La Marquise (illustré, Hetzel 1852)/Chapitre 03

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J. Hetzel (Œuvres illustrées de George Sand, volume 1p. 90-96).

III.

La marquise garda un instant le silence ; mais tout à coup, posant avec bruit sur la table sa tabatière d’or, qu’elle avait longtemps roulée entre ses doigts, « Eh bien, puisque j’ai commencé à me confesser, dit-elle, je veux tout avouer. Écoutez bien :

« Une fois, une seule fois dans ma vie j’ai été amoureuse, mais amoureuse comme personne ne l’a été, d’un amour passionné, indomptable, dévorant, et pourtant idéal et platonique s’il en fut. Oh ! cela vous étonne bien d’apprendre qu’une marquise du dix-huitième siècle n’ait eu dans toute sa vie qu’un amour, et un amour platonique ! C’est que, voyez-vous, mon enfant, vous autres jeunes gens, vous croyez bien connaître les femmes, et vous n’y entendez rien. Si beaucoup de vieilles de quatre-vingts ans se mettaient à vous raconter franchement leur vie, peut-être découvririez-vous dans l’âme féminine des sources de vice et de vertu dont vous n’avez pas l’idée. Maintenant devinez de quel rang fut l’homme pour qui, moi, marquise, et marquise hautaine et fière entre toutes, je perdis tout à fait la tête.

— Le roi de France ou le dauphin Louis xvi.

— Oh ! si vous débutez ainsi, il vous faudra trois heures pour arriver jusqu’à mon amant. J’aime mieux vous le dire : c’était un comédien.

— C’était toujours bien un roi, j’imagine.

— Le plus noble et le plus élégant qui monta jamais sur les planches. Vous n’êtes pas surpris ?

— Pas trop. J’ai ouï dire que ces unions disproportionnées n’étaient pas rares, même dans le temps où les préjugés avaient le plus de force en France. Laquelle des amies de madame d’Épinay vivait donc avec Jéliotte ?

— Comme vous connaissez notre temps ! Cela fait pitié. Eh ! c’est précisément parce que ces traits-là sont consignés dans les mémoires, et cités avec étonnement, que vous devriez conclure leur rareté et leur contradiction avec les mœurs du temps. Soyez sûr qu’ils faisaient dès lors un grand scandale ; et lorsque vous entendez parler d’horribles dépravations, du duc de Guiche et de Manicamp, de madame de Lionne et de sa fille, vous pouvez être assuré que ces choses-là étaient aussi révoltantes au temps où elles se passèrent qu’au temps où vous les lisez. Croyez-vous donc que ceux dont la plume indignée vous les a transmises fussent les seuls honnêtes gens de France ? »

Je n’osais point contredire la marquise. Je ne sais lequel de nous deux était compétent pour juger la question. Je la ramenai à son histoire, qu’elle reprit ainsi :

« Pour vous prouver combien peu cela était toléré, je vous dirai que la première fois que je le vis, et que j’exprimai mon admiration à la comtesse de Ferrières, qui se trouvait auprès de moi, elle me répondit : « Ma toute belle, vous ferez bien de ne pas dire votre avis si chaudement devant une autre que moi ; on vous raillerait cruellement si l’on vous soupçonnait d’oublier qu’aux yeux d’une femme bien née un comédien ne peut pas être un homme. »

Cette parole de madame de Ferrières me resta dans l’esprit, je ne sais pourquoi. Dans la situation où j’étais, ce ton de mépris me paraissait absurde ; et cette crainte que je ne vinsse à me compromettre par mon admiration semblait une hypocrite méchanceté.

Il s’appelait Lélio, était Italien de naissance, mais parlait admirablement le français. Il pouvait bien avoir trente-cinq ans, quoique sur la scène il parût souvent n’en avoir pas vingt. Il jouait mieux Corneille que Racine ; mais dans l’un et dans l’autre il était inimitable.

— Je m’étonne, dis-je en interrompant la marquise, que son nom ne soit pas resté dans les annales du talent dramatique.

— Il n’eut jamais de réputation, répondit-elle ; on ne l’appréciait ni à la ville et à la cour. À ses débuts, j’ai ouï dire qu’il fut outrageusement sifflé. Par la suite, on lui tint compte de la chaleur de son âme et de ses efforts pour se perfectionner ; on le toléra, on l’applaudit parfois ; mais, en somme, on le considéra toujours comme un comédien de mauvais goût.

C’était un homme qui, en fait d’art, n’était pas plus de son siècle qu’en fait de moeurs je n’étais du mien. Ce fut peut-être là le rapport immatériel, mais tout-puissant, qui des deux extrémités de la chaîne sociale attira nos âmes l’une vers l’autre. Le public n’a pas plus compris Lélio que le monde ne m’a jugée. « Cet homme est exagéré, disait-on de lui ; il se force, il ne sent rien ; » et de moi l’on disait ailleurs : « Cette femme est méprisante et froide ; elle n’a pas de cœur. » Qui sait si nous n’étions pas les deux êtres qui sentaient le plus vivement de l’époque !

Dans ce temps-là, on jouait la tragédie décemment ; il fallait avoir bon ton, même en donnant un soufflet ; il fallait mourir convenablement et tomber avec grâce. L’art dramatique était façonné aux convenances du beau monde ; la diction et le geste des acteurs étaient en rapport avec les paniers et la poudre dont on affublait encore Phèdre et Clytemnestre. Je n’avais pas calculé et senti les défauts de cette école. Je n’allais pas loin dans mes réflexions ; seulement la tragédie m’ennuyait à mourir ; et comme il était de mauvais ton d’en convenir, j’allais courageusement m’y ennuyer deux fois par semaine ; mais l’air froid et contraint dont j’écoutais ces pompeuses tirades faisait dire de moi que j’étais insensible au charme des beaux vers.

J’avais fait une assez longue absence de Paris, quand je retournai un soir à la Comédie-Française pour voir jouer le Cid. Pendant mon séjour à la campagne, Lélio avait été admis à ce théâtre, et je le voyais pour la première fois. Il joua Rodrigue. Je n’entendis pas plus tôt le son de sa voix que je fus émue. C’était une voix plus pénétrante que sonore, une voix nerveuse et accentuée. Sa voix était une des choses que l’on critiquait en lui. On voulait que le Cid eût une basse-taille, comme on voulait que tous les héros de l’antiquité fussent grands et forts. Un roi qui n’avait pas cinq pieds six pouces ne pouvait pas ceindre le diadème : cela était contraire aux arrêts du bon goût. Lélio était petit et grêle ; sa beauté ne consistait pas dans les traits, mais dans la noblesse du front, dans la grâce irrésistible des attitudes, dans l’abandon de la démarche, dans l’expression fière et mélancolique de la physionomie. Je n’ai jamais vu dans une statue, dans une peinture, dans un homme, une puissance de beauté plus idéale et plus suave. C’est pour lui qu’aurait dû être créé le mot de charme, qui s’appliquait à toutes ses paroles, à tous ses regards, à tous ses mouvements.

Que vous dirai-je ! Ce fut en effet un charme jeté sur moi. Cet homme, qui marchait, qui parlait, qui agissait sans méthode et sans prétention, qui sanglotait avec le cœur autant qu’avec la voix, qui s’oubliait lui-même pour s’identifier avec la passion ; cet homme que l’âme semblait user et briser, et dont un regard renfermait tout l’amour que j’avais cherché vainement dans le monde, exerça sur moi une puissance vraiment électrique ; cet homme, qui n’était pas né dans son temps de gloire et de sympathies, et qui n’avait que moi pour le comprendre et marcher avec lui, fut, pendant cinq ans, mon roi, mon dieu, ma vie, mon amour.

Je ne pouvais plus vivre sans le voir : il me gouvernait, il me dominait. Ce n’était pas un homme pour moi ; mais je l’entendais autrement que madame de Ferrières ; c’était bien plus : c’était une puissance morale, un maître intellectuel, dont l’âme pétrissait la mienne à son gré. Bientôt il me fut impossible de renfermer les impressions que je recevais de lui. J’abandonnai ma loge à la Comédie-Française pour ne pas me trahir. Je feignis d’être devenue dévote, et d’aller, le soir, prier dans les églises. Au lieu de cela, je m’habillais en grisette, et j’allais me mêler au peuple pour l’écouter et le contempler à mon aise. Enfin, je gagnai un des employés du théâtre, et j’eus, dans un coin de la salle, une place étroite et secrète où nul regard ne pouvait m’atteindre et où je me rendais par un passage dérobé. Pour plus de sûreté, je m’habillais en écolier. Ces folies que je faisais pour un homme avec lequel je n’avais jamais échangé un mot ni un regard, avaient pour moi tout l’attrait du mystère et toute l’illusion du bonheur. Quand l’heure de la comédie sonnait à l’énorme pendule de mon salon, de violentes palpitations me saisissaient. J’essayais de me recueillir, tandis qu’on apprêtait ma voiture ; je marchais avec agitation, et si Larrieux était près de moi, je le brutalisais pour le renvoyer ; j’éloignais avec un art infini les autres importuns. Tout l’esprit que me donna cette passion de théâtre n’est pas croyable. Il faut que j’aie eu bien de la dissimulation et bien de la finesse pour le cacher pendant cinq ans à Larrieux, qui était le plus jaloux des hommes, et à tous les méchants qui m’entouraient.

Il faut vous dire qu’au lieu de la combattre je m’y livrais avec avidité, avec délices. Elle était si pure ! Pourquoi donc en aurais-je rougi ? Elle me créait une vie nouvelle ; elle m’initiait enfin à tout ce que j’avais désiré connaître et sentir ; jusqu’à un certain point elle me faisait femme.

J’étais heureuse, j’étais fière de me sentir trembler, étouffer, défaillir. La première fois qu’une violente palpitation vint éveiller mon cœur inerte, j’eus autant d’orgueil qu’une jeune mère au premier mouvement de l’enfant renfermé dans son sein. Je devins boudeuse, rieuse, maligne, inégale. Le bon Larrieux observa que la dévotion me donnait de singuliers caprices. Dans le monde, on trouva que j’embellissais chaque jour davantage, que mon œil noir se veloutait, que mon sourire avait de la pensée, que mes remarques sur toutes choses portaient plus juste et allaient plus loin qu’on ne m’en aurait crue capable. On en fit tout l’honneur à Larrieux, qui en était pourtant bien innocent.

Je suis décousue dans mes souvenirs, parce que voici une époque de ma vie où ils m’inondent. En vous les disant, il me semble que je rajeunis et que mon cœur bat encore au nom de Lélio. Je vous disais tout à l’heure qu’en entendant sonner la pendule je frémissais de joie et d’impatience. Maintenant encore il me semble ressentir l’espèce de suffocation délicieuse qui s’emparait de moi au timbre de cette sonnerie. Depuis ce temps-là des vicissitudes de fortune m’ont amenée à me trouver fort heureuse dans un petit appartement du Marais. Eh bien ! je ne regrette rien de mon riche hôtel, de mon noble faubourg et de ma splendeur passée, que les objets qui m’eussent rappelé ce temps d’amour et de rêves. J’ai sauvé du désastre quelques meubles qui datent de cette époque, et que je regarde avec la même émotion que si l’heure allait sonner, et que si le pied de mes chevaux battait le pavé. Oh ! mon enfant, n’aimez jamais ainsi ; car c’est un orage qui ne s’apaise qu’à la mort !

Alors je partais, vive, et légère, et jeune, et heureuse ! Je commençais à apprécier tout ce dont se composait ma vie, le luxe, la jeunesse, la beauté. Le bonheur se révélait à moi par tous les sens, par tous les pores. Doucement pliée au fond de mon carrosse, les pieds enfoncés dans la fourrure, je voyais ma figure brillante et parée se répéter dans la glace encadrée d’or placée vis-à-vis de moi. Le costume des femmes, dont on s’est tant moqué depuis, était alors d’une richesse et d’un éclat extraordinaires ; porté avec goût et châtié dans ses exagérations, il prêtait à la beauté une noblesse et une grâce moelleuse dont les peintures ne sauraient vous donner l’idée. Avec tout cet attirail de plumes, d’étoffes et de fleurs, une femme était forcée de mettre une sorte de lenteur à tous ses mouvements. J’en ai vu de fort blanches qui, lorsqu’elles étaient poudrées et habillées de blanc, traînant leur longue queue de moire et balançant avec souplesse les plumes de leur front, pouvaient, sans hyperbole, être comparées à des cygnes. C’était, en effet, quoi qu’en ait dit Rousseau, bien plus à des oiseaux qu’à des guêpes que nous ressemblions avec ces énormes plis de satin, cette profusion de mousselines et de bouffantes qui cachaient un petit corps tout frêle, comme le duvet cache la tourterelle ; avec ces longs ailerons de dentelle qui tombaient du bras, avec ces vives couleurs qui bigarraient nos jupes, nos rubans et nos pierreries ; et quand nous tenions nos petits pieds en équilibre dans de jolies mules à talons, c’est alors vraiment que nous semblions craindre de toucher la terre, et que nous marchions avec la précaution dédaigneuse d’une bergeronnette au bord d’un ruisseau.

À l’époque dont je vous parle, on commençait à porter de la poudre blonde, qui donnait aux cheveux une teinte douce et cendrée. Cette manière d’atténuer la crudité des tons de la chevelure donnait au visage beaucoup de douceur et aux yeux un éclat extraordinaire. Le front, entièrement découvert, se perdait dans les pâles nuances de ces cheveux de convention ; il en paraissait plus large, plus pur, et toutes les femmes avaient l’air noble. Aux crêpés, qui n’ont jamais été gracieux, à mon sens, avaient succédé les coiffures basses, les grosses boucles rejetées en arrière et tombant sur le cou et sur les épaules. Cette coiffure m’allait fort bien, et j’étais renommée pour la richesse et l’invention de mes parures. Je sortais tantôt avec une robe de velours nacarat garnie de grèbe, tantôt avec une tunique de satin blanc, bordée de peau de tigre, quelquefois avec un habit complet de damas lilas lamé d’argent, et des plumes blanches montées en perles. C’est ainsi que j’allais faire quelques visites en attendant l’heure de la seconde pièce ; car Lélio ne jouait jamais dans la première.

Je faisais sensation dans les salons, et lorsque je remontais dans mon carrosse je regardais avec complaisance la femme qui aimait Lélio, et qui pouvait s’en faire aimer. Jusque-là le seul plaisir que j’eusse trouvé à être belle consistait dans la jalousie que j’inspirais. Le soin que je prenais à m’embellir était une bien bénigne vengeance envers ces femmes qui avaient ourdi de si horribles complots contre moi. Mais du moment que j’aimai, je me mis à jouir de ma beauté pour moi-même. Je n’avais que cela à offrir à Lélio en compensation de tous les triomphes qu’on lui déniait à Paris, et je m’amusais à me représenter l’orgueil et la joie de ce pauvre comédien si moqué, si méconnu, si rebuté, le jour où il apprendrait que la marquise de R… lui avait voué son culte.

Au reste, ce n’étaient là que des rêves riants et fugitifs ; c’étaient tous les résultats, tous les profils que je tirais de ma position. Dès que mes pensées prenaient un corps et que je m’apercevais de la consistance d’un projet quelconque de mon amour, je l’étouffais courageusement, et tout l’orgueil du rang reprenait ses droits sur mon âme. Vous me regardez d’un air étonné ? Je vous expliquerai cela tout à l’heure. Laissez-moi parcourir le monde enchanté de mes souvenirs.

Vers huit heures, je me faisais descendre à la petite église des Carmélites, près le Luxembourg ; je renvoyais ma voiture, et j’étais censée assister à des conférences religieuses qui s’y tenaient à cette heure-là ; mais je ne faisais que traverser l’église et le jardin ; je sortais par une autre rue. J’allais trouver dans sa mansarde une jeune ouvrière nommée Florence, qui m’était toute dévouée. Je m’enfermais dans sa chambre, et je déposais avec joie sur son grabat tous mes atours pour endosser l’habit noir carré, l’épée à gaine de chagrin et la perruque symétrique d’un jeune proviseur de collège aspirant à la prêtrise. Grande comme j’étais, brune et le regard inoffensif, j’avais bien l’air gauche et hypocrite d’un petit prestolet qui se cache pour aller au spectacle. Florence, qui me supposait une intrigue véritable au dehors, riait avec moi de mes métamorphoses, et j’avoue que je ne les eusse pas prises plus gaiement pour aller m’enivrer de plaisir et d’amour, comme toutes ces jeunes folles qui avaient des soupers clandestins dans les petites maisons.

Je montais dans un fiacre, et j’allais me blottir dans ma logette du théâtre. Ah ! alors mes palpitations, mes terreurs, mes joies, mes impatiences cessaient. Un recueillement profond s’emparait de toutes mes facultés, et je restais comme absorbée jusqu’au lever du rideau, dans l’attente d’une grande solennité.

Comme le vautour prend une perdrix dans son vol magnétique, comme il la tient haletante et immobile dans le cercle magique qu’il trace au-dessus d’elle, l’âme de Lélio, sa grande âme de tragédien et de poète, enveloppait toutes mes facultés et me plongeait dans la torpeur de l’admiration. J’écoutais, les mains contractées sur mon genou, le menton appuyé sur le velours d’Utrecht de la loge, le front baigné de sueur. Je retenais ma respiration, je maudissais la clarté fatigante des lumières, qui lassait mes yeux secs et brûlants, attachés à tous ses gestes, à tous ses pas. J’aurais voulu saisir la moindre palpitation de son sein, le moindre pli de son front. Ses émotions feintes, ses malheurs de théâtre, me pénétraient comme des choses réelles. Je ne savais bientôt plus distinguer l’erreur de la vérité. Lélio n’existait plus pour moi : c’était Rodrigue, c’était Bajazet, c’était Hippolyte. Je haïssais ses ennemis, je tremblais pour ses dangers ; ses douleurs me faisaient répandre avec lui des flots de larmes ; sa mort m’arrachait des cris que j’étais forcée d’étouffer en mâchant mon mouchoir. Dans les entr’actes, je tombais épuisée au fond de ma loge ; j’y restais comme morte, jusqu’à ce que l’aigre ritournelle m’eût annoncé le lever du rideau. Alors je ressuscitais, je redevenais forte et ardente, pour admirer, pour sentir, pour pleurer. Que de fraîcheur, que de poésie, que de jeunesse il y avait dans le talent de cet homme ! Il fallait que toute cette génération fût de glace pour ne pas tomber à ses pieds.

Et pourtant, quoiqu’il choquât toutes les idées reçues, quoiqu’il lui fût impossible de se faire au goût de ce sot public, quoiqu’il scandalisât les femmes par le désordre de sa tenue, quoiqu’il offensât les hommes par ses mépris pour leurs sottes exigences, il avait des moments de puissance sublime et de fascination irrésistible, où il prenait tout ce public rétif et ingrat dans son regard et dans sa parole, comme dans le creux de sa main, et il le forçait d’applaudir et de frissonner. Cela était rare, parce que l’on ne change pas subitement tout l’esprit d’un siècle ; mais quand cela arrivait, les applaudissements étaient frénétiques ; il semblait que, subjugués alors par son génie, les Parisiens voulussent expier toutes leurs injustices. Moi, je croyais plutôt que cet homme avait par instants une puissance surnaturelle, et que ses plus amers contempteurs se sentaient entraînés à le faire triompher malgré eux. En vérité, dans ces moments-là la salle de la Comédie-Française semblait frappée de délire, et en sortant on se regardait tout étonné d’avoir applaudi Lélio. Pour moi, je me livrais alors à mon émotion ; je criais, je pleurais, je le nommais avec passion, je l’appelais avec folie ; ma faible voix se perdait heureusement dans le grand orage qui éclatait autour de moi.

D’autres fois on le sifflait dans des situations où il me semblait sublime, et je quittais le spectacle avec rage. Ces jours-là étaient les plus dangereux pour moi. J’étais violemment tentée d’aller le trouver, de pleurer avec lui, de maudire le siècle et de le consoler en lui offrant mon enthousiasme et mon amour.

Un soir que je sortais par le passage dérobé où j’étais admise, je vis passer rapidement devant moi un homme petit et maigre qui se dirigeait vers la rue. Un machiniste lui ôta son chapeau en lui disant : « Bonsoir, monsieur Lélio. » Aussitôt, avide de regarder de près cet homme extraordinaire, je m’élance sur ses traces, je traverse la rue, et sans me soucier du danger auquel je m’expose, j’entre avec lui dans un café. Heureusement c’était un café borgne, où je ne devais rencontrer aucune personne de mon rang.

Quand, à la clarté d’un mauvais lustre enfumé, j’eus jeté les yeux sur Lélio, je crus m’être trompée et avoir suivi un autre que lui. Il avait au moins trente-cinq ans : il était jaune, flétri, usé ; il était mal mis ; il avait l’air commun ; il parlait d’une voix rauque et éteinte, donnait la main à des pleutres, avalait de l’eau-de-vie et jurait horriblement. Il me fallut entendre prononcer plusieurs fois son nom pour m’assurer que c’était bien là le dieu du théâtre et l’interprète du grand Corneille. Je ne retrouvais plus rien en lui des charmes qui m’avaient fascinée, pas même son regard si noble, si ardent et si triste. Son œil était morne, éteint, presque stupide ; sa prononciation accentuée devenait ignoble en s’adressant au garçon de café, en parlant de jeu, de cabaret et de filles. Sa démarche était lâche, sa tournure sale, ses joues mal essuyées de fard. Ce n’était plus Hippolyte, c’était Lélio. Le temple était vide et pauvre ; l’oracle était muet ; le dieu s’était fait homme ; pas même homme, comédien.

Il sortit, et je restai longtemps stupéfaite à ma place, ne songeant point à avaler le vin chaud épicé que j’avais demandé pour me donner un air cavalier. Quand je m’aperçus du lieu où j’étais et des regards qui s’attachaient sur moi, la peur me prit ; c’était la première fois de ma vie que je me trouvais dans une situation si équivoque et dans un contact si direct avec des gens de cette classe ; depuis, l’émigration m’a bien aguerrie à ces inconvenances de position.

Je me levai et j’essayai de fuir, mais j’oubliai de payer. Le garçon courut après moi. J’eus une honte effroyable ; il fallut rentrer, m’expliquer au comptoir, soutenir tous les regards méfiants et moqueurs dirigés sur moi. Quand je fus sortie, il me sembla qu’on me suivait. Je cherchai vainement un fiacre pour m’y jeter, il n’y en avait plus devant la Comédie. Des pas lourds se faisaient entendre toujours sur les miens. Je me retournai en tremblant ; je vis un grand escogriffe que j’avais remarqué dans un coin du café, et qui avait bien l’air d’un mouchard ou de quelque chose de pis. Il me parla ; je ne sais pas ce qu’il me dit, la frayeur m’ôtait l’intelligence ; cependant j’eus assez de présence d’esprit pour m’en débarrasser. Transformée tout d’un coup en héroïne par ce courage que donne la peur, je lui allongeai rapidement un coup de canne dans la figure, et, jetant aussitôt la canne pour mieux courir, tandis qu’il restait étourdi de mon audace, je pris ma course, légère comme un trait, et ne m’arrêtai que chez Florence. Quand je m’éveillai le lendemain à midi dans mon lit à rideaux ouatés et à chapiteaux de plumes roses, je crus avoir fait un rêve, et j’éprouvai de ma déception et de mon aventure de la veille une grande mortification. Je me crus sérieusement guérie de mon amour, et j’essayai de m’en féliciter ; mais ce fut en vain. J’en éprouvais un regret mortel ; l’ennui retombait sur ma vie, tout se désenchantait. Ce jour-là je mis Larrieux à la porte.

Le soir arriva et ne m’apporta plus ces agitations bienfaisantes des autres soirs. Le monde me sembla insipide. J’allai à l’église ; j’écoutai la conférence, résolue à me faire dévote ; je m’y enrhumai ; j’en revins malade.

Je gardai le lit plusieurs jours. La comtesse de Ferrières vint me voir, m’assura que je n’avais point de fièvre, que le lit me rendait malade, qu’il fallait me distraire, sortir, aller à la Comédie. Je crois qu’elle avait des vues sur Larrieux, et qu’elle voulait ma mort.

Il en arriva autrement ; elle me força d’aller avec elle voir jouer Cinna. « Vous ne venez plus au spectacle, me disait-elle ; c’est la dévotion et l’ennui qui vous minent. Il y a longtemps que vous n’avez vu Lélio ; il a fait des progrès ; on l’applaudit quelquefois maintenant ; j’ai dans l’idée qu’il deviendra supportable. »

Je ne sais comment je me laissai entraîner. Au reste, désenchantée de Lélio comme je l’étais, je ne risquais plus de me perdre en affrontant ses séductions en public. Je me parai excessivement, et j’allai en grande loge d’avant-scène braver un danger auquel je ne croyais plus.

Mais le danger ne fut jamais plus imminent. Lélio fut sublime, et je m’aperçus que jamais je n’en avais été plus éprise. L’aventure de la veille ne me paraissait plus qu’un rêve ; il ne se pouvait pas que Lélio fût autre qu’il ne me paraissait sur la scène. Malgré moi, je retombai dans toutes les agitations terribles qu’il savait me comnumiquer. Je fus forcée de couvrir mon visage en pleurs de mon mouchoir ; dans mon désordre, j’effaçai mon rouge, j’enlevai mes mouches, et la comtesse de Ferrières m’engagea à me retirer au fond de ma loge, parce que mon émotion faisait événement dans la salle. Heureusement j’eus l’adresse de faire croire que tout cet attendrissement était produit par le jeu de mademoiselle Hippolyte Clairon. C’était, à mon avis, une tragédienne bien froide et bien compassée, trop supérieure peut-être, par son éducation et son caractère, à la profession du théâtre comme on l’entendait alors ; mais la manière dont elle disait Tout beau, dans Cinna, lui avait fait une réputation de haut lieu.

Il est vrai de dire que, lorsqu’elle jouait avec Lélio, elle devenait très-supérieure à elle-même. Quoiqu’elle affichât aussi un mépris de bon ton pour sa méthode, elle subissait l’influence de son génie sans s’en apercevoir, et s’inspirait de lui lorsque la passion les mettait en rapport sur la scène.

Ce soir-là Lélio me remarqua, soit pour ma parure, soit pour mon émotion ; car je le vis se pencher, dans un instant où il était hors de scène, vers un des hommes qui étaient assis à cette époque sur le théâtre, et lui demander mon nom. Je compris cela à la manière dont leurs regards me désignèrent. J’en eus un battement de cœur qui faillit m’étouffer, et je remarquai que dans le cours de la pièce les yeux de Lélio se dirigèrent plusieurs fois de mon côté. Que n’aurais-je pas donné pour savoir ce que lui avait dit de moi le chevalier de Brétillac, celui qu’il avait interrogé, et qui, en me regardant, lui avait parlé à plusieurs reprises ! La figure de Lélio, forcée de rester grave pour ne pas déroger à la dignité de son rôle, n’avait rien exprimé qui put me faire deviner le genre de renseignements qu’on lui donnait sur mon compte. Je connaissais du reste fort peu ce Brétillac ; je n’imaginais pas ce qu’il avait pu dire de moi en bien ou en mal.

De ce soir seulement je compris l’espèce d’amour qui m’enchaînait à Lélio : c’était une passion tout intellectuelle, toute romanesque. Ce n’était pas lui que j’aimais, mais le héros des anciens jours qu’il savait représenter ; ces types de franchise, de loyauté et de tendresse à jamais perdus revivaient en lui, et je me trouvais avec lui et par lui reportée à une époque de vertus désormais oubliées. J’avais l’orgueil de penser qu’en ces jours-là je n’eusse pas été méconnue et diffamée, que mon cœur eut pu se donner, et que je n’eusse pas été réduite à aimer un fantôme de comédie. Lélio n’était pour moi que l’ombre du Cid, que le représentant de l’amour antique et chevaleresque dont on se moquait maintenant en France. Lui, l’homme, l’histrion, je ne le craignais guère, je l’avais vu ; je ne pouvais l’aimer qu’en public. Mon Lélio à moi, c’était un être factice que je ne pouvais plus saisir dès qu’on éloignait le lustre de la Comédie. Il lui fallait l’illusion de la scène, le reflet des quinquets, le fard du costume pour être celui que j’aimais. En dépouillant tout cela, il rentrait pour moi dans le néant ; comme une étoile il s’effaçait à l’éclat du jour. Hors les planches il ne me prenait plus la moindre envie de le voir, et même j’en eusse été désespérée. C’eût été pour moi comme de contempler un grand homme réduit à un peu de cendre dans un vase d’argile.

Mes fréquentes absences aux heures où j’avais l’habitude de recevoir Larrieux, et surtout mon refus formel d’être désormais sur un autre pied avec lui que sur celui de l’amitié, lui inspirèrent un accès de jalousie mieux fondé, je l’avoue, qu’aucun de ceux qu’il eût ressentis. Un soir que j’allais aux Carmélites dans l’intention de m’en échapper par l’autre issue, je m’aperçus qu’il me suivait, et je compris qu’il serait désormais presque impossible de lui cacher mes courses nocturnes. Je pris donc le parti d’aller publiquement au théâtre. J’acquis peu à peu l’hypocrisie nécessaire pour renfermer mes impressions, et d’ailleurs je me mis à professer hautement pour Hippolyte Clairon une admiration qui pouvait donner le change sur mes véritables sentiments. J’étais désormais plus gênée ; forcée comme je l’étais de m’observer attentivement, mon plaisir était moins vif et moins profond. Mais de cette situation il en naquit une autre qui établit une compensation rapide. Lélio me voyait, il m’observait ; ma beauté l’avait frappé, ma sensibilité le flattait. Ses regards avaient peine à se détacher de moi. Quelquefois il en eut des distractions qui mécontentèrent le public. Bientôt il me fut impossible de m’y tromper ; il m’aimait à en perdre la tête.

Ma loge ayant semblé faire envie à la princesse de Vaudemont, je la lui avais cédée pour en prendre une plus petite, plus enfoncée et mieux située. J’étais tout à fait sur la rampe, je ne perdais pas un regard de Lélio, et les siens pouvaient m’y chercher sans me compromettre. D’ailleurs, je n’avais même plus besoin de ce moyen pour correspondre avec toutes ses sensations : dans le son de sa voix, dans les soupirs de son sein, dans l’accent qu’il donnait à certains vers, à certains mots, je comprenais qu’il s’adressait à moi. J’étais la plus fière et la plus heureuse des femmes ; car à ces heures-là ce n’était pas du comédien, c’était du héros que j’étais aimée.

Eh bien ! après deux années d’un amour que j’avais nourri inconnu et solitaire au fond de mon âme, trois hivers s’écoulèrent encore sur cet amour désormais partagé sans que jamais mon regard donnât à Lélio le droit d’espérer autre chose que ces rapports intimes et mystérieux. J’ai su depuis que Lélio m’avait souvent suivie dans les promenades ; je ne daignai pas l’apercevoir ni le distinguer dans la foule, tant j’étais peu avertie par le désir de le distinguer hors du théâtre. Ces cinq années sont les seules que j’aie vécu sur quatre-vingts.

Un jour enfin je lus dans le Mercure de France le nom d’un nouvel acteur engagé à la Comédie-Française, à la place de Lélio, qui partait pour l’étranger. Cette nouvelle fut un coup mortel pour moi ; je ne concevais point comment je pourrais vivre désormais sans cette émotion, sans cette existence de passion et d’orage. Cela fit faire à mon amour un progrès immense et faillit me perdre.

Désormais je ne me combattis plus pour étouffer dès sa naissance toute pensée contraire à la dignité de mon rang. Je ne m’applaudis plus de ce qu’était réellement Lélio. Je souffris, je murmurai en secret de ce qu’il n’était point ce qu’il paraissait être sur les planches, et j’allai jusqu’à le souhaiter beau et jeune comme l’art le faisait chaque soir, afin de pouvoir lui sacrifier tout l’orgueil de mes préjugés et toutes les répugnances de mon organisation. Maintenant que j’allais perdre cet être moral qui remplissait depuis si longtemps mon âme, il me prenait envie de réaliser tous mes rêves et d’essayer de la vie positive, sauf à détester ensuite et la vie, et Lélio, et moi-même.

J’en étais à ces irrésolutions, lorsque je reçus une lettre d’une écriture inconnue ; c’est la seule lettre d’amour que j’aie conservée parmi les mille protestations écrites de Larrieux et les mille déclarations parfumées de cent autres. C’est qu’en effet c’est la seule lettre d’amour que j’aie reçue. »

La marquise s’interrompit, se leva, alla ouvrir d’une main assurée un coffre de marqueterie, et en tira une lettre bien froissée, bien amincie, que je lus avec peine.

« Madame,

« Je suis moralement sûr que cette lettre ne vous inspirera que du mépris ; vous ne la trouverez même pas digne de votre colère. Mais qu’importe à l’homme qui tombe dans un abime une pierre de plus ou de moins dans le fond ? Vous me considérerez comme un fou, et vous ne vous tromperez pas. Eh bien ! vous me plaindrez peut-être en secret, car vous ne pourrez pas douter de ma sincérité. Quelque humble que la piété vous ait faite, vous comprendrez peut-être l’étendue de mon désespoir ; vous devez savoir déjà, Madame, ce que vos yeux peuvent faire de mal et de bien.

« Eh bien ! dis-je, si j’obtiens de vous une seule pensée de compassion, si ce soir, à l’heure avidement appelée où chaque soir je recommence à vivre, j’aperçois sur vos traits une légère expression de pitié, je partirai moins malheureux ; j’emporterai de France un souvenir qui me donnera peut-être la force de vivre ailleurs et d’y poursuivre mon ingrate et pénible carrière.

« Mais vous devez le savoir déjà, Madame : il est impossible que mon trouble, mon emportement, mes cris de colère et de désespoir ne m’aient pas trahi vingt fois sur la scène. Vous n’avez pas pu allumer tous ces feux sans avoir un peu la conscience de ce que vous faisiez. Ah ! vous avez peut-être joué comme le tigre avec sa proie, vous vous êtes fait un amusement peut-être de mes tourments et de mes folies.

« Oh ! non : c’est trop de présomption. Non, Madame, je ne le crois pas ; vous n’y avez jamais songé. Vous êtes sensible aux vers du grand Corneille, vous vous identifiez avec les nobles passions de la tragédie : voilà tout. Et moi, insensé, j’ai osé croire que ma voix seule éveillait quelquefois vos sympathies, que mon cœur avait un écho dans le vôtre, qu’il y avait entre vous et moi quelque chose de plus qu’entre moi et le public. Oh ! c’était une insigne, mais bien douce folie ! Laissez-la-moi, Madame ; que vous importe ? Craindriez-vous que j’allasse m’en vanter ? De quel droit pourrais-je le faire, et quel titre aurais-je pour être cru sur ma parole ? Je ne ferais que me livrer à la risée des gens sensés. Laissez-la-moi, vous dis-je, cette conviction que j’accueille en tremblant et qui m’a donné plus de bonheur à elle seule que la sévérité du public envers moi ne m’a donné de chagrin. Laissez-moi vous bénir, vous remercier à genoux de cette sensibilité que j’ai découverte dans votre âme et que nulle autre âme ne m’a accordée, de ces larmes que je vous ai vue verser sur mes malheurs de théâtre, et qui ont souvent porté mes inspirations jusqu’au délire ; de ces regards timides qui, je l’ai cru du moins, cherchaient à me consoler des froideurs de mon auditoire.

« Oh ! pourquoi êtes-vous née dans l’éclat et dans le faste ! pourquoi ne suis-je qu’un pauvre artiste sans gloire et sans nom ! Que n’ai-je la faveur du public et la richesse d’un financier à troquer contre un nom, contre un de ces titres que jusqu’ici j’ai dédaignés, et qui me permettraient peut-être d’aspirer à vous ! Autrefois je préférais la distinction du talent à toute autre ; je me demandais à quoi bon être chevalier ou marquis, si ce n’est pour être sot, fat et impertinent ; je haïssais l’orgueil des grands, et je me croyais assez vengé de leurs dédains si je m’élevais au-dessus d’eux par mon génie.

« Chimères et déceptions ! mes forces ont trahi mon ambition insensée. Je suis resté obscur ; j’ai fait pis, j’ai frisé le succès, et je l’ai laissé échapper. Je croyais me sentir grand, et on m’a jeté dans la poussière ; je m’imagmais toucher au sublime, on m’a condamné au ridicule. La destinée m’a pris avec mes rêves démesurés et mon âme audacieuse, et elle m’a brisé comme un roseau ! Je suis un homme bien malheureux !

« Mais la plus grande de mes folies, c’est d’avoir jeté mes regards au delà de cette rampe de quinquets qui trace une ligne invincible entre moi et le reste de la société. C’est pour moi le cercle de Popilius. J’ai voulu le franchir ! J’ai osé avoir des yeux, moi comédien, et les arrêter sur une belle femme ! sur une femme si jeune, si noble, si aimante et placée si haut ! car vous êtes tout cela, Madame, je le sais. Le monde vous accuse de froideur et de dévotion outrée, moi seul je vous juge et je vous connais. Un seul de vos sourires, une seule de vos larmes, ont suffi pour démentir les fables stupides qu’un chevalier de Brétillac m’a débitées contre vous.

« Mais quelle destinée est donc aussi la vôtre ! Quelle étrange fatalité pèse donc, sur vous comme sur moi pour qu’au sein d’un monde si brillant et qui se dit si éclairé, vous n’ayez trouvé pour vous rendre justice que le cœur d’un pauvre comédien ? Eh bien ! rien ne m’ôtera cette pensée triste et consolante ; c’est que, si nous étions nés sur le même échelon de la société, vous n’auriez pas pu m’échapper, quels qu’eussent été mes rivaux, quelle que soit ma médiocrité. Il aurait fallu vous rendre à une vérité, c’est qu’il y a en moi quelque chose de plus grand que leurs fortunes et leurs titres, la puissance de vous aimer.

« Lélio. »

Cette lettre, continua la marquise, étrange pour le temps où elle fut écrite, me sembla, malgré quelques souvenirs de déclamation racinienne qui percent dans le commencement, tellement forte et vraie, j’y trouvai un sentiment de passion si neuf et si hardi, que j’en fus bouleversée. Le reste de fierté qui combattait en moi s’évanouit. J’eusse donné tous mes jours pour une heure d’un pareil amour.

Je ne vous raconterai pas mes anxiétés, mes fantaisies, mes terreurs ; moi-même je ne pourrais en retrouver le fil et la liaison. Je répondis quelques mots que voici, autant que je me les rappelle :

« Je ne vous accuse pas, Lélio, j’accuse la destinée : je ne vous plains pas seul, je me plains aussi. Pour aucune raison d’orgueil, de prudence ou de pruderie, je ne voudrais vous retirer la consolation de vous croire distingué de moi. Gardez-la, parce que c’est la seule que j’aie à vous offrir. Je ne puis jamais consentir à vous voir. »

Le lendemain je reçus un billet que je lus à la hâte, et que j’eus à peine le temps de jeter au feu pour le dérober à Larrieux, qui me surprit occupée à le lire. Il était à peu près conçu en ces termes :

« Madame, il faut que je vous parle ou que je meure. Une fois, une seule fois, une heure seulement, si vous voulez. Que craignez-vous donc d’une entrevue, puisque vous vous fiez à mon honneur et à ma discrétion ? Madame, je sais qui vous êtes ; je connais l’austérité de vos mœurs, je connais votre piété, je connais même vos sentiments pour le vicomte de Larrieux. Je n’ai pas la sottise d’espérer de vous autre chose qu’une parole de pitié ; mais il faut qu’elle tombe de vos lèvres sur moi. Il faut que mon cœur la recueille et l’emporte, ou il faut que mon cœur se brise.

« Lélio. »

Je dirai pour ma gloire, car toute noble et courageuse confiance est glorieuse dans le danger, que je n’eus pas un instant la crainte d’être raillée par un impudent libertin. Je crus religieusement à l’humble sincérité de Lélio. D’ailleurs j’étais payée pour avoir confiance en ma force ; je résolus de le voir. J’avais complètement oublié sa figure flétrie, son mauvais ton, son air commun ; je ne connaissais plus de lui que le prestige de son génie, son style et son amour. Je lui répondis :

« Je vous verrai ; trouvez un lieu sûr ; mais n’espérez de moi que ce que vous demandez. J’ai foi en vous comme en Dieu. Si vous cherchiez à en abuser, vous seriez un misérable, et je ne vous craindrais pas. »

RÉPONSE. « Votre confiance vous sauverait du dernier des scélérats. Vous verrez, Madame, que Lélio n’en est pas indigne. Le duc de *** a eu la bonté de me proposer souvent sa maison de la rue de Valois ; qu’en aurais-je fait ? Il y a trois ans qu’il n’existe plus pour moi qu’une femme sous le ciel. Daignez être au rendez-vous au sortir de la comédie. »

Suivaient les indications de lieu.

Je reçus ce billet à quatre heures. Toute cette négociation s’était passée dans l’espace d’un jour. J’avais employé cette journée à parcourir mes appartements comme une personne privée de raison ; j’avais la fièvre. Cette rapidité d’événements et de décisions, contraires à cinq ans de résolutions, m’emportait comme un rêve ; et quand j’eus pris le dernier parti, quand je vis que je m’étais engagée et qu’il n’était plus temps de reculer, je tombai accablée sur mon ottomane, ne respirant plus et voyant ma chambre tourner sous mes pieds.

Je fus sérieusement incommodée ; il fallut envoyer chercher un chirurgien qui me saigna. Je défendis à mes gens de dire un mot à qui que ce fût de mon indisposition ; je craignais les importunités des donneurs de conseils, et je ne voulais pas qu’on m’empêchât de sortir le soir. En attendant l’heure, je me jetai sur mon lit et je défendis ma porte même à M. de Larrieux.

La saignée m’avait physiquement soulagée en m’affaiblissant. Je tombai dans un grand accablement d’esprit ; toutes mes illusions s’envolèrent avec l’excitation de la fièvre. Je retrouvai la raison et la mémoire ; je me rappelai la terrible déception du café, la misérable allure de Lélio ; je m’apprêtai à rougir de ma folie, à tomber du faîte de mes chimères dans une plate et ignoble réalité. Je ne pouvais plus comprendre comment je m’étais décidée à troquer cette héroïque et romanesque tendresse contre le dégoût qui m’attendait et la honte qui empoisonnerait tous mes souvenirs. J’eus alors un mortel regret de ce que j’avais fait ; je pleurai mes enchantements, ma vie d’amour, et l’avenir de satisfaction pure et intime que j’allais renverser. Je pleurai surtout Lélio, qu’en le voyant j’allais perdre à jamais, que j’avais eu tant de bonheur à aimer pendant cinq ans, et que je ne pourrais plus aimer dans quelques heures.

Dans mon chagrin je me tordis les bras avec force ; ma saignée se rouvrit, le sang coula avec abondance ; je n’eus que le temps de sonner ma femme de chambre qui me trouva évanouie dans mon lit. Un profond et lourd sommeil, contre lequel je luttai vainement, s’empara de moi. Je ne rêvai point, je ne souffris point, je fus comme morte pendant quelques heures. Quand j’ouvris les yeux ma chambre était sombre, mon hôtel silencieux ; ma suivante dormait sur une chaise au pied de mon lit. Je restai quelque temps dans un état d’engourdissement et de faiblesse qui ne me permettait pas un souvenir, pas une pensée. Tout d’un coup la mémoire me revient ; je me demande si l’heure et le jour du rendez-vous sont passés, si j’ai dormi une heure ou un siècle, s’il fait jour ou nuit, si mon manque de parole n’a pas tué Lélio, s’il est temps encore. J’essaie de me lever, mes forces s’y refusent ; je lutte quelques instants comme dans le cauchemar. Enfin je rassemble toute ma volonté, je l’appelle au secours de mes membres accablés. Je m’élance sur le parquet ; j’entr’ouvre mes rideaux ; je vois briller la lune sur les arbres de mon jardin ; je cours à la pendule, elle marque dix heures. Je saute sur ma femme de chambre, je la secoue, je l’éveille en sursaut : « Quinette, quel jour sommes-nous ? » Elle quitte sa chaise en criant et veut fuir, car elle me croit dans le délire ; je la retiens, je la rassure ; j’apprends que j’ai dormi trois heures seulement. Je remercie Dieu. Je demande un fiacre ; Quinette me regarde avec stupeur. Enfin elle se convainc que j’ai toute ma tête ; elle transmet mon ordre et s’apprête à m’habiller.

Je me fis donner le plus simple et le plus chaste de mes habits ; je ne plaçai dans mes cheveux aucun ornement ; je refusai de mettre du rouge. Je voulais avant tout inspirer à Lélio l’estime et le respect, qui m’étaient plus précieux que son amour. Cependant j’eus un sentiment de plaisir lorsque Quinette, étonnée de tout ce qui me passait par l’esprit, me dit, en me regardant de la tête aux pieds : « En vérité, Madame, je ne sais pas comment vous faites ; vous n’avez qu’une simple robe blanche sans queue et sans panier ; vous êtes malade et pâle comme la mort ; vous n’avez pas seulement voulu mettre une mouche ; eh bien ! je veux mourir si je vous ai jamais vue aussi belle que ce soir. Je plains les hommes qui vous regarderont !

— Tu me crois donc bien sage, ma pauvre Quinette ?

— Hélas ! madame la marquise, je demande tous les jour au ciel de le devenir comme vous ; mais jusqu’ici…

— Allons, ingénue, donne-moi mon mantelet et mon manchon.

À minuit j’étais à la maison de la rue de Valois. J’étais soigneusement voilée. Une espèce de valet de chambre vint me recevoir ; c’était le seul hôte visible de cette mystérieuse demeure. Il me conduisit à travers les détours d’un sombre jardin jusqu’à un pavillon enseveli dans l’ombre et le silence. Après avoir déposé dans le vestibule sa lanterne de soie verte, il m’ouvrit la porte d’un appartement obscur et profond, me montra d’un geste respectueux et d’un air impassible le rayon de lumière qui arrivait du fond de l’enfilade, et me dit à voix basse, comme s’il eût craint d’éveiller les échos endormis : « Madame est seule, personne n’est encore arrivé. Madame trouvera dans le salon d’été une sonnette à laquelle je repondrai si elle a besoin de quelque chose. » Et il disparut comme par enchantement, en refermant la porte sur moi.

Il me prit une peur horrible ; je craignis d’être tombée dans un guet-apens. Je le rappelai. Il parut aussitôt ; son air solennellement bête me rassura. Je lui demandai quelle heure il était ; je le savais fort bien : j’avais fait sonner plus de dix fois ma montre dans la voiture. « Il est minuit, répondit-il sans lever les yeux sur moi. » Je vis que c’était un homme parfaitement instruit des devoirs de sa charge. Je me décidai à pénétrer jusqu’au salon d’été, et je me convainquis de l’injustice de mes craintes en voyant toutes les portes qui donnaient sur le jardin fermées seulement par des portières de soie peinte à l’orientale. Rien n’était délicieux comme ce boudoir, qui n’était, à vrai dire, qu’un salon de musique, le plus honnête du monde. Les murs étaient de stuc blanc comme la neige, les cadres des glaces en argent mat ; des instruments de musique, d’une richesse extraordinaire, étaient épars sur des meubles de velours blanc à glands de perles. Toute la lumière arrivait du haut, mais cachée par des feuilles d’albâtre, qui formaient comme un plafond à la rotonde. On aurait pu prendre cette clarté mate et douce pour celle de la lune. J’examinai avec curiosité, avec intérêt, cette retraite, à laquelle mes souvenirs ne pouvaient rien comparer. C’était et ce fut la seule fois de ma vie que je mis le pied dans une petite maison ; mais soit que ce ne fût pas la pièce destinée à servir de temple aux galants mystères qui s’y célébraient, soit que Lélio en eût fait disparaître tout objet qui eût pu blesser ma vue et me faire souffrir de ma situation, ce lieu ne justifiait aucune des répugnances que j’avais senties en y entrant. Une seule statue de marbre blanc en décorait le milieu ; elle était antique, et représentait Isis voilée, avec un doigt sur ses lèvres. Les glaces qui nous reflétaient, elle et moi, pâles et vêtues de blanc, et chastement drapées toutes deux, me faisaient illusion au point qu’il me fallait remuer pour distinguer sa forme de la mienne.

Tout d’un coup ce silence morne, effrayant et délicieux à la fois, fut interrompu ; la porte du fond s’ouvrit et se referma ; des pas légers firent doucement craquer les parquets. Je tombai sur un fauteuil, plus morte que vive ; j’allais voir Lélio de près, hors du théâtre. Je fermai les yeux, et je lui dis intérieurement adieu avant de les rouvrir.

Mais quelle fut ma surprise ! Lélio était beau comme les anges ; il n’avait pas pris le temps d’ôter son costume de théâtre : c’était le plus élégant que je lui eusse vu. Sa taille, mince et souple, était serrée dans un pourpoint espagnol de satin blanc. Ses nœuds d’épaule et de jarretière étaient en ruban rouge-cerise ; un court manteau, de même couleur, était jeté sur son épaule. Il avait une énorme fraise de point d’Angleterre, les cheveux courts et sans poudre ; une toque ombragée de plumes blanches se balançait sur son front, où brillait une rosace de diamants. C’était dans ce costume qu’il venait de jouer le rôle de don Juan du Festin de Pierre. Jamais je ne l’avais vu aussi beau, aussi jeune, aussi poétique, que dans ce moment. Vélasquez se fût prosterné devant un tel modèle.

Il se mit à mes genoux. Je ne pus m’empêcher de lui tendre la main. Il avait l’air si craintif et si soumis ! Un homme épris au point d’être timide devant une femme, c’était si rare dans ce temps-là ! et un homme de trente-cinq ans, un comédien !

N’importe : il me sembla, il me semble encore qu’il était dans toute la fraîcheur de l’adolescence. Sous ces blancs habits, il ressemblait à un jeune page ; son front avait toute la pureté, son cœur agité toute l’ardeur d’un premier amour. Il prit mes mains et les couvrit de baisers dévorants. Alors je devins folle ; j’attirai sa tête sur mes genoux ; je caressai son front brûlant, ses cheveux rudes et noirs, son cou brun, qui se perdait dans la molle blancheur de sa collerette, et Lélio ne s’enhardit point. Tous ses transports se concentrèrent dans son cœur ; il se mit à pleurer comme une femme. Je fus inondée de ses sanglots.

Oh ! je vous avoue que j’y mêlai les miens avec délices. Je le forçai de relever sa tête et de me regarder. Qu’il était beau, grand Dieu ! Que ses yeux avaient d’éclat et de tendresse ! Que son âme vraie et chaleureuse prêtait de charmes aux défauts même de sa figure et aux outrages des veilles et des années ! Oh ! la puissance de l’âme ! qui n’a pas compris ses miracles n’a jamais aimé ! En voyant des rides prématurées à son beau front, de la langueur à son sourire, de la pâleur à ses lèvres, j’étais attendrie ; j’avais besoin de pleurer sur les chagrins, les dégoûts et les travaux de sa vie. Je m’identifiais à toutes ses peines, même à celles de son long amour sans espoir pour moi, et je n’avais plus qu’une volonté, celle de réparer le mal qu’il avait souffert.

« Mon cher Lélio, mon grand Rodrigue, mon beau don Juan ! lui disais-je dans mon égarement. » Ses regards me brûlaient. Il me parla, il me raconta toutes les phases, tous les progrès de son amour ; il me dit comment, d’un histrion aux mœurs relâchées, j’avais fait de lui un homme ardent et vivace, comme je l’avais élevé à ses propres yeux, comme je lui avais rendu le courage et les illusions de la jeunesse ; il me dit son respect, sa vénération pour moi, son mépris pour les sottes forfanteries de l’amour à la mode ; il me dit qu’il donnerait tous les jours qui lui restaient à vivre pour une heure passée dans mes bras, mais qu’il sacrifierait cette heure-là et tous les jours à la crainte de m’offenser. Jamais éloquence plus pénétrante n’entraîna le cœur d’une femme ; jamais le tendre Racine ne fit parler l’amour avec cette conviction, cette poésie et cette force. Tout ce que la passion peut inspirer de délicat et de grave, de suave et d’impétueux, ses paroles, sa voix, ses yeux, ses caresses et sa soumission me l’apprirent. Hélas ! s’abusait-il lui-même ? jouait-il la comédie ?

— Je ne le crois certainement pas, » m’écriai-je en regardant la marquise. Elle semblait rajeunir en parlant et dépouiller ses cent ans, comme la fée Urgèle. Je ne sais qui a dit que le cœur d’une femme n’a point de rides.

« Écoutez la fin, me dit-elle. Brûlée, égarée, perdue par tout ce qu’il me disait, je jetai mes deux bras autour de lui, je frissonnai en touchant le satin de son habit, en respirant le parfum de ses cheveux. Ma tête s’égara. Tout ce que j’ignorais, tout ce que je croyais être incapable de ressentir, se révéla à moi ; mais ce fut trop violent, je m’évanouis.

Il me rappela à moi-même par de prompts secours. Je le trouvai à mes pieds, plus timide, plus ému que jamais. « Ayez pitié de moi, me dit-il ; tuez-moi, chassez-moi… » Il était plus pâle et plus mourant que moi.

Mais toutes ces révolutions nerveuses que j’avais éprouvées dans le cours d’une si orageuse journée me faisaient rapidement passer d’une disposition à une autre. Ce rapide éclair d’une nouvelle existence avait pâli ; mon sang était redevenu calme ; les délicatesses du véritable amour reprirent le dessus.

« Écoutez, Lélio, lui dis-je, ce n’est point le mépris qui m’arrache à vos transports. Il se peut faire que j’aie toutes les susceptibilités qu’on nous inculque dès l’enfance, et qui deviennent pour nous comme une seconde nature ; mais ce n’est pas ici que je pourrais m’en souvenir, puisque ma nature elle-même vient d’être transformée en une autre qui m’était inconnue. Si vous m’aimez, aidez-moi à vous résister. Laissez-moi emporter d’ici la satisfaction délicieuse de ne vous avoir aimé qu’avec le cœur. Peut-être, si je n’avais appartenu à personne, me donnerais-je à vous avec joie ; mais sachez que Larrieux m’a profanée ; sachez qu’entraînée par l’horrible nécessité de faire comme tout le monde, j’ai subi les caresses d’un homme que je n’ai jamais aimé ; sachez que le dégoût que j’en ai ressenti a éteint chez moi l’imagination au point que je vous haïrais peut-être à présent si j’avais succombé tout à l’heure. Ah ! ne faisons point ce terrible essai ! restez pur dans mon cœur et dans ma mémoire. Séparons-nous pour jamais, et emportons d’ici tout un avenir de pensées riantes et de souvenirs adorés. Je jure, Lélio, que je vous aimerai jusqu’à la mort. Je sens que les glaces de l’âge n’éteindront pas cette flamme ardente. Je jure aussi de n’être jamais à un autre homme après vous avoir résisté. Cet effort ne me sera pas difficile, et vous pouvez me croire. »

Lélio se prosterna devant moi ; il ne m’implora point, il ne me fit point de reproches ; il me dit qu’il n’avait pas espéré tout le bonheur que je lui avais donné, et qu’il n’avait pas le droit d’en exiger davantage. Cependant, en recevant ses adieux, son abattement et l’émotion de sa voix m’effrayèrent. Je lui demandai s’il ne penserait pas à moi avec bonheur, si les extases de cette nuit ne répandraient pas leurs charmes sur tous ses jours, si ses peines passées et futures n’en seraient pas adoucies chaque fois qu’il l’invoquerait. Il se ranima pour jurer et promettre tout ce que je voulus. Il tomba de nouveau à mes pieds, et baisa ma robe avec emportement. Je sentis que je chancelais ; je lui fis un signe, et il s’éloigna. La voiture que j’avais fait demander arriva. L’intendant automate de ce séjour clandestin frappa trois coups en dehors pour m’avertir. Lélio se jeta devant la porte avec désespoir ; il avait l’air d’un spectre. Je le repoussai doucement, et il céda. Alors je franchis la porte, et, comme il voulait me suivre, je lui montrai une chaise au milieu du salon, au-dessous de la statue d’Isis. Il s’y assit. Un sourire passionné erra sur ses lèvres, ses yeux firent jaillir un dernier éclair de reconnaissance et d’amour. Il était encore beau, encore jeune, encore grand d’Espagne. Au bout de quelques pas, et au moment de le perdre pour jamais, je me retournai et jetai sur lui un dernier regard. Le désespoir l’avait brisé. Il était redevenu vieux, décomposé, effrayant. Son corps semblait paralysé. Sa lèvre contractée essayait un sourire égaré. Son œil était vitreux et terne : ce n’était plus que Lélio, l’ombre d’un amant et d’un prince. »

La marquise fit une pause ; puis, avec un sourire sombre et en se décomposant elle-même comme une ruine qui s’écroule, elle reprit : « Depuis ce moment je n’ai pas entendu parler de lui. »

La marquise fit une nouvelle pause plus longue que la première ; mais avec cette terrible force d’âme que donnent l’effet des longues années, l’amour obstiné de la vie ou l’espoir prochain de la mort, elle redevint gaie et me dit en souriant : « Eh bien ! croirez-vous désormais à la vertu du dix-huitième siècle ?

— Madame, lui répondis-je, je n’ai point envie d’en douter ; cependant, si j’étais moins attendri, je vous dirais peut-être que vous fûtes très-bien avisée de vous faire saigner ce jour-là.

— Misérables hommes ! dit la marquise, vous ne comprenez rien à l’histoire du cœur. »


GEORGE SAND.