La Marquise de Sade/06

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Ed. Monnier (p. 179-222).
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VI


En automne, le 8e hussards reçut l’ordre de se rendre à Haguenau, en Alsace, petite ville fortifiée, assez noire, qui ne plut pas du tout au colonel Barbe. On prit un logement dans une rue tranquille pas loin des fortifications. Mary fut comme dépaysée et Tulotte ne put se faire tout de suite aux gros nœuds que les bonnes portaient sur leur tête, d’un air naturel. Mais lorsqu’on eut vécu quelques mois de la vie bourgeoise de cette ville, les étonnements se succédèrent. Certainement le ministre s’était trompé et les avait envoyés hors de France, tout le bas peuple parlait un charabia effroyable, et entre eux les gens du monde se servaient d’un autre jargon, plus distingué peut-être, mais aussi inintelligible.

Le colonel Barbe, excellent patriote par état, en était abasourdi. Les simples soldats racontaient dans les chambrées que les maisons mal famées possédaient des interprètes et qu’alors… c’était à se tordre ! Pagosson, de Courtoisier, Jacquiat, Steinel, Zaruski, les célibataires enfin, avaient trouvé au café des officiers des notes laissées par le régiment précédent. On leur signalait une telle comme sachant parler un peu le français, telle autre comme « très bien » mais n’ayant jamais su qu’un mot de la langue en question, mot que d’ailleurs elle disait facilement au premier venu.

D’abord, le 8e hussards s’amusa de l’accent du pékin, horrible accent tourné en ridicule sur tous les théâtres, où l’on met en scène un enfant d’Israël, puis on se lassa et il y eut des rixes pour un b ou un p mal placés. Au 8e, on était peu patient : quand un cavalier entendait son cheval traité de bovre pête, il finissait par descendre, histoire de se gourmer réciproquement. La ville, du reste, n’aimait pas les soldats, elle le leur faisait quelquefois sentir. Un quartier entier était consacré aux juifs, une synagogue tenait le milieu ; dans ce quartier, un règlement défendait aux hussards l’accès de certaines rues parce qu’ils auraient pu écraser des enfants sous les pieds de leurs montures. Là-dedans grouillaient des familles sordides, parquées au fond de petites boutiques dont la porte en plein-cintre ne s’ouvrait que sur un signe particulier. On avait deux ou trois marches à dégringoler pour pénétrer au sein des mœurs les plus bizarres. Une lampe à bec pendait des solives noircies du plafond, le lit affectait la forme d’une tente arabe très malpropre, les murailles se couvraient de hardes en pourritures et sur un tapis graisseux s’asseyaient en tailleur les hommes de la maison, vêtus de redingotes du temps de Napoléon Ier. Ces hommes avaient de petites barbes pointues mal soignées, les ongles en deuil, les yeux noirs très vifs, le dos légèrement voûté et souvent ils étaient d’un roux flamboyant qui éclairait toute la salle. Tous vendaient quelque chose, on ne savait jamais bien quoi. Ils exhalaient une odeur de vieux souliers particulière à la race. Les femmes se montraient peu : on en concluait, au 8e, qu’elles étaient fort belles, des juives enfin, mais elles ne possédaient aucun attrait, elles avaient seulement la touchante coutume de cacher leurs cheveux derrière un tour de cheveux faux qui les enlaidissait de la manière la plus pitoyable. Aux réjouissances publiques, elles sortaient leurs enfants par douzaine, des enfants roux, sentant l’huile. Peut-être y avait-il des femmes de race plus fine, mais alors il fallait les voir dans les salons de la sous-préfecture et les hussards n’aimaient guère ces sortes de réunions où on n’enlève point les femmes du bras de leur mari. La religion sévère de Dôle était remplacée à Haguenau par l’amour de son intérieur et des berceaux. Quand on entrait dans un salon de bourgeoise, on attendait une heure avant de pouvoir saluer la maîtresse du logis ; en revanche, des appartements voisins, on entendait des cris de paons, des éclats de rire, des pleurs de bébés corrigés, et la dame finissait par vous arriver, son dernier sur les bras, souillée de taches de confitures ou de tout autre chose. Il faut dire que ces intérieurs n’avaient point le charme de l’intérieur français dans lequel la coquetterie a toujours son coup de pinceau pour le peintre, son trait d’esprit pour l’observateur, quelquefois sa larme pour le mélancolique. À Haguenau on faisait les enfants sur un unique moule d’enfant gras et stupide ; mais on en faisait des tas, fièrement, lourdement, en regardant le prochain du coin de l’œil pour savoir s’il en avait davantage. Les jeunes bourgeoises pondaient, les vieilles débarbouillaient, inutile d’insister sur ce que le mari pouvait ajouter de son labeur. On était assez riche, sans noblesse, avec des préjugés de caste frisant l’insolence des marchands établis de père en fils. On buvait une jolie bière blonde, la bière de Strasbourg fabriquée dans le pays, et autour de la ville se dressait une forêt de perches à houblon du plus monotone effet. La bière produit des griseries épaisses dont le cerveau reste embrouillé pendant des siècles ; ces habitants de Haguenau, qui ne riaient pas du tout, chantaient le soir, à travers les rues mal pavées, des complaintes funèbres interminables, puis ils se prenaient les bras par vingtaine pour réintégrer leur domicile, s’accompagnant jusqu’à ce que le plus malade finît le dernier couplet tout seul.

Pour être juste, il faut dire que leur voix ne manquait pas de charme dans les chœurs, mais elle ne nuançait pas. Et toujours ce diable d’idiome revenait semblable à un écroulement de cailloux. Les hussards attardés, pris d’une honte secrète en les entendant beugler leurs monotones chansons, donnaient de leurs bottes le long des portes cochères et avaient mal aux cheveux.

Le journal paraissait rédigé moitié en français, moitié en alsacien pour ne pas dire en allemand.

Une aventure survint au colonel Barbe, en pleine place publique, aventure qui témoignera de l’extraordinaire façon qu’avait le bourgeois de juger les mœurs hussardes. Mary pour s’acclimater eut une petite fièvre chaude et son père dut faire venir un docteur de la ville, n’importe lequel, dont le nom s’éternuait quand on hésitait à le prononcer.

Le brave homme rédigea d’abord son ordonnance en alsacien, ce qui fit faire une atroce grimace au colonel.

— Monsieur, dit-il, affectant un grand air de dédain, nous ne sommes pas des Chinois ici, et je vous prierai de soigner ma fille en bon français !

Le docteur, un jeune savant, à gros yeux bleus faïence, ayant déjà trois enfants, les avait toujours soignés en alsacien et ils se portaient à merveille, pesant le poids voulu de graisse, digérant les plats de nouilles comme les escamoteurs font disparaître des muscades.

— Hein ? grogna-t-il avec un rire doux, à qui en a-t-il, ce hussard-là ?

— Monsieur, reprit Tulotte exaspérée, mon frère est un Normand, je suis Normande, et nous ne parlons que le français… Moi je n’ai jamais voulu savoir d’autre langue, c’est du patriotisme, comprenez-vous, Monsieur ?

Le docteur alsacien ne comprenait qu’une chose, c’est qu’on lui faisait perdre son temps en des subtilités grotesques et il avait à accoucher le même jour la femme du percepteur, la dame d’un marchand, rue de la Synagogue, et une autre jeune mariée de neuf mois.

Mary guérit de sa fièvre ; son père la promena sur le Cours, une après-midi de musique. Il était entouré de quelques-uns de ses officiers ; madame Corcette, ornée d’une cocarde du pays, produisait un chapeau absolument inédit. De loin en loin les grosses juives passaient toutes de la même couleur : le Bismarck, un brun clair, dont les modes de ce temps étaient teintes.

Le médecin sortit d’un groupe pour venir saluer sa jeune malade ; il lui pinça le menton, ce que Mary trouva choquant, puis riant de son rire tranquille :

— Mon colonel, dit-il, je crois que ce n’était rien. Vous autres, Français, vous n’avez que des maladies de nerfs !

Le colonel pirouetta sur ses talons pour se trouver en face de son docteur. De Courtoisier devint pâle, Pagosson se dressa de toute sa hauteur en soufflant dans ses joues, Zaruski se cambra, se chatouillant les éperons du bout de sa cravache, et le trésorier, devenu énorme, se planta les poings en avant. Si Marescut n’avait pas permuté et si de Mérod n’avait pas été nommé colonel d’un autre régiment, ils se seraient joints à l’hostilité de tous, cédant aussi à ce mouvement par esprit de corps.

— De quoi, Monsieur ? demanda le colonel Barbe, rouge d’indignation terrible, de quoi, s’il vous plaît ?

— Je disais, répéta le docteur, à cent lieues de songer qu’il pouvait avoir lâché une énorme bêtise, je disais que vous autres Français, vous aviez les nerfs sensibles…

Le colonel regarda circulairement ses officiers.

— Vous êtes témoins, Messieurs, que ce ventru (le jeune docteur était en effet un peu ventru) a répété la chose.

— Oui, mon colonel, s’écrièrent en chœur les hussards, formant le cercle.

Alors, il faut avouer que Mary, qui connaissait les fureurs de son père, eut un méchant sourire ; elle roula sa corde à sauter autour de sa taille et attendit l’exécution, clignant ses paupières soyeuses avec impertinence.

— Ventru ! murmurait le médecin, pesant le mot dans son esprit naïf… Mais pourquoi diable ce colonel maigre m’appelle-t-il ventru ?

— Monsieur, voici ma carte ! déclara le colonel Barbe, tirant majestueusement une carte de son dolman brodé.

— Mais je sais votre adresse ! soupira le pauvre alsacien navré des allures cassantes de ces hussards qu’il connaissait à peine.

— Mon adresse ! rugit le colonel, de rouge devenu pourpre, ah ! çà, Monsieur ! je vois bien que le français vous est de plus en plus inconnu. Mais puisque vous y tenez, je vais vous apprendre le hussard, moi… Non, Messieurs, ajouta-t-il en repoussant toutes les mains qui se tendaient avec joie vers la figure du docteur, je désire vider seul ce petit différend. Les leçons de beau langage me reviennent de droit, au 8e. Monsieur le docteur, vous êtes un drôle.

— Ah ! çà, colonel, s’écria l’Alsacien, partant d’un éclat de rire, est-ce que vous êtes fou ?… Je suis ventru, je suis un drôle, expliquons-nous, mon Dieu !… expliquons-nous !

Aussitôt de Courtoisier, le plus près, lui monta sur les pieds, Pagosson le poussa du coude en faisant des hum ! hum ! épouvantables. Quant au colonel, il lui envoya sa carte au nez d’une chiquenaude très réussie. Le docteur pâlit, puis rompant le cercle d’un coup de poing à assommer un bœuf, il s’éloigna, tandis que de Courtoisier, l’épaule démise, sortait de la main gauche son sabre du fourreau.

Il s’ensuivit une bagarre. Madame Corcette s’évanouit, Tulotte emmena Mary qui trouvait cela très amusant, et le docteur continua sa route, la face pâle, sans rien penser de plus.

Cet homme possédait dans la ville des Juifs une petite maison très close, très blanche où une belle plaque de cuivre sur la porte énumérait tous ses titres de médecin, accoucheur, diplômé, et palmé par les instituts. Un gentil perron frotté chaque matin au sable conduisait à la salle à manger toujours emplie de cette douce odeur de noisette, de cette odeur de la bière fraîche qu’on buvait là dans les choppes de verre de Bade. Des vagissements de bambins se glissaient par les fentes des boiseries, il y en avait trois : deux jumeaux et une fille. La mère, une Alsacienne de teint clair, aux cheveux aussi blonds qu’une torsade de lin, les babillait avec un soin patient de femme qui n’a rien de mieux à faire et fera cela toute sa vie. Quand le père parut, il avait retrouvé une mine joyeuse, il s’assit au milieu de la nichée, tapant sur sa cuisse pour leur dire de monter, leur parlant dans cet alsacien baroque qui donne à un cheval de sang l’envie de se cabrer, et un bonheur se dégageait de ces jeux enfantins, bonheur que le ventre du papa ne faisait point trop ridicule, car la mère avait la beauté de la Marguerite de Faust.

— Wilhem, disait la jeune femme tout émue, nous aurons une tarte aux kouetches ce soir pour notre dîner. J’ai préparé des nouilles qui sont fines comme des cheveux d’ange ! Ah ! tu reviens du Cours… quelles nouvelles, le maire y était ?… Madame Guilher a-t-elle sevré son petit ?… et as-tu demandé recette de sa confiture de myrtil, qu’elle confectionne mieux que moi ?

Lui, répondait longuement à ces choses importantes pour eux, sans omettre la vision de son maire, qu’il avait eue quand la carte du colonel s’était aplatie sur son nez.

— Ne serre pas ainsi la brassière de Jacques, ajoutait-il en prenant l’un des jumeaux, énorme, crevant de santé, et il défaisait sa brassière, les doigts experts en cette chose, ne voulant pas qu’il pût se déformer la taille. Sa femme suivait ses moindres gestes, ayant le double respect du médecin qui l’avait accouchée et de l’époux qui l’avait rendue mère. Une bonne vint les prévenir que le dîner fumait sur la table. On mangea consciencieusement des plats monstrueux. Pour que la digestion s’opérât bien, on ne discuta qu’à voix basse le mérite de la tarte dont un coup de feu de trop avait rendu les bords un peu trop croustillants, la bonne fut réprimandée d’une phrase lente, une phrase qui causa une peine extrême à tout le monde. Puis, le soir tombé, le docteur bourra une pipe de porcelaine, baisa le front de sa femme et se retira chez lui. En général, les époux alsaciens ont deux lits, cette disposition du ménage rendant plus solennels certains actes de leur existence. C’est une dignité que d’avoir deux lits.

Ce soir-là, Wilhem, au lieu de se coucher, écrivit son testament. Dans sa tête calme de mari discrètement heureux, il arrangeait sa mort sans se lamenter davantage : reculer, ça ne se pouvait pas, selon toute logique ; pour un colonel de perdu, il retrouverait trente-six hussards furieux, et on ne pouvait plus arranger l’affaire. Il ne s’était jamais battu, le courage n’était pas son métier, il accouchait des femmes, lui. Il mettait au monde des hommes et ne les tuait pas. S’il y avait un moyen de se sauver, peut-être l’aurait-il accepté, parce que, c’était sûr, aucune loi humaine ne prescrivait de laisser orphelins des enfants et d’abandonner une femme enceinte (madame Wilhem l’était encore), toute seule en proie à la misère. D’ailleurs, il ne comprenait pas plus maintenant cette histoire de carte qu’il ne l’avait comprise à la musique du Cours ! Français était chez lui une manière de s’exprimer, et s’il ne les reconnaissait pas comme amis, les hussards, il ne leur faisait point d’injure en le leur disant. Il eut peur pendant toute la nuit, sa digestion se fit mal, et pourtant il ne voulait pas appeler sa femme, car dans l’état où elle était… oh ! pauvre femme ! comme elle pleurerait son Wilhem. Vers l’heure des témoins, c’est-à-dire dès l’aube, il se lava le visage avec du lait pour effacer les plis que la nuit avait creusés, et il murmura, tranquille : Allons-y ! Il y allait parce qu’il ne trouvait pas le moyen de faire autrement, il ne réveilla pas madame Wilhem ; il mit son testament bien en vue sur un meuble, s’habilla et attendit.

MM. de Courtoisier et Zaruski arrivèrent, le képi un peu incliné sur l’oreille, sanglés, boutonnés, reluisants. Leurs sabres traînèrent contre les chambranles, et doucement le médecin les supplia :

— Vous allez réveiller ma femme !

De Courtoisier se mit à marcher sur ses pointes pour faire le galant.

— Où sont vos témoins ? demanda Zaruski, stupéfait de voir le docteur décrocher deux chopes qu’il posa devant eux.

— Tout de suite ! répondit Wilhem souriant. Il sonna la bonne, lui donna des adresses ; celle-ci partit, ne manifestant pas même sa surprise.

Les amis, deux camarades de collège, se présentèrent béats, Wilhem leur expliqua la chose, on fuma un peu, on but une nouvelle canette, puis tout fut organisé, séance tenante, à la papa ; il voulait bien se battre, le ventru, il le fallait, eh bien ! voilà, il allait mourir, plus tôt ou plus tard !

De Courtoisier n’en croyait pas ses yeux. Quelques minutes après, derrière le talus des fortifications, Wilhem recevait du colonel Barbe un coup d’épée par le travers de son gros ventre, et le lendemain il était mort, en riant à sa jeune femme troublée si malheureusement dans sa gestation.

Le duel fit du bruit. Le 8e hussards rédigea une adresse au colonel pour le remercier de ce meurtre d’un pauvre homme, meurtre qu’on ne pouvait éviter, n’est-ce pas, quand on fait métier de patriote ! Il n’y avait de la faute de personne, tout bien considéré. Mais le colonel s’était crânement conduit, les habitants de Haguenau rentreraient leurs : vous autres Français ! Quel joli peuple et comme on était fier de penser que le reste de l’Alsace ne lui ressemblait pas. On s’attendait aussi à quelques manifestations de la part de la jeunesse. De Courtoisier, exaspéré par le manque de femmes, guettait une nouvelle occasion de raccommoder son bras démis, mais un calme solennel régnait dans la ville de Haguenau. Les cafés demeuraient sourds aux fanfaronnades de Pagosson ; chez le sous-préfet, toujours la même réserve, le même charabia dans les coins et les mêmes airs béats. Les bourgeois ne se souciaient pas d’aller voir derrière les fortifications si le colonel y était !

Au petit théâtricule de Haguenau on jouait la Belle Hélène, et quand Messieurs du 8e sifflaient, le pékin ne bronchait pas. Chacun ses goûts ! semblaient dire leurs impassibilités. La vengeance était sans doute attendue d’ailleurs, de plus haut, pour le colonel Barbe.

Ce fut à Haguenau que Mary débuta dans les exercices équestres. Son père lui offrit un poney, car il avait été fort content de sa tenue durant la scène de la provocation. Corbleu ! elle tenait de lui, la petite ! Elle vous lançait un regard impertinent droit à son but… Bien… bien… on la récompenserait. Le régiment, pressentant une future héroïne, se mêla de l’instruction. Jacquiat lui donna la prudence, la sûreté de la main, de Courtoisier le galop de chasse qui laisse tout le monde à mille mètres dans la plaine, Pagosson la sûreté de l’assiette, Zaruski le saut des fossés et la façon de se relever quand on a la tête posée à la hauteur de son étrier ; pour Corcette, il lui apprit des tours que le colonel ne craignait pas de déclarer du ressort des clowns. Madame Corcette accompagnait leur élève, en amazone verte dont les boutons d’or lui faisaient une étonnante livrée. Tout n’était pas gai, pourtant, le colonel avait souvent le souvenir de son fils qui le torturait, et il le voyait au lieu et place de l’écuyère frêle. Alors il grondait d’un ton d’orage, il tapait sur le cheval innocent, n’osant pas taper sur la fille ; plus d’une fois celle-ci vida les arçons sans essayer même de se rappeler le système donné par Zaruski. Puis, comme elle avait des battements de cœur inquiétants, le colonel modéra son enthousiasme, craignant de voir s’évanouir le dernier espoir de sa famille. L’hiver s’écoula triste et froid, coupé des punchs ordinaires. Tulotte ne se grisait plus qu’à huis clos, les soirs où l’on recevait le régiment, mais Estelle roulait au beau milieu de sa cuisine, cassant les verres qu’elle lavait, injuriant les ordonnances et faisant à elle seule un tapage d’enfer.

Tulotte n’osait pas la renvoyer, elle savait trop d’histoires, et ces deux femmes s’agonisaient de sottises dès que le colonel avait le dos tourné.

Pour la Noël il y eut une fête d’enfants chez un gros négociant qui se trouvait être le propriétaire de leur maison. Mary reçut une invitation. Comme elle se mourait d’ennui, elle supplia son père de l’y conduire. On lui prépara une toilette de circonstance en crêpe blanc ornée de nœuds de velours noir, on natta ses cheveux avec un fil de perles et on les enroula autour de sa tête. Elle avait si grand air sous cette couronne que Daniel Barbe faillit oublier que ce n’était pas un mâle ! À leur entrée dans le salon du négociant, on murmura :

— Voici le colonel, mon Dieu !… pourvu qu’il n’y ait pas de querelle !

On avait espéré qu’il confierait sa fille à la garde d’une bonne, mais on ignorait qu’Estelle se grisait, et que mademoiselle Tulotte détestait ces corvées-là.

Daniel Barbe, très droit, en uniforme, le sabre traînant, fronçait les narines d’un air dédaigneux. Sa fille lui faisait honneur, le pékin était enfoncé. Cependant il remarqua que pas une de ces dames ne se détachait pour venir à leur rencontre ; le gros négociant avait salué sans lui tendre la main. Daniel caressait sa barbiche grisonnante, mâchant des mots qu’un colonel doit employer quand il flaire une déroute.

Ces fêtes alsaciennes, dont rien à Paris ne peut donner une idée, sont uniquement réservées aux enfants, et les parents n’y ont que le second rôle. Il ne leur est pas permis de se plaindre du bruit, de la gourmandise ou des taches, les plus nabots sont leurs maîtres absolus, et ce que l’on mange est incalculable. De tous les côtés des domestiques poussaient des corbeilles roulantes combles de gâteaux : des pains de Colmar dorés et gratinés d’anis, si légers, qu’on en dévore des masses sans s’en douter, des tartes à la cannelle odorantes et chaudes, des bâtons d’angéliques cuits à l’eau et poudrés de sucre candi, des fruits entourés de pâte molle, soufflée, des tranches de koukloff garnies de leurs grains de raisins bruns, toutes les variétés de beignets, des crèmes cuites au four, très rousses, des œufs durs coloriés. L’on puisait les sirops dans une fontaine de porcelaine flanquée de glace et les boissons chaudes dans des pots de terre appelés « bavarois » hauts comme de vieilles amphores. En attendant l’ouverture du salon mystérieux qui contenait l’arbre de Noël, le père Fouettard, si célèbre parmi les gamins de l’Alsace, faisait des discours ténébreux sur la sagesse de ces demoiselles et l’effronterie de ces messieurs. Le père Fouettard était masqué, sa hotte pleine de jouets lui servait de tribune, et il brandissait une verge de solides genêts. Ce poste de père Fouettard se donnait, entre les parents, avec une gravité à la fois comique et touchante. Tous les ans on devait faire, dans ce discours en pur alsacien, l’éloge de l’enfant le plus raisonnable ; des familles austères se disputaient cet honneur précieux d’avoir à élogier leur propre rejeton au détriment de celui du voisin. Innocente manie qui dégénérait en discussions violentes, c’est-à-dire que l’on se disait sur un ton cordial : « Ce n’est pas bien ! » quand l’adversaire finissait par triompher.

Le père Fouettard disait probablement des choses pénibles cette nuit-là aux nez roses de son auditoire lilliputien, car on apercevait des mamans s’essuyant les yeux d’un geste furtif.

Le gros négociant lui-même toussait très fort. Les petits se serraient les uns contre les autres, regardant à la dérobée la fille du colonel assise dans un fauteuil de présidente et ne comprenant rien du tout à ce verbiage animé.

— Est-ce que tu t’amuses ? interrogea le colonel, se penchant sur le dossier du fauteuil.

— Oui, papa, répondit la fillette, ne voulant pas perdre le bénéfice de sa toilette en avouant que l’alsacien lui portait sur les nerfs.

— Tant mieux ! sapristi ! Mais c’est une véritable gageure !

Il se mit à examiner les murs pour tâcher de se distraire, lorsqu’en face de lui la porte s’ouvrit à deux battants, des cris d’admiration s’élevèrent, et l’arbre de Noël parut flambant de ses mille bougies. Le coup d’œil était vraiment féerique. Le gros négociant vint prendre la main de Mary, la conduisit à la branche où pendait son jouet tout orné de rubans et de noix argentées, on exécuta une ronde folle avec des pétards à fusées de toutes les nuances, et l’on recommença à dévaliser les corbeilles roulantes.

Mary s’amusait maintenant comme les autres, empêchant les plus petits de se battre et distribuant aux fillettes timides les jouets qu’elles n’osaient pas décrocher. Les parents souriaient autour du colonel, un peu ébloui par les merveilles de cet arbre, qui touchait le plafond et comptait autant de lampions que de brindilles vertes.

— Vous les aimez les petits mâtins, vous autres Alsaciens ? dit-il, pour dire quelque chose de gracieux.

Le gros négociant souriait, un peu embarrassé.

— Oh ! oui… mais ce n’est pas pour mes enfants à moi que j’ai donné la fête, voyez-vous.

— Vos enfants ? interrompit le colonel ahuri… (il y avait bien vingt-cinq bébés dans la salle), vos enfants ? Quelle nichée !

— J’ai trois sœurs, mon colonel, et quatre frères ; chacun a sept ou huit enfants, encore ils ne sont pas tous là, mais… tournez-vous…

Le colonel fit volte-face. Derrière lui il y avait une fenêtre donnant sur une serre, et le long de l’ouverture, comme sur une loge grillée, retombait un ample rideau de mousseline. C’était une loge, en effet, contenant des spectateurs immobiles, deux garçonnets tout pareils. Une vraie paire de gros pigeons. Le colonel ne put s’empêcher de rire.

— Eh ! eh ! qu’est-ce qu’ils font là, ces troupiers, ils sont punis ?… Pourquoi les met-on sous globe ?

En cet instant suprême toutes les mères se tournèrent vers le colonel, les yeux bleu faïence de ces Alsaciennes eurent des éclairs de menace, elles formèrent le cercle ainsi que l’avaient fait jadis les officiers de hussards autour de leur chef, sur le Cours, à la musique. Le papa négociant hocha son front chauve, il écarta doucement le rideau et les petits sortirent de l’ombre leurs deux figures bouffies. Ils se tenaient enlacés dans une joie inexprimable qu’on leur permît de voir mieux, leurs boucles blondes comme du lin se mêlaient, ils avaient le même rire d’anges trop nourris, le même mouvement d’admiration muette, les mêmes prunelles fascinées, seulement, au lieu de deux pigeons blancs, c’était une paire de pigeons noirs ; ils portaient un costume de deuil si simple à côté des fringantes paillettes de l’arbre, qu’ils faisaient peine.

— Quoi, mes mignons, on a du chagrin ? fit Daniel Barbe.

— Ils sont en deuil de leur père, balbutia une des dames, la plus hardie, et les autres poussaient du coude le gros négociant suffoqué, lui marchaient sur les pieds.

— Oui, répéta-t-il, enfin, de leur père… mort tué en duel, il y a quelque temps et pour que ce soit convenable, nous les cachons là… Notre amie ne peut plus faire la fête chez elle… Hélas ! je la leur montre, moi !…

Le colonel reçut un coup au cœur ; lui qui se baissait déjà pour les caresser, ces deux petits mâles, il se recula, les moustaches tremblantes. Les dames le regardaient toujours, d’apparence très humbles, cependant effrayantes à présent qu’on les avait comprises. Quelle épée pouvait lutter contre la clarté lumineuse de ces regards de mère allant droit au point faible !

Le colonel lâcha un juron, ses poings se fermèrent, puis se déclarant vaincu, ayant peur de pleurer, lui aussi, il alla chercher sa fille dans les rondes.

— Filons ! je suis touché ! dit-il à Mary, résumant la situation en une rageuse phrase de bretteur.

Mary ne voulut pas ; c’était bête de partir juste au moment de la distribution des joujoux. Le gros négociant retint la fillette sur le seuil du salon.

— Laissez-nous-la, mon colonel, dit-il, insistant sans se fâcher. C’est la fête de tous les enfants aujourd’hui, nous l’avons invitée pour la soigner comme les nôtres, ajouta-t-il d’un accent plein d’une candeur qui valait à elle seule la plus folle bravoure.

Et le colonel la laissa, car il finissait par avoir envie d’accoler ce patriarche. Sacrebleu ! Non, il ne se serait jamais attendu à celle-là !

La silhouette de ces deux enfants vêtus de deuil hanta longtemps le cerveau du colonel Barbe, il les revoyait dans ses promenades militaires à travers les perches à houblon qui monotonisaient les routes de la campagne. Il leur prêtait une vague ressemblance avec son fils et cette espèce de double remords le plongeait dans des mélancolies boudeuses. De nouveau, il trouva ridicule d’avoir une fille et eut des alternatives très pénibles pour le 8e hussards ; celui-ci, naturellement, s’en prenait à la ville de Haguenau. On ne pouvait plus y tenir.

Pourtant la ville gardait on ne savait quel air d’innocence propre aux filles de l’Alsace, surtout les jours de marché, où elle s’animait de paysannes endimanchées aux regards remplis d’une céleste béatitude. Elles s’échelonnaient, ces paysannes, sur les trottoirs des rues et des places dans leur merveilleux costume, debout en des processions interminables. Il y avait des robes de laine rouge pour les jeunes, verte pour les vieilles, garnies d’un pli en bas et courtes, laissant voir les mollets, des corselets de velours se laçant sur une chemise de toile à coulisse, et des châles frangés s’enroulaient autour du cou, puis les nœuds énormes s’étalaient sur la tête ayant l’aspect de papillons prêts à s’envoler. Il y avait les petits bonnets de satin rouge brodés d’or, les décolletages d’opéra-comique avec des colliers et des devants de chemisettes brodées et ajourées. Il y avait les paletots-mantes en velours, à capuchon de nuances vives, les galoches sculptées de la Forêt-Noire, toute proche, les bas de laine assortie au jupon et les enfants vêtus de même, représentant l’exacte réduction des grandes personnes, comme sortant d’une boîte à surprise.

La file serpentait le long des trottoirs, sans encombrements, dans une suite paisible de figurant aux costumes fraîchement renouvelés et attendant les bravos du public. Elles vendaient des œufs, du beurre, de la crème, des herbages, des choses proprettes, fleurant bon. Leurs bras et leurs visages montraient une peau ravissante et leurs cheveux blonds, d’un éternel blond de lin, répandaient une clarté de lune pâle. Elles éclataient sur les maisons noires, à pignons déjetés, qui leur servaient de fond. Mais quand toutes ces créatures jolies se mettaient à parler elles auraient mis en fuite un peintre amoureux, tant leur vilain langage contrastait avec leurs charmes reposés de buveuses de bière.

Décidément, c’était à ne pas y tenir et le colonel influença pour tirer son 8e de ce trou empoisonné de choucroute.

Un jour de mai, on partit de Haguenau où on ne devait jamais revenir, hélas !

Le régiment fut envoyé dans l’Yonne, à Joigny, une joyeuse cité bourguignonne où l’on avait le vin français, disait-on.

Joigny grimpe sur le dos des collines avec la gaminerie d’une ville qui a la ferme intention de montrer la vigueur de son sang, elle a des rues en escaliers, des places posées de travers, une église titubante et les vignes, tout aux environs, s’accrochent comme des guirlandes qu’un coup de vent pourrait bien enlever.

Les vignerons, une hotte sur les épaules, vont chercher en bas la terre qui croule d’en haut et, philosophiquement, une cigarette aux dents, la remontent. Ça dure depuis des siècles, l’escalade du gai travail sur des rochers sauvages qu’on recouvre de plantations miraculeuses.

La population a la riposte très leste, les hommes ne craignent pas d’en venir aux mains tout de suite, et les filles, assez hautes en couleurs, ne pensent pas qu’un baiser soit chose défendue.

Le 8e hussards se détendit les nerfs. Le quartier était bien placé en face d’une rivière charmante et d’une promenade sous les arbres de laquelle il fait nuit en plein jour. Les logements se louaient pour presque rien, le colonel eut une maison face à la promenade moyennant 400 fr. de loyer annuel. Messieurs les officiers mariés se dispersèrent dans de clairs faubourgs où les écuries étaient de petits palais, et deux semaines après une installation des plus bruyantes, car les écoliers de la ville avaient mis du leur en aidant les soldats à déclouer les caisses, on entama des relations amicales. On parlait beaucoup de certaines dames de la meilleure société qui éprouvaient le plus grand plaisir à offrir des punchs aux jeunes lieutenants. Bientôt, ce furent des rumeurs de galanteries de tous les côtés. Avec cela le sous-préfet était un garçon extraordinaire, très riche, important les régates sur l’Yonne et pavoisant la ville à propos du moindre incident. On avait langui à Haguenau, on se rattrapa à Joigny. Il y eut banquets sur banquets, réunions au café, musique devant la mairie, courses de chevaux libres, régates en barques fleuries. Le colonel lui-même se laissa gagner par tous ces bons lurons, il fit quelques infidélités à madame Corcette en compagnie de Corcette, son capitaine instructeur. Madame Corcette agaça le sous-préfet, de Courtoisier pendit une échelle de corde au balcon de la maîtresse du sous-préfet, un chassé-croisé terrible s’ensuivit, et des explications les plus franches sortirent les raccommodements les plus inattendus.

Mademoiselle Tulotte acheta une pièce de vieux bourgogne. Elle n’avait jamais bu une goutte de bière, cependant elle désirait se laver l’estomac. Estelle et les ordonnances, après quelques discussions, prétextant un défaut de la cave, des murailles humides, affirmaient-ils, déposèrent la pièce dans la cuisine et elle fut mise sous la direction de Tulotte, laquelle avait de sérieuses raisons pour fermer les yeux sur les abus. Une fois, Mary les trouva tous armés de grosses pailles, humant le bourgogne comme les poitrinaires hument les brises de Nice. Elle raconta la chose au colonel qui ne put s’empêcher d’en rire de bon cœur.

Le nez de Tulotte, très pointu, rougissait un peu maintenant ; elle causait des malheurs de la famille après le dîner, s’étendant sur ce qu’elle aurait dû entrer dans une pension, à Saint-Denis, par exemple, ou perfectionner l’éducation d’une demoiselle noble ; elle avait appris tout ce qu’elle savait à sa nièce et elle se demandait ce qu’elle allait faire quand son excellent Daniel s’apercevrait de l’inutilité de sa personne. Mary, d’ailleurs, lui rendait l’existence odieuse, car elle la respectait de moins en moins. Elle chicanait tous ses ordres, avait demandé une chambre à part, faisait sa dégoûtée et repoussait les tentations de fonds de verres qu’elle essayait de lui glisser.

L’époque de la débandade était venue, semblait-il, pour tout le monde, soit que l’air de la nouvelle garnison y contribuât, soit que l’intérieur du colonel Barbe eût un vice de forme, on aurait dit que la machine croulait tout à fait. Les habitudes régulières s’en allaient une à une, le salon était aussi peu ciré que possible, les ordonnances vendaient l’avoine des chevaux et les étrillaient fort mal, la cuisinière laissait les bonnes des voisines s’introduire dans le ménage, on nouait des connaissances pour se dérouiller la langue et oublier le charabia de l’Alsace. C’était des histoires à perte de vue sur les villes qu’on avait habitées, les gens, les monuments qu’on connaissait bien et dont on écorchait les noms. Ensuite, on prenait une goutte de vieux bourgogne pour trinquer à de nouvelles amitiés françaises. Les repas, faits en trois temps, étaient généralement brûlés ou pas cuits, alors on courait au restaurant du coin, un excellent restaurant, pas cher, et on achetait n’importe quoi tout chaud. À ce moment-là, les bruits de guerre se répandaient plus accentués. Les journaux de Joigny, rédigés en belliqueux français, lançaient de fréquentes allusions aux espions prussiens. Le peuple, dans ses bagarres, se traitait d’espion, après avoir employé les injures du dictionnaire bourguignon, assez riche en vocables épicés. Estelle, les ordonnances, Tulotte avaient sans cesse le mot de sale Prussien à la bouche. Il résultait de ces désordres intimes et de ce patriotisme de bas étage une effervescence bizarre tenant à la fois d’un énervement féminin et d’une lassitude des choses, grondant sourdement de partout.

Les réceptions du colonel, revenant tous les jeudis, se ressentaient de cet état de fièvre ; on y faisait un vacarme frisant le scandale : une exaspération de tous ces pantalons rouges ayant des envies de sauter. Le souvenir des arrêts forcés de Haguenau leur remontait à la tête ; ils se payaient du plaisir vite, à bras que veux-tu, parce que du train où marchait l’affaire on ne savait pas si on s’amuserait encore demain. Pas un de ces officiers, du reste, ne doutait du succès si on déclarait une guerre quelconque, car ils se préparaient en prévision du grand jour. On exécutait les plus brillantes manœuvres libres sur le terrain préparé pour ces simulacres de batailles. On astiquait ferme ses boutons et puis on faisait l’amour ! Jamais on ne prouvera aux cavaliers français que faire l’amour n’est pas la meilleure préparation à un combat meurtrier. Chaque matin on pérorait, au café, sur la belle réponse du ministre : du même à la même !… Hein ! quelle arrogance ! c’était collé, ce mot visant l’Allemagne !…

Pendant que le colonel Barbe, sortant tous les jours à l’heure de l’absinthe, donnait son avis devant Pagosson, Zaruski, de Courtoisier approuvant du geste, Estelle, dans la cuisine, brandissait des fourchettes contre les ordonnances béants ; elle voudrait en tuer un de ces cochons de Prussiens ! Ah ! si on écoulait quelquefois les femmes, il y aurait de jolies victoires. Et il ne fallait pas faire traîner la chose… les attacher tous à la queue de leurs chevaux ! Tulotte, quand elle avait une fiole en main, buvait gravement à la santé des braves comme elle l’avait vu faire la veille par son frère Daniel avec ces messieurs du 8e. Les esprits se montaient rapidement au milieu de cette ville guillerette, pleine de pampres verts et de brimes filles. Il y eut des mariages bâclés en un rien de temps ; on s’épousait, prévoyant qu’il y aurait du grabuge mais que ça ne pouvait pas durer, étant donné la capacité du soldat qu’on avait sous ses ordres. Un espoir d’avancement rapide talonnait aussi les plus jeunes. On partirait simple sous-off et on reviendrait capitaine. Il pleuvrait des croix, des pensions ; une véritable folie de gloriole soufflait dans les rangs du régiment, qui s’imaginait avec une entière bonhomie que toutes les récompenses devaient être pour lui. Et les chevaux caracolaient le long des rues, les femmes ouvraient leurs fenêtres, envoyant des sourires. Le colonel Barbe, se croyant vingt ans de moins, les saluait de l’épée, roulant des yeux amoureux quoique toujours d’une fixité cruelle, tels que les rendait la préoccupation de la consigne.

Vers le milieu de l’été, il sortit de ces perturbations un acte de courage qui mit le feu aux poudres. Le petit Zaruski poursuivit un chien enragé, à pied, le sabre haut dans toutes les rues de la ville. Le chien se réfugia sur le perron de l’église pendant qu’on chantait les vêpres ; comme le portail était ouvert, chacun se retourna ; le prêtre resta la bouche arrondie et les femmes poussèrent des cris de frayeur. Mais Zaruski, sans se déconcerter, envoya un coup à la pauvre bête qui se prit à hurler effroyablement. Il y eut une mêlée horrible ; deux dames furent presque écrasées dans la bousculade. Le sous-préfet, homme de prévoyance, qui assistait aux offices, s’arma d’une chaise. Zaruski se découvrit par respect pour la cérémonie et entra de son côté poursuivant toujours le chien. Enfin on le tua sur les marches de l’autel.

Cet événement fit un bruit de tous les diables. Les journaux belliqueux le commentaient de cent façons. L’un déclarait que le sous-préfet avait été plein de noblesse ; l’autre ne savait trop louer la délicate attention de l’officier qui n’oubliait pas de se découvrir, malgré le danger, en présence d’une cérémonie religieuse ; celui-ci ajoutait que les deux dames se portaient mieux ; celui-là insinuait que le courage des hussards était proverbial. On en causa tellement qu’un beau jour le sous-préfet dit à Zaruski, devenu son inséparable depuis l’aventure :

— Pourquoi ne ferions-nous pas un carrousel ? Notre ville aime tant les distractions militaires ?

Il serait peut-être bien difficile d’établir la relation qui existe entre la fin d’un chien atteint d’hydrophobie et le commencement d’un projet de carrousel ; pourtant la phrase du sous-préfet jaillissait d’une discussion au sujet de la rage, voilà le fait.

Tout de suite on alla trouver le colonel Barbe et le commandant du dépôt des chasseurs qui se trouvaient aussi à Joigny. Le colonel se caressa la barbiche. En effet, il y avait de quoi faire un joli carrousel, là, du côté des promenades, près de la rivière ; on demanderait l’autorisation à la municipalité. Les femmes des notables s’en mêlèrent ; on discuta la chose pendant une semaine, puis il fut arrêté que ledit carrousel coïnciderait avec la fête de la ville. Une noce complète de hussards fraternisant avec les Bourguignons.

Le plan du combat, dû, en partie, à l’imagination de Pagosson et de Courtoisier, était de mettre aux prises les défenseurs du drapeau avec l’ennemi. (L’ennemi se recruterait parmi les chasseurs.)

Corcette, saisi d’une inspiration sublime, ajouta qu’au-dessus du drapeau planerait le génie de la guerre. Le sous-préfet renchérit en demandant que le génie de la guerre fût une femme, ou plusieurs femmes. Cette proposition eut un réel succès. Le sous-préfet, un peu rapin, tenait aux idées allégoriques. La question était de trouver une femme assez digne pour représenter le génie de la guerre sans donner lieu à de vilains propos, et assez courageuse pour se mettre en spectacle parmi des chevaux galopants.

Le trésorier indiqua ses fillettes ; à elles six, elles feraient un gentil génie de la guerre n’ayant pas peur des chevaux. On ne savait plus à quel génie de la guerre on aurait affaire lorsque, dans une soirée chez le colonel Barbe, Jacquiat s’écria :

— Que nous sommes donc écervelés ! Le voilà, notre génie de la guerre ! et il désignait Mary Barbe.

Le colonel fronça d’abord les sourcils. Ce n’était pas convenable ! Mary gagnait ses douze ans ; une demoiselle qui se respecte se déguiser ! Mais une telle unanimité se produisit qu’il fallut céder. Au fond, cela le flattait qu’on appelât sa fille à jouer un rôle dans un carrousel comme au temps de la vieille chevalerie française.

L’âge ingrat avait forcé les traits de Mary. Elle était plus élancée de taille et plus brune encore de cheveux. Son nez se détachait davantage, ses yeux bleus avaient pris un reflet métallique singulier et sa bouche, plus dédaigneuse, tranchait très rouge sur la chaude pâleur de son teint mat. Il y avait déjà de la panthère dans ses allures de grande fille indomptée ; elle parlait d’un ton bref et hautain qui désespérait les gens ; quand elle allongeait la main on se demandait si des griffes ne dépasseraient pas les doigts et rien ne demeurait moins calme que son humeur. Les attendrissements du bourgogne ne prenaient pas sur sa nature sauvage ; elle désespérait Tulotte qui ne se reconnaissait pas du tout dans sa nièce.

La question du costume fut agitée le lendemain en conseil militaire. Pour la fille du colonel ils étaient d’avis de faire largement les choses. On écrivit même à un couturier de Paris en lui envoyant des mesures. Le génie de la guerre, après maints orages, se décréta comme il suit : une robe de soie violette et blanche, une cuirasse d’argent rehaussé de verroteries éclatantes, un casque d’argent serti de petits aigles d’or ; le sceptre serait une lance effilée. Les détails de ce costume se trouvèrent, par hasard. indiqués dans le journal de la localité, ce qui rendit Mary assez fière.

Les manœuvres préparatoires du carrousel marchèrent d’un train d’enfer ; on se donnait un mal de chien pour se procurer tous les accessoires ; il y aurait des têtes de turc à figures grotesques, des oriflammes de soie rose, des gradins à crépines et des coussins de velours. Jacquiat s’était mis au régime du vinaigre et du pain rassis afin de maigrir convenablement ; il avait réenfourché son dada, l’avancement par les bonnes grâces de Mary et avait eu la pensée de son succès pour travailler un peu au sien.

Pendant les exercices des militaires, le pékin, lui, ne restait pas inactif ; on organisait une joule sur l’eau avec transparents autour des barques illuminées ; le sous-préfet avait rapporté de Paris un nouveau modèle de lanternes chinoises d’un effet décoratif merveilleux et les dames de Joigny gourmandaient leurs couturières.

Le matin du grand jour, il tomba une telle averse que l’on fut sur le point de tout décommander. Les Bourguignons furieux s’empilèrent dans les cafés pour noyer leur chagrin, les dames eurent des attaques de nerfs, on faillit arrêter un cent et unième espion prussien derrière le théâtre lisant une affiche de la fête d’un air goguenard. Estelle cassa un carreau de dépit ; Tulotte renversa sur sa robe neuve un bol de brûlot qu’elle avait allumé pour se remonter avant les émotions de l’après-midi ; le colonel cravacha le Triton.

Puis, brusquement le soleil reparut, sécha les pavés, les arbres touffus de la promenade se secouèrent un brin, on sortit des cafés, le maire donna l’ordre de placarder des avis très rassurants. Chez le colonel Barbe on déjeuna à la hâte pour pouvoir soigner sa grande tenue.

Mary s’habilla avec l’aide du couturier parisien qui avait créé un chef-d’œuvre. La robe, relevée à la grecque sur le côté, laissait voir un maillot de soie violet sombre broche de camées d’or ; le cothurne, en lacet d’argent, rejoignait les camées tandis que les pans de la jupe très bouffants et très longs retombaient en arrière dégageant la hanche un peu indécise de l’adolescente. La cuirasse serrait exactement son buste frêle, grossissant ce qu’elle avait de trop frêle et le cou sortait nu d’une torsade de faux rubis comme d’une cuvette de sang.

Les splendides cheveux de Mary, dénoués sous le casque mignon, fouettaient les épaules de leurs mèches rebelles, se mêlant aux plis de la robe de soie et allant presque au bas de sa traîne de cour. Quand Mary parut dans le cirque elle fut accueillie par des bravos frénétiques. Elle donnait la main à son père ; tous les deux descendaient de cheval et allaient saluer le sous-préfet. Mary reçut du galant fonctionnaire un énorme bouquet de violettes qu’elle ficha au bout de sa lance avec un petit rire si crâne que l’on n’en revenait pas. Où cette enfant de douze ans avait-elle pu apprendre la fierté de ses allures ? Elle semblait née pour jouer ce rôle de jolie cruelle avec ses yeux rapprochés comme ceux des félins, sa lèvre dédaigneuse et ses dents pointues férocement blanches.

Au centre de l’arène on avait dressé un fort en miniature. Sur un rocher de mousse étoilé de fleurs, s’étageaient des banderoles roses tenues par les six filles du trésorier (il avait été impossible de les éviter) vêtues de taffetas rose ; le sommet du fort, piédestal du génie de la guerre, s’ornait d’un étendard français à hampe de velours. Mary s’assit sur un trône à l’ombre de l’étendard et remarqua qu’elle serait admirablement placée pour jouir du coup d’œil. Ses demoiselles d’honneur pétrifiées ne disaient rien, elle les apostropha :

— Eh bien ! petites, tenez-moi ça un peu ferme, vous savez que la consigne est de ne pas bouger, jusqu’à la prise du drapeau ! C’est Zaruski qui le prendra ; il sautera de son cheval sur la mousse, escaladera le fort où on a planté des crampons exprès, vous inclinerez vos bannières et moi je lui donnerai le drapeau pour que ce soit plus vite fait. N’oubliez pas le signal, Zaruski aura un cheval blanc pour qu’on le reconnaisse de loin.

Les six demoiselles du trésorier répondirent oui toutes ensemble et redressèrent leurs têtes blondes avec timidité.

La première partie du programme s’exécuta dans un ordre parfait ; les gradins du grand cirque pavoisé étaient combles de bas en haut ; les toilettes fraîches se mêlaient heureusement aux habits noirs ; çà et là, un uniforme jetait une note claire parmi ces gammes de nuances tendres ; la musique alternait avec les salves d’applaudissements, et on se montait la tête parmi les citadins, on lançait des couronnes de feuillage, on vociférait des encouragements.

Le colonel, immobile, devant la tribune des autorités, sur son cheval s’ébrouant, jugeait des lances rompues et des turcs enfilés. Les chasseurs avaient d’abord paru beaucoup plus calmes que les hussards, mais, peu à peu, échauffés par les regards de toute une ville qui leur préférait les hussards, ils s’emballaient, abattaient des masses de turcs, sautant les barres fixes, voltant, valsant, y mettant du leur, en tant qu’ennemis. On forma une roue gigantesque qui faillit manquer à cause de leur ardeur soudaine à vouloir tourner. Le colonel retroussait les narines, et le sous-préfet, qui avait assisté aux répétitions, ne comprenait plus.

Mais quand vint le morceau sérieux du carrousel, la prise du drapeau, voilà que les gredins de chasseurs eurent tous à la fois l’idée de ne pas laisser prendre l’étendard du fort et que les coquins de hussards, d’ailleurs dans leur droit, ne voulurent pas leur céder le pas. Les chevaux, entraînés aux sons de la musique et des applaudissements depuis deux heures, envoyaient des ruades ne présageant rien de bon. Madame Corcette se pencha à l’oreille du sous-préfet pour lui murmurer :

— Je crois, Anatole, que cela se gâte !

Une femme d’officier ne devait pas s’y tromper. Cela se gâtait, seulement le bon peuple ne devinait pas, lui, et applaudissait toujours.

Mary s’était levée de son trône, les yeux dilatés par l’odeur de la poudre. Un bras enroulé à sa lance d’or, le profil tourné vers la bataille, elle souriait d’un orgueilleux sourire de femme qui ne doute pas de la victoire. Elle attendait Zaruski ; Zaruski c’était son régiment, son corps, et elle se moquait des autres. Piètres ennemis ces chasseurs sans brandebourgs sur la poitrine !

Des tourbillons de poussière environnaient par instant le rocher de mousse, les spectateurs ne voyaient plus que la fillette debout dans la gloire du drapeau, sa tête dégageant une lueur d’astre. Le vent agitait ses cheveux noirs, lui donnant l’aspect d’une petite furie antique, et elle était aussi belle que comique dans son attente d’une victoire qu’elle croyait assurée.

Tout à coup, la mêlée devint brutale. Zaruski voulait passer, un capitaine de chasseurs, l’ennemi, se cabrait, à moitié désarçonné devant lui, barrant la route comme un homme qui perd son point d’appui.

— Eh ! Monsieur, cria le lieutenant impatienté, on voit bien que vous n’êtes pas à Saumur, ici !

La phrase était vive, mais on avait positivement le diable au ventre, ce jour-là.

— Parbleu, Monsieur, riposta le chasseur, un maigriot très rageur, je suis en pays conquis, et c’est pour cela que je m’empêtre.

— Farceur, fit Zaruski, si vous voulez tomber, faites-le avec plus de grâce, les dames nous regardent.

Et il poussa le cheval de l’ennemi, sentant que derrière lui on poussait le sien avec violence. Des cris s’élevèrent de la foule, un cavalier d’attaque avait roulé à terre.

— Si vous ne me laissez pas aller au drapeau, Monsieur, dit Zaruski, je vais vous passer sur le corps pour éviter un accident.

Soudain le chasseur exécuta une volte très habile, se remit en selle et courut droit au fort pendant que Zaruski emporté par son élan le suivait, bride abattue.

Les demoiselles du trésorier abaissèrent les banderoles sans voir qu’il y avait deux vainqueurs au lieu d’un. Zaruski sauta, ainsi qu’il était convenu, à bas de sa monture, mais il demeura coi en présence du tour incroyable de l’ennemi qui avait dressé son cheval debout, les deux pieds de devant sur le fort dont il enfonça les créneaux de carton.

— Ah ! la bonne plaisanterie ! hurla Zaruski, les bras ballants de stupeur, et ne pouvant en aucune manière gagner le trône de Mary par le même chemin.

L’émotion de la foule était à son paroxysme. On trépignait de joie, et, là-bas, sur la piste, on ramenait des cavaliers couverts de contusions. Le colonel mâchait de formidables jurons. Le sous-préfet pinçait les lèvres.

— Le drapeau, Mademoiselle ! réclama le chasseur, riant de la voir si jolie de près.

— Jamais ! rugit-elle, et soudain, transfigurée par un intraduisible sentiment de haine, elle arracha l’étendard qu’elle précipita dans le vide. Le chasseur eut de la peine à tirer son cheval de sa périlleuse situation ; tout confus, il rejoignit son escadron ; quant à Zaruski il avait relevé le drapeau qu’il agitait frénétiquement pour en secouer la poussière.

On se disputait sur les gradins. Qui avait gagné ? Personne, à en juger par les mines déconfites. Cependant Zaruski remonta à cheval pour saluer les tribunes ; en passant près de son colonel, il l’entendit grommeler :

— Il fallait le rattraper au vol !

— Pas moyen, mon colonel, votre fille était si vexée de la sottise du chasseur qu’elle a fichu le drapeau en bas sans regarder où je me trouvais !… Oh ! une crâne enfant ! mon colonel, mademoiselle Mary !

— Oui, mais elle devrait savoir qu’on ne fait pas tomber un drapeau dans la poussière, sacrebleu et en présence d’un front de bataille…

Zaruski riait. Mary, elle, ne riait plus. On lui avait volé sa victoire des hussards, elle ne le pardonnerait jamais aux chasseurs…

Et elle descendit lentement les degrés fleuris de son trône, des larmes dans les yeux, souffrant d’une blessure reçue en plein esprit de corps, ne daignant pas consoler les petites filles roses qui avaient eu une peur folle.

Seule, sur la piste des jouteurs, la robe flottante, le casque étincelant, elle revint au poney harnaché de violettes qui l’attendait.

— Zaruski est un imbécile, dit-elle, les dents serrées.

— Tu as raison ! répondit le père, n’osant rien dire du drapeau parce qu’on était près des tribunes.

Elle suivit le défilé d’un regard distrait, effeuillant son bouquet sur les hommes et sur les chevaux avec une vague inclination, semblant leur dire que rien ne l’intéressait plus puisqu’on était si lâche. Elle aurait voulu la mêlée pour de bon avec les sabres au clair, les têtes vraiment coupées, les vaincus vraiment morts. Quelque chose de sinistre tout en restant drôle… Un combat acharné pour une de ses violettes s’envolant, des cris d’agonie, un champ de carnage et du sang ruisselant à flots. Cela faisait pitié de voir de quelle allure ses soldats s’amusaient ! Pour un beau chiffon de soie ils n’avaient pas eu le courage de se tuer un peu. Quand les enfants se battent, ils tapent sérieusement, à poings fermés.

Une semaine après les fêtes qui avaient fait à la jolie ville de Joigny comme une apothéose, la guerre était déclarée aux Prussiens. Le colonel partait avec le gros du régiment, ne laissant dans sa garnison que le dépôt des officiers non désignés, sa sœur et sa fille. Avant de partir, il fit un discours à son dernier punch ; le brave homme, sans varier la traditionnelle allocution, y ajouta seulement une scène digne des temps anciens. Il prit la main de Mary, la plaça sur celle de Jacquiat et leur dit :

— Mes enfants, vous êtes bien jeunes, mais cependant je désire vous fiancer en ce jour solennel. Il se peut que je ne revienne pas, Jacquiat aura de l’avancement, lui ; il reviendra, j’en suis sûr. Il servira de père à ma fille : c’est ma volonté ; ensuite, quand elle atteindra ses seize ans on les mariera et… morbleu ! souvenez-vous qu’il faut beaucoup de mâles pour servir le pays !

Certes, rien ne faisait prévoir une telle conclusion. Jacquiat crevait d’orgueil dans son dolman trop étroit, il prépara une phrase ronflante et ne trouva qu’un « oui, mon colonel » suffoqué. Tous les camarades se poussaient du coude ayant l’air de se dire : « aux innocents les mains pleines ». Mary, elle, gardait un sérieux glacial. Épouser celui-ci ou celui-là, que lui importait, à son âge ? D’ailleurs il pouvait ne pas revenir non plus. Tulotte donna l’accolade au futur, elle promettait de lui servir de mère. Un instant chacun eut comme une larme et fit des hum ! hum ! de circonstance, puis on causa des succès extraordinaires qu’on entrevoyait par delà le Rhin. Le 8e hussards ferait son devoir, car « le poil brillant de ses chevaux, les gloires de ce règne et les destinées de la France »l’y invitaient On se sépara sur ce cri : « Vive le colonel ! »

Un matin, on vint apprendre à Mary que son père était en route pour la frontière ; elle fut stupéfaite. La veille encore il l’avait embrassée en lui répétant qu’elle devait ne point s’attendrir. Alors, elle retint ses pleurs. Jacquiat, le fiancé, avait envoyé un bouquet blanc, elle le mit dans l’eau fraîche et chercha des nouvelles dans les journaux de la localité.

Son imagination de petite fille qui se raconte des histoires lui montrait la guerre sous des formes brillantes, un peu le carrousel et un peu son costume d’amazone constellé de bijoux très rouges. Elle pensait qu’on pavoiserait et qu’on tirerait le canon pour annoncer les victoires. Elle prêtait l’oreille quand une rumeur de la rue lui arrivait. Les premiers temps, ce fut une douce émotion à chaque coup de sonnette. D’abord son père serait nommé général, Jacquiat passerait commandant, et le chasseur qui avait voulu lui voler le drapeau serait tué.

Madame Corcette, devenue veuve inconsolable, venait attiser ce beau feu ; elle jurait à Tulotte que nous aurions toutes les dames de Berlin pour cuisinières ; elle leur ferait payer cher les probables infidélités de son Corcette, car ces messieurs du 8e avaient des intentions sur les femmes de là-bas ! Estelle rêvait de ne plus se servir du torchon, et des impatiences naissaient de ces racontars féminins.

Enfin, un jour, les murs de Joigny se couvrirent des affiches si désirées. Une grande bataille, un succès prodigieux ! À peine les ennemis avaient-ils paru que les nôtres les avaient démolis. Les mitrailleuses fonctionnaient à merveille, nos hommes étaient remplis d’ardeur. On s’embrassait dans les rues, le sous-préfet donna des ordres pour illuminer.

— Quand je vous le disais ! murmurait madame Corcette : ils vont nous apporter les Berlinoises.

Les commentaires les plus extravagants suivaient les dépêches. Quelle guerre que celle-là, débutant par une telle victoire !

Et, désormais bien tranquilles, les habitants de Joigny attendirent la marche sur la capitale prussienne, en pointant des masses de petits drapeaux à travers des cartes spéciales.

Ce fut ainsi jusqu’à l’invasion : un enthousiasme fou secouait de dépêche en dépêche la pauvre population bourguignonne. On croyait tout ce qui était écrit sur les papiers bleus et il en pleuvait de ces papiers bleus ! Les officiers partis n’osaient pas découvrir les horreurs qu’ils devaient faire, selon leurs consignes.

Une heure vint, terrible, durant laquelle on apprit les désastres de l’armée et ceux du gouvernement. Il y eut un mouvement de stupeur indicible, puis on se révolta avec fureur. Brusquement, de tous les patriotes de la ville, il ne resta plus que des gens qui enterraient leurs objets précieux, comme des avares, au fond des jardins. Des hommes inconnus sortirent des recoins les plus sombres pour proférer des menaces contre le sous-préfet, les notables, les femmes à toilettes. Le dépôt des hussards fut pris à partie dans les cafés, sur les places ; des soldats durent dégainer contre un ouvrier sans travail qui leur reprochait d’avoir vendu tout un pays que ces malheureux ne connaissaient même point de nom. On ne traitait plus son adversaire d’espion prussien, mais bien de failli, de vendu, de traînard, de lâcheur.

Ensuite, sans que rien pût le faire prévoir, le bruit courut que les ennemis étaient dans la forêt de Joigny. Le propriétaire du colonel Barbe arriva chez Tulotte, et, devant elle, il décrocha de vieux rideaux de soie jaune garnissant les fenêtres du salon : il ne voulait pas que ses rideaux pâtissent de la guerre, cet homme.

— Mais, balbutiait Tulotte, on les défendra, vos rideaux ! Ça ne pressait pas, mon Dieu ! Il aurait mieux valu décrocher votre fusil de chasse pour le nettoyer en cas de bataille sous la ville !

Personne ne releva la remarque de Tulotte.

Les rideaux de soie jaune furent enfouis derrière les cloches à melons, dans le bout du jardin qu’avait le propriétaire.

Les bruits s’accentuant, la situation empira et l’on finit par enfouir les draps de lit. Il y avait des familles entières qui couchaient sur de simples paillasses, attendant le jour néfaste où l’ennemi entrerait dans la ville.

Tulotte se laissa gagner, car rien n’est contagieux comme ces sortes de paniques, elle emballa tout leur mobilier, décidée à se replier sur Paris ; d’ailleurs le dépôt avait reçu des ordres de départ, ce n’était qu’une question de temps. Et la population, ne s’expliquant pas l’intelligence de ces retraites devant le vainqueur, clamait qu’on voulait la livrer, l’abandonner. Les récits des atrocités prussiennes leur inspiraient des épouvantes intraduisibles ; à part les dames employées aux ambulances et quelques jeunes élégants regardant les choses du haut de leurs chevaux de luxe tout le monde songeait à la fuite du côté du Midi.

Une nuit, Mary Barbe, qui dormait peut-être seule dans toute la cité, fut réveillée par un chant étrange montant de la rue. La fillette se leva, les cheveux hérissés, la sueur aux tempes. Elle s’approcha de la fenêtre, cela lui venait véritablement de la rue et n’était pas un cauchemar. Elle ouvrit avec précaution et risqua sa petite tête pâle en dehors. La rue semblait déserte ; pourtant, une masse confuse se vautrait dans le ruisseau, devant leur porte, une espèce d’animal, marchant à quatre pattes, couvert de boue.

— La vilaine bête ! s’écria Mary.

L’ivrogne continuait son interminable refrain ; il déclarait, sur le ton le plus faux d’ailleurs, que l’ennemi errant dans ses campagnes égorgeait ses filles et ses compagnes ! Jamais Mary n’avait encore ouï rien de pareil.

« Attends ! » murmura Mary qui avait le dégoût de l’ivrognerie… Elle saisit une carafe, la vida en riant sur le pochard ; celui-ci parvint à se remettre en équilibre, un peu dégrisé, et hurla beaucoup plus fort :

Aux armes, citoyens ! Marchons !… marchons !…

Mary avait fait la connaissance de la Marseillaise et telle est la puissance de cet hymne terrible et grandiose que le lendemain, obsédée par le refrain, elle se surprit à hoqueter, comme l’ivrogne de la nuit.

Aux armes, citoyens ! Formez vos bataillons !…

Tout d’un coup, la cousine Tulotte se précipita, sanglotante, se tordant les bras, vers sa nièce pour l’empêcher de chanter.

C’était avant leur déjeuner, le moment des nouvelles de la guerre.

— Qu’y a-t-il encore ? demanda l’enfant prévoyant une autre bataille perdue.

— Ton père ! Ils l’ont tué !

Et machinalement, pendant qu’elle pressait Mary contre elle, la pauvre demoiselle répétait :

— Non ! non !… ne pleure pas !… Est-ce que la fille d’un brave militaire doit pleurer ?