La Marquise de Gange/Chapitre XII

La bibliothèque libre.
Jean-Jacques Pauvert (Œuvres complètes, t. XIIIp. 282-314).



CHAPITRE XII


La pieuse marquise de Gange, pour laquelle tous les devoirs de sa religion devenaient de véritables jouissances, remplissait un jour à la paroisse de Saint-Agricole celui de ces actes sacrés où l’homme, par la participation du ministre des autels, voit opérer sous ses yeux le divin mystère de l’éternelle alliance que, pour le salut de l’homme, le fils du Créateur lui-même voulut bien contracter avec son divin père ; sacrifice ineffable sans doute, puisque cet être céleste daigne apparaître aux regards de ceux qu’il racheta sous une forme grossière, qui, loin de diminuer le mérite d’une aussi solennelle humiliation, ne doit la rendre que bien plus grande et bien plus sublime à l’âme pure qui sait l’apprécier.

Euphrasie priait, lorsqu’un homme, sous les haillons de la misère, l’interrompt et l’implore… Elle lève les yeux et, par un sentiment dont elle ne peut se rendre compte, elle les rebaisse aussitôt sur son livre. — Non, madame, non, lui dit à voix basse un homme qu’elle est loin de reconnaître, oh ! non, non, n’éteignez pas dans votre âme bienfaisante la commisération que je viens d’y faire naître, ne vous en rapportez pas à mes paroles, madame, daignez venir visiter vous-même le déplorable asile qui reste à ma misère, et des larmes mouillaient les yeux de ce malheureux. Euphrasie les voit et dit : — Marchez, mon ami, marchez devant moi, mes porteurs auront soin de vous suivre.

L’ordre est donné ; Euphrasie entre dans sa chaise ; le mendiant devance, on le suit. Il s’arrête enfin dans une rue étroite, isolée, et dont les bâtiments rares, bas et décrépits prouvent que ce n’est qu’à la plus déplorable indigence que leurs murs chancelants servent d’abri. Le pauvre s’arrête à l’humble seuil de l’une de ces chétives demeures, les porteurs ouvrent à leur maîtresse qui s’est exprès débarrassée de ses gens ; elle suit son guide qui s’enfonce avec elle dans une longue allée que termine une espèce de cave où le mendiant ne voit pas plutôt entrer sa bienfaitrice qu’il se précipite à ses genoux. — Ô madame la Marquise, lui dit-il, d’une voix éteinte par le besoin, ne blâmerez-vous pas de son imprudence l’homme qui n’est tombé dans la misère que pour y recevoir de la main de Dieu la juste punition du crime dans lequel il cherchait à vous envelopper ? Ah ! madame, en reconnaissant l’exécrable Deschamps, daignerez-vous le secourir ? Ce n’est pas pour moi que je réclame, ô ma respectable dame ! mon forfait me rend trop indigne de votre pitié… Non, ce n’est pas pour moi ; mais cette généreuse pitié que j’ose implorer, madame, veuillez l’étendre sur les tristes objets que voilà et que la juste colère du Ciel précipite avec moi dans l’infortune.

La marquise, levant les yeux, voit sur quelques ais pourris un octogénaire palpitant dans les angoisses de la faim, et dont le souffle dénué de chaleur cherche pourtant à ranimer un faible nourrisson que ne peut plus alimenter le sein flétri d’une malheureuse mère étendue sur les pieds de celui qui donna le jour à son époux.

— Voilà ma famille, madame, poursuivit Deschamps, voilà les êtres que mes crimes plongent au tombeau ; c’est pour eux seuls que je vous intercède : l’innocent doit-il porter la peine du coupable ?… Refusez-moi tout, vous le devez, madame ; mais daignez soutenir la vie de ces infortunés dont les mains portent déjà la teinte du tombeau et trouvent encore la force de s’élever vers vous. Qu’ils-ne descendent pas en me maudissant dans les abîmes de la mort ; que leurs mânes ne repoussent pas avec horreur les ténèbres de l’éternité où je les ensevelis avec moi. Depuis trois jours, pas un seul aliment n’est entré dans cette retraite ; je vais perdre tout ce que j’ai de plus cher au monde et, resté seul auprès de leurs cendres, je n’aurai plus sous les yeux que mon crime.

Ici les cris aigus de l’enfant se confondirent avec les plaintes touchantes de la mère et les gémissements altérés du vieillard.

La marquise était offensée, sans doute, elle l’était cruellement par l’homme qui osait l’implorer ; mais, dans une âme comme la sienne, le ressentiment se brise où le malheur se fait entendre.

— Mon ami, dit-elle à Deschamps, vous m’avez fait tout le mal que vous pouviez me faire ; mais ce que vous m’offrez m’en fait encore davantage. Vous n’avez qu’essayé le malheur sur moi… Je le vois tout entier sur vous : je vous pardonne. Je n’ai que trente louis dans cette bourse… les voilà. Soulagez votre famille ; redevenez sage ; c’est à l’école de l’infortune que l’homme apprend à l’être. Ne cherchez que des remords dans l’intervalle qui vous reste jusqu’aux portes du tombeau, et vous serez digne d’y descendre quand vous n’aurez plus de larmes à répandre sur la carrière de la vie.

— Ah ! madame, dit avec l’élan sublime de la reconnaissance l’homme qu’Euphrasie vient de sauver, ne me quittez pas, je vous en conjure, avant que je vous aie nommé les instigateurs de mon crime… Quel foyer de lumière pour vous !… Au nom de Dieu, daignez m’entendre : c’est la seule façon dont je puisse reconnaître toutes vos bontés pour moi. — Taisez-vous, Deschamps, je vous l’ordonne… Si j’avais l’air d’avoir acheté vos aveux, quel mérite me resterait-il auprès de vous ? Vous avez servi des méchants ; je n’ai pas besoin de les connaître, cette révélation les dégraderait dans mon cœur : ils le sont assez par leur crime ; je n’en serais pas plus heureuse, et vous ne le seriez pas comme je veux que vous le deveniez. Vous irez à pareil jour, tous les ans, chercher chez mon notaire une somme semblable à celle que je vous donne. Songez qu’elle cessera de vous être payée le jour où le nom de vos séducteurs et de mes ennemis aura pu sortir de votre bouche.

— Ô modèle de toutes les vertus ! s’écria Deschamps, en se traînant avec sa femme sur les pas d’Euphrasie, qu’ils arrosaient de leurs larmes, vous égalez en ce moment par ces vertus celles de notre divin Sauveur, qui bénit ses bourreaux sur la croix.

La marquise sort, en ordonnant à Deschamps de rester chez lui. Mais, à peine est-elle à la porte qu’elle y trouve l’abbé de Gange. — D’où venez-vous, madame ? lui dit-il insolemment. Une femme comme vous doit-elle se trouver dans de tels quartiers ? — Je me glorifierai toujours d’être dans ceux où je pourrai soulager la misère. — Vous ne nous en imposerez pas, madame, reprend vivement Théodore, et nous connaissons le motif qui vient de vous conduire ici. Vous avez cherché sans doute, et enfin trouvé ce Deschamps ; c’est de chez lui que vous venez ; je n’ai pas quitté vos traces depuis que vous êtes sortie de l’église ; et, de ce moment, il devient facile de connaître la raison qui vous a conduite dans ce repaire. Vous craignez encore ce brigand, et vous venez sans doute de payer sa discrétion : voilà ce qui me convainc plus que jamais de votre inconduite avec lui. Deschamps est malheureux, cela est vrai ; ses fautes l’ont fait tomber dans l’indigence où vous venez de le trouver ; mais vous ne deviez pas l’aller voir ; et, l’ayant fait, tout se dévoile. Retournez chez vous, madame ; et le public et votre famille achèveront bientôt de vous connaître. Incessamment, vous aurez de mes nouvelles.

— Je les attends, monsieur, dit Euphrasie en entrant dans sa chaise ; oui, je les attends avec la tranquillité de l’innocence, quand vous ne me les annoncez qu’avec le frémissement du crime.

— Vous le voyez, ma tendre et respectable mère, dit la marquise en rentrant chez elle, et racontant tout ce qui vient de lui arriver, les pièges se multiplient à chaque instant sous mes pas : pressons, pressons nos opérations, il ne devient plus possible de les retarder.

Effectivement, dès le lendemain, madame de Gange envoya chercher son notaire ; elle fit un testament, dans lequel elle instituait madame de Châteaublanc son héritière, à la charge par elle d’appeler à la succession le jeune de Gange, pour lors âgé de huit ans, seul enfant qu’elle eût eu de son mari ; et, quoique ce testament eût été fait secrètement, le lendemain, madame de Gange convoqua chez elle une partie de la noblesse d’Avignon et plusieurs magistrats, devant lesquels elle déclara authentiquement que, s’il lui arrivait de faire un testament autre que celui qu’elle avait dicté la veille à son notaire, elle désavouait formellement ce testament postérieur, voulant que le premier fût seul exécuté.

Cette déclaration, preuve bien constante des tristes pressentiments de madame de Gange, fit le plus grand bruit dans Avignon et changea de suite les intentions de messieurs de Gange.

« Nous n’avons plus qu’un parti à prendre, se dirent-ils aussitôt, c’est de faire révoquer ce testament et peu après la déclaration ; et ce n’est plus maintenant que par la douceur que nous pourrons y parvenir. Anéantissons toutes les calomnies ; cessons d’en inventer de nouvelles ; entraînons la mère et la fille à Gange, et là nous verrons ce qu’il sera possible de faire. »

En conséquence de ce nouveau plan, les trois frères Vinrent voir la marquise, et lui prodiguèrent en apparence les plus fortes marques d’estime et d’amitié. — Oublions tout ce qui s’est passé, ma chère Euphrasie, dit Alphonse, nous avons été, comme vous, la dupe de tous les scélérats qui semblaient s’être donné le mot pour vous perdre ; mais la justice que nous vous rendons est entière ; et croyez, ô ma plus tendre amie, que vous n’avez jamais perdu, ni mon cœur, ni la sincère estime de mes frères.

La bonne madame de Gange, qui, depuis bien longtemps, n’avait entendu des paroles aussi flatteuses, aussi consolantes que celles qui sortaient de la bouche d’un homme qui lui était si cher, saisit avec ardeur l’espoir, toujours si doux à l’âme des infortunés : elle se jeta en pleurs au cou de son mari. — As-tu donc pu croire, lui dit-elle, aux torts imaginaires d’une femme qui n’a jamais cessé de t’adorer ? Ah ! comme la justice que tu me rends est délicieuse pour moi ! Voilà le premier jour de bonheur que je vois luire depuis bien longtemps. Que voudrais-tu que fît Euphrasie dans le monde, si tu la privais encore de ce qui peut seul l’y faire exister ? Oh ! oui, oui, cher Alphonse, jure-moi de m’aimer toujours ; et que, réunis dans ce tombeau que tu fis creuser pour tous deux, nous y prolongerons le bonheur de nous aimer, même au-delà de l’existence. Madame de Châteaublanc, qui ne craignait plus rien, se prêta de tout son cœur à ce raccommodement général, en disant tout bas à sa fille : — Eh bien ! ma chère enfant, tu vois enfin le succès de nos démarches. Toute la famille s’embrassa, se félicita, et, le lendemain, un grand dîner devint le sceau de cette heureuse réconciliation.

On parla ce même jour du projet de retourner à Gange : madame de Châteaublanc y fut la première invitée, et l’exécution de ce projet ne fut remise qu’à huitaine. Il fut convenu que le marquis et sa belle-mère devanceraient Euphrasie et ses beaux-frères au château, afin de préparer à cette chère épouse la plus brillante réception.

À l’arrivée de la marquise, toutes les jeunes filles de Gange lui présentèrent des fleurs. Elle n’arriva que sous des berceaux d’oliviers, de citronniers et d’orangers construits sur son passage. L’infortunée ! elle ressemblait à ces victimes que l’on ne parait que pour les immoler.

Tous les vassaux du marquis s’étaient cotisés pour un superbe festin, qu’ils avaient fait préparer à l’entrée du parc, et dont ils firent supérieurement les honneurs.

Cette réception où paraissait régner tant de franchise et d’urbanité, dissipa toutes les craintes de madame de Gange, et deux mois se passèrent dans ce doux enivrement du bonheur toujours ardemment saisi par l’infortune quand elle se croit à la fin de ses maux : c’est le navigateur arrivant au port, après les violentes secousses qui viennent de l’agiter.

Madame de Gange fut pleinement la dupe de ces fausses apparences ; elle crut au calme parfait dont elle avait un si grand besoin.

Quand le marquis et madame de Châteaublanc supposèrent la tranquillité parfaitement rétablie, ils revinrent à Avignon, où leurs affaires les appelaient. Euphrasie, restée seule avec Théodore et le chevalier, ne s’aperçut d’aucun changement dans les bonnes dispositions de ses beaux-frères. On ne se permit ni ressouvenirs, ni reproches, ni même aucune plaisanterie ; tout devint décent et délicat. La marquise, au comble de la félicité, semblait reprendre une nouvelle existence : elle parut à tout le monde mille fois plus belle qu’on ne l’avait jamais vue : on dirait que la nature fait de nouveaux efforts en nous, quand elle est prête à nous rappeler dans son sein ; il semble qu’elle veuille, par ses derniers dons, nous rendre plus dignes du souverain être, auquel sa main va nous rejoindre.

Un jour, au milieu de cette douce sérénité, le chevalier se hasarde à parler à sa sœur du testament qu’elle a fait à Avignon ; il lui propose de le casser, en lui représentant que, puisque son mari lui rend toute son estime et toute sa tendresse, elle ne doit point faire soupçonner, en laissant subsister ce testament, qu’elle n’a pas pour lui les mêmes sentiments, et que cette espèce de réticence la ferait accuser de fausseté. La perfide logique de ce traître parvint à décider la marquise qui n’était plus soutenue par sa mère ; et, sans détruire son authentique déclaration, elle fit un nouveau testament en faveur de son mari.

De ce moment, le chevalier parut au comble de ses vœux ; mais une chose inouïe qui se comprend à peine, qu’aucun mémoire du temps ne peut nous expliquer, et qui prouve qu’un inconcevable aveuglement est toujours la suite des complots criminels, c’est que le chevalier, qui devait être bien instruit de la déclaration authentique faite devant tous les notables d’Avignon, le lendemain de la signature du premier testament, ou crut inutile d’en parler, ou l’oublia, de façon que ce dernier acte passé à Gange, par la marquise, se trouvait absolument nul.

Que l’on se garde bien néanmoins ici de soupçonner madame de Gange d’aucune espèce de fausseté : aucune infamie de ce genre ne pouvait noircir une telle âme. Cette mère intéressante se devait bien autant à son fils qu’à son époux, peut-être davantage. En faisant ce que le chevalier voulait, Euphrasie assurait sa tranquillité, et ne faisait courir aucun risque à son fils, puisque la déclaration d’Avignon annulait tout ce qu’on pouvait lui faire faire de postérieur. En ne le faisant pas, elle retombait dans tous les malheurs dont elle était à peine délivrée : elle se crut donc, d’après cela, très permis d’acheter à ce prix la permanence d’une tranquillité qui ne coûtait rien à sa délicatesse : tous les torts de cette aventure appartenaient au chevalier qui oubliait, mais aucun à l’épouse qui contractait ; l’un faisait une sottise, l’autre n’usait que d’une précaution absolument nécessaire à son repos.

Nous devions cette justification à la femme la plus malheureuse, et en même temps la plus respectable ; et, puisque rien ne nous l’indique, nous sommes contraints à la tirer de la vraisemblance de son cœur et de notre impartialité. Mais tout cela ne parut pas si simple à l’abbé, à son retour d’une campagne où il avait été passer quelques jours.

— Tu es un sot, dit-il à son frère, ce que nous tenons n’est bon qu’à jeter au feu ; Euphrasie s’est moquée de nous ; il faut lui demander la rétractation de l’acte public fait à Avignon, et prendre un parti très violent si elle le refuse : car alors elle révèle ta proposition, met sur le bureau l’acte qui en est la suite et nous fait passer pour des suborneurs. Elle et sa mère ont maintenant de terribles armes contre nous. Ceci ressemble à ces dernières parties où l’on joue le tout pour le tout : il faut que l’un des deux soit ruiné. Euphrasie est doublement coupable ici ; elle l’est extraordinairement d’abord par la déclaration faite devant toute la noblesse et les magistrats d’Avignon, aux yeux desquels il est clair que ces procédés nous font passer pour des dissipateurs, des calomniateurs et des fripons… Elle l’est par tout ce qu’elle a fait hier avec toi, ce qui n’est qu’une abominable supercherie et qui prouve toute la fausseté de l’âme de cette femme perfide. Donc, ici point de milieu : ou il faut qu’elle rétracte la déclaration publique d’Avignon, ou il faut qu’elle périsse, si nous voulons être tranquilles le reste de nos jours. D’ailleurs tout est détruit dès qu’elle a les yeux fermés ; quelque chose qu’elle ait faite, on ne peut plus laisser subsister le testament fait en faveur de madame de Châteaublanc, lequel se trouve alors sans aucune raison au détriment du marquis. Il faut qu’il soit nommé curateur de son fils : il est impossible que, dans ce cas, l’affaire puisse être jugée différemment… Essayera-t-on de l’entreprendre ? En détruisant nous-mêmes les jours de cette femme, nous dirons que c’est elle qui s’est tuée ; ce qui prouve qu’elle était folle et que conséquemment elle ne pouvait tester. Nous dévoilerons sa conduite, la lettre de Villefranche, l’écrit passé dans le souterrain de Deschamps, sa dernière démarche chez le même homme, le procès-verbal du commissaire de Marseille ; voilà je crois, plus de pièces qu’il n’en faut pour prouver la complète aliénation de sa tête. Il est bien certain qu’on ne laissera subsister aucun acte fait par une femme qui court les mauvais lieux de la province, qui se laisse enlever dans un bal, qui donne à son amant des rendez-vous mystérieux dans un parc après avoir couru le Languedoc avec lui, et qui, pour couronner l’œuvre, vient se tuer quelque temps après dans son château. Eh ! non, non, plus de ménagements, mon ami ; allons lui présenter la formule de l’acte qui doit anéantir la déclaration publique d’Avignon : si elle le signe, à la bonne heure ; point de pitié si elle refuse de le faire.

Le lendemain, le nouvel acte est présenté à la marquise ; elle refuse de le signer, mais avec toute la douceur imaginable, et en disant qu’elle s’était prêtée à faire ce que le chevalier avait désiré d’elle ; mais qu’il était contre son devoir, contre son honneur d’en faire davantage.

Les deux frères se retirèrent sans dire un seul mot. Ce silence inquiéta la marquise ; elle devint rêveuse, mélancolique. Ces monstres passèrent encore huit jours sans rien faire ; par les manières les plus douces et les plus astucieuses, ils essayèrent au bout de ce temps de la séduire encore… Tout fut inutile.

Madame de Gange avait prouvé toute sa vie qu’elle était bonne épouse, elle devait maintenant convaincre qu’elle était bonne mère ; elle le fit.

Ô furies des enfers ! prêtez-moi vos flambeaux ; eux seuls peuvent maintenant éclairer les horribles tableaux qui nous restent à peindre. Que nos lecteurs se persuadent au moins que, dans tous les faits, nous transcrivons ici mot à mot les pièces du procès ; qu’il serait impossible d’ajouter une nuance de plus aux exécrations qu’elles contiennent, et qu’il en coûte peut-être plus à l’honnête homme qui les peint qu’au scélérat qui les exécute.

Le sept mai mil six cent soixante-sept, la marquise de Gange, ne se sentant pas bien, voulut faire usage de quelques médicaments. Un pharmacien de la ville de Gange composa lui-même le breuvage et le déposa à l’office du château. De ce moment, on ne sait pas en quelles mains il tomba ; mais quand la marquise témoigna le désir de le prendre, on répondit qu’il n’était pas encore apporté. Il arrive enfin ; on le présente à la marquise, en disant qu’impatienté de la longueur du temps qu’on avait mis à le préparer, on avait couru le chercher à la ville. La marquise le reçoit et le porte à sa bouche ; mais elle trouve le médicament si noir et si épais qu’elle ne veut pas le prendre. Perret s’offre aussitôt pour en aller faire faire un autre chez le pharmacien… — Non, non, dit la marquise, j’ai des pilules, dont l’effet purgatif est le même ; je vais en avaler quelques-unes. Elle les tire d’une cassette dont elle seule avait la clef, et les avale. Cette circonstance est aussitôt racontée aux frères qui ne disent mot.

Dans la soirée, la marquise invita plusieurs dames à venir goûter au château. Elle fit les honneurs de ce repas avec toute la grâce et toute la liberté d’esprit qu’on puisse imaginer ; elle mangea beaucoup, et continua de paraître extrêmement gaie. Ses deux beaux-frères prirent part à ce repas ; mais on remarqua qu’ils étaient très distraits et rêveurs : la marquise les en plaisanta, ils ne changèrent pas.

Après le goûter, l’abbé reconduisit les dames. Le chevalier resta près de sa sœur, et cet intervalle fut rempli par des choses charmantes qu’adressa la marquise à son frère, sur le retour de la tranquillité dont elle jouissait maintenant, et qu’elle ne croyait pouvoir attribuer qu’à lui. À tout cela, de Gange, toujours soucieux, ne répondit pas un seul mot. La marquise lui prit la main : — Eh quoi ! chevalier, lui dit-elle, vous ne m’aimez donc plus ? Votre froideur me le ferait craindre, ou voulez-vous par là me faire croire que mes malheurs ne sont pas finis ?… — Non, non, ils ne le sont pas, dit l’abbé, en rentrant comme un furieux, le pistolet d’une main, et tenant de l’autre le breuvage qu’Euphrasie avait refusé le matin ; il faut mourir, madame ; plus aucune grâce pour vous !… Au même instant, le chevalier tire son épée… La marquise croit que c’est pour la défendre… — Ô mon cher chevalier, s’écrie-t-elle de l’air le plus touchant et le plus pathétique, sauvez-moi des fureurs de ce méchant homme… mais, au mouvement, aux yeux égarés de celui-ci, elle voit bien que c’est un bourreau de plus, et qu’elle va devenir la victime de tous deux. Cette affreuse certitude lui donne la force de se jeter au bas de son lit… Elle tombe en larmes aux pieds de ces barbares : ces mains jointes et tournées vers eux ; ce sein d’albâtre, uniquement couvert des beaux cheveux qui flottaient en désordre ; ces cris de la terreur et de la pitié, qu’interceptent les sanglots du désespoir ; ces pleurs dont elle inonde les armes déjà tournées sur sa gorge… Oh ! juste ciel ! quel être n’eût pas été désarmé par ce touchant spectacle !

Ces monstres ne le furent pas.

— Il faut mourir, madame, lui dit Théodore une seconde fois… Au lieu de chercher à nous émouvoir, remerciez-nous de vous laisser le choix du genre de mort qui doit anéantir une créature aussi coupable… aussi fausse que vous. Choisissez donc, vous dis-je, du feu, du fer, ou du poison, et rendez grâces au ciel de la faveur que nous vous accordons.

— Quoi ! c’est vous ! c’est vous, mes frères, qui voulez ma mort ? dit cette malheureuse, toujours à leurs genoux ! et qu’ai-je donc fait pour la mériter, et pour la recevoir de vos mains ? Ô chevalier ! souffrez que je vous demande la vie ; n’achevez pas votre barbare ouvrage, et laissez-moi mourir sur le bord du tombeau… — Pressez-vous, madame, répond cet homme féroce, il est temps rien de vous ne nous touche plus ; vous avez comblé la mesure… Choisissez vite le genre de mort, ou la réunion de tous trois va précipiter votre fin. — Ô ciel ! n’est-il donc que mon sang qui puisse assouvir votre vengeance ? et faut-il qu’il soit répandu par vous ?… Mais cette infortunée, voyant que les élans de sa profonde douleur ne font qu’accroître la rage de ses meurtriers, recueille toutes ses forces, prend le verre, et avale la fatale liqueur… Le chevalier, s’apercevant que le marc est resté au fond, ce qui doit avoir diminué la force du venin, saisit le vase, l’agite, remue cette bourbe avec la pointe de l’épée que sa main tient encore : Bois donc, dit-il à sa sœur, avale le calice jusqu’à la lie. La tremblante Euphrasie reprend la coupe… — Donnez, donnez, dit-elle, je vais vous obéir ; c’est m’obliger que de hâter la fin de mes tourments ; en avalant la mort dans ce vase, je ne verrai plus mes bourreaux… Elle dit : mais ses forces la trompent. Elle porte la liqueur à sa bouche ; mais un cri de répugnance la lui fait involontairement rejeter ; elle rejaillit sur son sein, qui se teint à l’instant, comme ses lèvres, d’un vert mélangé de noir…

Ô nature ! tu permis donc en ce moment que les plus doux attraits de cette femme céleste fussent impitoyablement ternis par le crime ?

— Puisque votre vengeance est satisfaite, dit la marquise, du son de voix le plus touchant, puisque la mort circule déjà dans mes veines, ne me refusez pas la consolation d’un guide spirituel, dans le sein duquel je puisse rendre à Dieu l’âme que j’ai reçue de lui. Vous me tuez en désespérés, et moi, je veux mourir en chrétienne ; je veux que vous ayez au ciel, pour lui demander grâces de vos fureurs, celle que vous en faites expirer la victime.

À ces mots, les deux scélérats se retirent, et leur cruauté, s’étendant même au-delà du tombeau, comme s’ils eussent voulut ravir à leur sœur les dernières consolations qu’elle implore, c’est l’abbé Perret, c’est cette bête féroce qu’ils vont lui envoyer pour remplir un aussi sacré ministère.

En sortant, les deux frères ferment les portes, et laissent écouler quelques instants entre leur disparition et l’arrivée de Perret. La marquise se presse d’en profiter. Elle passe à la hâte un jupon de taffetas blanc[1], et s’élance par une fenêtre qui n’était qu’à vingt-deux pieds de la cour des écuries : c’est l’instant où Perret paraît. La voyant prête à choir, il la retient par le cordon de la jupe qu’elle vient de passer, et, la redressant ainsi, elle tombe sur ses pieds, au lieu de tomber sur la tête. L’indigne Perret, désespéré de voir échapper sa proie, saisit de grands vases de fleurs qui garnissaient cette croisée, et les jette sur Euphrasie, qui n’est que légèrement froissée de leur chute ; elle se relève, appelle à son secours ; mais qui ?… qui s’approche d’elle pour lui en donner ?… Hélas ! c’est cette pauvre Rose, devenue la femme du cocher de la maison. Elle accourt à sa malheureuse maîtresse : — Ô madame ! lui dit-elle en pleurant, en quel état ces monstres vous ont mise ! Ah ! si j’avais pu vous voir !… Je m’étais toujours douté qu’ils vous feraient périr… Ma chère dame, ma malheureuse maîtresse !… Et Rose l’entraîne ainsi vers une des plus prochaines maisons de la ville, où demeurait le nommé Desprad, dont les demoiselles se trouvaient en ce moment seules au logis.

En y arrivant, la marquise enfonça ses cheveux dans sa bouche, ce qui lui fit rejeter une grande partie du venin qu’elle avait avalé ; mais les demoiselles Desprad, dont la candeur, la bienfaisance et les vertus n’ont cessé de caractériser les bonnes et honnêtes citoyennes de Gange, prodiguèrent de nouveaux secours à la malheureuse marquise. Une d’elles se rappelant qu’elle a du contre-poison dans une boîte, elle en fait avaler à Euphrasie, qui achève de rendre tout ce que son estomac recèle d’impur.

Le chevalier et son frère arrivent peu après, sachant que leur sœur est chez Desprad. Le blasphème à la bouche, les armes à la main, ils invectivent tout ce qui porte quelque secours à leur sœur, en menaçant de tuer à l’instant ceux qui ne partageront pas leur fureur. Le chevalier s’empare de l’intérieur de la maison ; l’abbé en garde les dehors.

— Comment, s’écrient-ils, pouvez-vous secourir ainsi une créature perdue de débauche, et que les affections hystériques qui la dévorent font ainsi sauter par les fenêtres, pour courir après des hommes ? Ce sont des verrous qu’il faut à cette adultère, et non pas des secours. Puis, s’adressant aux demoiselles Desprad : — Il n’y a que des êtres qui lui ressemblent qui puissent s’intéresser à elle.

Pendant ce temps, la marquise brûlant de soif demande un verre d’eau ; le barbare de Gange le lui apporte, et le lui brise sur le visage[2].

Les demoiselles Desprad requièrent enfin le chirurgien : Théodore assure qu’il va le chercher ; mais ce n’est que pour ralentir l’arrivée de l’homme de l’art, et pour donner, pendant ce délai, tout le temps d’agir au poison. Le chevalier, resté seul, veut faire sortir les demoiselles de la maison ; elles s’y refusent d’abord, et n’y consentent enfin qu’aux instances de la marquise, qui craint d’attirer sur elles la fureur du chevalier.

Dès qu’elle est seule avec lui, elle essaie encore de l’adoucir : — Ô mon frère ! lui dit-elle, en se jetant à ses pieds, que vous ai-je donc fait pour me traiter avec cette barbarie ? vous qui m’aviez toujours paru si doux, vous que je préférais avec tant de franchise et de sincérité ? Le voile de la mort s’étend déjà sur mes yeux affaiblis, laissez-le m’envelopper sans y mettre les mains ; c’est tout au plus l’affaire de quelques jours. Si vous craignez que je n’emploie ce peu d’instants pour divulguer cette sanglante scène, je vous fais le serment de n’en jamais ouvrir la bouche ; serait-ce en ce terrible moment que je voudrais me souiller d’un parjure ? Sauvez-moi, sauvez-moi, je vous le demande, au nom de ce que vous avez de plus cher au monde. — Non, tu mourras ; je te l’ai dit, le sort en est jeté ; ta mort est nécessaire à toute la famille… Mais la marquise, indignée, s’élance impétueusement vers la porte, à dessein de se jeter dans la rue… Le tigre la devance, et la perce de deux coups d’épée dans le sein[3]. Elle chancelle, elle crie au secours ; le forcené redouble, et lui porte cinq autres coups, dont le dernier, enfoncé dans l’épaule, brise la lame, qui reste dans la blessure.

À ses cris, les demoiselles Desprad accourent, avec la femme du chirurgien, remplaçant son mari, qui ne s’est point trouvé. L’abbé qui la suit la détourne, et veut achever sa sœur, avec le pistolet qu’il a toujours à la main ; mais on l’empêche ; et, comme il voit la foule se grossir, il se sauve, entraînant son frère, et tous deux disparaissent, poursuivis par les serpents du crime et les déchirements du remords.

Alors, les secours se multiplient, on étanche le sang, on bande les plaies ; on a peine à ôter le fer resté dans l’épaule. — Arrachez, arrachez, en me pressant sous vos genoux, dit la courageuse marquise, il faut retirer et cacher ce fer, il ferait reconnaître de Gange : je vous défends de le nommer… Et voilà l’être céleste que ces scélérats détruisaient ! Le fer se retire à la fin ; on l’enfouit, et la marquise est rétablie dans son appartement.

Cette funeste journée fit bientôt le plus grand bruit. Madame de Gange, généralement aimée, reçut des visites de plus de dix lieues à la ronde. Alphonse est instruit, il reste tranquille ; pendant deux jours, il ne bouge pas d’Avig’non, et ne cesse de vaquer à ses occupations et à ses plaisirs ordinaires. Cette bizarre conduite le fit soupçonner, et elle devait produire cet efi’et. Il arrive à la fin ; madame de Châteaublanc et son petit-fils l’avaient devancé.

Ah ! mon cher Alphonse, dit Euphrasie, en voyant entrer son époux dans sa chambre, voyez l’état où ces barbares m’ont mise : pourquoi m’avez-vous laissée dans leurs mains ?… D’affreux souvenirs firent ici frissonner le marquis[4]… Hélas ! ces reproches vous affligent, monsieur ; mais l’état où je suis ne me permet pas de voiler une atrocité déjà trop connue. J’aurais voulu mourir et que vos frères se fussent sauvés avant l’éclat… Cela est devenu impossible, et l’obligation d’accuser des coupables qui doivent vous être chers est plus affligeante pour moi que la mort même.

Tout le monde pleurait, excepté le marquis. Euphrasie, souffrant des douleurs inouïes, pria le monde de se retirer.

Le lendemain, avant que personne n’eût encore pénétré chez son épouse, Alphonse y vient.

— Madame, lui dit-il, je crains bien que vous ne vous soyez attiré tout cela. Il était encore temps ; vous avez refusé les propositions qu’on vous a faites ; n’emportez pas au tombeau le crime de cet entêtement. Je vais envoyer chercher le notaire ; rétractez la déclaration d’Avignon. — Non, monsieur, je ne le puis, dit fermement la marquise ; les choses resteront comme elles sont ; je n’y changerai certainement rien.

La peur d’éveiller les soupçons empêcha le marquis de renouveler ses demandes et, craignant même qu’on ne lût dans son âme le secret qu’il avait tant d’intérêt de cacher, il partit, assurant que sa femme n’était pas aussi mal qu’on le pensait et qu’il reviendrait bientôt, mais on ne le vit plus ; ses frères étaient déjà loin.

Madame de Gange sentant approcher ses derniers moments redemanda les secours de la religion… Mais quelle fut sa surprise de se les voir offrir par l’abbé Perret ! Il lui apporte les consolations de la sainte table. La marquise effrayée ne veut pas consommer l’hostie sans que le vicaire en prenne la moitié : il y consent, et madame de Gange satisfait ensuite à tout ce qu’exige la sainteté de ce sacrement, telle affligée qu’elle fût de se le voir administrer par un tel homme[5].

Cinq jours après l’événement arrivèrent les magistrats de Toulouse qui venaient instruire la procédure. Madame de Gange, par un excès de délicatesse bien digne de son âme, afin de donner aux coupables le temps de s’éloigner, pria les juges de vouloir bien attendre qu’elle fût chez sa mère à Avignon, pour vaquer comme il convenait à une chose si sérieuse, ce qu’elle ne pouvait faire de sang-froid dans une maison aussi effrayante pour elle. Sa demande lui fut accordée.

Sentant le jour d’après que l’état de faiblesse dans lequel elle était l’empêcherait peut-être de soutenir le voyage, elle voulut s’entourer à ses derniers moments de tout ce qui lui restait de plus cher : elle se fit parer dans son lit que l’on environna de fleurs ; puis, ayant fait asseoir autour d’elle sa mère, son fils, les demoiselles Desprad, deux ou trois personnes qu’elle chérissait le plus dans la ville, et ses domestiques les plus affidés, parmi lesquels ne fut point oubliée la bonne Rose, elle s’exprima dans les termes suivants, avec toute la confiance, toute la force que, pour le désespoir du crime, la vertu conserve toujours :

— Ô ma mère, dit-elle avec componction, me voilà parvenue bien jeune à ce redoutable moment où l’âme, séparée du corps, revole vers son Dieu en laissant ici-bas sa dépouille mortelle. Je croyais ce moment plus effrayant qu’il ne l’est : j’aime à croire qu’il ne paraît doux qu’à ceux qui n’ont point abusé de la vie, et qui, ne la regardant que comme une route d’épreuve que la main du Ciel nous contraint à suivre, ont parcouru pleins d’espérance les écueils dont elle est semée. On aime en ce dernier moment à jeter un coup d’œil rapide depuis le premier jour de sa naissance jusqu’à celui de sa mort ; et l’on est heureux, ce me semble, quand on ne voit dans ce long espace que des joies rares et de fréquents chagrins. Il est bien consolant après cet examen sévère de se croire au moins alors quelques droits de plus aux bontés du Dieu juste qui ne nous attend que pour nous consoler : on serait fâché, je le sens, d’avoir vécu plus heureux. Hélas ! j’observe, dans cet examen rigoureux de ma vie, que si je n’ai pas fait tout le bien que j’aurais voulu faire, je n’ai pas au moins fait le mal dont m’ont accusée mes tyrans. Je dois ces aveux à ceux qui m’entendent ; ce n’est point l’orgueil qui les prononce, c’est la vérité qui les dicte : on aime à montrer l’innocence où les méchants supposèrent le crime. Ô ma mère, qui vous eût dit que vous éleviez votre chère Euphrasie pour devenir aussi malheureuse ! Qui vous eût dit que les soins que vous lui prodiguiez ne deviendraient bientôt que des amorces au crime ? Puisse l’enfant chéri que je vous laisse (elle le baisait en disant ces mots), puisse-t-il vous consoler un jour des malheurs de sa mère ! Et toi, mon fils, que ces effrayantes scènes n’altèrent en rien l’amour et le respect que tu dois à ton père : ce sont des consolations qu’il lui faut un jour, et non pas des reproches. Il n’était pas coupable de ma mort ; il n’était pas au rang de mes bourreaux ; ses mains sont innocentes, elles n’ont point tranché le fil de mes jours… Eh ! dois-je me plaindre s’il est détruit ? Ourdi par l’infortune, il n’eût subsisté plus longtemps que pour me rattacher à de plus grands malheurs. Pourquoi celui qui s’éteint pleure-t-il sur la fin de son existence ? Il a tort : il n’aurait parcouru la vie que pour y rencontrer de nouvelles tribulations ; il doit remercier le ciel qui les termine. Ah ! le Dieu qui nous a créés ne sait-il pas quand il faut nous détruire ? Dès que tout ce qu’il fait est juste, pourquoi nous plaindre de ses décrets ? Adorons et ne pleurons point. Ô mon Dieu ! tu le sais, ce fut toujours dans toi que ma confiance fut placée ; ta main dans tous les temps sut essuyer mes larmes : il est impossible que ce soit pour en verser encore que tu tarisses la source de celles que je répandais en t’offrant mes maux sur la terre. C’est avec cette douce confiance que je revole dans ton sein ; daigne m’y recevoir et m’y placer un jour entre cette mère tendre et ce fils innocent que je laisse, non sans inquiétude, traverser si jeune les sentiers épineux de la vie. Garantis-le, grand Dieu, des malheurs dont j’ai été assaillie, préserve-le d’en mériter un jour ; laisse-moi croire, ô mon Dieu, que tous ceux que tu réservais à ma famille se sont épuisés sur moi. Ô vous qui m’entendez, priez pour la triste Euphrasie ; que les mains innocentes et pures de ce tendre enfant s’élèvent avec les vôtres vers le temple de l’Éternel pour obtenir que celle que vous entendez pour la dernière fois trouve au moins dans le ciel la consolation de ses maux. Et saisissant le crucifix avec la plus touchante ardeur : Hélas ! poursuivit-elle en le pressant sur son cœur, n’a-t-il donc pas plus souffert que moi, ce Dieu si bon qui s’immola pour nous ? Le malheur est un titre à sa bienveillance ; ce fut par le malheur qu’il fut digne de son glorieux père : ce sera par le malheur que je deviendrai digne de ses ineffables bontés. Oh ! quel calme apporte dans l’âme du chrétien la sainte religion qu’il a respectée ! c’est à ce dernier moment qu’il en sent bien toute la douceur : il semble que ce soit alors que son flambeau offre à ceux qui la révèrent le port heureux où les attend l’Etre divin qui en est le principe.

« Dieu puissant, que ceux qui m’entourent partagent également tes faveurs ! j’ai reçu d’eux les soins les plus touchants et les plus assidus : s’ils étaient les organes de tes bontés lorsqu’ils m’ont soulagée, tu leur dois quelque protection.

« Daigne t’approcher de moi, ma mère : je veux que mes jours s’anéantissent dans le sein qui me les donna ; je veux recevoir encore de toi cette seconde vie qui va s’écouler près de mon Dieu.

« Et toi, mon fils, reçois les derniers adieux d’une mère privée du doux soin d’une éducation que je n’aurais formée que pour t’éviter les maux qui me font périr. Ne songe jamais à me venger… Eh ! par quelle raison pourrais-je me plaindre, puisqu’on ne m’arrache cette vie terrible que pour passer dans une meilleure ? Emportez de ce château mon portrait, et qu’en le considérant quelquefois tous les deux, vous vous rappeliez, vous, ma mère, une fille qui meurt en vous chérissant ; et toi, mon fils, celle dont tu reçus l’existence et qui perd la sienne en t’idolâtrant.

Tout le monde fondait en larmes ; on n’entendait partout que les sanglots de la douleur et que les cris du désespoir. Il semblait que cet ange, en revolant aux cieux, y conduisît toute la gloire, toute la prospérité du monde, et que ce monde dépourvu de sa plus belle parure dût s’écrouler où cessait de luire l’astre radieux qui l’embellissait.

Cette femme céleste au-dessus de tous les éloges, si digne d’orner une autre terre, quitta celle qui l’avait vue naître trente et un ans après y avoir paru, et près de deux heures après les dernières paroles que nous venons de lui entendre prononcer.

Son corps fut ouvert ; les coups d’épée n’étaient pas mortels ; la seule violence du poison la précipitait au tombeau. Ses entrailles étaient brûlées et le cerveau noirci. Elle fut embaumée et exposée deux jours dans la chapelle à la vénération publique… dans cette même chapelle où le marquis aperçut un jour des larmes couler de son portrait.

Tout le voisinage vint verser des pleurs sur celle dont les mains en avaient tant essuyé. Le troisième jour elle fut reconduite à Avignon et placée dans le tombeau de ses pères… Elle y respire encore : la vertu ne périt jamais.

Madame de Châteaublanc ne s’occupa plus que d’assurer la fortune de son petit-fils et de poursuivre les assassins de sa fille. Le marquis de Gange fut mis en prison et défendit lui-même sa cause. Comme il n’y avait sur lui que des soupçons et quelques indices, on se contenta de le dégrader de noblesse, de le bannir à perpétuité et de confisquer tous ses biens. Mais ces soupçons et ces indices devinrent presque des convictions quand on sut qu’il avait été se réunir au chevalier.

Quant à celui-ci et à l’abbé de Gange, assez près de la mer pour y trouver un esquif, ils s’y jetèrent et disparurent. Le parlement de Toulouse les condamna l’un et l’autre à être rompus vifs[6] et l’abbé Perret aux galères à perpétuité[7].

Le chevalier fut au siège de Candie ; le marquis ne tarda pas à l’y rejoindre, et ce fut là que tous deux, en servant la république de Venise, trouvèrent à ce fameux siège la juste, mais trop glorieuse punition du crime affreux dont ils venaient de se souiller. Alphonse fut tué d’un éclat de bombe et le chevalier périt dans une mine que l’on fit sauter.

La vengeance du ciel fut un instant suspendue sur l’abbé. Il passa en Hollande où un jeune Français lui procura à Autrech la connaissance du comte de la Lippe[8] dont il sut si bien gagner la confiance que, cet homme crédule ne faisant rien sans le consulter, il le chargea de l’éducation de son fils.

Doué de tous les talents que la nature ne devrait accorder qu’à ceux qui ne peuvent en mésuser, Théodore éleva fort bien cet enfant. Il y avait dans la maison une jeune personne très jolie que ce monstre eut l’audace de séduire, au mépris de tout ce qu’il devait à son bienfaiteur ; il osa même la demander en mariage ; mais le Hollandais refusa, à cause de la disproportion qu’il supposait à la naissance. — Qui êtes-vous ? lui dit un jour M. de la Lippe ; je verrai à me décider après. L’imprudent abbé, croyant attendrir au lieu d’effrayer, se nomme… il avoue qu’il est le malheureux abbé de Gange… Le crime encore trop récent fit une telle horreur à M. de la Lippe qu’il voulut le faire arrêter : il l’eût fait si sa femme ne l’eut empêché. — Au moins, sortez sur-le-champ de ma maison, dit M. de la Lippe à ce scélérat, et laissez-moi dévoré d’inquiétude sur les principes dont vous avez peut-être gangrené le cœur de mon fils.

L’abbé crut se cacher à Amsterdam ; la demoiselle qu’il avait subornée l’y suivit ; il l’épousa.

Mais le crime n’était pas puni et il devait l’être : c’est à l’instant où le coupable croit échapper à la vengeance céleste qu’elle le poursuit et le frappe.

Au bout de six mois de mariage, un inconnu aborde Théodore sur les dix heures du soir, dans une rue détournée où il demeurait. — Tu es l’abbé de Gange, lui dit ce personnage mystérieux, je suis tes pas depuis longtemps.

Péris, monstrueux scélérat : je venge ta victime… Et il lui brûla la cervelle en prononçant ces mots.

L’inconnu disparut sans qu’on ait jamais pu savoir ce qu’il était. Mais, quel qu’il fût, il était armé par la main du ciel.

Ah ! si quelque chose console le malheureux, c’est la certitude où il doit être que la main qui l’écrase subira bientôt le même sort.

  1. Voyez le texte.
  2. Nous n’oserions point placer cette horreur, si elle ne se trouvait mot à mot dans les Causes célèbres.
  3. Voyez le Procès.
  4. Il faut se rappeler ici les mots qu’elle prononça dans le rêve qu’elle fit la première nuit qu’elle passa à Gange, blessée à cette même épaule où le fer vient d’être enfoncé.
  5. Les mémoires insuffisants ne nous disent pas ici comment il se fit que madame de Châteaublanc, se trouvant pour lors au château, n’ait pas requis un autre ecclésiastique pour administrer sa fille. Nous ne pouvons guère attribuer cela qu’à la rareté des prêtres dans une petite ville comme Gange où il n’y avait presque que des protestants.
  6. Ce fut le 21 août 1667 que fut porté l’arrêt du parlement de Toulouse.
  7. Il mourut avant que d’y arriver.
  8. Cette maison possédait une souveraineté en Allemagne.