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La Marquise de Sablé et les salons littéraires au XVIIe siècle/01

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La Marquise de Sablé et les salons littéraires au XVIIe siècle
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 5 (p. 5-36).
II  ►


LA
MARQUISE DE SABLÉ




La marquise de Sablé est le modèle de la femme aimable et distinguée de la première moitié du XVIIe siècle. Elle n’a pas eu la beauté de Mme de Montbazon, l’audace de Mme de Chevreuse, la capacité de la Palatine, la vertu de Mme de Rambouillet, le charme de Mme de Longueville, le génie de Mme de Sévigné ; mais elle possédait au plus haut point ce qu’on appelait alors la politesse, qui, sans exclure les qualités éminentes, ne les supposait pas, et était un heureux mélange de raison, d’esprit, d’agrément et de bonté. C’était là le mérite particulier de Mme de Sablé ; c’est par là qu’elle a été comptée et très considérée dans la société de son temps, cette société à jamais évanouie, qui, avec ses misères et ses grandeurs, est encore ce que l’humanité a produit de moins imparfait.

Il y a deux parties dans la vie de Mme de Sablé : l’une où elle est une femme du monde, brillante et recherchée, demeurant près du Louvre et à la Place-Royale, les deux quartiers à la mode ; l’autre, où elle se retire au faubourg Saint-Jacques, à Port-Royal ; et c’est de ce moment que date sa plus grande renommée, le salon de l’aimable recluse ayant été plus que jamais le rendez-vous de tout ce qu’il y avait de mieux à Paris, et même étant devenu le berceau d’un nouveau genre de littérature.

Pour éclairer et remplir un peu ces deux époques, les livres ne fournissaient point assez ; il nous a fallu avoir recours à deux célèbres collections de manuscrits auxquelles déjà en d’autres occasions nous avons beaucoup emprunté, mais qui sont inépuisables.

Conrart, le premier secrétaire de l’Académie française, était un curieux universel : il prenait le plus vif intérêt à toutes les choses de quelque importance qui se passaient dans les lettres, dans la société, dans la politique même, car il était du conseil d’état aussi bien que de l’Académie, et il se piquait d’être honnête homme, dans le sens qu’on donnait alors à ce mot. Très répandu dans les meilleures compagnies, il recherchait les pièces de tout genre, en prose et en vers, qui circulaient sans être publiées ; il les recueillait en original ou en copie, et ces recueils très volumineux sont aujourd’hui à la Bibliothèque de l’Arsenal[1]. Nous y avons trouvé plus d’une lettre inédite adressée à Mme de Sablé ou même écrite par elle pendant sa jeunesse et son âge mûr. Plus tard, retirée à Port-Royal, elle brûla en quelque sorte sa vie passée, tous ses papiers ; heureusement elle prit à son service, pour être à la fois son médecin, son intendant et son secrétaire, le docteur Valant, homme instruit, aimant assez la belle littérature, et surtout fort curieux. Mme de Sablé lui abandonnait ou il s’appropriait lui-même toutes les lettres qu’elle recevait, même les plus intimes, aux dépens de l’amitié et au grand profit de l’histoire ; car, après la mort de la marquise. Valant rassembla ces papiers, les mit en ordre, et les déposa à l’abbaye de Saint-Germain-des-Prés, d’où ils sont arrivés à la Bibliothèque nationale[2]. Là se rencontre une foule de lettres précieuses de toute la société de Mme de Sablé, hommes et femmes ; quelques-unes de Pascal, un assez grand nombre de La Rochefoucauld, avec de charmant billets de Mme de La Fayette, un entre autres qui trahit le secret et donne presque la date de sa liaison naissante avec l’auteur des Maximes, et qui, échappé de son cœur, est venu tomber des mains de sa négligente amie dans celles de l’indiscret docteur, lequel l’a très soigneusement conservé, afin qu’un jour un autre indiscret le découvrît et le mit sous les yeux du public.

Voilà les deux sources où tour à tour nous puiserons. Conrart nous aidera à suivre Mme de Sablé dans le monde ; Valant nous la montrera à Port-Royal.


I.

Madeleine de Souvré était fille de Gilles de Souvré, marquis de Courtenvaux, qui suivit le duc d’Anjou en Pologne, se trouva à la bataille de Coutras, et rendit des services considérables à Henri IV, qui le choisit pour être gouverneur de Louis XIII charge importante qui lui valut le bâton de maréchal de France, comme plus tard à Nicolas de Neuville, le premier duc et maréchal de Villeroy. Elle eut deux sœurs : l’aînée, qui fut Mme de Lansac, fort remarquée à la cour de Marie de Médicis ; la cadette, qui, s’étant faite religieuse, devint abbesse de Saint-Amand, à Rouen, et paraît avoir apporté cette abbaye dans la maison de Souvré, puisqu’après elle deux de ses nièces lui succédèrent à la tête de ce monastère. De ses quatre frères, le plus connu est Jacques de Souvré, chevalier de Malte, qu’on nommait ordinairement le commandeur de Souvré, qui devint grand-prieur de France, fit bâtir le superbe hôtel du Temple pour être la demeure ordinaire des grands prieurs, et mourut en 1670[3]. Disons aussi qu’une des nièces de Madeleine de Souvré, Anne de Souvré, marquise de Courtenvaux, épousa Louvois en 1662, et qu’une de ses petites-filles, la fille du marquis de Laval, fut mariée la même année à un autre favori de Louis XIV, le marquis de Rochefort, depuis maréchal de France.

Jusqu’ici on a fait naître[4] Madeleine de Souvré en 1608 ; mais un document authentique, le Nécrologe de Port-Royal, dit qu’elle mourut « le 16 janvier 1678, à l’âge de soixante-dix-neuf ans ; » elle était donc née certainement en 1599, à peu près avec le XVIIe siècle, et elle l’a presque accompagné jusqu’au bout de sa carrière, ou du moins jusqu’à ce moment fatal où, parvenu au faite de la grandeur en toutes choses, il n’avait plus qu’à décliner.

Une fille de gouverneur de roi, qui d’ailleurs avait beaucoup d’agrémens personnels, ne pouvait manquer d’être fort recherchée. Un Journal inédit de la cour et de Paris, depuis le 1er janvier 1614 jusqu’au 31 décembre 1619[5], nous apprend que c’est le 9 janvier 1614 que Madeleine de Souvré épousa Philippe-Emmanuel de Laval-Montmorency, seigneur de Bois-Dauphin, fils du maréchal de Bois-Dauphin, et marquis de Sablé[6]. On ne sait pas autre chose de son mari, sinon qu’il mourut en 1640, et qu’elle en eut quatre enfans : une fille, Marie de Laval, religieuse à Saint-Amand de Rouen ; Henri, doyen de Tours, évêque de Saint-Pol-de-Léon, puis de La Rochelle[7] ; Urbain de Laval, marquis de Bois-Dauphin, mort en 1661 ; et ce beau et brave Guy de Laval, d’abord appelé le chevalier de Bois-Dauphin, puis le marquis de Laval, qui périt tout jeune et déjà lieutenant-général au siège de Dunkerque en 1646.

Telle est la famille de la marquise de Sablé : elle y tenait parfaitement sa place.

Avec son rang et tous ses avantages, il est impossible qu’il n’y ait pas eu d’elle quelque portrait, et même plusieurs, de la main des meilleurs artistes du temps, soit quand elle était jeune fille, soit à son mariage, ou dans quelque autre circonstance importante de sa vie ; mais ces portraits ont péri dans le grand naufrage, ou, s’ils y ont échappé, ils sont perdus dans le coin de quelque château de province ou dans le grenier de quelque marchand. Quant à des portraits gravés de Mme de Sablé, il est fort vraisemblable qu’il n’y en a jamais eu ; le père Lelong n’en indique aucun[8], et il n’y en a point au cabinet des estampes. Nous en sommes donc réduits à nous en rapporter sur sa personne au témoignage de Mme de Motteville, qui l’avait vue à la cour dans leur jeunesse, et qui lui donne « une grande beauté[9]. »

Pour de l’esprit, on s’accorde à lui en reconnaître beaucoup, et Tallemant lui-même, qui ne voit dans les gens que leurs mauvais côtés et les peint en caricature, ne peut s’empêcher de convenir que « elle avait bien de l’esprit[10]. »

Mme de Motteville se complaît à faire l’éloge de son caractère : « J’ai toujours reconnu, dit-elle, dans Mme de Sablé beaucoup de lumière et de sincérité[11]. »

Voilà bien des moyens de plaire, et, comme on le pense bien, la jeune et belle marquise ne manqua pas d’adorateurs dans une cour à moitié italienne et à moitié espagnole, où la galanterie était à la mode ; mais Mme de Sablé était une élève de l’Astrée : elle concevait l’amour de cette façon idéale et chevaleresque que Corneille a empruntée à l’Espagne, et elle contribua beaucoup à répandre le goût de ces grands sentimens à la fois passionnés et purs, ou ayant la prétention de l’être, dont se piquait Louis XIII, et qui régnèrent dans la littérature et dans le beau monde jusqu’à Louis XIV. « La marquise de Sablé, dit Mme de Motteville[12], était une de celles dont la beauté faisait le plus de bruit quand la reine[13] vint en France. Mais, si elle était aimable, elle désirait encore plus de le paraître : l’amour que cette dame avait pour elle-même la rendit un peu trop sensible à celui que les hommes lui témoignaient. Il y avait encore en France quelques restes de la politesse que Catherine de Médicis y avait rapportée d’Italie, et on trouvait une si grande délicatesse dans les comédies nouvelles et tous les autres ouvrages en vers et en prose qui venaient de Madrid, qu’elle avait conçu une haute idée de la galanterie que les Espagnols avaient apprise des Maures. Elle était persuadée que les hommes pouvaient sans crime avoir des sentimens tendres pour les femmes, que le désir de leur plaire les portait aux plus grandes et aux plus belles actions, leur donnait de l’esprit et leur inspirait de la libéralité et toutes sortes de vertus, mais que, d’un autre côté, les femmes, qui étaient l’ornement du monde et étaient faites pour être servies et adorées, ne devaient souffrir que leurs respects. Cette dame, ayant soutenu ses sentimens avec beaucoup d’esprit et une grande beauté, leur avait donné de l’autorité dans son temps, et le nombre et la considération de ceux qui ont continué à la voir ont fait subsister dans le nôtre ce que les Espagnols appellent fucezas. »

Ce langage et cette peinture ne nous transportent-ils pas à l’hôtel de Rambouillet ? Mme de Sablé fut une des idoles de l’illustre hôtel et le type de la parfaite précieuse. Aussi les lettres de Voiture sont-elles remplies de son nom : plusieurs lui sont adressées à elle-même[14], et sur un ton de respect et de considération que Voiture ne garde pas avec tout le monde.

Parmi les jeunes seigneurs, passionnés pour l’esprit et pour la beauté, qui lui adressèrent leurs hommages, était au premier rang ce brillant duc et maréchal Henri de Montmorency, le digne frère de la belle Charlotte-Marguerite, princesse de Condé, plus soldat peut-être que capitaine, qui pourtant sut tenir tête au duc de Rohan et gagna la bataille de Veillane, mais qui, ayant eu la folie d’entrer dans la conspiration et la révolte de Gaston, duc d’Orléans, fut battu, fait prisonnier, et monta sur un échafaud à Toulouse, le 30 octobre 1632, à l’âge de trente-huit ans. Quoiqu’il eût quelque chose d’un peu égaré dans les yeux, il était difficile de rencontrer un plus beau et plus accompli cavalier. Ses portraits gravés lui donnent la taille et la tournure d’un héros[15]. Il était un peu léger, mais généreux et magnifique, et répondait assez à l’idéal que s’était formé Mme de Sablé. Montmorency l’aima ; Mlle de Motteville nous l’apprend : « Son cœur, dit-elle, avait été occupé d’une forte passion pour Mme de Sablé, » et il paraît que celle-ci n’y fut pas insensible. D’ailleurs aucun détail sur le moment précis et la durée de cette liaison. On sait seulement qu’au bout de quelque temps, Montmorency ayant paru lever les yeux sur la reine, Mme de Sablé, en digne Espagnole, rompit avec lui. « Je lui ai ouï dire à elle-même, quand je l’ai connue, dit Mme de Motteville, que sa fierté fut telle à l’égard du duc de Montmorency, qu’aux premières démonstrations qu’il lui donna de son changement, elle ne voulut plus le voir, ne pouvant recevoir agréablement des respects qu’elle avait à partagée avec la plus grande princesse du monde. »

Tallemant dit, mais que ne dit pas Tallemant ? que Mme de Sablé eut plusieurs autres liaisons : nous n’en voyons pas la moindre trace dans aucun des auteurs imprimés ou manuscrits que nous avons consultés, et après Montmorency nous n’apercevons plus en elle qu’un sentiment bien marqué, l’amitié. Dans l’âme d’une vraie précieuse, l’amitié n’était guère au-dessous de l’amour : elle en avait les délicatesses, les raffinemens, quelquefois même les orages. Dès qu’elle entra à la cour de Marie de Médicis, Mme de Sablé connut une jeune dame belle et spirituelle, d’une sensibilité voisine de l’exaltation, Mme Anne Doni d’Attichy, depuis la comtesse de Maure, qui n’était pas encore mariée, et fut assez longtemps une des filles d’honneur de la reine-mère. Les deux jeunes femmes se prirent l’une pour l’autre d’une tendresse fort vive, qui survécut à toutes les vicissitudes et fit jusqu’à l’heure suprême la consolation et la douceur de leur vie.

L’année 1632 leur fut diversement douloureuse. Quoique Mme de Sablé eût rompu avec Henri de Montmorency, elle n’avait pu sans doute rester indifférente à sa destinée. Quelles ne durent pas être ses anxiétés lorsqu’elle apprit qu’il s’était engagé dans la guerre civile, et combien le coup de hache frappé à Toulouse dut retentir cruellement dans son âme ! Mme d’Attichy ne fut pas moins éprouvée. Elle était la nièce du garde des sceaux Michel de Marillac et du maréchal de ce nom, que Richelieu brisa sans pitié après s’en être longtemps servi, quand au lieu d’instrumens ils lui devinrent des obstacles. Il envoya le garde des sceaux mourir en prison à Châteaudun, et fit tomber la tête du maréchal sur un échafaud. Anne d’Attichy frémit d’indignation et de douleur, et elle voua au cardinal une haine qui ne s’est jamais démentie. Elle quitta Paris, et elle était à la veille de partir pour Sablé, où la marquise était alors : tout à coup elle apprend que Mme de Sablé a écrit à Mme de Rambouillet une lettre où, lui parlant de sa fille, la célèbre Julie, depuis Mme de Montausier, elle disait que son plus grand bonheur serait de passer sa vie seule à seule avec elle. Anne d’Attichy a par hasard connaissance de cette lettre, et sa fière tendresse en est blessée comme d’une trahison. Son amie a beau la rassurer, excuser sa lettre sur le style accoutumé du lieu et traiter même ce qu’elle a écrit de galimatias : Mme d’Attichy n’admet point ces explications ; elle renonce au voyage qu’elle avait projeté, et après le coup affreux qui venait de ruiner sa maison et de faire périr misérablement ses deux oncles, elle aime mieux rester seule avec la douleur qui l’oppresse que d’aller l’épancher dans un cœur qui n’est pas à elle tout entier. Il y a quelque chose non-seulement de la délicatesse raffinée de l’hôtel de Rambouillet, mais de l’humeur tendre et farouche de l’Alceste de Molière, dans le billet suivant trouvé par nous dans les papiers de Mme de Sablé. On y sent une âme ardente et pure qui, ne connaissant pas l’amour, en transporte involontairement les vivacités et les ombrages dans le seul sentiment qu’elle se permette. Vers la fin de sa vie, la belle marquise, devenue dévote, brilla, comme nous l’avons dit, toutes les lettres de sa jeunesse ; mais, à ce qu’il paraît, Elle s’était complu à garder celle-là comme un cher souvenir d’une rare et exquise amitié, et le docteur Valant y a mis cette petite note à notre usage : « Cette lettre a été écrite à Saint-Denis, au mois d’octobre, l’année de la mort de M. le maréchal de Marillac, et c’est à Sablé que Mme la marquise l’a reçue. » Nous la transcrivons fidèlement[16] :


« J’ai veu cette lettre où vous me mandez qu’il y a tant de galimathias, et je vous assure que je n’y en ai point treuvé du tout. Au contraire j’ai treuvé que toutes choses y sont très bien expliquées, et entre autres une qui l’est trop bien pour mon contentement, qui est que vous avez dit à Mme la marquise de Rambouillet que lorsque vous vous vouliez figurer une vie tout à fait heureuse pour vous, c’estoit de la passer toute seule avec Mme de Rambouillet. Vous savez si personne peut estre plus persuadée que moi de son mérite ; mais je vous advoue que cela n’a pas fait que je n’aye esté surprise de voir que vous eussiez peu avoir une pensée qui fait une si grande injure à nostre amitié. Car de croire que vous n’ayez dit cela à l’une et que vous ne l’ayez escrit à l’autre que pour leur faire un compliment agréable, j’estime trop vostre courage pour pouvoir imaginer que la complaisance vous fit trahir de cette sorte les sentimens de vostre cœur, surtout en un subject où je crois que vous auriez plus de raison de les cacher, puisqu’ils ne m’estoient pas favorables, l’affection que j’ai pour vous estant si fort dans la connoissance de tout le monde, et surtout de Mme de Rambouillet, que je doute si elle n’aura pas esté plus sensible au tort que vous me faites qu’à l’advantage que vous lui donnez. L’adventure que cette lettre me soit tombée entre les mains m’a bien ramentevé ces vers de Bertaut que


Malheureuse est l’ignorance.
Et plus malheureux le savoir.


Ayant perdu par ce moyen-là une confiance qui seule me rendoit la vie suportable, il n’y a pas moyen de songer à accomplir le voyage tant proposé ; car y auroit-il de l’apparence de faire soixante lieues dans cette saison pour vous charger d’une personne si peu agréable qu’après tant d’années d’une passion sans pareille vous n’ayez peu vous deffendre de faire consister le plus grand plaisir de vostre vie à la passer sans elle ? Je m’en retourne donc dans ma solitude examiner les deffauts qui me rendent si malheureuse, et à moins que de les pouvoir corriger, je ne pourrois avoir tant de joie en vous voyant que je n’eusse encore davantage de confusion. Je vous baise très humblement les mains, et suis, etc. »


Dès que Mlle de Bourbon, après avoir essayé d’échapper à sa destinée en se faisant carmélite, parut à la cour et à l’hôtel de Rambouillet, elle y enleva tous les suffrages, désarma toutes les rivalités et se fit adorer des femmes elles-mêmes[17], séduites par sa grâce, sa candeur et sa douceur. Mme de Sablé, qui avait vingt ans de plus qu’elle, guida ses premiers pas, et ne contribua pas peu à entretenir et à cultiver en elle cet idéal de délicatesse et d’héroïsme qui était déjà dans tous ses instincts, et qu’elle poursuivit inutilement à travers bien des orages. A peine Mlle de Bourbon était-elle mariée et devenue Mme de Longueville, qu’elle eut une maladie assez grave, la petite vérole. La crainte de la contagion était alors fort répandue : c’était une suite de l’épouvante qu’avait laissée après elle la peste qui désola Paris au commencement du XVIIe siècle. Est-il donc si étonnant que cette crainte troublât des femmes, d’ailleurs raisonnables et même courageuses, comme la comtesse de Maure et Mme de Sablé, et ne faut-il pas Tallemant pour leur en faire un crime ? On en badinait agréablement à l’hôtel de Rambouillet, et Voiture, écrivant à Mme de Sablé d’une maison où il y avait eu des malades et même une mort, lui dit : « J’ai peur que vous ne vous épouvantiez trop. Sachez donc que moi qui vous écris ne vous écris point, et que j’ai envoyé cette lettre à vingt lieues d’ici pour être copiée par un homme que je n’ai jamais vu[18]. » En 1642, quand Mme de Longueville eut la petite vérole. Mme de Sablé ressentit ses frayeurs accoutumées, et malgré la plus vraie tendresse elle eut de la peine et, ce semble, d’autant plus de mérite à les surmonter. Elle n’osa pas d’abord aller voir Mme de Longueville, ni même Mme de Rambouillet, qui, ayant été assidue auprès de la belle malade, était devenue presque aussi redoutable à la peureuse marquise. Mme de Rambouillet la menace, en style de Voiture, d’une visite de sa part. Mme de Sablé répond de la même façon ; mais, comme elle a tort, elle laisse percer un peu d’humeur. L’autre se pique à son tour et le prend sur un ton toujours poli, mais assez froid et presque sévère. Mme de Sablé ainsi avertie fait effort sur elle-même et va faire visite à Mme de Longueville, qui entrait en convalescence ; mais elle charge Voiture d’exprimer son mécontentement à sa moqueuse amie. Celle-ci s’aperçoit qu’elle a été trop loin, et s’empresse d’écrire une nouvelle lettre flatteuse et caressante qui termine cette petite querelle en donnant à tout ce qui s’est passé un air de plaisanterie. Voici ces divers billets, dont le tour est d’une délicatesse peu commune, et qui montrent comment on s’écrivait, dans le commerce le plus journalier, à l’hôtel de Rambouillet.


Mademoiselle de Rambouillet à la marquise de Sablé[19] :

« Mademoiselle de Chalais (dame de compagnie de la marquise, à laquelle Voiture[20] et d’autres beaux esprits[21] n’ont pas dédaigné d’écrire) lira, s’il luy plaît, cette lettre à Mme la marquise, au-dessous du vent. »


« Madame,

« Je croy ne pouvoir commencer de trop bonne heure mon traitté avec vous, car je suis assurée qu’entre la première proposition que l’on me fera de vous voir et la conclusion, vous aurez tant de réflexions à faire, tant de médecins à consulter et tant de craintes à surmonter, que j’aurai eu tout loisir de m’aérier[22]. Les conditions que je vous offre pour cela sont de n’aller point chez vous que je n’aye esté trois jours sans entrer dans l’hostel de Condé[23], de changer de toutes sortes d’habillemens, de choisir un jour qu’il aura gelé, de ne vous approcher que de quatre pas, de ne m’asseoir que sur un même siège. Vous pourrez aussi faire faire un grand feu dans votre chambre, brûler du genièvre aux quatre coins, vous environner de vinaigre impérial, de rue[24] et d’absinthe. Si vous pouvez trouver vos sûretés dans ces propositions, sans que je me coupe les cheveux, je vous jure de les exécuter très religieusement, et si vous avez besoin d’exemples pour vous fortifier, je vous diray que la reyne a bien voulu voir M. de Chaudebonne[25], qui sortait de la chambre de Mlle de Bourbon, et que Mme d’Aiguillon[26], qui a bon goût sur ces choses-là, et à qui l’on ne sauroit rien reprocher en pareils sujets, me vient de mander que si je ne la voulois aller voir, Elle me viendroit chercher. »


Réponse de la marquise de Sablé à la lettre précédente :

« Je vous ai treuvée si bien instruite dans toutes les précautions de la poltronnerie, que je doute un peu si j’avois raison, il y a deux jours, de disputer avec une personne de vos amies que vous aviez veu Mlle de Bourbon sans avoir aucune frayeur. Ce n’est pas, comme vous pouvez juger, que je veuille oster à vostre générosité toustes avantages qu’elle mérite, car je sais fort bien que, si vous en aviez besoin, elle vous feroit surmonter toutes ces choses, pour ne manquer jamais à aucun devoir ; mais je vous avoue que je ne suis guère plus persuadée de l’amitié que vous avez pour vos amies, que je la[27] suis de votre hardiesse. Néanmoins vous avez fait de si belles réflexions sur la timidité, que j’ai sujet d’espérer que, puisque vous connoissez si bien les dangers, vous pourrez un jour les craindre, et qu’enfin vous ferez ce plaisir à vos amis de vous conserver mieux à l’avenir. Au reste, vous avez dit tout ce qui se peut penser sur la frayeur, et vous n’avez jamais rien écrit de plus mignon ; mais je vous répons que, quoy que vous en pensiez, vous avez été bien loin au-delà de mes précautions. Je ne prends pas plus de sûretés avec mon médecin que vous m’en offrez, en me promettant de changer d’habit ; car, lorsque j’ay besoin de luy, je me résous fort bien à le voir en sortant de la petite vérole, pourvu qu’il quitte une soutane grasse qui est plus capable de prendre du mauvais air qu’une robe bien nette ; et tout de bon, j’ai leu vos lettres à Mme de Maure et les miennes sans les faire chauffer ; enfin je sais, et j’en suis ravie, que Mlle de Bourbon est guérie. En toutes façons j’aurai une joye non pareille d’avoir l’honneur de vous voir. »


Nouvelle lettre de Mlle de Rambouillet à la marquise de Sablé :


« Je suis assez satisfaite que vous fassiez semblant de me vouloir voir ; je vous garderay ce respect de ne vous point prendre au mot. Mais, ma très chère, imaginez-vous que Mme d’Aiguillon vit hier Mlle de Bourbon, et que je tire de là cette conséquence, que l’on ne craint jamais de voir ceux que l’on aime. Je voudrois avoir donné beaucoup, et que cela ne fût point arrivé. »


Dernière lettre de Mme de Rambouillet :


Je suis ravie de voir que la plus honnête personne du monde ait pris, une fois dans sa vie, une raillerie de mauvais biais ; car, si cela m’arrive jamais, je me sauverai par un si bel exemple, et s’il ne m’arrive point, j’en tirerai une grande vanité. Enfin, ma belle mignonne, quand vous devriez estre plus mal satisfaite de cette lettre que de l’autre, il faut que je vous die que votre colère est un reste de cette humeur que vous aviez du temps de la première présidente de Verdun[28], et qu’elle a si peu de rapport à tout ce que vous estes maintenant, que j’ay fait jurer cent fois Voiture pour croire ce qu’il me disoit ; et à l’heure qu’il est il me vient de venir à l’esprit que vous me voulez attraper tous deux. Je ne vous dis point, pour me justifier, les raisons que j’avois préparées ; elles sont trop claires pour que vous ne les voyez pas comme moy. Bon soir, j’en dormiray en repos, ce que je n’aurois pas fait, si mon esprit ne se fût ouvert à la fourbe que vous me voulez faire. Mme la princesse m’a dit ce soir qu’elle vous a des obligations très grandes du soin que vous avez eu de Mlle sa fille. »


Mme de Sablé avait perdu son mari en 1640. L’année 1646 lui porta un coup bien autrement rude en lui enlevant le second de ses fils, celui qu’elle aimait d’une tendresse particulière, et sur lequel elle avait fondé ses plus grandes espérances. Guy de Laval était un de ces fameux petits-maîtres, les camarades de Condé, élevés avec lui ou attachés à sa fortune, qui ne le quittaient ni dans les plaisirs ni dans les combats, qui brillaient dans les fêtes du Louvre et de Chantilly, et à la voix de leur jeune chef s’élançaient sur les champs de bataille, toujours aux postes les plus périlleux, se chargeant des manœuvres les plus difficiles, et acquérant ainsi le coup d’œil et la décision qui font les hommes de guerre : admirable école d’où est sorti le plus grand des Montmorency, le vainqueur de Guillaume, Montmorency-Luxembourg. On a beaucoup reproché à Condé d’avoir trop fait pour ses jeunes amis, et de leur avoir prodigué les grades et les commandemens ; mais il ne faut pas oublier qu’eux aussi ils prodiguaient leur sang et servaient avec un dévouement extraordinaire. La plupart ont été tués de bonne heure. Potier de Gèvres a été enseveli sous une mine à Thionville, quand il allait passer maréchal ; Châtillon a péri au combat de Charenton, et le bâton de maréchal n’a été déposé que sur sa tombe ; Pisani, le fils de Mlle de Rambouillet, est resté à Nordlingen ; La Moussaye est mort tout jeune, ainsi que Chabot, Nemours et tant d’autres. Guy de Laval était le plus beau de tous les petits-maîtres, et l’un des plus braves et des plus spirituels. Il faut qu’il ait été bien aimable pour avoir séduit jusqu’à Tallemant. « C’était, dit Tallemant, un des plus beaux gentilshommes et des mieux faits de France[29]. » Il avait l’âme aussi belle que la figure ; il était généreux, humain, affable, et le plus obligeant des hommes. Il se faisait aimer de tout le monde, et sa mère l’adorait. Il n’avait guère plus de vingt ans à Rocroy, où il commença à se faire remarquer, et il se distingua tellement à la prise de Thionville, que Condé le récompensa en lui donnant la flatteuse commission d’en porter la nouvelle à Paris. « Il avait acquis tant de réputation, dit encore Tallemant, que M. d’Enghien le regardait comme un appui de sa grandeur. » Par les grâces de sa personne, il avait gagné le cœur et la main de la fille du chancelier Séguier, veuve du marquis de Coislin, et par le crédit de son beau-père et celui de Condé, surtout par sa propre capacité et ses services, il était destiné aux plus grands commandemens et à renouveler le maréchalat dans sa famille. Il était déjà lieutenant-général en 1646, dans la campagne de Flandre, qui se termina par ce siège de Dunkerque, un des plus grands sièges du XVIIe siècle. C’est là qu’il périt à la fleur de l’âge ; il avait à peine vingt-quatre ans. Laissons parler Sarazin dans son Histoire du siège de Dunkerque[30] : « La nuit du 1er octobre (1646), Noirmoustier et Laval entrèrent aux deux tranchées, et résolurent ensemble, à quelque prix que ce fut, de se rendre maîtres de la contr’escarpe, que tous nos assauts n’avoient pu jusqu’alors entièrement emporter. Laval commandoit en cette occasion les régimens d’Anguien et de Conty, avec une troupe de Polonnois. Il sépara à droite et à gauche les officiers et les soldats qu’il vouloit qui commençassent l’attaque, et prenant le milieu avec ceux qu’il choisit pour combattre avec lui, il fit donner l’épée à la main par trois endroits. Tout fut renversé d’abord au lieu où il combattoit, et la contr-escarpe du bastion gagnée ; mais lorsqu’il commençoit à s’y couvrir, travaillant lui-même parmi les soldats, comme il posoit une barrique, il fut porté par terre d’un coup de mousquet qu’il reçeut à la tête, et mourut quelques jours après de cette blessure, qu’on avoit au commencement jugée favorable. La douleur de sa perte fut commune à toute l’armée. Le prince en particulier en tesmoigna un sensible desplaisir. C’estoit un jeune homme d’illustre naissance, ambitieux d’honneur et capable de porter bien loin ses espérances, si la mort, qui le prit dans la plus belle fleur de sa vie, lui eut laissé le temps d’ajouter l’expérience à la valeur. Il étoit au reste fort bien fait de sa personne, et tesmoignoit dans sa conversation une bonté et une franchise naturelle qui faisoient souhaiter son amitié, et qui le rendoient agréable à tous ceux qui le pratiquoient. Aussitost qu’il fut blessé, on l’emporta dans sa tente, où le prince le vint visiter. » Tallemant ajoute quelques détails intéressans : « Laval se piqua de faire un logement qui était si important que de là dépendait le succès du siège ; il y alla après que deux autres maréchaux de camp en eurent été repoussés. Il avait avec lui un ingénieur huguenot, nommé Dutens, qui lui dit qu’il n’y irait pas sans casque. Laval lui donna un chapeau de fer qu’il avait, et après fit le logement ; mais il y reçut un coup de mousquet par la tête, dont il mourut au bout de dix-sept jours. Le chevalier Chabot, autre maréchal de camp, garçon de cœur et de mérite, y fut aussi tué en même temps. Cependant, quoiqu’il fût fort estimé, Laval l’obscurcit de telle façon qu’on ne songea pas à le plaindre. »

Tous les témoignages sont unanimes sur les regrets de la cour et de l’armée et particulièrement de Condé[31]. On peut juger quels furent les sentimens de la pauvre mère. Elle demeura longtemps accablée, et insensible aux complimens de condoléance qui lui furent adressés de toutes parts. Il lui fallut plusieurs mois pour se remettre un peu et trouver la force de répondre à quelques amis d’élite. Dans le nombre était le comte d’Avaux, Claude de Mesme, homme d’infiniment d’esprit, un des anciens habitués de l’hôtel de Rambouillet et correspondant de Voiture, diplomate éminent, qui alors représentait la France au congrès de Munster. Il avait écrit à Mme de Sablé en cette occasion une lettre des plus tendres. Nous donnons ici la réponse de la marquise, non pas qu’elle ait rien de fort remarquable, elle est très simple et devait l’être, mais parce qu’on y sent ce je ne sais quoi de distingué et d’aimable, qui, dans les moindres choses comme dans les plus importantes, est le trait particulier de tout ce qui sortait de la plume de Mme de Sablé.


« Réponse[32] de madame la marquise de Sablé à M. d’Avaux.


« Monsieur,

« Vous avez si bien compris l’affliction que je sens de la perte que j’ai faite, que je ne doute pas que vous ne compreniez bien aussi la difficulté que j’ai d’écrire sur ce sujet-là, et ainsi je crois que vous me ferez aisément la grâce de me pardonner si j’ai tardé jusqu’à cette heure à répondre à la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire. En vérité, monsieur, je puis vous assurer que tout ce qu’on m’a dit et écrit en cette malheureuse occasion n’a fait aucune impression sur mes sentimens, et que vos seules paroles, soit en flattant mon déplaisir, ou même en me causant une secrète satisfaction de me voir encore dans l’honneur de votre souvenir, ont eu la force de me faire treuver quelque sorte de bien qui ne se peut quasy nommer en l’état où je suis. C’est assez vous dire, monsieur, pour vous faire connoitre de quelle sorte vous estes dans mon cœur et dans mon esprit, et pour vous faire encore un peu honte de m’avoir si longtemps privée de vos nouvelles, moi qui sur toutes les personnes du monde honore votre mérite, et suis, avec une véritable passion, votre, etc. — Décembre 1646[33]. »


À la douleur de cette perte cruelle succédèrent des chagrins tout différens. La fortune de Mme de Sablé était en assez mauvais état, on ne sait par quelles causes. Son mari avait laissé une succession très embarrassée, qui ne put être acceptée que sous bénéfice d’inventaire. Elle eut recours aux bons offices d’un de ses amis, René de Longueil[34], seigneur de Maisons, un des présidens au parlement de Paris, homme d’esprit, riche, influent dans sa compagnie, qui arrangea ses affaires, il est vrai, en étant aux Laval la terre de Sablé[35]. Tallemant prétend qu’à cette occasion Mme de Sablé et le président se brouillèrent, ce qu’il prend soin de démentir bien vite en nous apprenant qu’au blocus de Paris, en 1649, Mme de Sablé se sauva à Maisons[36]. Mme de Motteville laisse entendre[37] aussi que le crédit de la marquise ne fut pas inutile à Longueil en 1651 pour devenir chancelier de la reine-mère, et quelque temps surintendant des finances. Quant aux méchantes insinuations de Tallemant sur les relations de Mme de Sablé et du président Maisons en 1649, il suffit de répondre que Mme de Sablé avait alors cinquante ans : elle était agréable encore, mais la saison des amours était depuis longtemps passée.

Elle avait toujours été beaucoup plus propre à de tendres amitiés qu’à la passion. Voiture le lui avait dit autrefois : « Sans mentir, madame, il faut que ceux qui tâchent à vous écrire du côté de la tendresse avouent que si vous n’êtes la plus aimante personne du monde, vous êtes au moins la plus obligeante. La vraie amitié ne sauroit avoir plus de douceur qu’il y en a dans vos paroles, et toutes les apparences d’affection sont si belles en vous, qu’il n’y a point d’honnête homme qui ne s’en pût contenter. » L’obligeance, c’est là le caractère que tous les auteurs donnent à Mme de Sablé. Elle avait une multitude d’amis, fort souvent opposés les uns aux autres, qu’elle ménageait et servait avec un soin égal. Tout le monde lui demandait des services ou des conseils. Insinuante et discrète, on s’épanchait volontiers avec elle ; elle portait aisément les secrets les plus contraires, et elle avait toujours mille affaires sur les bras.

À la fronde, tous ses amis se divisèrent. À l’exemple de Mlle de Rambouillet, alors Mme de Montausier, à l’exemple aussi de son frère le commandeur de Souvré, Mme de Sablé demeura invariablement attachée à la reine et à Mazarin, et, comme son frère et Mme de Montausier, elle tira de la cour d’assez grands avantages. Lenet[38] nous dit, sur la foi de Gourville, qu’elle eut 2, 000 écus de pension ; mais, en restant fidèle au roi, elle ne se brouilla avec aucun de ses amis, qui se jetèrent dans le parti opposé. La comtesse de Maure, dont le mari était le plus obstiné frondeur, ne cessa pas un moment d’être sa meilleure amie, et elle entretint constamment une correspondance affectueuse avec Mme de Longueville. Sans avoir le génie politique de la Palatine et sans être mêlée autant qu’elle aux agitations des partis. Mme de Sablé intervint toujours, comme la Palatine, pour adoucir les divisions et concilier les intérêts. C’est elle, selon Lenet, qui fît proposer en 1650 à Mme de Longueville, alors à Stenay, le mariage du prince de Conti avec une nièce du cardinal, et elle fit faire la même proposition au prince de Condé, pendant qu’il était en prison à Vincennes, par le chirurgien d’Alencé. Enfin, pour éteindre toutes les inimitiés, elle eut l’idée de marier les trois nièces de Mazarin au duc de Caudale, fils du duc d’Épernon, à un fils du duc de Bouillon, et à Marcillac, le fils du duc de La Rochefoucauld.

Aussi la guerre civile n’ôta pas un seul ami à Mme de Sablé, et, l’orage passé, elle put de nouveau les rassembler tous autour d’elle. Depuis longtemps, elle avait quitté le faubourg Saint-Honoré, où elle habitait d’abord, pour aller demeurer à la Place-Royale[39], avec son amie la comtesse de Maure. Là, ces deux dames, autrefois brillantes, alors sur le retour, sans grande fortune, mais avec une naissance qui s’en pouvait passer et d’assez grands restes de beauté, ne songèrent plus qu’à vivre doucement dans la culture ou du moins dans le goût des lettres.

Il y avait en ce temps à Paris un certain nombre de sociétés qui s’étaient formées à l’exemple et des débris de l’hôtel de Rambouillet, fermé vers 1648, aux approches de la fronde, quand M. de Montausier était allé et avait emmené sa femme dans son gouvernement de Saintonge et d’Angoumois. La plus célèbre de ces sociétés est celle qui se rassemblait tous les samedis chez Mlle de Scudéry. M. Rœderer nous a donné une histoire de l’hôtel de Rambouillet : il nous manque une histoire des samedis. Elle pourrait être piquante par le contraste des deux sociétés. À l’hôtel de Rambouillet, tous les gens d’esprit étaient bien reçus, quelle que fût leur condition : on ne leur demandait que d’avoir de bonnes manières ; mais le ton aristocratique s’y était établi sans nul effort, la plupart des hôtes de la maison étant de fort grands seigneurs, et la maîtresse étant à la fois Rambouillet et Vivonne. La littérature n’était pas le sujet unique des entretiens : on y parlait de tout, de guerre, de religion ; de politique. Les affaires d’état y étaient de mise aussi bien que les nouvelles les plus légères, pourvu qu’elles fussent traitées avec esprit et avec aisance. Les gens de lettres étaient recherchés et honorés, mais ils ne dominaient pas. Voilà pourquoi l’hôtel de Rambouillet a exercé une influence générale sur le goût public. Les fameux samedis étaient tout littéraires. C’était une réunion en général très-bourgeoise, qui, avec la meilleure volonté d’imiter celle de la rue Saint-Thomas-du-Louvre, restait bien loin de son modèle. Quelques rares grands seigneurs, quelques grandes dames y paraissaient encore de temps en temps, mais le fond de la compagnie était d’un ordre inférieur par les manières comme par la naissance. L’esprit n’y manquait pas, mais il était à tous égards d’une assez mince qualité : nulle vraie grandeur, nulle simplicité ; de la fadeur et de la recherche. Chez la marquise de Rambouillet régnait la suprême distinction, la noblesse, la familiarité, l’art de dire simplement les plus grandes choses ; chez Mlle de Scudéry, on disait avec prétention les plus petites ; on affectait le bon ton, le ton galant, parce qu’on ne l’avait pas naturellement. Ici Condé, Richelieu, Malherbe, Balzac, Corneille, Bossuet enfant, et pour mettre en train la société. Voiture ; en femmes, la princesse de Condé et sa fille Mme de Longueville, la princesse Marie, la future reine de Pologne, quelquefois aussi, et toujours bien accueillie comme elle méritait de l’être, Mlle de Scudéry et son frère, qui venaient chercher des sujets de descriptions et de portraits pour le Grand Cyrus. Là, cette même Mlle de Scudéry, devenue la Sapho du Marais, et pour habituées ordinaires, Mme d’Aragonais, Mlle Legendre, Mlle Robineau, et quelques dames auteurs, telles que Mme de Plabuisson, Mlle de Serment, Mlle De la Vigne, Mlle Desjardins, depuis Mme de Villedieu. Il y avait un ordre du jour, un appareil presque académique, un procès-verbal, des actes, une chronique, un secrétaire, qui était Pélisson, et un conservateur des archives de la société, Conrart. Conrart, en effet, nous a transmis une partie des papiers de la compagnie, entre autres une sorte de procès-verbal d’une des séances rédigé par Pélisson, la séance du 20 décembre 1653. La pièce est intitulée : La Journée des Madrigaux, fragment tiré des Chroniques du Samedi[40]. Et il y a une foule d’autres pièces du même genre, car ce qui dominait dans le salon de Mlle de Scudéry, c’était la passion des petits vers et de la poésie légère. Les madrigaux, les sonnets, les stances, les élégies, les bouts rimes, les lettres mêlées de vers et de prose, surabondent dans les manuscrits de Conrart. Un assez grand nombre a paru successivement dans les recueils de Sercy, de Barbin, de Quinel, les libraires de la poésie agréable et des choses galantes ; mais il en reste tout autant d’inédit, et de quoi défrayer bien des almanachs des muses et des grâces.

Les samedis durèrent assez longtemps, ils eurent leur influence à la fois bonne et mauvaise, entretenant et répandant le goût des lettres, mais aussi l’altérant et l’abaissant. Ces réunions en firent naître d’autres, encore plus mêlées, qui décrièrent les précieuses bien avant Molière. On en a une preuve assurée dans un ouvrage aujourd’hui bien justement oublié[41], mais qui dans son temps fit assez de bruit, la Précieuse ou le Mystère de la Ruelle, par l’abbé de Pure, qui, après avoir fréquenté les précieuses, finit par s’en moquer, distinguant d’ailleurs avec soin les vraies des fausses, et faisant un très grand éloge de Mlle de Scudéry et même de sa société. Cet ouvrage est en quatre volumes, dont le premier et le plus instructif a paru au commencement de l’année 1656. L’auteur y donne une description complète de la précieuse, de l’espèce en elle-même et de ses variétés ; il peint leurs occupations, leurs intrigues, leurs travers ; il les déchire sans pitié et sans scrupule, et s’il ne les nomme pas, il annonce qu’un jour il y aura des clés. C’est un pamphlet, un véritable libelle, plus méchant que spirituel. Un peu plus tard, l’abbé de Pure en fit une comédie[42], qui fut représentée par les bouffons italiens sur le théâtre du Petit-Bourbon. Toutes les voies étaient donc préparées, il ne manquait plus qu’un homme de génie ; il vint à son heure. Le 18 novembre 1659, Molière donna sur ce même théâtre les Précieuses Ridicules, suivant le goût public plutôt qu’il ne le devançait, se faisant l’interprète d’une opinion déjà puissante et lui assurant la victoire, accablant les précieuses ridicules, mais ne leur portant pas les premiers coups. Lorsqu’il imprima sa comédie, en 1660, il y mit une préface, où il prend les mêmes précautions que l’abbé de Pure, et dit avec raison que « les véritables précieuses auroient tort de se piquer lorsqu’on joue les ridicules, qui les imitent mal. » Ce sont en effet ces mauvaises imitations répandues à Paris et dans toute la France qu’a voulu attaquer l’implacable ennemi de toute exagération, et nullement l’hôtel de Rambouillet, qui depuis longtemps n’était plus, et dont les nouvelles précieuses n’avaient retenu que les défauts pédantesquement exagérés.

On pense bien que Mme de Sablé, dont le goût était si délicat, sentait autant que personne les ridicules des samedis ; mais enfin c’était un reflet des beaux jours de sa jeunesse, et comme elle habitait la Place-Royale, voisine de Mlle de Scudéry, elle la visitait de temps en temps, avec la comtesse de Maure, et se plaisait à rencontrer chez elle Chapelain, Pélisson, Conrart. Les recueils de celui-ci contiennent plus d’une lettre de Mme de Sablé, où elle se fait un honneur de le recommander à de hauts personnages en diverses occasions.

Presque dans le même temps, mais dans un quartier bien différent de Paris, au Luxembourg, s’était formée une tout autre société, qu’on ne peut pas appeler une société littéraire, et qui pourtant a laissé une trace profonde dans la littérature nationale.

Mademoiselle, fille unique de Gaston, duc d’Orléans, après avoir pris, ainsi que son père, une assez grande part à la fronde, et y avoir fait un moment le général d’armée avec ses deux aides de camp, Mme de Fiesque et Mme de Frontenac, vivait tranquillement au palais du Luxembourg, dans une disgrâce que lui rendaient facile à supporter sa naissance et sa fortune. Elle avait une cour, et l’esprit y était le bien-venu. Elle-même en avait beaucoup, d’un genre un peu fantasque, mais assez relevé, capricieuse, mais sincère, et plus portée aux aventures qu’aux bassesses. Elle avait voulu faire elle-même sa destinée, et elle n’avait pas su la conduire. Plus d’une fois elle avait pu s’asseoir sur un trône ; elle avait rêvé celui de Louis XIV, et elle avait fini par se prendre d’une passion ridicule pour un gentilhomme dépourvu de toute grande qualité, et qui n’avait pas même celle de l’aimer. Jeune, elle avait eu quelque beauté. Sans nulle étude, elle prenait plaisir à se rendre compte de ce qu’elle avait pensé ou voulu et à mettre sur le papier tout ce qui lui passait par la tête. On a d’elle des mémoires écrits tout entiers de sa main[43], où il n’y a pas un mot d’orthographe et où les détails insignifians surabondent, mais qui sont pleins des renseignemens les plus précieux, et d’un style qui n’est pas vulgaire et sent fort bien sa princesse royale. Pendant sa disgrâce, de 1654 à 1659 et 1660, la demoiselle, n’ayant rien de mieux à faire, s’occupa de littérature. Elle avait pour secrétaire de ses commandemens Segrais, de l’Académie française, poète et bel esprit, qui a laissé un nom dans les lettres, et qui naturellement s’efforçait de donner ses goûts à sa maîtresse. Les Nouvelles francoises et les Divertissemens de la princesse Aurélie, qui parurent en 1656[44], sont un récit allégorique de la manière dont la princesse Aurélie, c’est-à-dire Mlle d’Orléans, passait son temps au château des Six-Tours-Saint-Fargeau avec cinq de ses amies, Mmes de Fiesque et de Frontenac, peu déguisées sous les noms de Gilonide et de Fronténie ; Mme de Valençay, la sœur de Mme de Chatillon et du maréchal de Luxembourg, appelée ici Aplanice, de la devise célèbre de sa maison[45] ; la jolie marquise de Mauny, qu’on nomme Silerite, et Uralie, qui est Mme de Choisy, la femme du chancelier du duc d’Orléans, l’amie de la princesse Marie de Gonzague, reine de Pologne, qui, avec Mme Cornuel, avait la réputation d’un des esprits les plus libres et les plus piquans. Ces dames s’amusent à se raconter chacune une histoire, un petit roman, une nouvelle galante à la façon du Cyrus, mais beaucoup plus courte, et avec cette différence considérable, que les personnages n’y sont pas, comme dans Mlle de Scudéry, empruntés aux Grecs et aux Romains, mais à l’Europe moderne et surtout à la France : de là le titre de Nouvelles françoises. C’était déjà un pas vers une littérature plus vraie et plus nationale, et ce sont ces nouvelles qui ont préparé et amené quelques années après Mademoiselle de Montpensier et la Princesse de Clèves.

Avec les dames que nous venons de citer, il y avait aussi, à la cour de Mademoiselle, la sœur de Mme de Montespan, Mme de Thianges, tant célébrée par La Fontaine, la comtesse de Maure, l’amie intime de Mme de Sablé, et sa nièce, la fière et spirituelle Mlle de Vandy ; bien d’autres encore qui, sans avoir d’emplois au Luxembourg, y fréquentaient assidûment, telles que la belle comtesse de Brégy, qui écrivait avec agrément en vers et en prose ; l’aimable duchesse de La Trémouille, célèbre par ses goûts élégans, et qui a laissé le plus charmant recueil des devises de toutes les grandes dames de son temps[46] ; la duchesse de Châtillon, une des idoles du jour ; la fille vertueuse et spirituelle de la beauté la plus ignorante et la plus effrontée. Mlle de Montbazon, abbesse de Caen, puis de Malnoue ; la duchesse de Schomberg, l’ancienne Mlle de Hautefort, le digne objet d’une des passions platoniques du roi Louis XIII ; enfin Mme de Sévigné et Mme de La Fayette. Par les femmes, vous pouvez juger des hommes : ils étaient à l’avenant ; au premier rang était La Rochefoucauld.

Un jour, à la campagne, en 1657, Mademoiselle eut l’idée de demander à toutes les personnes de sa société de faire leur portrait, et sur-le-champ elle fit elle-même le sien, en commençant par une description physique assez détaillée et passant de là à la peinture de son esprit, de son âme, de ses mœurs et de toutes ses qualités morales. Elle fit aussi les portraits de M. de Béthune, qui était son chevalier d’honneur, de Mlle de Vandy, de M. d’Entragues, de Mme de Montglat, et beaucoup d’autres, parmi lesquels ceux du roi, de Monsieur, de monsieur le Prince avant même qu’il fût réconcilié avec la cour, et on peut dire que ce dernier portrait est le meilleur que nous ayons de Condé. Après avoir donné l’exemple, elle voulut qu’on le suivit. Mlle de Montbazon, l’abbesse de Caen, fit son portrait en 1658, par ordre de Mademoiselle, comme elle le dit : plusieurs autres dames s’exécutèrent de bonne grâce. Il était reçu qu’on dirait de soi le bien qu’on en pensait, mais qu’on oserait dire aussi le mal. La belle duchesse de Châtillon ne trouva que des éloges à se donner. Celles qui ne se sentaient pas aussi habiles ou aussi hardies s’adressaient à de plus exercées. Mme de Brégy, qui était une des muses du temps, avec Henriette de Coligny, la comtesse de La Suze, se chargea de faire le portrait de la princesse d’Angleterre, l’aimable Henriette, avant qu’elle fût mariée, sous le nom de la princesse Cléopâtre, avec celui de la reine de Suède, alors à Paris. On emprunta aussi le secours de quelques plumes viriles. Le marquis de Sourdis peignit la comtesse de Maure et la duchesse de Créqui ; M. de Jussac, la jolie Mme de Gouville, que les mémoires de Lenet nous font si bien connaître ; Vineuil, bel esprit un peu subalterne, à moitié homme du monde, à moitié homme de lettres, et qui aurait bien voulu rappeler Sarazin et Montreuil, car personne alors n’aurait osé songer à l’héritage de Voiture, s’arrêta si complaisamment à retracer la beauté de la comtesse d’Olonne, qu’il oublia de dire le reste. C’est en cette occasion que Mme de La Fayette fit le premier usage de sa plume délicate en faveur de son amie, la marquise de Sévigné ; elle l’annonçait en quelque sorte et s’annonçait elle-même, car il est impossible de faire un portrait plus agréable, plus flatteur et plus fidèle tout ensemble. Ce devait bien être là Mme de Sévigné, jeune encore, n’ayant pas toute sa renommée, retenant un peu sa verve et sa malice, et ne laissant paraître qu’un enjouement plein de charme. Il y eut aussi des portraits dont les auteurs et les originaux ne voulurent pas être connus, et qui sont mis sous des noms de fantaisie. N’oublions pas de dire à l’honneur de la société de Mademoiselle qu’une main ignorée y a tracé un portrait des précieuses que Molière a dû connaître, et qui, bien mieux encore que le livre et la comédie de l’abbé de Pure, le préparait et l’autorisait. Remarquez enfin que, parmi tous les auteurs du Luxembourg, il n’y a guère que des personnes du grand monde ; que Mademoiselle n’employa pas d’hommes de lettres proprement dits, aucun des habitués du samedi, et que Mlle de Scudéry elle-même, si considérée et si honorée, si habile ou du moins si célèbre dans l’art des portraits, n’en a pas fait ici un seul.

Tel fut le passe-temps de Mademoiselle et de ses amis pendant les années 1657 et 1658 : de ce passe-temps est sortie toute une littérature. En 1659, Segrais revit ces portraits[47], en ajouta un assez bon nombre en prose et même en vers, et publia le tout dans un beau volume in-4o admirablement imprimé et aujourd’hui devenu fort rare[48], sous ce titre : Divers portraits. On n’en tira que trente exemplaires[49], qui ne furent pas mis dans le commerce, et dont Mademoiselle fit des présens. L’ouvrage eut un succès prodigieux. Ce qui avait fait la fortune des romans de Mlle de Scudéry, le plaisir de voir son portrait un peu embelli, la curiosité de voir aussi celui des autres, la passion qu’a toujours eue et qu’aura toujours la bourgeoisie de savoir ce qui se passe dans le monde de l’aristocratie, qui ne s’ouvrait pas alors très facilement, les noms des personnes illustres qui se trouvaient là pour la première fois décrites avec le plus grand détail au physique et au moral, de grandes dames transformées tout à coup en écrivains et inventant sans s’en douter une nouvelle manière d’écrire dont aucun livre ne donnait la moindre idée et qui était le parler ordinaire des gens de qualité ; ce je ne sais quoi de naturel, de familier, d’aisé et en même temps d’agréable et de souverainement distingué, tout cela charma la cour et la ville, et les premiers jours de l’année 1659 étaient à peine écoulés, qu’on vint demander à Mademoiselle la permission de donner de l’ouvrage privilégié une édition nouvelle à l’usage de tout le monde. Cette édition ne suffit pas ; il en fallut une autre encore et dans cette même année[50]. On avait déjà le goût des portraits en France ; ils devinrent à la mode, et la paix des Pyrénées, le mariage de Louis XIV, les longues fêtes qui suivirent dans toute la France, étant venus animer et augmenter la passion générale pour les divertissemens des arts et des lettres, on se jeta en quelque sorte sur le genre nouveau que les Divers Portraits avaient mis en vogue. C’étaient de petites compositions qui semblaient faciles et qui étaient agréables à faire. La vanité y trouvait son compte, et à peu de frais. On s’occupait de soi et on en occupait les autres. Bien entendu on ne se maltraitait guère, et ce n’était pas par ses plus mauvais côtés qu’on se montrait. Les portraits se multiplièrent à Paris et dans les provinces ; ils descendirent du grand monde dans la bourgeoisie ; il y en eut d’excellens, il y en eut de médiocres et aussi de détestables, jusqu’à ce qu’en 1688 La Bruyère renouvela et éleva le genre, et, sous le nom de Caractères[51], au lieu de quelques individus, peignit son siècle et l’humanité[52].

Mme de Sablé allait beaucoup au Luxembourg et y prenait part à tous les divertissemens littéraires, ainsi que son amie la comtesse de Maure. Elle ne tenait guère la plume, mais elle était consultée, et Mademoiselle prisait fort son opinion. Quand elle publia la Relation de l’Ile imaginaire, Mme de Sablé fut au nombre des personnes dont elle rechercha le suffrage, et la comtesse de Maure s’empressa d’en écrire à la marquise, lui disant que Mlle de Scudéry était ravie de ce petit morceau et lui demandant son avis à elle-même, évidemment afin de le transmettre et d’en faire sa cour à Mademoiselle. Mme de Sablé se prête de la meilleure grâce du monde à l’intention de son amie, et elle lui adresse ce billet qui n’a pas dû déplaire à l’illustre auteur[53] :


« Je mourois d’envie de vous dire mon avis sur la Relation de l’Isle imaginaire ; mais vous m’en avez osté le pouvoir en me mandant que Mlle de Scudéry en a déjà dit le sien. Car comme elle pense bien mieux que je ne fais sur toutes choses et qu’elle sait aussi bien mieux exprimer ses pensées, il ne me reste rien à vous dire, pour vous peindre l’admiration que j’ai de tant de belles imaginations et de tant d’esprit, que les mêmes choses que cette habile personne en a déjà dites. C’est pourquoi, dans l’impossibilité de m’en taire, je ne sais point d’autre moyen pour me satisfaire sur cela que de marquer dans le livre quelques-uns des endroits qui m’ont donné le plus de plaisir et d’estonnement. Je vous supplie de les relire, car, encore que vous en ayez déjà si parfaitement reconnu toutes les grâces, je croy que si vous les considérez avec cette réflexion, que c’est dans la grandeur et sous la couronne que ces belles imaginations se sont trouvées conduites avec tant de jugement, vous en direz admirablement tout ce que j’en voudrois pouvoir dire, et je suis persuadée que personne ne peut me contenter sur cela si ce n’est vous. Je vous renvoye le livre avec un grand regret ; j’en voudrois bien avoir un qui fût tout à moi et qu’il me fût permis d’en récréer la solitude de certains anachorètes de nos amis. Je vous supplie d’avoir la bonté de travailler à cela, etc. »


Mme de Sablé est bien plus intéressée dans un autre petit roman de Mademoiselle, plus piquant que la Relation de l’Ile imaginaire, parce qu’il continue les Divers Portraits sous des noms inventés et contient des peintures de mœurs dont la vérité perce à travers la fiction. Nous voulons parler de l’Histoire de la Princesse de Paphlagonie. C’est un tableau de l’intérieur de Mademoiselle, de sa cour et des querelles qui l’agitaient, sous le gouvernement fantasque de la princesse. Mme de Sablé y fait un personnage ainsi que la comtesse de Maure : celle-ci s’appelle la reine de Misnie, et Mme de Sablé y est mise sous le nom de la princesse Parthénie. On s’y moque fort de leur peur de la contagion, du soin qu’elles prennent de leur santé, et aussi d’un autre défaut de Mme de Sablé, que nous n’avons pas encore indiqué et qu’elle avait pris avec l’âge, le goût et le génie de la friandise ; en même temps on vante sa politesse et son esprit, et sous les bouffonneries que le genre permettait et exigeait même, on sent pour elle comme pour son amie la sérieuse considération qui leur était due. Voici le récit burlesque et fidèle que fait Mademoiselle de la manière dont les deux amies passaient leur temps à la Place-Royale ; on croit lire Tallemant, mais un Tallemant de bonne compagnie : « Il n’y avoit point d’heures[54] où elles ne conférassent des moyens de s’empêcher de mourir, et de l’art de se rendre immortelles. Leurs conférences ne se faisoient pas comme celles des autres : la crainte de respirer un air ou trop froid ou trop chaud, l’appréhension que le vent ne fût trop sec ou trop humide, une imagination enfin que le temps ne fût pas aussi tempéré qu’elles le jugeoient nécessaire pour la conservation de leur santé, étoit cause qu’elles s’écrivoient d’une chambre à l’autre. On seroit trop heureux si on pouvoit trouver de ces billets et en faire un recueil. Je suis assurée que l’on y trouveroit des préceptes pour le régime de vivre, des précautions jusques au temps propre à faire des remèdes, et des remèdes même dont Hippocrate et Gallien n’ont jamais entendu parler avec toute leur science ; ce seroit une chose fort utile au public, et dont les facultés de Paris et de Montpellier feroient bien leur profit. Si on trouvoit leurs lettres, on en tireroit de grands avantages en toutes manières, car c’étoient des princesses qui n’avoient rien de mortel que la connoissance de l’être. Dans leurs écrits, on apprendroit toute la politesse du style et la plus délicate manière de parler sur toutes choses. Il n’y a rien dont elles n’ayent eu connoissance : elles ont su les affaires de tous les états du monde, par la participation qu’elles y ont eu de toutes les intrigues des particuliers, soit de galanteries ou d’autres choses où leurs avis ont été nécessaires, tantôt pour appaiser les brouilleries et les querelles, tantôt pour les faire naître selon les avantages que leurs amies en pouvoient tirer ; enfin c’étoient des personnes par les mains desquelles le secret de tout le monde avoit à passer. La princesse Parthénie avoit le goût aussi délicat que l’esprit : rien n’égaloit la magnificence des festins qu’elle faisoit ; tous les mets en étoient exquis et sa propreté a été au-delà de tout ce qui s’en peut imaginer. C’est de leur temps que l’écriture a été mise en usage : auparavant on n’écrivoit que des contrats de mariage, et des lettres il ne s’en entendoit pas parler ; ainsi nous leur avons l’obligation d’une chose si commode pour le commerce. »

Un autre passage de l’Histoire de la princesse de Paphlagonie nous apprend qu’un grand changement était récemment survenu dans la vie et les habitudes de Mme de Sablé, et que depuis quelque temps elle avait quitté la Place-Royale pour aller habiter au faubourg Saint-Jacques, auprès de Port-Royal : « La princesse Parthénie s’éloigna de la cour et alla demeurer parmi un grand nombre de vierges qui s’étoient retirées pour servir aux dieux ; c’étoit un lieu comme l’on pourroit dire maintenant un monastère. Là, elle conversoit quand elle vouloit avec ces dames, et quand elle vouloit aussi, elle voyoit ses amies. Pendant le voyage du roi de Misnie de comte de Maure), la reine sa femme alloit quelquefois se retirer avec elle… Elle ne confirmoit pas la princesse Parthénie dans la résolution qu’elle avoit prise de devenir dévote. Je dis de le devenir, car je sus qu’elle s’étoit retirée avant que d’être fort touchée, espérant cet effet du bon exemple. Assurément le lieu de sa retraite étoit fort propre à inspirer de bons sentimens ; c’étoit une société de personnes d’une vertu et d’un mérite tout extraordinaire, qui causoit même de l’envie aux gens du siècle, parce qu’il y avoit peu de personnes ailleurs qui pussent s’égaler à ceux qui composoient cette assemblée. » Voilà les anachorètes dont parlait Mme de Sablé à la fin du billet à la comtesse de Maure sur la Relation de l’Ile imaginaire.

Déjà en effet depuis plusieurs années, avant 1659, les chagrins domestiques, la perte de sa fortune et de ses espérances, l’âge surtout, les approches de cette fin toujours présente à son imagination, lui avaient inspiré des pensées de plus en plus sérieuses. Suivant la coutume du temps, elle avait songé à mettre un intervalle entre la vie et la mort, et à se retirer du monde.

On ne peut méconnaître une teinte assez marquée de mélancolie mêlée à une politesse affectueuse dans ce billet, écrit vraisemblablement vers l’époque où nous sommes arrivés, et adressé à un ancien ami qui la négligeait :


« Il y a longtemps que je souhaitois de vous entretenir pour faire des réflexions avec vous sur vous-même ; mais comme j’apprens que vous ne me voulez plus voir, il faut que je vous écrive tout ce que j’ai pensé sur la misère et sur le néant du monde. Avouez qu’il n’y a jamais eu une amitié qui parût si bien établie que la nôtre, elle estoit fondée sur l’estime, sur l’agrément de part et d’autre et sur une confiance réciproque. Cependant, sans qu’il se soit rien passé qui ait dû détruire ni ébranler de tels fondemens, vous m’avez quittée, et mesme dans un temps où je faisois toutes choses pour vous retenir. Il ne s’est point passé de jour dans votre maladie que je n’aye envoyé savoir de vos nouvelles. Vous avez dit à un de mes gens, quand vous commenciez à guérir, que la première de vos visites seroit pour moi. J’ai parlé de vous avec les mêmes sentimens que j’ai toujours eus. Et parmi tout cela, vous m’abandonnez. N’est-ce pas là un grand exemple de la foiblesse humaine ? je parle ainsi, parce que j’aime mieux m’en prendre à tout le genre humain que de vous accuser en particulier. Je ne fais donc que vous y comprendre et détester le néant de cette nature, qui, même dans les hommes les plus parfaits, ne peut rien faire qui ne soit défectueux. Votre procédé avec moi en est une grande preuve, car n’ayant point de raisons à dire pour vous excuser, vous n’en avez pas même cherché la moindre apparence. Quoique l’artifice empire toujours les choses, selon moi, je ne sais pourtant s’il ne m’auroit point esté plus supportable. J’ai regret à vous, je vous l’assure, et d’autant plus, que j’espérois que lorsque vous seriez à vous je vous posséderois davantage. Je croyois qu’après les choses que j’avois prié M. de V. de vous dire, il n’y avoit plus rien à faire ; mais je n’ai pu vous enterrer sans vous parler encore une fois. Je le fais donc, et du moins dites-moi que j’ai raison, et que je méritois une plus heureuse destinée[55]. »


Nul doute que ce que Mme de Sablé entendait dire de la vie nouvelle de son ancienne et brillante amie, Mme de Longueville, ne fît sur elle une vive impression. Au milieu de l’année 1654, à trente-cinq ans, dans tout l’éclat de la beauté, Mme de Longueville avait renoncé à tous les plaisirs, s’était remise entre les mains de son vieux mari, et était allée ensevelir son esprit et ses charmes au fond de la Normandie. Des directeurs d’un esprit médiocre, lui appliquant les règles ordinaires de la pénitence, avaient en quelque sorte abusé de son humilité pour la condamner à une foule de pratiques inutiles à son salut et incompatibles avec son rang. La pauvre femme s’étant accusée d’avoir trop aimé l’éclat, les plaisirs de l’esprit et les affections délicates, on lui avait interdit les compagnies élégantes et toute autre lecture que celle de livres de dévotion souvent fort insipides. Contre cette beauté qu’il était impossible de lui ôter, on lui avait fait scrupule des moindres parures et de l’habillement ordinaire des personnes de sa condition. On avait enseveli ses blonds cheveux, éteint ses yeux si doux, dissimulé cette taille charmante sous les longues robes et dans les grandes coiffes d’une religieuse. Mme de Longueville s’était soumise avec la docilité d’un enfant et avec son courage accoutumé. En même temps qu’elle s’imposait les privations les plus dures, elle répandait autour d’elle et même au loin les aumônes les plus abondantes ; elle faisait rechercher avec soin, dans les provinces où elle avait porté la guerre civile, les traces des maux qu’elle avait faits, et elle envoyait des sommes immenses pour les réparer. Dans un hiver rigoureux, elle avait presque nourri tous les pauvres du Berry. De toutes parts il n’était question que de cette illustre pénitence. Mme de Sablé, qui connaissait si bien le cœur de son ancienne amie, ce cœur qui avait été la source de ses fautes, ce besoin de plaire et d’être aimée, cette passion de paraître et de briller, comprit plus que personne tout ce, qu’il y avait de douloureux et de magnanime dans la conduite de Mme de Longueville. Elle aussi, elle se convertit, comme on disait alors, c’est-à-dire que les sentimens religieux, qu’elle partageait avec ses contemporains, prirent un caractère plus prononcé ; mais en pensant davantage à Dieu, elle ne changea pas de nature et demeura elle-même. Avec la tournure de son esprit, le goût et l’habitude de la distinction et de l’importance, elle ne pouvait se contenter de la piété commune, et après avoir été précieuse, elle devint une dévote raffinée. Visant toujours au sublime, comme les femmes de sa jeunesse, elle échangea la galanterie espagnole pour le jansénisme.

N’oublions pas les dispositions générales qui portaient Mme de Sablé et toutes les âmes d’élite vers la doctrine nouvelle. Plus l’homme était grand au XVIIe siècle, plus il se sentait petit devant Dieu, et les plus forts étaient les plus humbles. Tout ce qui était de l’homme avait été si souvent mis à l’épreuve et convaincu d’infirmité, les événemens avaient tellement trompé les meilleures espérances et les calculs les plus habiles, qu’on se jetait volontiers entre les bras de celui qui ne trompe point, et qu’on en venait aisément jusqu’à demander à sa bonté souveraine, seule efficace, victorieuse et irrésistible, non-seulement le salut, mais le désir même du salut. Comme en philosophie la pensée avait été glorifiée aux dépens de la volonté mal définie et un peu confondue avec des facultés étrangères, de même en théologie la liberté humaine courait grand risque d’être sacrifiée à la grâce. Ajoutez à cela l’autorité de la vertu et de la science, l’empire d’une morale austère comparée à la morale relâchée du probabilisme et des jésuites, les séductions de la disgrâce et bientôt de la persécution auprès des âmes généreuses, et vous aurez le secret de l’attrait et des conquêtes rapides du jansénisme.

Mme de Sablé n’était pas étrangère à cet état des esprits ; mais outre ces motifs élevés et sérieux, elle en avait d’un autre ordre : elle allait chercher à Port-Royal un asile à la fois honorable et modeste, où à peu de frais elle pouvait soutenir son rang, ne pas rompre tout à fait avec le monde, et en même temps s’éloigner du bruit, conserver ses amitiés les plus hautes et les plus chères et avoir sous ses yeux d’édifians exemples, vaquer enfin à son aise aux soins de son salut et à ceux de sa santé.

Telles furent les raisons diverses qui déterminèrent Mme de Sablé. Comme le dit Mademoiselle, quand elle quitta la Place-Royale, elle n’était pas encore dévote, elle avait plutôt l’espérance et le désir de le devenir : une fois à Port-Royal, elle le devint de jour en jour davantage ; elle prit peu à peu l’esprit du lieu qu’elle habitait ; elle finit par être tout à fait janséniste, et elle attira au jansénisme toutes les âmes pieuses de sa connaissance.

Elle échoua sur sa meilleure amie, la comtesse de Maure, qui avait de la religion, mais sans excès, et qui était même un peu philosophe. Mlle de Vandy, qui pensait comme Mme de Maure, résista également. Mme de Choisy alla plus loin : pénétrant bien vite les côtés faibles du jansénisme, dès les premiers symptômes du changement de Mme de Sablé, elle se moqua d’elle et de ses nouveaux amis dans une lettre vive et sensée adressée à la comtesse de Maure. Cette lettre étant la seule que nous connaissions[56] de cette personne singulière, si considérable au XVIIe siècle, et peignant assez bien la tournure de son caractère et de son esprit, nous la donnons ici, en l’abrégeant un peu. Mme Cornuel appelait les jansénistes des importans spirituels, et on sait le mot de Bossuet sur les religieuses de Port-Royal : « pures comme des anges, orgueilleuses comme des démons. » Mme de Choisy, en badinant, dit quelque chose de tout cela.


« Décembre 1655[57].

« À l’exemple de l’amiral de Chastillon, je ne me décourage pas dans la mauvaise fortune. J’ai senti avec douleur la légèreté de Mme la marquise, qui, persuadée par les jansénistes, m’a osté l’amitié que les carmélites m’avoient procurée auprès d’elle. Je vous prie, madame, de lui dire de ma part que je lui conseille en amie de ne s’engager pas à dire qu’elle ne m’aime plus, parce que je suis assurée que, dans dix jours que je suis obligée d’aller loger à Luxembourg[58], je la ferai tourner casaque en ma faveur. Entrons en matière. Elle trouve donc mauvais que j’aye prononcé une sentence de rigueur contre M. Arnauld. Qu’elle quitte sa passion comme je fais la mienne, et voyons s’il est juste qu’un particulier, sans ordre du roy, sans bref du pape, sans caractère d’évêque ni de curé, se meste d’escrire incessamment pour réformer )a religion, et exciter par ce procédé-là des embarras dans les esprits qui ne font autre effet que de faire des libertins ou des impies. J’en parle comme savant, voyant combien les courtisans et les mondains sont détraqués depuis ces propositions de la grâce, disant à tous momens : Hé ! qu’importe-t-il comme l’on fait, puisque si nous avons la grâce, nous serons sauvés, et si nous ne l’avons pas, nous serons perdus. Et puis ils concluent par dire : Tout cela sont fariboles… Avant toutes ces questions-ci, quand Pasques arrivoit, ils étoient étonnés comme des fondeurs de cloches, ne sachant où se fourrer et ayant de grands scrupules ; présentement Ils sont gaillards et ne songent plus à se confesser, disant : Ce qui est écrit est écrit. Voilà ce que les jansénistes ont opéré à l’égard des mondains. Pour les véritables chrétiens, il n’étoit pas besoin qu’ils écrivissent tant pour les instruire, chacun sachant fort bien ce qu’il faut faire pour vivre selon la loi. Que MM. les jansénistes, au lieu de remuer des questions délicates, et qu’il ne faut point communiquer au peuple, prêchent par leur exemple, j’auray pour eux un respect tout extraordinaire, les considérant comme des gens de bien dont la vie est admirable, qui ont de l’esprit comme des anges, et que j’honorerois parfaitement s’ils n’avoient point la vanité de vouloir introduire des nouveautés dans l’église. Je croy fermement que si M. d’Andilly savoit que j’eusse l’audace de n’approuver pas les jansénistes, il me donneroit un beau soufflet, au lieu de tant d’embrassades amoureuses qu’il m’a données autrefois. Je ne vous écris point de ma main, parce que je prends les eaux de Sainte-Reyne, qui me donnent un froid si épouvantable, que je ne puis mettre le nez hors du lit. Mais, madame, la colère de Mme la marquise ira-t-elle, à votre avis, à me refuser la recette de la salade ? Si elle le fait, ce sera une grande inhumanité dont elle sera punie dans ce monde et dans l’autre… »


Mme de Sablé réussit mieux auprès de celles de ses amies dont la sensibilité l’emportait sur le jugement, et qui aussi avaient plus à expier. Elle donna à Port-Royal plusieurs belles pécheresses, entre autres Mme de Longueville.

Nous possédons de Mme de Longueville une foule de lettres depuis le 19 août 1654, jour solennel où elle se tourna vers Dieu sans retour et sans réserve, jusqu’en 1659 et 1660 qu’elle renoua avec Mme de Sablé un commerce quelque temps interrompu, et aucune de ces lettres ne porte le moindre signe de quelque pente aux opinions nouvelles. Mme de Longueville est convertie ; sa piété, animée par le repentir, est fort vive, mais toute simple ; le bruit même des Provinciales, en 1657, ne semble pas avoir été jusqu’à elle : on n’en sent pas le plus faible écho dans ses lettres de cette époque. Sa foi était absolue : elle la tenait de son temps, de sa famille, de toutes ses habitudes ; elle aimait la religion comme elle aimait sa mère. La difficulté pour elle était de la pratiquer, de réparer ses fautes, et de faire quelques progrès dans les voies de la perfection chrétienne, telle que la lui montraient les exemples des saints dans la tradition de l’église et les admirables modèles qu’elle avait sous les yeux à Moulins, auprès de sa tante, Mme de Montmorency, et partout chez ses chères Carmélites. Dans les ardens repentirs, les continuelles alarmes, les troubles intérieurs de Mme de Longueville, il n’y a pas l’ombre d’un système de théologie. C’est une de ses amies, Mlle de Vertus, la noble sœur cadette de l’indigne duchesse de Montbazon, la digne tante de l’abbesse de Caen et de Malnoue, c’est surtout Mme de Sablé, logée au Port-Royal de Paris, à deux pas du couvent des Carmélites, qui lui apprirent assez tard ce que c’était que le jansénisme. Elle ne prit pas d’abord grand intérêt à cette querelle obscure et compliquée, étrangère à toutes ses habitudes ; mais peu à peu il lui fallut bien faire attention à des questions qui agitaient le dernier asile de son amie. Elle s’indigna aussi d’une persécution qui tombait sur des femmes dont la vie était sainte. Elle voulut voir la mère Angélique, et en découvrant tant de vertus, cette candeur et cette force qui lui rappelaient la mère Madeleine de saint Joseph, l’objet de la vénération de sa première jeunesse, ce zèle désintéressé de la vérité, ce courage prêt à tout, cette grandeur d’esprit et de caractère, cet héroïsme chrétien, la sœur de Condé fut touchée jusqu’au fond du cœur ; tous ses instincts se réveillèrent, et elle devint janséniste par générosité, par admiration, par amitié. Elle commença par être assez modérée ; elle fut d’avis de signer le fameux formulaire. Son expérience des affaires et de la cour lui fit donner les meilleurs conseils à Port-Royal ; mais la persécution s’accroissant, sa nature ardente et fière l’engagea bientôt plus avant Elle condamna sa première modération, revint sur ses conseils, se déclara pour la résistance, prit ouvertement le parti des vaincus, et, plus tard, à force de zèle, de persévérance, d’habileté, elle parvint à obtenir du pape et du roi, en 1669, une paix honorable qu’elle maintint jusqu’à sa mort. Après elle, la persécution, dix ans suspendue, recommença, et Port-Royal, sans appui, succomba pour ne jamais se relever.

Mais ne devançons pas les temps. Nous en sommes à l’année 1659 ; Mme de Longueville n’est pas encore janséniste, et Mme de Sablé l’est fort modérément. Elle menait à Port-Royal de Paris une vie pieuse, mais agréable et fort douce. Elle s’y était fait bâtir un corps de logis séparé du monastère, mais renfermé dans son enceinte, et là elle s’occupait de la grande affaire de son salut, sans en négliger aucune autre, le soin de sa santé, le goût de toutes les délicatesses, y compris la friandise, celui de la belle littérature, surtout la passion d’un certain crédit pour soi, pour ses amis, pour tout le monde. Toujours bien avec le ministère, elle ménageait aussi l’opposition, comme on dirait aujourd’hui, et recevait d’anciens frondeurs, devenus de fins courtisans. Elle voyait la meilleure et la plus haute compagnie. Elle avait fait de son appartement à Port-Royal un autre hôtel de Rambouillet en petit, très-aristocratique, encore un peu galant, toujours très-bel esprit, d’une dévotion élégante et d’abord assez peu sévère. Il y avait des habitués médiocres dont le nom a surnagé à peine : l’abbé Testu, l’abbé de La Victoire, Esprit, l’abbé d’Ailly, l’abbé de La Chambre, le marquis de Sourdis ; quelques visiteurs plus rares, mais d’un ordre relevé, Nicole, Arnauld, Domat, Pascal avec sa sœur Gilberte, Mme Périer, la duchesse d’Aiguillon, la nièce de Richelieu, Anne de Rohan, la belle princesse de Guéméné, la duchesse de Schomberg, la duchesse de Liancourt, M. et Mme de Montausier, le prince et la princesse de Conti, M. le Prince, quelquefois même Monsieur, le frère de Louis XIV, très-souvent La Rochefoucauld et Mme de La Fayette, constamment et dans le plus particulier la comtesse de Maure et Mme de Longueville. En même temps qu’on faisait chez Mme de Sablé du bel esprit, de la dévotion et de la politique, on y faisait aussi des confitures et de merveilleux ragoûts ; on y composait des élixirs pour les vapeurs et des recettes contre toutes les maladies. Mme de Sablé suffisait à tout, s’occupait de tout, de nouvelles littéraires et d’affaires sérieuses, sans beaucoup sortir de chez elle, et sur la fin presque sans quitter sa chaise et son lit. Il lui prenait quelquefois des accès de dévotion ou des vapeurs, et pendant ce temps elle fermait sa porte à tout le monde, même à ses meilleurs amis ; mais ces momens étaient rares et duraient peu, et c’était en général une maîtresse de maison accomplie. Elle possédait tout ce qu’il faut pour cela : un assez grand nom, le goût de l’influence, un cœur au repos, un esprit actif et aimable, peu ou point d’originalité, ce qui est la condition essentielle de ce genre de succès. En effet, comme nous l’avons dit et comme on l’a vu par nos citations, l’esprit de Mme de Sablé consistait surtout en une parfaite politesse. Elle ne s’élevait guère au-dessus de cette heureuse médiocrité, soutenue par le bon ton et le bon goût, qui sied si bien à une femme qui aspire à tenir un salon. Rien en elle d’éminent et de fort rare, comme aussi rien de vulgaire ; aucune de ces qualités qui éblouissent et souvent offusquent, et toutes celles qui attirent et qui retiennent. Elle avait de la raison, une grande expérience, un tact exquis, une humeur agréable. Quand je me la représente telle que je la conçois d’après ses écrits, ses lettres, sa vie, ses amitiés, à moitié dans la solitude, à moitié dans le monde, sans fortune et très en crédit, une ancienne jolie femme à demi retirée dans un couvent et devenue une puissance littéraire, je crois voir, de nos jours, Mme Récamier à l’Abbaye-aux-Bois.


Victor Cousin.
  1. Les manuscrits de Conrart à la Bibliothèque de l’Arsenal se divisent en deux séries : vingt-quatre volumes in-4o et dix-huit volumes in-folio ; ajoutez-y, à la même Bibliothèque, un recueil du même genre en deux volumes in-4o intitulé : Recueil de Pièces.
  2. Fonds intitulé : Résidu de Saint-Germain, quatorze portefeuilles in-folio. Il y faut joindre deux volumes in-4o, Supplément français, no 3029, et un in-folio sous ce titre : Lettres de madame de Sablé à divers.
  3. On en a un très beau portrait in-folio, gravé par Lenfant, en 1667, d’après Pierre Mignard. Son mausolée et sa statue, de la main de Michel Anguier, étaient autrefois à Saint-Jean-de-Latran, et on les peut voir encore au musée du Louvre.
  4. Les éditeurs de Tallemant des Réaux, tome II, page 320.
  5. Manuscrits de Conrart, in-4, tome XI, p. 197.
  6. Sablé est une petite ville du Maine, dont Ménage a écrit l’histoire. Histoire de Sablé, Paris, 1686, in-4o.
  7. L’évêque de La Rochelle est mort en 1693 : on en a quatre beaux portraits gravés ; les deux meilleurs sont ceux de Boulanger et de Lenfant.
  8. Bibliothèque historique de la France, tome IV, Portraits gravés des François et Françoises illustres, etc.
  9. Mémoires de madame de Motteville, édit. d’Amsterdam, 1750, tome Ier, page 13.
  10. Tallemant, tome II, page 320.
  11. Mme de Motteville, tome IV, page 24.
  12. Tome Ier, page 13.
  13. La reine Anne vint en France en 1615 ; cela prouve bien que Mme de Sablé n’était pu née en 1608.
  14. Œuvres de Voiture, édit. de 1745, tome Ier, pages 29, 32, 34, 36, 37, 201, 232.
  15. Voyez le charmant petit portrait de Mellan et celui de M. Lasne in-folio.
  16. Bibliothèque nationale. Portefeuilles de Valant, tome VII.
  17. Mme de Motteville, tome II, pages 16-17.
  18. œuvres de Voiture, tome Ier, page 19, lettre XIV.
  19. Manuscrits de Conrart, in-4, tome XIV, pages 57-62.
  20. Œuvres, etc., tome Ier, page 31.
  21. On trouve dans les manuscrits de Conrart, in-4o, t. XI, p. 929, une lettre en vers de M. de Maulevrier à Mlle de Chalais.
  22. S’aérier, prendre l’air, chasser le mauvais air.
  23. Mme de Longueville était malade.
  24. Plante aromatique.
  25. Chevalier d’honneur de Mme la duchesse d’Orléans, un des habitais de l’hôtel de Rambouillet. Voyez les lettres de Voiture, passim.
  26. La nièce du cardinal de Richelieu. Il semble par là qu’elle n’était pas exempte de peur à l’endroit de la contagion ; c’était pourtant une personne du plus ferme esprit et d’un mâle caractère.
  27. Au XVIIIe siècle, on aurait mis le. Tous les auteurs du XVIIe, ceux du moins qui se sont formés dans la première moitié du siècle, à commencer par Mme de Sévigné, écrivaient comme le fait ici Mme de Sablé.
  28. Nicolas de Verdun fut premier président du parlement de Paris, de 1611 à 1627. C’est à ce président de Verdun que Voiture a dédié la première pièce de vers qu’il ait faite à l’âge de quinze ans ; voyez ses Œuvres, t. II, p. 460. Il y a dans Malherbe des vers de consolation à M. le premier président de Verdun sur la mort de sa femme.
  29. Tome IV, p. 152.
  30. Les Œuvres de monsieur Sarasin, Paris, 1656, in-4o, p. 63.
  31. Mme de Motteville, t. Ier, p. 385 ; « Laval, gendre du chancelier et fils de la marquise de Sablé, bien fait et honnête homme à la mode du monde, mourut dans ce siège. Il fut regretté de toute la cour et particulièrement du duc d’Enghien, qui l’aimait. » — Mémoires de Monglat, t. L de la collection Petitot, p. 42 : « Le marquis de Laval Bois-Dauphin, gendre du chancelier de France, reçut un coup de mousquet dont il mourut, au déplaisir du duc d’Enghien et de toute la cour, pour les bonnes qualités qui étaient en lui. »
  32. Manuscrits de Conrart, in-4o, t, X, p. 269.
  33. Voici encore un billet de même genre de Mme de Sablé, que nous trouvons dans les manuscrits de Conrart, in-4o, t. XIV, et dont nous ignorons la date et l’occasion. Il ne dit rien, mais le style est de la meilleure qualité et d’une légèreté tout à fait remarquable :
    De madame la marquise de Sablé à madame la duchesse de la Trémomoille ;
    « Madame,

    « Je croi qu’il n’y a que moi qui face si bien tout le contraire de ce que je veux faire, car il est vrai qu’il n’y a personne que j’honore plus que vous, et j’ai si bien fait qu’il est quasi impossible que vous le puissiez croire. Ce n’estoit pas assez pour vous persuader que je suis indigne de vos bonnes grâces et de votre souvenir, que d’avoir manqué fort longtemps à vous écrire ; il falloit encore retarder quinze jours à me donner l’honneur de répondre à votre lettre. En vérité, madame, cela me fait paroître si coupable, que vers (Vers pour envers ; partout au XVIIe siècle, dans La Rochefoucault, dans Rets, dans Mme de Sévigné) tout autre que vers vous j’aimerois mieux l’estre en effet que d’entreprendre une chose si difficile qu’est celle de me justifier. Mais, madame, je me sens si innocente dans mon âme, et j’ay tant d’estime, de respect et d’affection pour vous, qu’il me semble que vous le devez connoître à cent lieues d’icy, encore que je ne vous en dise pas un mot. C’est ce qui me donne le courage de vous écrire à cette heure, mais non pas ce qui m’en a empêché si longtemps. J’ai commencé à faillir par force, ayant eu beaucoup de maux, et depuis je l’ai fait par honte, et je vous avoue que si je n’avois à cette heure la confiance que vous m’avez donnée en me rassurant, et celle que je tire de mes propres sentimens pour vous, je n’oserois jamais entreprendre de vous faire souvenir de moi ; mais, madame, je m’assure que vous oublierez tout, sur la protestation que je vous fais de ne me laisser plus endurcir en mes fautes, et de demeurer inviolablement, madame, votre, etc. »

  34. Il y en a plusieurs très beaux portraits gravés, de Mellan, de Morin d’après Champagne, et de Nauteuil en 1660.
  35. Un arrêt du parlement du 29 août 1648 adjugea la terre de Sablé au président de Maisons. Le 14 novembre 1652, Abel Servien, le célèbre diplomate, acquit le marquisat entier, et c’est de là qu’il prit le titre de marquis de Sablé. Torcy l’acheta en 1711, abattit l’ancienne demeure des Sablé et éleva à sa place un très beau château, arrivé par droit de succession à M. le marquis de Bougé, qui le possède aujourd’hui.
  36. Très belle terre avec un château magnifique à quelques lieues de Paris.
  37. Tome IV, p. 137. « La marquise de Sablé était mon amie : elle m’avait engagée dans les intérêts du nouveau surintendant. »
  38. Édition Michaud, 1ère partie, p. 317.
  39. Tallemant, t. II, p. 325 et p. 124.
  40. Manuscrits de Conrart, in-folio, t. V, p. 91 à 127. On lit dans la Journée des Madrigaux ce passage curieux que Molière semble avoir connu : « La poésie, passant l’antichambre, les salles et les gardes-robes même, descendit jusques aux offices. Un escuyer qui estoit bel esprit ou avoit volonté de l’estre, et qui avoit pris la nouvelle maladie de la cour, acheva un sonnet de bouts rimes sans suer que médiocrement, et un grand laquais fit pour le moins six douzaines de vers burlesques. » Avec cette note : « Il est effectivement vrai que les valets de la maison firent des vers ce jour-là. »
  41. Il a presque péri : nous n’en connaissons pas à Paris quatre ou cinq exemplaires, et la Bibliothèque nationale n’en possède pas un seul ; il n’est donc pas mal à propos d’en donner une très courte description. — La Prétieuse ou le Mystère de la Ruelle, dédiée à telle qui n’y pense pas ; première partie, chez Guillaume de Luyne, 1656, in-12. Le privilège est du 15 décembre 1656, sous ce titre : La Prétieuse ou les Mystères de la Ruelle, et en effet les autres parties portent les Mystères et non pas le Mystère. Le nom de l’abbé de Pure n’est pas sur le titre, mais il est dans le privilège : A. D. P. Vers la fin de cette première partie, p. 357, on trouve un éloge de Corneille assez bien fait et bien senti, un autre, p. 382, un peu exagéré de Mlle de Scudéry, du Cyrus et de la première partie de la Clélie, qui paraissait en cette même année. En tête du volume est une petite gravure représentant une ruelle. — Seconde partie, chez Pierre Lamy, 1656. À la fin du privilège : Achevé d’imprimer pour la première fois le 15 juin 1656. — Troisième partie, chez Pierre Lamy, 1657. Achevé d’imprimer pour la première fois le 30 décembre 1656. — Quatrième et dernière partie sous ce titre : Le Roman de la Prétieuse, ou les Mystères de la Ruelle, à Paris, chez Guillaume de Luyne, 1658. Achevé d’imprimer pour la première fois le 9 mai 1658 ; avec une dédicace à l’abbé de Clermont-Tonnerre. « Je connois trop le peu de rapport qu’il y a entre des fausses prétieuses et un véritable prétieux, entre de défectueuses copies et un parfait original. » Dans l’avant-propos : « Il y a peu de choses qui n’ayent un sens caché… : tost on tard on entendra la force de mon jargon. Il y aura des clefs et des ouvertures de mes secrets, et tel condamne mon coq-à-l’asne qui un jour en justifiera le bon sens. »
  42. Histoire du Théâtre-François (par les frères Parfait), t. VIII, p. 313 et 321.
  43. On en peut voir à la Bibliothèque nationale le manuscrit autographe.
  44. 2 vol. in-8o, chez Sommaville, 1656. Segrais n’y a pas mis son nom, mais il en est l’auteur et il a signé la dédicace. L’exemplaire de la Bibliothèque nationale, qui vient de la bibliothèque des Sully, contient une clé manuscrite dont nous avons fait usage.
  45. Απλανος est la devise des Montmorency.
  46. On le peut voir à la Bibliothèque de l’Arsenal.
  47. Œuvres diverses de Segrais, édit. d’Amsterdam, 1723, t. Ier, Mémoires anecdotes, p. 172.
  48. Un de ces exemplaires, de condition très médiocre, vient d’être vendu 350 fr. à la vente de la bibliothèque de M. de Bure.
  49. Segrais, Ibid, p. 171 : « On n’en a tiré que trente exemplaires, et afin qu’on n’en tirât pas davantage, nous étions présens lorsqu’on tirait chaque feuille, et à la trentième nous faisions rompre la planche, de sorte qu’il n’a pas été possible à l’imprimeur d’en tirer un plus grand nombre. »
  50. On nous permettra ici quelques détails de bibliophilie qui ne sont pas sans intérêt littéraire. Les Divers portraits ont été composés pendant les années 1657 et 1658. Ils ont paru in-4o avec ce seul ti5re : Divers portraits, imprimés en l’année 1659, et au milieu les armes de Mademoiselle. On ignore la date précise de l’impression, parce qu’il n’y a point de privilège ; mais il faut qu’elle soit des premiers jours de janvier, car la seconde édition, donnée par Sercy et Barbin, en un volume in-12 de 325 pages, sous ce titre : Recueil des portraits et éloges en vers et en prose, dédié à Son Altesse Royale Mademoiselle, non-seulement porte ce même millésime de 1659, mais contient ces mots à la fin du privilège : achevé d’imprimer le 25 janvier 1659. Cette seconde édition n’est pas une pure réimpression des Divers portraits : on en a négligé quelques-uns, et des meilleurs, tels que celui de Mademoiselle par elle-même, celui de Mme de Châtillon par elle-même, etc., et on en a ajouté plusieurs qui sont fort bons, par exemple ceux de Mlles d’Orléans par M. de Bouillon, avec un plus grand nombre de très-médiocres, et dont les originaux ne valent guère mieux que les auteurs. C’est un recueil infiniment inférieur à tous égards à celui de Mademoiselle : il n’a point de table, et il y a des fautes souvent grossières à chaque page ; mais il y faut remarquer une préface d’une plume inconnue, où l’on fait voir que les Portraits ne viennent point d’une imitation de Philostrate ou de Théophraste, que ces dames n’avaient pas lu, mais tout simplement du succès du Cyrus et de la Clélie. Dans cette même année 1659, les mêmes libraires publièrent une nouvelle édition du Recueil des portraits et éloges, sous le même titre et dans le même format, mais avec des additions très considérables, qui portent ce volume, dont l’impression est assez grosse et bien plus soignée que la précédente, à 912 pages. Il y a des exemplaires divisés en deux parties, avec des titres visiblement ajoutés ; mais, dans celui que nous avons sous les yeux, la pagination se suit. C’est là que pour la première fois se trouve un certain nombre de portraits excellens, tels que celui de la duchesse de Schomberg, surtout celui de La Rochefoucauld par lui-même ; mais ils sont en quelque sorte noyés dans une foule de portraits mal faits de personnes vulgaires. Enfin en 1663 Sercy réimprima ce Recueil en deux parties bien distinctes et en deux volumes in-12, avec ce long titre : La Galerie des Peintures ou Recueil des portraits et éloges en vers et en prose contenant les portraits du Roy, de la Reyne, des princes, princesses, duchesses, marquises, comtesses, et autres seigneurs et dames les plus illustres de France ; la plupart composés par eux-mêmes ; dédiée à Son Altesse Royale Mademoiselle. Cette Galerie des Peintures n’est autre chose que la troisième édition de 1659, avec quelques noms propres de plus et le portrait de Mazarin par Mme de Brégy. On ne sait pourquoi, dans les éditions venues après celle de Mademoiselle, le style de plusieurs portraits, par exemple du portrait de la comtesse de Maure, a été changé, et pas du tout en mieux.
  51. Ce nom de caractères n’est pas même une invention de La Bruyère ou un emprunt qu’il aurait fait à Théophraste. Il était déjà très répandu et en usage : on disait caractère pour portrait, et dans le second Recueil des portraits et éloges de 1659, p. 534 à 550, on trouve un nouveau Caractère de madame la comtesse d’Olonne, avec une lettre d’envoi où ce mot est répété : Lettre écrite à madame la comtesse d’Olonne en lui envoyant son CARACTÉRE. L’auteur dit à la comtesse : « Paraissez, madame, au milieu des portraits et des CARACTÈRES, et vous défaites toutes les images qu’on saurait donner de vous. »
  52. On a une clef de La Bruyère ; mais ici la plus grande circonspection est nécessaire, car non-seulement La Bruyère s’est servi souvent de plusieurs originaux, mais ces originaux n’ont été pour lui qu’une occasion, un point de départ, la matière d’une première esquisse, sur laquelle il a ensuite librement travaillé, sans consulter aucuns modèles particuliers et l’œil fixé sur un caractère général et abstrait que son pinceau énergique rendait aussi vivant, aussi réel qu’un individu, mais où nul individu ne se pouvait reconnaître. Quelle clef appliquer à un pareil ouvrage ? La Bruyère seul pourrait la donner : on dit qu’il l’a fait. Il est permis d’en douter, et de considérer la Clef des Caractères publiée en Hollande, à quelques exceptions près, comme de simples conjectures, curieuses et intéressantes sur les contemporains de La Bruyère.
  53. Manuscrit de Conrart, in-folio, t. XI, p. 79.
  54. Histoire de la princesse de Paphlagonie, imprimée en 1659, avec la Relation de l’Ile imaginaire, petit in-4o, p. 79 et 80.
  55. Manuscrits de Conrart, t. XIII in-folio, p. 289.
  56. Voyez dans les Divers Portraits deux portraits de Mme de Choisy, l’un par Mme de Bregy sous le nom de Philis, l’autre par Mademoiselle elle-même sous le nom de la charmante exilée. Voyez aussi Segrais dans les Divertissemens de la princesse Aurélie. On n’a rien de Mme de Choisy que le portrait de la duchesse d’Épernon dans les Divers Portraits, p. 253. Tallemant, t. IV, p. 247, dit de Mme de Choisy : « Elle a été jolie, a de l’esprit et dit les choses plaisamment. »
  57. Manuscrits de Conrart, in-folio, t. XI, p. 279.
  58. Le mari de Mme de Choisy était chancelier du duc d’Orléans, qui était alors à Blois, mais dont les affaires se faisaient au Luxembourg. Mme de Choisy demeurait ordinairement dans son hôtel de la rue des Poulies, à côté de l’hôtel Longueville, et elle avait une charmante maison de campagne à Bas-le-Roi.