fruits. Ainsi le droit de quai est un impôt très lourd pour nos armateurs, bien qu’il pèse également sur les navires étrangers : on devrait l’abolir tout à fait. Que si l’on renonce à faire entrer l’état dans la dépense des constructions, on peut au moins assurer une franchise complète aux matériaux qui sont introduits dans les chantiers; l’acquit-à-caution, dont le constructeur a le bénéfice, sera réglé largement. Nul ne saurait prévoir toutes les mesures utiles; mais on les apprend à l’usage, par l’expérience de tous les jours. Il est donc plus facile de concevoir l’œuvre d’un grand ministre que d’en marquer d’avance tous les points. On sait qu’il porterait le même esprit dans les diverses parties de l’administration, trouvant partout l’occasion de servir la marine et n’étant jamais si près d’elle que lorsqu’il paraît s’en éloigner davantage. Il n’irait pas crier qu’il travaille à la grandeur de son pays; mais, peu disposé à satisfaire seulement les intérêts ou les appétits, il étendrait ses vues jusqu’aux réformes lointaines, et saurait les préparer insensiblement par des procédés équitables dans le détail. Après avoir fourni au recrutement de la flotte, il ne croirait pas indifférent d’affranchir le marin de la gêne des règlemens qui le poussent vers d’autres professions. Il conserverait la caisse des invalides comme une institution précieuse; mais il distinguerait le civil du militaire et remettrait peu à peu aux marins eux-mêmes la gestion de leur pécule. Il aurait des écoles et des examens commerciaux pour les capitaines du commerce, que les armateurs ne rougiraient pas de s’associer. Passant ensuite dans les ports, il formerait les unions les plus étroites entre tous ceux qui, traitant le même négoce, ont des intérêts communs : constructeurs, armateurs, commerçans. Il encouragerait partout des syndicats, se montrerait très libéral sur les sociétés, surtout quand elles embrassent plusieurs branches du commerce, et, tandis que l’on réformerait notre code de crédit maritime, il mettrait en action ce crédit par des établissemens auxquels on ferait des faveurs particulières. S’il avait quelque argent à dépenser sur les deniers de l’état, il l’emploierait, non pas en primes, mais à creuser de nouveaux bassins, à donner plus de tirant au chenal des ports, à tant de travaux nécessaires sur toutes nos côtes pour offrir aux navires des mouillages faciles et au commerce des débouchés commodes. Il remonterait par les canaux et les voies ferrées jusqu’aux sources du fret, se faisant gloire d’un tarif abaissé ou d’une écluse ouverte autant que d’une province conquise. Il n’aurait pas oublié que tous nos grands ministres ont eu à cœur les routes et les débouchés : jadis on frappait une médaille pour un canal commencé; tirer un bon parti des chemins de fer, étendre le réseau n’est pas une œuvre moins méritoire. Industrie, enseignement, travaux publics, il n’est pas un seul côté du gouvernement où l’on ne puisse envisager l’intérêt maritime et seconder ainsi les efforts des particuliers.

Ayant ainsi pourvu aux moindres détails, l’homme d’état porterait plus loin ses regards. Il y a toujours dans toute entreprise, comme au siège d’une place forte, un point capital qu’il faut apercevoir, et qui, une fois gagné, emporte le reste. Aujourd’hui quelle est la circonstance décisive pour la prospérité des arméniens ? Nous sommes impuissans à rétablir un monopole qui éclate de toutes parts et tombe en pièces; nous n’allons pas remettre les colonies en tutelle, et, quant au commerce, le gouvernement comprend enfin qu’il doit être avare de son intervention. Ce sont de grandes machines qu’on ne remue pas avec des décrets. S’il faut lutter, on verra d’un coup d’œil que le champ de bataille est au-delà des mers. Que produisent ces longs débats où chacun allègue à son tour, pour expliquer son retard ou sa chute, un léger obstacle, une pierre qu’il a heurtée en chemin? Ne reconnaît-on pas les mauvaises défaites dont se paient l’indolence et la timidité? On rejette la faute sur le voisin au lieu de s’accuser soi-même; on chicane sur un règlement, tandis qu’il faudrait s’informer des pays étrangers, nouer des relations, s’expatrier un temps et former ainsi des établissemens que l’imperfection des lois n’atteint pas. Voilà le secret d’une belle marine. Il n’est pas impossible de citer un pays qui soit le passage d’un grand commerce et qui pourtant n’ait pas de vaisseaux à lui : c’est le cas de la Belgique; mais il n’en est aucun qui, avec des comptoirs nombreux, des relations étendues, ne recueille aussi le bénéfice de ses transports. Comment le pavillon national ne paraîtrait-il pas sur des courans invariables? Quand les Français seront dans les deux ports extrêmes, il faudra bien que le vaisseau soit français à son tour. Le seul moyen de lutter contre les navires étrangers, c’est de savoir aussi bien qu’eux où l’on va et comment on en revient.

On répond généralement que nous n’avons pas de colonies et que nous ne sommes pas doués pour en faire. Nos colonies sont encore assez vastes, sinon florissantes, pour exercer notre industrie. Mettons en valeur notre patrimoine au lieu de le mépriser, puis attendons la suite. Les Anglais n’ont pas si bien conquis le monde qu’il ne nous reste un beau rôle à jouer. D’ailleurs la conquête est inutile où les mœurs et les relations suffisent. L’Amérique du Sud n’est point à nous; cependant c’est un marché pour notre commerce, une mine de fret et un refuge pour tous nos Basques, qui émigrent de Bordeaux comme les Allemands de Hambourg. Quelle carrière ouverte à la France dans cette Afrique, encore si mal connue, où l’étendue de nos possessions ne le cède pas aux colonies anglaises! Quel avenir dans l’Indo-Chine, qu’on nous envie déjà ! D’ailleurs on croit faussement que les colonies des autres peuples nous sont fermées : dans les terres anglaises, tous les Européens rencontrent la même protection, les mêmes ressources, et les banques leur font des avances qui aident le premier établissement. Des Suisses et des Allemands y prospèrent tous les jours; des Français courageux en ont fait l’épreuve, et leur signature, en quelques années, a valu celle des plus fortes maisons anglaises. La voie est donc libre; il ne tient qu’à nous d’en profiter.

Il est vrai que nous confessons nos défaillances : une doctrine commode les rejette sur le naturel. Jusque dans ces aveux dont nous gratifions nos rivaux, nous avons pris je ne sais quelle morgue pédante que n’avaient point nos pères. Les Français ont un système sur la race française, et déclarent volontiers qu’elle n’est bonne à rien; ils mettent autant d’ardeur à soutenir cette injure que leurs aïeux en mettaient à la démentir par leurs actes : un peu de ce feu nous ferait grand bien, s’il se tournait vers les emplois utiles. Il est donc reçu que nous ne sommes point propres à coloniser, bien que notre race ait la première fondé le Canada, planté du coton en Louisiane, institué la compagnie des Indes, exploré l’Afrique, enlevé de haute lutte la plus belle partie de Saint-Domingue. Tout ce passé ne compte plus. D’autres faits qui n’ont pas cent ans de date deviennent des lois éternelles pour la vue courte des contemporains ; puis ils sont commentés par un Allemand dont la froide haine fait le procès à la race latine. Ces prétendus défauts de race, dont on s’avise le lendemain des défaites, ne sont au fond que des conséquences historiques ; il faut compter avec eux, mais pour les détruire. Ici le mal est tout entier dans l’opinion. Il a régné en France un certain ton de dédain pour le commerce, et un goût décidé pour l’épée ou la robe. Cependant le commerce de la mer, les entreprises lointaines, feront tomber ces préjugés. Le courage et les talens n’y seront pas perdus. Le résultat prochain de l’entreprise, le gain, n’est rien auprès des avantages indirects qu’on en tire pour l’esprit et pour la trempe du caractère. Il en est de même de tous les mobiles d’action, car un peuple tout entier ne se gouverne pas par l’honneur. On part sur un motif d’intérêt ou d’ambition ; chemin faisant, on s’instruit, on acquiert de la promptitude, du coup d’œil, la connaissance des hommes, des pays, et une certaine bonne humeur qui triomphe des obstacles. Cela vaut bien l’oisiveté de nos jeunes gens, toujours suspendus aux mamelles de leur patrie, cloués au sol qui les a vus naître. N’ôtons pas le dévoûment, la science, les arts, qui font l’élite du pays; mais, si nous voulons ranimer les arts, pousser les sciences, donnons à la foule des motifs simples, de bons calculs d’intérêt, qui la tirent de son engourdissement : afin de bien penser, il faut agir, et agir encore. Pour avoir de grands hommes, ayons des hommes, et qu’ils fassent la fortune de la France avant d’en faire la gloire.

Au surplus, ce n’est pas l’émigration en masse qu’on réclame de nos jeunes gens : erreur de croire que les Anglais s’expatrient par familles, comme au temps de Penn. Ils passent à l’étranger quelques années; puis ils reviennent dans leur patrie, laissant aux mains d’agens fidèles la prospérité de leur maison. Ces agens sont très souvent des Suisses, des Allemands, d’abord petits commis, puis associés, puis maîtres où ils obéissaient naguère. Pourquoi ne seraient-ils pas Français? Pourquoi les plus aisés ne feraient-ils pas fructifier leurs capitaux sur un sol vierge? Ils y gagneraient de juger mieux les ressources de leur propre pays, de l’aimer davantage, et de le défendre avec plus d’ardeur que jamais. Aucune forme de patriotisme n’est plus noble que l’orgueil du pavillon[1]. Si la marine aujourd’hui dépend du caractère et des mœurs, le ministre qui verra cet enchaînement fatal est-il réduit à se croiser les bras? Loin de là, car le gouvernement peut agir sur les mœurs, quand celles-ci tiennent aux circonstances politiques. Les reproches qu’on adresse à la France atteignent aussi les divers gouvernemens : en effet, ceux-ci ont toujours exploité le commerce en vue des seules finances. C’était un revenu : rarement ils ont compris l’intérêt national d’un grand commerce, indépendamment des sommes qu’il rapporte. Ils ont trop négligé ce levier puissant, qui soulève l’activité d’un grand peuple. Aussi nous avons eu des financiers émérites, peu d’hommes d’état. L’impôt a pesé lourdement sur toutes les industries, au risque de tarir la source de la richesse. Un ministre qui aurait d’autres visées fonderait d’abord des écoles de commerce; il ne donnerait pas des consulats aux fruits secs de la diplomatie : les hommes distingués qui les occupent en grand nombre commencent à se lasser d’un tel voisinage. Le gouvernement peut donc faire beaucoup par la seule direction de la politique : qu’il accorde seulement la même attention aux intérêts d’outre-mer qu’à ceux du continent, qu’il tienne la main à ses agens, que nos diplomates emploient leur habileté à connaître ces populations dont les mœurs sont si éloignées des nôtres; qu’en un mot le gouvernement mette en honneur, par tous les moyens possibles, les longues entreprises et les travaux de la mer[2].

La France, par son génie et par son territoire, devait être une puissance continentale et maritime; elle pouvait tenir le milieu entre l’Allemagne, enfermée dans le continent, et l’Angleterre, vouée à la mer. L’histoire a voulu que la France tournât tous ses efforts vers l’Europe, où elle a exercé longtemps la suprématie. Cet empire nous échappe aujourd’hui; n’est-ce pas le moment de porter notre énergie vers la mer, trop longtemps délaissée ? La France rentrera ainsi dans le cours naturel de son destin, et retrempera ses forces.


RENE MILLET.

  1. Ce ne sont pas là des chimères : on peut lire dans l’enquête les raisonnemens serrés, le mâle récit de M. Jacques Siegfried (du Havre), qui a donné l’exemple de cette carrière avant d’en faire la théorie. M. Siegfried s’est expatrié de bonne heure : il a fondé une maison à Bombay, recueilli en peu d’années le fruit de ses efforts, consacré le reste de son temps à son pays, librement, comme un Anglais. Il poursuit à lui seul une enquête sur nos débouchés, sur l’avenir du commerce maritime. Il s’est convaincu qu’il fallait seulement ouvrir les yeux des jeunes Français sur leur bien et leur enseigner le globe, qu’ils ignorent. Mulhouse, avant la guerre, lui devait son école de commerce; Le Havre lui devra la sienne. Quelle meilleure réponse aux sophismes des impuissans?
  2. Une commission se forme en ce moment sous les auspices du ministère du commerce pour étudier les moyens d’étendre nos débouchés.