La Marquise de Sade/03

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Ed. Monnier (p. 67-104).
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III


Le lendemain matin, avant son déjeuner, le colonel Barbe monta chez sa propriétaire Clémentine vint lui ouvrir en rechignant.

— Mademoiselle prend son café au lait ! dit-elle d’un ton qui n’admettait pas de réplique.

— Eh bien ! j’attendrai ! répondit le chef du 8e hussards, presque penaud.

Mademoiselle Parnier de Cernogand daigna cependant abréger son café au lait pour recevoir son ennemi.

Le colonel lui adressa un salut plein de délicate courtoisie.

— Mon Dieu, chère Mademoiselle, je viens, dit-il, pour rectifier une erreur.

Vous m’avez loué huit cents francs un appartement…

— Ah ! vous trouvez que c’est trop cher ! interrompit la dévote de l’air de quelqu’un qui a mangé de l’épine-vinette.

— Au contraire, scanda l’heureux colonel, je trouve que je vous vole, il y en a pour des millions chez vous, et je ne peux pas rester ici à votre charge ! Je ne souffrirai jamais cette injustice !… Quand on habite un musée, n’est-ce pas, il faut en subir les conséquences. Je vous saurai gré d’augmenter vivement votre local ou je pars ce soir !…

Elle avait bien entendu dire que les hussards sont fous ; pourtant cela dépassait ses prévisions. Elle étudia un instant la figure du colonel, une figure impassible de guerrier !

— Allons… Monsieur, vous plaisantez !…

— Mademoiselle, un colonel ne plaisante jamais… Si je détériore vos richesses, vous en serez pour vos frais, et moi je ne respire plus depuis que l’on m’a dit… depuis que j’ai vu que j’étais dans un palais princier… Entendons-nous bien !… Est-ce que vous avez voulu vous moquer de moi ? Me donner en spectacle à mon régiment ?… Mes officiers ne peuvent pas en croire leurs yeux… J’exige une augmentation.

La dernière des Parnier de Cernogand comprit à quel homme elle avait affaire, elle lui tendit sa main couverte d’une épaisse mitaine.

— Monsieur le colonel, vous êtes un vrai chevalier ! dit-elle prise au dépourvu par cette exquise bonne foi et elle lui augmenta son bail annuel de cinquante francs, puis elle le pria de se rasseoir avec une très grande cérémonie.

Le colonel salua jusqu’à terre, imitant un officier de la Régence, dont il avait un portrait dans son cabinet.

— Monsieur le colonel, commença la dévote lissant ses bandeaux de ses deux mitaines, je dois vous avouer que je fais peu de cas de la vieillerie qui vous cause ce transport. Moi j’ai des principes très arrêtés sur ces choses d’un autre temps : je les conserve parce qu’elles ont appartenu à ma famille, mais je les ai en horreur. Mon salon a été purgé de toutes les inconvenances qu’il recelait. Les statues, les peintures, les draperies à personnages et les lits sculptés ont déménagé du premier au rez-de-chaussée, car mes yeux ne sauraient, sans indignation, regarder ces manifestations dégoûtantes des faiblesses et des impudeurs humaines. Dieu merci, j’ai été élevée par des parents sévères, mon père était un juge du plus grand mérite, il est mort en odeur de sainteté ; quant à ma mère, elle fut dame patronnesse de Dôle jusqu’à son entrée aux Veuves pénitentes, un couvent de Besançon.

Tenez, Monsieur, je serai franche et rigide avec vous, vous méritez qu’on s’occupe un peu de votre salut… Au lieu de laisser vos meubles se pourrir dans les caisses, sous le hangar, demandez-moi une chambre de débarras pour y cacher les miens et ne faites plus admirer ces obscénités à votre régiment… Songez à votre petite fille qui couche, dit-on, dans un lit dont le seul souvenir me comble de terreur… Un bon mouvement : gardez le nécessaire et enlevez le reste !

Ce fut au tour du colonel de s’extasier. « Quel dragon, cette vieille créature ! » Il se contenta de friser sa moustache d’un air narquois. Mademoiselle Parnier poussa un soupir.

— Tous les mêmes !… fit-elle désespérée.

Le colonel, cherchant à se donner une contenance, examinait les murs.

— Ah !… c’est trop fort ! s’écria-t-il tout d’un coup, car en effet c’était trop fort ; il tenait le secret des taches du papier Directoire… la dévote avait eu la patience de coller sur toutes les… nudités mythologiques… des pains à cacheter.

Brusquement, il se leva, esquissa de nouveau un salut mais à la hussarde, cette fois, et se sauva, poursuivi par la vision de ces pains à cacheter pudibonds !…

À partir de cette visite, la glace fut rompue. La dernière des de Cernogand descendit de son Olympe au rez-de-chaussée, elle prit en pitié ces pauvres hussards, si vagabonds, et pensa tout de suite à leur inculquer ses effrayants principes.

Le ménage Barbe se sentit envelopper peu à peu d’un filet aux mailles inextricables : d’abord Estelle dut tordre le cou à un coq élevé dans une cage en compagnie de trois poules pondeuses. De sa galerie vitrée, mademoiselle de Cernogand prétendait avoir vu des ébats absolument contraires à la sainte règle de la maison. Ce coq avait des allures inconvenantes.

Caroline riait des réflexions pleines de sous-entendus que lui faisait à ce sujet brûlant sa propriétaire ; cependant elle fit tuer l’animal parce qu’après tout elle voulait la paix. Cette victoire donna de l’audace à la dévote, elle expédia son intendant, M. Anatole, dans les cuisines d’Estelle afin de tâter cette fille qui lui paraissait la bête noire de la famille.

Estelle pouffa de rire quand on lui demanda si elle se confessait, puis au bout de la semaine, très séduite par les façons patelines de ce sacristain, elle consentit à aller à la messe avec Clémentine. On lui présenta la chose comme une vraie petite fête. Estelle lâcha Pierre et Sylvain pour M. Anatole et elle eut l’imprudence de se laisser conduire aussi aux réunions de la fameuse Confrérie des Casseroles.

— Madame devrait bien s’occuper de l’éducation religieuse de mademoiselle Mary ! dit un jour Estelle en servant un plat de truites sur la table du colonel.

Celui-ci lisait le journal du soir, la botte allongée devant le feu, tandis que Tulotte renouait la serviette de la fillette et que la jeune malade, plus pâle que de coutume, arrangeait des pilules dans les boulettes de son pain. Daniel Barbe releva la tête brusquement, avec des yeux stupéfaits.

— Hein ! fit-il, l’éducation religieuse de Mary !… De quoi vous mêlez-vous, ma fille ?

— Monsieur a tort de me gronder, murmura hypocritement Estelle qui depuis la Noël avait une tournure tout étrange, quand on aime ses maîtres, on songe à leur salut. Mademoiselle fait bien sa prière, mais elle ne va pas assez à l’église.

Tulotte haussa le ton.

— Avez-vous fini de nous rebattre les oreilles ? dit-elle en colère, c’est moi qui élève Mary et je crois que je m’y entends… Allez me chercher la moutarde… dépêchons !

Estelle s’esquiva sans répondre un mot. Le trait était lancé.

La Confrérie des Casseroles avait pour but de diriger les maîtres par leurs domestiques, chose démocratique plus facile qu’on ne se l’imagine.

Tous les jeudis, dans une chapelle des bons pères, les servantes de Dôle se réunissaient pour ouïr une instruction sur les devoirs de leur situation, et là, on les exhortait à combattre l’irreligion des familles qui va toujours augmentant, comme chacun sait.

On avait pris à part Estelle dont la toquade pour l’intendant de mademoiselle Parnier s’accentuait davantage, et on lui avait déclaré qu’elle se perdait chez les hussards. Estelle ouvrait une bouche énorme devant les sermons, cela lui changeait ses habitudes de grosse gaieté avec les soldats, mais flattée de se voir au milieu de la fine fleur des domestiques de Dôle, elle imita bientôt les allures distinguées de ces demoiselles, ôta les rubans tapageurs de son bonnet, eut un chapelet dans sa poche et devint si détestable que Sylvain déclara tout net à Pierre que puisqu’elle voulait faire sa sucrée, on irait rire ailleurs.

— Estelle n’est plus la même ! soupira madame Barbe lorsqu’on pénétra dans le salon.

— Il faut la mettre à la porte ! bougonna Daniel impatienté de ce changement qui lui supprimait l’unique gaieté de sa demeure.

— Mais non, reprit Caroline, je ne m’en plains pas… Elle est devenue sage, elle cause moins avec tes ordonnances, elle a des prévenances ingénieuses pour moi… Faut-il donc une virago, ici, pour nous servir !… Tu veux toujours qu’on se trémousse autour de toi… Si cette fille commence à se repentir !…

— Allons donc !… se repentir, elle dissimule… ce sera propre dans quelque temps. Elle sort pour aller je ne sais où, elle pince les lèvres quand on la gronde ; autrefois elle pleurait, j’aimais mieux ça… j’ai horreur des dévotes.

— Et moi, je préfère les dévotes aux filles trop délurées, riposta Caroline, la fièvre aux joues.

Depuis qu’elle était enceinte, jamais le colonel ne laissait la dispute s’envenimer.

— Mary, dit-il se tournant du côté de sa fille, veux-tu aller à l’église, hein ?

— Non, papa, répondit Mary secouant ses nattes noires, j’ai peur de l’enfer !

Le colonel fit un bond dans le fauteuil de la reine Berthe. Il avait toujours défendu à Tulotte de lui raconter ces sornettes. C’était bien assez qu’on lui apprit son catéchisme sans aller encore le lui expliquer.

— Qui est-ce qui t’a dit d’avoir peur de l’enfer ? interrogea sévèrement le colonel Barbe.

— Dis ! et tâche de ne pas mentir ! ajouta Tulotte exaspérée.

— Je ne mens jamais, murmura Mary confuse, et puis ça m’est bien égal. C’est la dame d’en haut, qui m’a fait monter chez elle pour me questionner sur l’histoire sainte. Elle m’a raconté un conte où il y avait des diables, des chaudières, des flammes… elle dit que les petites filles qui ne se confessent pas à huit ans vont dans les chaudières. Moi je me suis mise à rire, alors elle m’a promis de me faire voir tout ça à l’église.

Le colonel Barbe aurait cassé la carafe qu’il tenait si tout d’un coup Caroline n’avait pas déclaré que l’église pouvait être bonne à certaines heures. Si elle se trouvait mieux le lendemain elle irait avec Estelle et Mary.

Le colonel Barbe sortit pour ne pas éclater. Tulotte clignait des paupières.

— Nous y voilà ! pensait-elle, c’est la fin de la fin !

À cette époque un grand événement eut lieu dans la vie de Mary : sa chatte fit des petits. Elle trouva un jour tout un tas de jeunes chats grouillant sur son lit à baldaquin. Tulotte voulait jeter à l’eau cette engeance du plus beau jaune, mais Mary faillit avoir une attaque de nerfs, on dut en choisir deux pour la calmer et les laisser à la mère.

C’était, dans ce lit, des miaulements plaintifs, des ronrons, des jurons qui rendaient la petite fille très orgueilleuse. La chatte, ayant fini par faire la paix avec elle, l’escortait, suivie elle-même de ses deux chats. On écrivait ses devoirs ensemble, on partageait les tartines de la collation et on enfouissait des choses mystérieuses derrière les fuchsias. Malheureusement, l’un des petits s’oublia un matin sur le paillasson de la dévote, il ne revint plus. Clémentine avoua que sa maîtresse en sortant pour sa messe basse avait mis le pied dedans, et qu’ayant une profonde horreur des jeunes chats, elle avait lancé l’animal à travers les escaliers. Estelle, sans rien dire, l’avait achevé pour que sa maîtresse n’entendit pas ses râles. Tout un drame que Mary reconstitua à l’aide de Minoute qui déterra le petit cadavre dans un coin de la cour.

En sa qualité de fille de militaire, Mary devait protéger le plus faible ; lorsqu’elle sut positivement à quoi s’en tenir, elle monta d’un pas décidé l’escalier de mademoiselle de Cernogand. Mary avait des idées féroces. On pensait chez elle que ce chagrin d’enfant était calmé, on l’avait vue se diriger d’abord vers la cour, réfléchissant aux sages conseils du papa qui lui expliquait qu’une propriétaire pieuse a tous les droits. Sa mère, assistant aux offices à présent, renchérissait et lui déclarait qu’il y avait déjà beaucoup trop de chats dans la maison. Mary, en dernier ressort, étudiait les agitations de Minoute. Minoute fixait des yeux étincelants de rage sur la galerie vitrée. Mary vint donc sonner à la porte de mademoiselle Parnier.

— Vous avez tué mon chat ! dit laconiquement la petite hussarde, mettant ses mains dans les poches de son tablier d’écolière.

— Non, ma chère enfant, se récria la dévote ; entrez vite, j’ai là un beau plat de beignets que je veux vous faire goûter. Votre chat a été volé par les gamins de la rue… Entrez vite, nous dirons le benedicite, vous me réciterez une fable et je vous montrerai des images de mon Histoire sainte.

Au fond mademoiselle Parnier, qui commençait à catéchiser toute la famille, avait très peur de perdre son prestige. Mary n’était guère facile à apprivoiser ; cette petite ne s’entendait avec personne et se moquait de l’enfer.

— Vous mentez, Madame, dit Mary tranquillement, et puisqu’on voit le diable quand on ment, vous le verrez cette nuit.

— Ma chère mignonne, murmura mademoiselle Parnier, je suis trop bien avec le bon Dieu pour cela… Fi ! la vilaine tête !… Regardez comme Jésus pleure en ce moment sur vos insolences !

Elle lui désignait du doigt le christ pendu près de la cheminée.

Les vitrages de la galerie étaient ouverts, on voyait Minoute plantée sur son derrière au milieu de la cour : Minoute, la queue tourmentée de frissons, attendait l’issue de l’ambassade.

Mary s’avança du côté du plat de beignets qui fumait fort appétissant ; elle le prit à pleins bras, et, avant qu’on ait pu la retenir, elle envoya le tout dans l’espace avec un calme imperturbable.

— Tiens, Minoute ! fit-elle. Ensuite elle se retira, le front haut, sans daigner refermer la porte.

Pétrifiée, la dernière des de Cernogand n’eut même point la présence d’esprit de faire un signe de croix.

La maison subit une véritable crise à propos de ce plat de beignets si cavalièrement offert aux mânes d’un chat assassiné. Mary reçut le fouet. On la mit en quarantaine pendant plusieurs jours. Elle fut privée de dessert, de la musique du dimanche, et surtout de jouer avec ses chats. Minoute, désorientée, abandonna le lit de sa maîtresse, emporta son petit dans l’écurie ; un cheval écrasa ce restant de la nichée. Enfin, le plus poignant de tous les désespoirs, l’intendant, avec la permission d’Estelle, tendit un lacet sous les fuchsias, endroit fatal où Minoute trouva une mort prématurée.

Mary demeura inconsolable. Son père voulut lui donner un oiseau ; elle refusa. À quoi bon ?… si Minoute n’était plus là pour le manger ! Ces sortes de peines prenaient dans le cerveau de la petite fille des proportions terrifiantes. D’autant mieux qu’elle pleurait peu et ressassait ses douleurs des journées entières. La maison lui inspirait une tristesse morne sans la moindre distraction vivante ; certes, elle ne manquait pas de joujoux, tous les officiers de son père au premier janvier lui avaient donné des poupées, des ménages, des bonbons ; mais cela ne remuait pas autour d’elle, les poupées se brisaient… Il faisait trop froid pour sortir les ménages, hélas ! Quant aux bonbons elle leur préférait la simple tartine de beurre de son goûter.

La maman ne bougeait plus de sa chaise longue ; Tulotte passait son temps à disputer la cuisinière, l’appelant cafarde ; le papa allait chasser avec Corcette et le comte de Mérod dans les gorges du Jura.

L’hiver était venu, charriant les neiges qui ne voulaient pas fondre dans la cour. Mary, partie de l’Auvergne avec un soleil magnifique, s’imaginait que les villes de France sont divisées en deux catégories : les villes où c’est l’Été et les villes où c’est l’Hiver !…

L’aventure du plat de beignets avait gâté la conversion des Barbe et un autre scandale vint la faire sombrer pour toujours aux yeux de leur propriétaire. Une fois, Mary fut envoyée à la recherche de cette mystérieuse Estelle qui, maintenant, quand elle n’était pas au confessionnal, s’enfermait dans sa chambre. Mary grimpa l’escalier comme feu sa chatte, c’est-à-dire très vite et sans bruit. La chambre de la bonne, située sous les toits, possédait un gros verrou fermant assez mal un huis tout disjoint ; Mary, juste à la hauteur d’une fente du bois, aperçut vaguement l’habit noir de l’intendant de mademoiselle Parnier, un habit en forme de lévite que tout le monde connaissait ; elle entendit la voix de sa bonne balbutiant des choses étouffées. Mary n’osa pas entrer. Elle redescendit pour expliquer à son père que la bonne devait être très malade puisque M. Anatole la soignait dans son lit. Ce fut un trait de lumière, le colonel devina la véritable raison de la conversion d’Estelle. Il jugea même inutile de confondre les coupables, et, après avoir blâmé sa fille de se risquer au trou des serrures, il avertit Caroline.

— Te voilà bien !… s’écria celle-ci indignée ; tu veux renvoyer ma cuisinière parce qu’au lieu d’avoir deux hussards pour amants elle se contente d’un dévot !… Moi, je trouve qu’Estelle se range de plus en plus… et je la garde… Autrefois elle faisait ses horreurs dans la cuisine, maintenant elle monte dans sa chambre… Je te dis que je veux la garder !…

Le colonel ne répliqua rien, mais il avait l’esprit de corps. Il ne serait vraiment pas dit que ce faquin de buveur d’eau bénite demeurerait impuni. Il mit des gants de peau neufs et alla de nouveau chez sa propriétaire.

— Mademoiselle, affirma-t-il dès le seuil, votre intendant est un drôle qui suborne les filles : je viens de le découvrir en conversation légère avec ma bonne, une créature assez sage !… Pensez-vous, Mademoiselle, que je puisse me permettre de laver la tête à ce polisson ?

La dernière des de Cernogand se moucha, prit une pincée de son tabac — sa seule volupté — secoua sa robe d’orléans sur laquelle était tombée un peu de la fine poudre.

— Hum !… hum ! mon cher locataire !… murmura-t-elle, ceci est une grave accusation. Je tiens Anatole pour un digne serviteur ; oui !… oui ! je vous le répète, un digne serviteur. Il a quarante-deux ans, un âge déjà respectable… jamais on ne l’entend dire un mot déplacé ni faire une allusion aux femmes. Il ne sort pas ou presque pas… Monsieur le colonel… vous les avez vus ?…

Le colonel était comme sa fille : il ne savait pas mentir.

— Vus… non…, mais on les a vus… une personne digne de foi !

— Quelle personne, encore ?…

Et mademoiselle Parnier respira.

— Une enfant dont l’innocence aurait pu être ternie par ce spectacle… Heureusement que Mary n’a rien compris, mais je désire…

— Ah ! Monsieur Barbe !… votre fille !… et vous voulez que je chasse un excellent sujet parce que cette enfant, qui nous a tous en horreur, à cause de la mort d’un sale chat, les a vus… Et qu’a-t-elle vu ?… je vous le demande…

— Mademoiselle, je réponds de ma fille comme de moi-même… ses explications ne me laissent aucun doute !… Dieu merci, elle n’a pas trop vu pourtant… quand une femme est sur son lit… qu’un homme !…

Mademoiselle Parnier se leva, majestueuse :

— Colonel… (et elle dit colonel tout court, car elle était hors d’elle), je vous défends d’en ajouter davantage. Je ne dois pas savoir ce qu’ils faisaient, je me bornerai à jurer sur ce christ que M. Anatole, mon intendant depuis dix ans, est incapable d’une faute de ce genre !…

Et très indignée, elle se retira dans un oratoire, à côté du salon.

Le colonel dut sortir avec l’étourdissement que lui jetait au cerveau la stupéfiante logique de la dernière des de Cernogand !…

On garda Estelle, on félicita M. Anatole. Le colonel ragea, la colonelle bouda ; Tulotte haussa les épaules, et Mary fut fouettée pour liquider cette situation embarrassante.

Alors la petite fille connut les effets d’une haine de dévots. Elle vit s’en aller d’une façon mystérieuse les joujoux qu’elle laissait dans la cour ; ses jardinets tracés sur la neige étaient effacés par une main inconnue, mais toujours prête au dégât. Un jeune chien qu’elle avait ramassé au coin d’une borne et qu’elle soignait à l’écurie, en cachette, récolta une maladie de langueur dont il creva inexplicablement. Dans sa chambre même, ses cahiers sur sa table de travail eurent des pâtés qu’elle n’avait jamais faits. Elle égara ses plumes, son papier buvard sans s’en rendre compte ! Toute la journée c’étaient des rapports contre elle.

Estelle arrivait auprès de la chaise longue de madame qui lisait un roman :

— Mademoiselle est encore sortie malgré la défense de Madame… Je n’ose pas la gronder, elle dit que je n’en ai pas le droit.

— Mary ! appelait la mère assourdie de réclamations, où es-tu allée ?

— Maman, je suis sortie pour jouer sur le trottoir puisqu’on me prend mes jouets dans la cour !…

— Qui te prend tes jouets ?

— Je ne sais pas, maman, peut-être le monsieur d’en haut !

— Allons donc !… tu es folle ! Enfin, si on te prend tes joujoux, il faudra veiller !… ajoutait la mère impartiale.

— Ah ! Madame peut croire, se récriait Estelle, que je battrais celui qui se le permettrait… J’aime trop mademoiselle Mary, seulement monsieur la monte contre moi… je le sens bien, et si Madame n’était pas malade, elle qui me garde malgré mes indignités, je m’ensauverais, voyez-vous !…

Ici Estelle, du coin de son tablier, s’essuyait les yeux.

— Mary… concluait la jeune mère attendrie, tu nous feras mourir de chagrin !

La petite fille serrait les lèvres, dédaignant d’accuser davantage des gens, que d’ailleurs elle ne saisissait pas sur le fait. Et puis elle finissait par s’imaginer que ce qui se passait devait être tout naturel. Seulement son caractère devenait de plus en plus sauvage ; elle s’asseyait sur les marches de l’escalier, le menton appuyé au poing gauche, le regard farouche, la bouche tordue d’un rictus étrange. Elle récapitulait toutes les avanies qu’on lui faisait subir et son horreur des grandes personnes s’accroissait rapidement. Quelquefois on lui amenait des enfants du 8e : Paul Marescut, les filles de la trésorière ; mais il arrivait que ces enfants se dégoûtaient vite de son air sombre et des jeux qu’elle leur proposait comme des trouvailles : soit l’enterrement d’une poupée disloquée, soit un pèlerinage à la tombe des chats derrière l’écurie, dans la fosse au fumier, avec des bougies et des encensoirs de papier. Dès qu’on voulait une partie de barre ou une ronde, elle se retirait à l’écart.

Un jour que l’oncle de Paris, le fameux savant Antoine-Célestin Barbe, devait venir pour une consultation pressante, madame Corcette, après avoir chuchoté longuement au chevet de la malade, emmena Mary chez elle.

C’était au mois d’avril ; la neige faisait place à une boue noire, épaisse comme de la crème, remplissant les rues et crottant les jupes. Le capitaine Corcette, aux arrêts pour une semaine, attendait la petite fille du colonel comme une distraction qui lui était bien due de la part de son grognon de père.

— Eh bien ? demanda-t-il lorsque sa femme arriva suivie de Mary, très ahurie de leur voyage à travers Dôle.

— Nous la garderons peut-être plus longtemps que nous ne pensons, dit-elle. On est allé chercher le marchand de choux pour avoir le petit frère… il paraît que ce chou ne veut pas se laisser effeuiller… il y a des complications, une fluxion de poitrine qui se déclarera, un remède qu’on n’a pas continué, enfin des tonnerres de machines du diable !… pour parler comme le colonel !

La maison du capitaine Corcette était une ancienne guinguette ornée de treillages verts et de volets verts. Au carrefour de trois routes, elle avait la vue d’une campagne fort accidentée, une montagne couverte de rochers de laquelle glissaient de petites cascades en miniature ; elle portait encore un pin pour enseigne et sur un coin on lisait cette phrase d’un goût douteux : Au rendez-vous des cascades, que le capitaine ne se souciait pas de faire effacer. Elle possédait un jardin, des tonnelles, une balançoire, un jeu de boules, un jeu de grenouilles, une mare… Un vrai paradis !

Les quatre chambres qui la composaient étaient tendues de papier perse à fleurs inouïes.

Au salon il y avait des cors de chasse, un tapis turc, un vieux piano ; des scènes d’amour très drôles le long des rideaux de cretonne. Cela empestait la cigarette et le rhum. Mary dut changer sa robe de flanelle blanche qu’elle avait salie dans les rues de la ville contre un petit jupon de soie rouge bordé d’une dentelle que lui prêta madame Corcette. Celle-ci, très heureuse de faire la maman, lui donnait des conseils.

— Tu vois, Mary, tu as un jupon de danseuse espagnole. Demain Tulotte viendra prendre de tes nouvelles et t’apporter du linge, mais, pour aujourd’hui, nous allons nous déguiser. Tu mangeras des gâteaux, tu boiras des liqueurs et tu casseras tout si ça te plaît. Je te soupçonne d’être une petite fille trop bien élevée… Ris donc, lève la jambe, cours, saute… massacre-nous… Il faut se la couler bonne tant qu’on est gamine… Après… on ne sait pas ce qui vous tombe dessus !… Moi, je ne veux pas que tu t’embêtes chez moi, tiens ! D’abord tu es la fille de notre colonel et nous voulons t’éblouir !

De fait, l’enfant était éblouie. Elle souriait doucement, un peu chagrinée des expressions bizarres qu’employait madame Corcette « …que tu t’embêtes ! » « se la couler bonne. » Autant de stupeurs pour elle qui avait un père très sévère sur le choix des mots.

On lui avait passé le jupon rouge, mis un zouave de cachemire bleu garni de clochettes d’acier et noué un ruban jaune au bout de ses nattes.

— Elle est fort jolie, cette mignonne ! murmura le capitaine du haut de sa robe de chambre à glands de soie.

Madame Corcette endossa aussi une polonaise plus claire que celle de son mari, redressa son chignon et servit une collation abondante. Comme la fillette refusait gracieusement une seconde cuillerée de confiture, la jeune femme lui vida, en éclatant de rire, le fond du pot sur son assiette.

— Tiens ! fit-elle, nous prends-tu pour des nigauds, nous voyons bien que tu en meurs d’envie !

À la vérité, Mary ne mangeait que modérément de tout, chez ses parents ; elle suivait, malgré elle, un régime de convalescente qui a peur des excès. Jamais trop de fruits, ni trop de gâteaux, ni trop de vin. Et elle se portait bien, ignorant les indigestions et les griseries sucrées ; cependant, comme l’humanité est ainsi faite, elle réservait toutes les folies sensuelles pour plus tard, et son esprit devait faire payer cher à son corps sa précoce gravité.

Elle mangea le fond du pot, but de l’anisette, puis le capitaine la fit asseoir sur ses genoux.

— Je crois, dit-il gaiement, que ce petit gésier ne fonctionne pas mal… nous allons maintenant passer à d’autres exercices.

Messieurs et Mesdames, je vous annonce il signor Polichinelle ! » ajouta-t-il d’une voix tellement aiguë qu’elle semblait partir de la chambre voisine. Mary effrayée se réfugia dans les jupes de madame Corcette. Aussitôt, avec un annuaire, deux bouchons de lampe et une écharpe algérienne, il fabriqua un théâtre, des acteurs, un rideau. Mary demeurait muette d’étonnement. Il y avait donc, au monde, un homme qui amusait les petites filles ?…De ce jour elle eut un goût prononcé pour les baladins tout en réservant son appréciation au sujet de leur morale !… La représentation dura une heure. Madame Corcette donnait la réplique, et Mary, assise entre eux, se tournait tantôt d’un côté tantôt de l’autre, essayant de saisir le moment où leurs bouches remuaient, ne comprenant rien à leurs intonations. Ensuite, madame Corcette lui habilla une poupée avec du papier de couleur et des cartes de visite, c’était fantastique.

Elles deux époux riaient plus fort qu’elle, se lançaient des mots renversants, s’appelant : ma vieille ! mon gros rat écorché !… La pluie ayant cessé, ils conduisirent Mary au jardin ; le capitaine, debout sur la balançoire, exécuta des tours de force ; sa femme, les jupons retroussés, le nez en l’air, montra de quelle manière on tirait la grenouille à coups de boule. Mary avait peur de salir son jupon.

— Qu’est-ce que ça te fiche, cria madame Corcette, puisque ce n’est pas le tien !…

L’argument était sans réplique. Mary tira la grenouille à côté d’eux.

Le soir elle devint bavarde, racontant ses malheurs avec ses chats.

Alors, madame Corcette envoya la bonne de porte en porte chercher des petits chats. Elle en eut bientôt plein son tablier, et cette récolte fut déposée sur le tapis turc, où elle miaula, jura, griffa ; une vraie ménagerie.

Mary, les larmes aux yeux, se précipita dans les bras de la jeune femme.

Manette, la bonne, disait gaiement qu’on pouvait en avoir d’autres si on y tenait !… Ce fut du délire ! la petite fille à quatre pattes les dévorait de caresses, les appelant des noms de ses chers défunts. Corcette s’affubla d’une peau d’ours et fit l’animal féroce qui va croquer le troupeau. Mary les défendait, son jupon rouge étendu, et l’on renversait les meubles, on cassait des porcelaines, on criait, on se bousculait.

Madame Corcette se tordait de rire, s’amusant plus que les autres. Manette, très délurée, pinçait tout le monde, y compris monsieur, et madame riait plus fort, appelant son mari : grand lâche !

On coucha Mary, après minuit, ce jour-là, dans le cabinet de toilette de madame Corcette où on avait dressé un petit lit bleu et blanc très coquet. Elle oublia de faire sa prière tant le sommeil lui mettait de poudre aux yeux. Le lendemain, elle vit entrer chez elle une merveilleuse magicienne vêtue de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel avec un bonnet pointu sur la tête et enveloppée d’un voile transparent. C’était madame Corcette qui avait mis un de ses costumes de bal masqué. Mary ne la reconnaissait pas et avait un peu peur.

— Je vous déclare, Mademoiselle Mary, disait la voix du capitaine caché derrière une porte, que si vous êtes sage, vous irez en voiture avec une foule de gentilshommes bien disposés à votre égard. Puis la magicienne se sauva laissant son voile aux bras de l’enfant abasourdie.

Manette vint habiller Mary, et comme elle ne parlait pas de cette aventure, celle-ci lui dit :

— Vous avez vu la dame, vous ?

— Quelle dame ?

— Une fée… ou bien, ajouta la fillette moins crédule qu’à cinq ans… ou bien une dame dans un costume de fée !

— C’est-y Dieu possible !… s’écria la rusée servante aussi comédienne que sa maîtresse… une fée !… Je me doutais du tour… parce que, hier, j’ai vu des nuages roses au ciel… C’est, dit-on, le présage certain qu’il fera beau… et qu’on recevra la visite d’une fée ! Madame, Madame, venez vite !… La fée est par là… éveillez-vous donc !

Madame Corcette, déshabillée, entra se tamponnant les yeux d’une éponge.

— On ne peut pas dormir, ici… fit-elle comme réveillée en sursaut. Où diable voyez-vous des fées, ma pauvre Manette ?

— Dam ! c’est mademoiselle qui veut sans doute nous en conter !

Et Mary dut expliquer la chose tout au long. Le capitaine arriva, il haussa les épaules, elles étaient folles, pour lui il allait au jardin faire un tour. Quelques minutes après réapparaissait la magicienne, mais plus grande, plus forte, cependant avec la même voix de polichinelle enrhumé.

Manette levait les bras au ciel, madame Corcette se sauvait en hurlant, le chignon ébouriffé, la chemise flottante.

Pour Mary, elle y perdait sa fable de Lafontaine. Elle ne croyait plus aux fées, mais tous ces changements de costumes, rapides comme les trucs de théâtre, la bouleversaient.

À déjeuner on ne parla que de l’apparition, et Manette jura Jésus et la Vierge qu’elle avait demandé à la fée de réaliser un de ses vœux.

— Lequel ? interrogea le capitaine Corcette.

— Celui de vous donner une jolie petite fille comme Mademoiselle ! riposta Manette.

— C’est vrai, murmura madame Corcette, embrassant Mary, je saurais bien l’élever, mais… n’y a pas moyen… vois-tu, ma mignonne, nous n’en aurons jamais, nous !

Mary insinua d’un ton mystérieux qu’on avait fait venir l’homme des choux, il fallait lui acheter un bébé aussi.

— Oh ! fit Corcette, sans songer à ce qu’il disait, ce serait un véritable enfant de troupe !

Madame Corcette bondit.

— Théodore, tu es ignoble !… devant cette enfant !… As-tu bientôt fini de m’insulter de la sorte ?

— Calme-toi, bichon, c’est un mot… rien de plus !… Oui… à cause de tes cheveux, de ton genre, de tes costumes… on ferait des histoires… je voudrais bien, moi… en avoir une ou un… mais on est sûr de quelle femme, en ce drôle de monde !… je préfère m’abstenir et te forcer à ne pas perdre la tête… tant pis pour toi, bichon !

— Corcette, je te tuerai… tu es un misérable.

Et brusquement elle saisit un morceau de pain, le lui lança à la tempe, il riposta par une fourchette garnie de sauce.

Mary, pensant que c’était une nouvelle représentation, tapait des mains, enchantée de voir ses bons amis si gais. Cependant madame Corcette ayant reçu l’os d’une côtelette dans l’œil, devint très rouge, puis éclata en pleurs. Mary cessa de rire.

— Vous êtes un méchant ! dit-elle, serrant bien fort sa magicienne entre ses bras minces. C’est toujours la même chose, ajouta-t-elle tristement, s’adressant à Manette qui arrivait avec des compresses, quand on joue avec un garçon…

La philosophie de cette phrase naïve produisit une réaction.

Corcette se précipita aux pieds de sa femme, lui demandant pardon, répétant qu’il méritait la pire des morts. Il les embrassait toutes les deux au hasard des lèvres, les chatouillant afin de les faire sourire, et, de temps en temps, imitant la voix d’un très petit enfant, disait qu’il ne le ferait plus !… Madame Corcette finit par s’adoucir ; on eut une signature de la paix magistrale, les chats exécutèrent des cabrioles dans les débris du déjeuner, Manette alluma du rhum. Ah ! c’était une maison bien joyeuse que celle du capitaine Corcette !

Tulotte apporta les vêtements de Mary avant la fameuse promenade en voiture. Madame Barbe souffrait beaucoup, le colonel ne décolérait pas, et l’oncle de Paris se montrait fort inquiet de la suite des affaires. On priait madame Corcette de garder la petite toute la semaine, s’il était possible.

— Possible ! s’écria la jeune femme, elle est adorable, un vrai bijou ! elle s’amuse de nos farces comme une prisonnière qui sort de prison. Ah ! elle restera tant qu’on voudra !

— Oh ! oui ! déclara Mary les paupières baissées devant son institutrice.

— Ingrate ! formula la cousine Tulotte, navrée que son éducation mit si peu de cœur au fond de l’étroite poitrine de sa nièce.

Et elle repartit de son pas de gendarme, infatigable.

Vers deux heures, toute une bande arriva de Dôle, les uns à cheval, les autres dans le break du colonel, qu’on empruntait souvent.

Mary fut installée au milieu de ces messieurs, Jacquiat, de Courtoisier, Pagosson, Zaruski, dans la voiture ; Marescut et Steinel galopaient aux portières. Madame Corcette, plus grave que de coutume, parlait des précautions dont un accouchement difficile doit s’entourer. Soudain, elle s’aperçut qu’elle avait oublié de peigner Mary.

— Une jolie maman que vous feriez ! s’exclama Zaruski, et tous les autres pouffèrent de rire. Elle assurait que si, regrettant son mari, le pauvre chatfoin, resté aux arrêts, se fouillant pour trouver un peigne.

— Voilà ! dit le plus jeune des hussards présentant son peigne à moustache. Alors, on défît les cheveux de Mary, et il y eut un cri d’admiration quand leur nappe d’encre se répandit sur les dolmans chamarrés et les pantalons garance. L’ordonnance qui conduisait poussait ferme son attelage, le vent s’engouffrait sous les stores du break ; bientôt la chevelure s’éparpilla, immense, chacun recevait des mèches dans la figure, elles s’attachaient aux brandebourgs, s’entortillaient autour de leur cou, on ne pouvait plus les renouer.

— Ma foi, j’y renonce, cria madame Corcette en rendant le peigne.

— Laissez-les-lui ainsi, c’est magnifique ! dirent tous les officiers ravis.

Et, debout sur une banquette, la petite fille, la tête renversée dans le vent, enorgueillie par cette splendeur qu’elle s’ignorait encore la veille, buvait l’air vif du printemps revenu, excitant les chevaux d’un claquement de langue, ivre d’une ivresse de femme cruelle à sentir, derrière sa frêle personne, noyés dans les flots de ses cheveux, tous ces hommes qu’elle n’aimait pas.

On descendit de voiture à mi-côte. Madame Corcette courait comme une folle, perdant son chignon, déchirant sa jupe, une jupe garnie de soutaches et de brandebourgs qui la faisaient ressembler un peu aux hussards de son entourage ; elle criait tout haut le nom de ces messieurs : « Ici, Jacquiat. Avancez donc, Zaruski… ! le traînard de Steinel ! » avec des gestes tout à fait réjouissants.

Mary, plus réservée, allait au pas de Jacquiat, le seul hussard gras du régiment. Le lieutenant, fort de sa responsabilité, expliquait à Mary qu’il y avait des pierres dont on fabriquait des presse-papier en les polissant ; ils ramassèrent de ces pierres-là une douzaine ; un bon prétexte pour ne pas courir !

Jacquiat gardait toujours son idée de devenir le favori du colonel en passant par sa fille.

— Voyez-vous, racontait-il, dans sa grande douceur d’homme blond, à votre place, Mary, je cajolerais le papa pour qu’il lève les arrêts de Corcette : le capitaine est si amusant… il vous a de ces inventions !… Oui, je monterais des scies à papa… je lui dirais par exemple : « Pourquoi mon ami Jacquiat n’a-t-il pas autant d’avancement que le petit Zaruski, un effronté ? Jacquiat est un mâtin plein d’avenir et… »

— Qu’est-ce que c’est que d’avoir de l’avancement ? demanda Mary.

— C’est d’attraper ses grades le plus vile possible, tiens !… Ensuite : « Jacquiat est un officier bien élevé, une rareté à notre époque, un officier qui ne va pas perdre son temps en permission, qui s’occupe de ses hommes… Il faut voir ses chevaux, ses chambrées… Ah ! un fameux piocheur, ce Jacquiat. »

— Pourquoi ne le dites-vous pas vous-même à papa ? interrogea encore Mary, persuadée que son compagnon se moquait d’elle.

— Il ne me croirait guère, soupira le gros hussard. Il prétend d’ailleurs que mon ventre m’empêche de monter à cheval !

Et tout d’un coup, Jacquiat, très entêté, se planta sur une roche les épaules bien effacées, le jarret tendu, rentrant son estomac comme à la parade.

— Tenez, examinez-moi, Mademoiselle Mary, ai-je du ventre, oui ou non ?… Je soutiens que ça diminue tous les jours !

De formidables éclats de rire retentirent derrière la roche, car les autres avaient deviné le sens de la démonstration. Jacquiat avait-il ou n’avait-il pas trop de ventre ? telle était la question débattue perpétuellement entre eux. Ce malheureux engraissait à vue d’œil, malgré les exercices, la voltige, les assauts, les courses. Rien n’arrêtait les progrès de ce ventre intempestif. Il finissait par ne plus oser boire.

— Voilà Jacquiat qui prétend maigrir, rugit madame Corcette, pendant que les camarades se tenaient les côtes.

— Voyons, Mademoiselle Mary, s’exclamait-on de tous les côtés, faites-lui des compliments sur sa bonne mine !

Mary souriait de son sourire fin, un peu méchant.

— C’est un ballon ! affirma-t-elle, navrant Jacquiat jusqu’au fond du cœur.

Et ils reprirent leur promenade sentimentale, cherchant des pierres, pendant que les autres lutinaient madame Corcette dans les mousses reverdissantes.

À un passage difficile, Jacquiat dut porter Mary pour lui faire franchir un ruisseau ; celle-ci s’appuyait confiante sur sa large poitrine.

— N’ayez pas peur, lui dit-il d’un ton boudeur qui renfermait toute sa provision de méchanceté, un ballon doit aussi être élastique !

Mary s’humanisa.

— Je ne le dirai plus, Monsieur Jacquiat !

Il voulut l’embrasser, pensant que cela ne tirait pas à conséquence avec une gamine de cet âge, mais elle se cambra en arrière.

— J’aime pas qu’on m’embrasse ! déclara-t-elle durement.

Confus, le bon Jacquiat se sentit pénétrer d’une émotion étrange vis-à-vis de cette petite fille nerveuse, aux cheveux de femme, qu’un baiser trouvait récalcitrante.

En haut de la montagne on s’assit pour admirer le paysage. Mary récita sa fable et madame Corcette, très allumée, lui indiqua les intonations à prendre.

— Elle possède un masque tragique, disait-elle, moi je me chargerai de lui former son répertoire.

Le faible de la jeune femme était la scène tragique. On lui fit dire un morceau d’Athalie, son triomphe, dans lequel, malgré ses gestes désordonnés, elle avait tous les ridicules. Mary et les officiers, secoués d’un fou rire, se roulèrent dans les buissons.

Rien, en effet, ne pouvait être plus drôle que cette créature mise à la dernière mode, ayant toque et chignon, brandissant son parapluie au sein de la pure atmosphère de la colline pendant que les oiseaux, réveillés par une journée très douce, allaient d’arbre en arbre avec des gazouillements de plaisir.

D’ailleurs l’actrice ne se fâchait point, acceptant ce genre de succès comme un autre et se bornant à leur dire :

— Vous ne sentirez jamais les belles choses, tas de polissons que vous êtes !…

On revint au Rendez-vous des cascades pour dîner tous ensemble. Le capitaine Corcette, qui ne s’était guère amusé, les accueillit à bras ouverts. On dressa des tables dans le salon, sans nappes, mais on organisa des serviettes de toilette mises bout à bout. Le menu, fort simple, se composait de rondelles de saucisson, d’un plat de pommes de terre frites, énorme, d’un jambonneau, de beignets à l’huile et de café. On arrosa le tout de vin blanc du pays. Manette servait en se laissant pincer les hanches. Madame Corcette distribuait les parts et lançait quelquefois une tranche ou un os de son jambonneau à travers les tables. On ramassait au vol. Corcette, lorsqu’on avait nettoyé un plat, exécutait des tours de prestidigitation pour calmer les impatiences.

Mary mangea très peu, dégoûtée de ces manières foraines et surtout parce qu’elle s’était aperçue que son verre conservait une trace graisseuse, près du bord.

Le soir il y eut un tapage infernal au piano. Les hussards polkaient entre eux, n’ayant pas de danseuses, puis on finit par tirer la bonne hors de sa cuisine, elle et madame Corcette tombèrent de lieutenant en lieutenant, s’amusant des mines effarées de Mary qui commençait à croire qu’on enfoncerait le plancher. Certes, cette soirée ne ressemblait pas aux soirées du colonel, on se mettait à son aise chez les Corcette, les uns posaient leurs pieds éperonnés sur le marbre de la cheminée, fumant des cigarettes orientales dont le capitaine avait de grosses provisions pour sa femme. Les autres vidaient des fioles de chartreuse. Enfin, vers minuit, on apporta un punch colossal, Corcette monta sur une table, presque gris, il fit un discours avec des imitations impayables… Il singeait tour à tour tous les officiers supérieurs du régiment, et Mary, qui s’endormait derrière un paravent en attendant qu’on vint la prendre pour la porter dans le lit blanc et bleu, se réveilla subitement à la voix grondeuse de son père, voix que ce diable d’homme contrefaisait au mieux :

« Oui, Messieurs, clamait le capitaine, on est heureux de se réunir dans de solennelles circonstances pour se retremper en vue des devoirs sacrés du lendemain… La France, Messieurs, la bonne tenue du régiment, la prospérité du règne de Napoléon III, le poil de nos chevaux… »

Mary ne put en saisir davantage, Manette était venue pour l’emporter, et elle se figura, l’innocente, que chaque réunion, au 8e hussards, se terminait par les mêmes recommandations graves sur le service !

Une semaine s’écoula ainsi en distractions étourdissantes, on voulait éblouir la fille de son colonel, Mary avait eu déjà une petite indigestion de crème et elle s’était donné une entorse, cependant elle riait de bon cœur, ses cheveux toujours au vent, elle se colorait les joues d’une grosse pourpre de gaieté, oubliant la mort des chats, la méchanceté de M. Anatole, lorsque, le samedi matin, madame Corcette, après une longue conférence avec Tulotte, partit pour la rue de la Gendarmerie, elle ne revint que le soir et sa figure était renversée. Le capitaine Corcette, revenu de son côté de la manœuvre, paraissait lugubre. Manette poussait de profonds soupirs, échangeant avec ses maîtres des signes d’intelligence quand elle croyait que Mary ne la regardait pas.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda la petite fille. Madame Corcette, vous avez l’air de me bouder

— Non !… non… chère mignonne, dit celle-ci la pressant contre son cœur, je suis inquiète à cause du frérot… et le marchand de choux m’a raconté des choses terribles.

On n’essaya pas de se distraire ce soir-là. Corcette fit seulement des tas de cocottes en papier de couleur tandis que Mary, assise parmi les chats, ses nouveaux amis, pensait tristement qu’une semaine de vacances est bien vite finie.

— Maman n’a pas dit quelque chose pour moi ? interrogea-t-elle encore durant un silence très pénible.

— Si… si… mon enfant, elle m’a chargée de te dire de ne pas oublier de faire ta prière au petit Jésus, répondit madame Corcette cachant des larmes.

Mary, toute la nuit de ce samedi, dormit d’un lourd et bon sommeil d’enfant qui s’est fatigué à courir, elle n’eut aucun des cauchemars qu’elle avait d’habitude chez elle, dans le grand lit du chanoine ; ses nerfs, distendus par le plaisir, demeuraient plus calmes à présent qu’on les occupait à des jeux de toutes sortes. La férule de Tulotte ne se dressait plus menaçante, mademoiselle Parnier ne causait plus de l’enfer et le papa ne menaçait plus du fouet. Oh ! comme elle aurait voulu une maman pareille à madame Corcette, mais moins mal élevée, si cela était possible !… et une bonne comme Manette, mais lavant les verres graisseux. Au petit frère qui arrivait elle ne pensait point, se disant que, peut-être, il hésiterait en route ! Les marchands de choux ne sont pas pressés, dit-on !…

Elle fut réveillée dès l’aube par madame Corcette, toute de noir vêtue, n’ayant gardé dans sa toilette sombre que le plumet blanc de sa toque. La jeune femme pleurait sous sa voilette.

— Mary, balbutia-t-elle, s’agenouillant devant le lit, tu vas être une petite fille bien malheureuse… je ne peux pas t’expliquer… ton papa te demande tout de suite, nous allons te reconduire… Oh ! ma pauvre Mary… quel chagrin… Allons ! du courage, mon enfant… nous t’aimerons bien… je ne peux pas te dire…

— Monsieur Corcette vous a battue ? s’écria Mary indignée, et ne l’ayant vue pleurer que le jour où son mari lui avait jeté un os de côtelette dans l’œil.

— Non !… non !… chère Mary… il faut que tu t’en ailles !… je ne peux pas te dire…

Mary, à moitié réveillée, ne comprenait plus ces pleurs, ce costume, ce langage plein de mystère. Elle démêla qu’il fallait s’en aller tout de suite et elle en eut une espèce de colère sourde. Quand elle fut habillée on la descendit dans le break du colonel qui attendait devant la porte, elle n’osa même pas risquer la proposition d’emmener un des chats. Il était six heures du matin, un vent frais piquait la peau. On lui avait fait endosser une vieille robe d’hiver, de velours noir, il lui semblait qu’on allait de nouveau rentrer dans les temps de Noël et que le printemps restait chez les Corcette.

Devant le portail de leur maison, elle aperçut beaucoup de monde, des officiers, des soldats et des gens de la rue qui s’attroupaient ; une draperie noire, lamée d’argent, ornait la voussure de ce portail. Était-ce donc bien étonnant la naissance d’un petit frère ? Cela lui faisait peur.

Dans la cour, une foule de personnes en deuil stationnaient, causant tout bas. On s’écarta pour laisser passer la petite fille et il y eut des hochements de tête douloureux.

Madame Corcette distribuait des saluts tragiques, serrant à la briser la main de Mary, car c’était une rude mission que la sienne, elle commençait à en sentir toute l’importance, regrettant par instant d’avoir laissé ce plumet blanc sur le côté gauche de sa toque.

La chambre de madame Barbe, très obscure, dépouillée de ses tentures bleues, avait repris son aspect de cave, des cierges brûlaient autour du lit à baldaquin qu’on avait mis à la place de l’ancien lit nuptial, en soie pâle. Au chevet, debout dans son plus brillant uniforme, le colonel Barbe se tenait, le visage affreusement blêmi, un large crêpe noué à son bras ; il avait les yeux secs, mais ses moustaches tremblaient. Un peu plus loin, assis au fond des fauteuils de la reine Berthe, les parents de madame Barbe, une vieille femme toute timide et un vieil homme empêtré dans une redingote trop longue, sanglotaient, la figure cachée dans leurs mouchoirs.

Madame Corcette se précipita au pied de ce lit avec un mouvement théâtral, ses sanglots éclatèrent comme une fanfare. Mary, pétrifiée, restait clouée à sa place, le regard affolé, ne sachant plus ce qu’on lui voulait. Un homme de très haute stature sortit d’un groupe ; il était chauve, d’un visage clair et froid dans lequel brillaient des yeux métalliques ; il poussa doucement la petite sur l’amoncellement des bouquets.

— Il faut embrasser ta mère, mon enfant, dit-il.

C’était l’oncle Antoine-Célestin Barbe.

Sans doute, qu’elle voulait embrasser sa mère… Mais où se cachait le frère attendu ? Pourquoi pleurait-on ? Pourquoi ces grandes bougies fumantes et toutes ces fleurs ?

Elle s’approcha du lit, monta sur un tabouret pour atteindre les mousselines qu’elle écarta de ses doigts anxieux. La face de sa mère se détachait d’un oreiller de satin lilas aussi blanche que de la neige, ses paupières closes allongeaient leurs cils comme des traits de plume sur un parchemin, et la bouche, dont les coins s’abaissaient, dans une expression de désolante amertume, avait perdu sa nuance carminée. Les bandeaux aplatis de ses cheveux bruns faisaient ressortir cette pâleur suprême, et pourtant elle n’avait jamais été aussi belle, la pauvre créature.

— Elle dort ? fit Mary se retournant à demi ; et mon petit frère ?

Un frisson courut dans les veines des femmes. Le colonel fit une réponse rauque inintelligible, il sentait que s’il parlait il éclaterait, et il ne voulait pas faiblir une minute : son régiment était là !… l’uniforme lui brûlait la chair, mais il ne devait point le souiller d’une seule larme, dût son cœur se fendre.

— Vous ne l’avez donc pas préparée ? murmura l’aîné des Barbe, le docteur, très ennuyé de l’horrible méprise. Il pesa sur l’épaule de madame Corcette, celle-ci répondit étranglée par les sanglots :

— Je n’en ai pas eu le courage !

Pour éviter une scène atroce, le docteur enleva Mary du tabouret, puis la conduisit dans sa chambre où il n’y avait qu’un berceau, un berceau de dentelles si exigu qu’il ressemblait au berceau des poupées. Un être au visage rougeaud, encore informe, tout plissé, microscopique, vagissait sous ses langes ; un garçon comme on l’avait tant désiré.

— Voici ton frère, dit Antoine Barbe, il se porte bien, j’ai pu le sauver, lui… mais ta pauvre maman est morte…, tuée du coup… Tu ne la reverras plus !

— Morte ! Maman !… cria la petite fille qui eut la vision sanglante du bœuf qu’elle avait vu tuer un jour, au fond d’une espèce de cave, d’un coup, pour en tirer quelques gouttes de sang. Une révolution s’opéra en elle ; on avait tué sa mère comme cela, du même coup, pour avoir ce petit morceau de chair… tout ce qui restait d’elle, de sa tête, de ses cheveux, de sa poitrine, de ses jambes, de sa voix… Mary repoussa avec violence son oncle, le docteur, elle s’élança dans la chambre mortuaire les poings en avant, l’œil hors de l’orbite.

— Maman… on a tué maman ! hurla-t-elle, tandis que chacun se bouchait les oreilles, saisi de frayeur.

Et la petite fille, tourbillonnant sur elle-même, vint s’abattre, sans connaissance, devant l’écusson du lit antique où la devise éclatait, toute rouge, à la lueur des cierges : Aimer, c’est souffrir !