La Marquise de Sade/08

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Ed. Monnier (p. 249-280).
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VIII


On recevait à l’hôtel de la rue Notre-Dame-des-Champs. Oui, une réception avec des fracs, des gilets ouverts. Charles n’en revenait plus et Tulotte se croyait au temps heureux des punchs du colonel Barbe. Le savant docteur, maté par une espèce de vertige qui le tenait depuis des mois, avait tout à coup décidé qu’on donnerait une grande soirée. On allumerait les lampes Carcel du salon, immenses comme des amphores, ornées de guirlandes en bronze ; les housses de l’ameublement retirées laisseraient voir le velours jaune, un velours frappé, très convenable, s’encadrant de bandes de tapisserie Louis XV. Dans la cour, sous la marquise de verre, un globe à gaz se balancerait, les voitures pénétreraient par le sombre portail fraîchement nettoyé ; la cuisinière avait l’ordre de préparer un thé fort chinois qui se servirait dans des tasses de Japon riches, cannelées et dorées au feu.

C’était un anniversaire scientifique, d’ailleurs, un jour de découverte précieuse, oh la fêterait à la manière des mondains, en échangeant des banalités, en mettant des habits neufs. Célestin voulait bien, lui, il voulait ce qui lui faisait plaisir, surtout.

Oh ! l’apaiser, maintenant, serait-ce en lui sacrifiant plus que sa vie, c’est-à-dire son repos de vieil homme jusque-là demeuré digne ! Oh ! la voir, lui sourire, l’entendre murmurer un seul mot de pitié ! Mon Dieu ! il aurait ajouté un piano pour danser, quitte à se brouiller avec tous ses amis, si elle avait voulu cela comme le reste. Ensuite, il devait la fiancer en public à ce baron Louis de Caumont. Elle désirait devenir baronne, très vite, une drogue d’oubli qu’elle lui demandait, impérieusement, sans lui permettre de réfléchir.

Il allait par les corridors, se heurtant contre les massifs de plantes qu’un fleuriste renommé avait arrangées dans les embrasures. Il étouffait au milieu de ce luxe de chaleur, de lumières et de fines odeurs. Sa pauvre maison ! était-elle bouleversée !

Pour entrer dans son cabinet, il avait dû tourner derrière un paravent ; la porte avait été enlevée ; des rideaux masquaient l’ouverture du côté du corridor, et du côté du salon tout s’étalait à la clarté crue des lampes. Lui qui conservait une pudeur religieuse pour ses instruments, chacun les irait manier avec des regards curieux ; il ne défendrait pas sa Vénus anatomique des plaisanteries de ces jeunes sots dont il y a tant parmi les carabins. Quant à ses livres, on les gâcherait si on ne les lui empruntait pas ! Un martyre qui variait, enfin !… Après les vibrations inutiles des sens, la profonde irritation des nerfs, ses habitudes le fuyant, ses chères habitudes avec lesquelles il vivait depuis si longtemps. Cette femme, à peine échappée de son enveloppe d’adolescente, se souvenait des branle-bas de garnison qui avaient ballotté son berceau ; la fille du hussard reparaissait, la cravache de son père à la main, se vengeant d’une atroce façon, par des inventions de soldat ivre. Il voulait le calme pour essayer d’endormir sa torture ; elle, réclamait une fête, des lampes allumées, des petits gâteaux sur toutes les tables et des fleurs à en être asphyxié. Il s’assit à l’écart, se cachant le visage derrière ses doigts tremblants, se répétant qu’elle avait raison, mille fois raison. Lorsqu’un vieux fou comme lui se mêle de roucouler, il est puni et n’a que ce qu’il mérite. Un moment, il écarta les doigts ayant peur de sa venue, mais il n’aperçut que lui-même dans une psyché qu’on avait plantée juste à la place de son bureau. Il eut un tressaut d’horreur, car il voyait là un vieillard. Antoine-Célestin qui à soixante-huit ans portait haut le front, et caressait sa barbe, encore châtain, d’une main ferme, avait depuis un an des mouvements nerveux, répandant quelquefois le vin sur la nappe. Il était complètement dépouillé de ses derniers cheveux, sa lèvre inférieure commençait à pendre, ses joues flottaient, sa barbe blanchissait, et, un peu à gauche, il ressentait des palpitations étouffantes. La décrépitude sénile, la hideuse décrépitude arrivait, le foudroyant au milieu de ses désirs irréalisables. À son cours, il avait de fréquentes distractions que les gens remarquaient bien. On chuchotait, malgré le respect qu’il imposait par sa science et sa situation. Une rage absurde le tenaillait quand il songeait que, sans elle, il serait encore solide. Sans cette fille désespérante, personne n’oserait se moquer de lui. Est-ce qu’il n’allait pas finir par baver aussi comme les gâteux qu’il soignait jadis avec des réflexions moqueuses ? Mieux vaudrait mourir tout de suite. Il se leva d’un brusque mouvement de colère, ouvrit un tiroir de sa bibliothèque, le tiroir des choses nuisibles où il serrait les poisons. Là, se trouvaient en des fioles mignonnes, les unes cerclées d’argent, les autres d’un cristal bleu lapis, l’acide prussique, fluide et incolore, le curare épais, crémeux, jaune, puant, et des poudres bizarres brunes et blondes, de l’arsenic, des cantharides… Là était la prompte délivrance, une fuite lâche qu’on ignorerait.

Soudain, un bruit d’étoffe de soie, étonnant froufrou pour ce lieu austère, emplit la pièce. Mary descendait des appartements de Tulotte.

— Mon cher oncle, dit-elle de sa voix mordante, je crois que vous êtes en retard.

— Oui, balbutia-t-il, repoussant à demi le tiroir, j’ai oublié de mettre mon habit. Il ne faut pas m’en vouloir, je suis si malheureux, ce soir, Mary ! Oh ! mon Dieu ! s’écria-t-il, saisi de ce frisson sénile qui effrayait son expérience médicale, mon Dieu ! quelle robe as-tu donc ?

Mary, debout, dans la splendeur de ses dix-huit ans, portait une singulière toilette, sa création des fiançailles.

« Je veux une robe couleur de souffrance, » avait-elle déclaré à la couturière stupéfiée. Cette robe incarnait parfaitement l’idée qu’elle avait eue, la cruelle fille ! Sur la jupe de satin vert émeraude, arrachant les yeux, se laçait une cuirasse, mode inconvenante de l’époque, une cuirasse en velours constellé d’un paillon mordoré à multiples reflets ou pourpres ou bleus. Ce corsage était montant et cependant s’ouvrait par une échancrure inattendue entre les deux seins, qu’on s’imaginait plus roses à cause de l’intensité de ce velours vert.

La cuirasse laissait les hanches comme nues, et le long des plis de la jupe, très collante, couraient des branches de feuillage de rosier sans fleurs, criblées de leurs épines. La perverse coquetterie de Mary avait fait explosion avec une assurance frisant la naïveté. Jamais elle ne s’était souciée de ses chiffons avant ce soir-là, et d’un seul effort elle atteignait au sublime.

Ses cheveux tordus derrière la nuque s’ornaient d’une épingle en métal nuancé, pareil aux broderies du corsage. Et la pointe passait, menaçante, tandis qu’un oiseau pourpre, qui semblait traversé, étendait sur la noirceur de ses magnifiques cheveux ses ailes implorantes de pauvre petit tué. La couturière contrariée avait avoué que si c’était original, ce n’était guère de mise pour une jeune fiancée. Mary aimait le vert, il éclairait son teint de brune et donnait à son regard voilé de cils épais un scintillement humide comme les regards de femme en ont au bord de l’eau. Elle n’écouta donc pas les réflexions de celle qu’elle payait pour accomplir des tours de force. Un peu de dentelle blanche atténuait la crudité de l’échancrure près des chairs ; encore cette concession devenait-elle un raffinement de plus, en rappelant, dans les hardiesses du costume, la chasteté orgueilleuse de la vierge.

La traîne fuyait, doublée de neigeuses mousselines rendant plus délié le bas de sa personne svelte, s’effilant en un corps d’insecte miroitant et fabuleux. Tout ce vert était, pour les pauvres yeux fatigués du docteur Barbe, comme une décharge électrique.

— Je t’assure, murmura-t-il s’appuyant contre la bibliothèque, cela n’est pas une toilette de jeune fille !

— Oh ! je ne suis plus une ingénue, mon cher oncle, grâce à vous ! riposta la fille du colonel en le tenant cloué sous la dureté subite de ses prunelles.

Il joignit les mains, prévoyant encore une scène odieuse.

— Écoute, Mary, je t’ai proposé mon nom, ma fortune, tout le reste de ma vie, et je le répète que je suis prêt à me faire ton esclave. Oui, j’ai été coupable, j’ai abusé de ton abandon d’enfant, je me sens digne de tes plus cruels reproches, mais aussi j’ai voulu réparer mes torts, et puisque tu as repoussé la réparation, ne continue pas à m’accabler. Louis de Caumont est beaucoup moins riche que je ne le pensais. Ce n’est guère le parti qu’il te faut, si tu dois prendre goût à de semblables toilettes ; ce viveur, car il a fait de nombreuses folies, dit-on, ne t’aimera pas comme je t’aime, c’est impossible, vois-tu. As-tu pesé mes raisons ? Réfléchis-tu quand je te parle ?… Mon enfant, je t’en prie…

Elle haussa les épaules.

— Je ne veux pas épouser mon oncle. Est-ce qu’on épouse son oncle ? Quel singulier médecin vous faites ! « Remonter le cours des descendances familiales… » rappelez-vous un peu les phrases de vos livres sérieux. À mon tour de vous prier de ne pas m’accabler de vos ridicules déclarations. Devenir la belle-sœur de Tulotte qui a cinquante-cinq ans ! Non !… mon oncle, j’épouserai le baron de Caumont parce que ce viveur, sans me plaire, a pour moi l’avantage de ne pas être mon parent, et je brûle du désir de sortir de la famille, vous m’entendez !

En scandant cette dernière phrase, elle avait déployé son éventail en plumes de lophophores, fixant toujours sur lui son regard étrange, inquiétant comme celui d’un oiseau de proie.

Le malheureux était retombé dans son fauteuil, la tête basse.

— Pitié ! dit-il d’un ton sourd.

— Allons donc ! pitié, s’exclama-t-elle ; est-ce qu’on a eu pitié de moi, depuis que je suis au monde ? Je ne demandais pas à naître, n’est-ce pas ?… Quelle rage a-t-on eue lorsqu’on m’a jetée sur terre ? La belle chose que la tendresse de nos parents qui nous font quand nous ne voudrions pas être faits ?… Aujourd’hui, tout changera, je vous en préviens ; les sciences que vous m’avez si libéralement données tourneront contre vous, le savant !… Et quand vous vous plaindrez, je vous dirai de vous souvenir de certaine soirée… Estimez-vous heureux que je n’aille pas crier vos hontes devant tous ceux qui vous croient respectable. Je me marierai avec le baron, je vivrai ici parce que j’aime cette maison, et que je la dirigerai malgré vous. Il est temps que je descende tout à fait du grenier où j’ai grelotté trois hivers, mon cher oncle. Tulotte m’obéira, et si vous n’êtes pas content, je lui expliquerai des choses, à votre sœur… des choses qu’elle pourra ressasser tout à son aise entre deux bouteilles de votre vin de Bordeaux !

Célestin Barbe ne remuait plus, son grand corps étendu avait l’air mort.

Elle dirait à Tulotte, cette Tulotte qu’il méprisait jadis pour ses passions abrutissantes du boire et du manger ! Et il revoyait, dans une terrible vision, les moindres détails de la soirée néfaste : Mary, assise à ses côtés, tout près de lui, lisant le chef-d’œuvre de Longus qu’il lui semblait ouïr pour la première fois, vêtue d’un peignoir de blanche batiste, sans corset, un peu ouvert et ses cheveux sombres se répandant le long de ses hanches, de ses hanches qui, devenues très dures, tendaient l’étoffe. Avant la lecture il s’était amusé comme un collégien malicieux à démonter pièce à pièce sa Vénus, joyau merveilleux et mécaniquement obscène. Aucune idée de dépravation pendant ce travail que le professeur laissait respectable, mais par hasard elle avait ri, montrant ses petites dents de louve tourmentée des sens, elle avait ri, et lui, fort ému, il avait voilé d’une serge les charmes de cire, songeant aux charmes vivants. Une obsédante pensée lui était venue en l’écoutant raconter la touchante idylle païenne, l’histoire chaste la mieux faite pour fouetter les sens des pauvres vieux, et avait pensé qu’il devait avoir eu tort de négliger les joies contenues en ces délicatesses si vite flétries de la femme. Un moment elle s’arrêta, le regardant du coin de son œil étrange ; le livre glissa, il la prit sur ses genoux : alors, c’est là que ses souvenirs s’enveloppaient d’une espèce de folie. Certes, elle irait vierge au bras de l’époux qu’elle se choisirait, mais… Mon Dieu ! lui qui aurait voulu créer une nouvelle spécialité de jeune fille, sachant tout et impeccable par cela même qu’elle posséderait l’explication de tous les dangers !

Le docteur Barbe se leva avec un geste de résignation :

— Soit, dit-il, ce que tu veux est juste, je le reconnais, mon amour t’offense et tu as le droit de te révolter. Je vais m’habiller, Mary, je tâcherai de garder ma dignité vis-à-vis d’eux. Quant à Tulotte, j’espère qu’elle ne saura rien.

Il sortit du cabinet en s’accrochant aux meubles, ayant peur d’une faiblesse nouvelle, les paupières battantes conservant entre le blanc des yeux et la peau l’éclair brûlant de sa robe verte.

À minuit, heure très indue pour la vieille maison de la rue Notre-Dame-des-Champs, une trentaine de personnes entouraient le vieux savant dans son salon brillamment illuminé et on discutait avec rage des questions extraordinaires. Il y avait là : Victorien Duchesne, le vivisecteur encore à l’aurore de sa gloire, causant, d’un ton bref comme un coup de cisailles, des nerfs de ses chiens qu’il empêchait de mordre, mais pas de crier à cause de l’humanité ; le petit Slocshi, tenant pour la crémation et détaillant l’auto-da-fé de sa belle-mère dans un four bien aménagé, avec double et triple courant d’air rebrûlant la fumée du corps, injectant à travers les chairs des dards de flamme qui le trouaient de part en part ; il avait suivi l’opération à travers une lentille et il en avait les cils tout brûlés ; seulement, sa femme, la fille de la morte, s’était refusée à la distraction de la lentille. Il s’en étonnait.

Marscot, décrivant son système miraculeux du coup de tam-tam, qui plus tard, si on le laissait expérimenter, arriverait à renverser comme des capucins de cartes des tas de filles nerveuses que d’ailleurs il ne se chargerait jamais de guérir, se contentant des manifestations curieuses de la catalepsie, sans songer à autre chose ; filles et chiens étaient là pour servir de vulgaires mannequins à souffrance. Les plus tranquilles, botanistes et chimistes, se montraient réciproquement des articles du Bulletin de la Société de géologie, des Annales des sciences naturelles, entamaient des récits de l’époque quaternaire, ne s’étant peut-être pas vus depuis une année et réunis à l’occasion solennelle de cette fête, ne se demandant même pas de leurs nouvelles, mais constatant, non sans plaisir, que cette époque quaternaire prenait des phases inattendues grâce à la découverte récente d’un crâne. Il y en avait un, maigre, d’aspect maladif, ayant son plastron mis tout à l’envers, aux manchettes fripées, aux gants dépareillés, qui allait de groupe en groupe, les cheveux droits comme une corne de tarasque, répétant qu’il avait enfin un oursin que personne ne pouvait définir, son oriolampas, quoi ! Cet oriolampas le mettait hors de lui depuis des mois. Il y rêvait la nuit et le contemplait le jour. Quelques jeunes, très brutaux, s’abordaient en se demandant :

— As-tu vu son ours… hein ?

L’oriolampas était la scie favorite et le bonhomme charmé, n’ayant jamais fait un jeu de mots de son existence, se cramponnait à ses jeunes pour leur montrer son oriolampas, d’une petitesse surprenante.

À cinq ou six, d’autres poussaient un patient dans une embrasure pour lui faire sentir la nécessité de la Société contre l’abus du tabac, et le patient, pris de colère, déclarait que ça lui était bien égal, il fumait une boîte de cigares par jour, et il se portait admirablement.

M. Munas Chalmier pérorait à voix haute, s’étendant en des phrases de beau causeur, toujours sûr de finir par un mot à sensation, embrassant toutes les connaissances à la fois de son auditoire qui hochait des fronts de mauvaise humeur, parce que plus on sait de choses et plus il devient difficile de les expliquer, de l’avis des anciens. Et l’astronome Flammaraude allait et venait, le pied impatient, la tête renversée, dans une chevelure de comète, lançant des paradoxes, affirmant des histoires folles et pourtant d’une clarté éblouissante, comme baignées par les rayons cherchés là-haut. Ce diable d’homme les entortillait de son accent câlin : pourquoi pas ceci, et pourquoi pas cela ?… Aristocrate de la science, lui, quand il avait trouvé une vérité, elle était jolie. Des bourgeois ahuris lui envoyaient des palais d’été, sous pli recommandé, contre un livre à propos de la lune. Savant du merveilleux, plus merveilleux écrivain encore. Surtout, charmant de physionomie.

Autour de la table à thé, derrière un paravent, des vieux complètement finis devisaient à propos de l’inconséquence de certains élèves qui veulent tout avaler, géologie, botanique, anatomie ; de leur temps on étudiait plus à froid, et se cantonnant dans le terrain dévonien, affectant de ne pas savoir ce qu’on racontait au delà, ils discutaient, en cassant leur petit cube de sucre en deux pour éviter un excès de douceur, sur des mots effroyables, tout un troupeau de Ganoïdes qui défilait au dessus des tasses japonaises : les Cocosteus, les Ptéraspis, les Céphalaspis avec les flots des déluges partiels, horribles aquariums de monstres. Les élèves, au nombre de trois seulement, choisis parmi les plus intéressants du docteur Barbe, écoutaient sérieusement les professeurs qu’ils n’avaient pas envie d’interrompre.

Félix de Talm riait quelquefois d’un mot, puis se regardait dans la glace du cabinet d’histoire ; son habit neuf lui allait bien, il était content. Le second, Maurice Donbaud, débitait, avec une terreur cocasse des farces d’amphithéâtre, au troisième, Paul Richard, un blond, imberbe, timide comme une jeune fille.

— Je te dis que c’est chic, l’idée de l’oreille au cocher. Je lui ai fourré ça dans sa poche au moment où elle descendait de voiture, elle a cru que c’étaient des louis, parbleu !

Et Félix de Talm approuvait d’un signe dans une décision féroce de faire des femmes à l’œil pendant que le narrateur anxieux cherchait si on l’écoutait parmi les maîtres…

— Elle est bien étonnante ! répondait Paul Richard qui étudiait la robe verte de mademoiselle Mary Barbe.

Celle-ci, accoudée au socle d’une statue égyptienne, droite comme elle, ayant la finesse de ce corps glauque, un problème de deux mille ans, buvait du thé, son vague sourire aux lèvres. Le baron Louis de Caumont, un bel homme, prenant ses premières privautés de fiancé, se penchait dans son cou pour lui dire une fadeur. Louis de Caumont tranchait sur ce monde de gens peu soucieux de la toilette. Il avait une élégance discrète, point de breloques, point de bottes, de petites perles au plastron ; le tortil brodé en violet au fond du claque doublé de satin noir, une senteur douce de benjoin et un habit qui le faisait paraître le seul habillé, au milieu des autres.

Ni beau ni laid, il conservait cependant une allure si correcte en faisant des choses insignifiantes qu’il plaisait extrêmement ; mais il avait les larmiers très creusés, d’une couleur citrine indiquant un passé rempli d’excès de toutes sortes. Par instants, quand il regardait Mary, ses yeux ternes flambaient de lueurs.

— Nous irons souvent dans ma maison de Fontainebleau, n’est-ce pas ? demandait-il.

— L’été, oui ; l’hiver nous resterons chez mon oncle, il me promet de nous abandonner son hôtel. J’ai hâte de faire certains changements, vous savez, je transporterai son laboratoire dans les appartements d’en haut. Son cabinet sera mon boudoir.

— Je ne suis malheureusement pas assez riche pour vous proposer d’acheter mieux que vous avez ici, chère petite amie. Hélas ! il y a des heures où l’on voudrait être roi !

— Bah ! dit soudain la jeune fille, sûre de ce qu’elle avançait, tout ce qu’il a est à sa nièce…

Alors, Louis de Caumont baisa sa main. Il n’en revenait pas : cette fille de dix-huit ans calculait comme une vieille femme tout en demeurant affolante de beauté. Dès leur première entrevue, lorsqu’il était venu pour recommander le fils de son garde-chasse à M. Barbe, elle lui avait paru gauche ; depuis un an elle s’était épanouie en une floraison mystérieuse, et chaque visite chez le savant l’avait rendu plus amoureux. Malgré l’intérêt pécuniaire qu’il avait à ce mariage, il ne pensait qu’à la possession de la belle créature, sa découverte, à lui, l’expert en matières féminines, son oriolampas unique. Ce n’était pas une banale parisienne, mais une petite doctoresse jouant avec les traités de son oncle comme elle aurait joué avec des bracelets. Son éducation lui assurait sa vertu en même temps qu’elle lui promettait des surprises pour le coin du feu. Elle n’avait jamais eu le temps d’aller dans le monde, donc elle était chaste.

— Mary, comprenez-vous que je vous aime ? répétait-il.

Elle se tourna sans rougir.

— Vous ne me déplaisez pas, répondit-elle.

— Je suis bien plus âgé que vous, Mary.

— Oh ! vous l’êtes beaucoup moins que mon oncle !

— Adorable candeur de petite fille ! Est-ce que je dois être un oncle pour vous ?…

— Sans doute ! murmura-t-elle avec un rictus railleur dont il ne pouvait saisir le sens.

Antoine-Célestin Barbe, venu derrière eux, s’essuyait les tempes, n’écoutant pas un enragé qui voulait lui développer sa théorie sur la cristallisation de l’acide carbonique.

« Mon Dieu ! songeait-il, pourvu qu’il ne sache jamais cela !… Car je le trompe, cet homme, après tout, et le médecin sait mieux que le viveur quel genre de confiance il faut accorder à une femme de cette espèce. Elle ne l’aime pas, elle n’aime rien, elle a la cruauté de vouloir en torturer deux au lieu d’un… Aveugle ! imbécile qui se croit fort !… »

Et le vainqueur de l’acide carbonique se démenait furieux.

— Mary, dit Célestin chancelant sur ses jambes, va donc t’occuper des gâteaux : on ne mange ni on ne boit, ce soir, et on a besoin, ce me semble, de se reposer !

Ce qu’il n’osait pas s’avouer à lui-même, c’est qu’il était jaloux de les voir causer à voix basse si près de lui.

— Un trésor ! bégaya le baron quand elle fut partie, et il lui serra les mains avec effusion.

— Vous ne pensez plus à maigrir ? riposta ironiquement le docteur, incrustant ses ongles dans son gilet.

— Est-ce que vous trouvez que ce ventre ?… et de Caumont s’examina à la dérobée. Son naissant embonpoint, pour lequel il consultait tous les médecins, le rendait de temps en temps rêveur. Il n’avait encore que l’allure d’un député, mais bientôt il friserait le marchand enrichi dans les denrées coloniales, cela nuirait à son aristocratie parfumée de benjoin.

— Le mariage diminuera ça ! dit-il riant d’un air convaincu.

Exaspéré, le savant s’éloigna sous prétexte de gourmander Tulotte.

Celle-ci, pétrifiée par la sobriété de tous ces gens, cherchait fiévreusement un carafon de rhum. Il n’y avait que du thé, des gâteaux, très fins à la vérité, mais aucune liqueur forte.

— Mon cher frère, dit-elle aigrement, je ne pense pas que notre Charles aille les boire à la cuisine ? Où sont donc vos fameux digestifs ? Le thé, c’est de l’eau chaude, une boisson bonne pour des Chinois… Je voudrais bien trouver quelque fiole plus réconfortante.

— Juliette, répondit le docteur avec un mouvement de colère qu’il ne put réprimer, allez donc vous coucher !

— Hein ? me coucher ! moi votre… ta sœur !… quand tu reçois et qu’il n’y a pas d’autre femme pour tenir compagnie à mon élève ?

— Allez vous coucher ! vous dis-je, et Célestin lui serra le poignet en la poussant vers la porte.

— Oh ! c’est dur ! s’écria Tulotte à demi suffoquée, n’osant pas faire une scène devant les invités.

Celle-là payait pour Mary. Il passa dans son cabinet et aperçut les trois étudiants qui inventoriaient ses instruments. Il n’y tint plus.

— Messieurs, dit-il prenant son accent de professeur, vous êtes libres… j’ai besoin d’être seul.

— Qu’est-ce qu’il a donc ? interrogea Paul Richard, tremblant de tous ses membres.

— Il a que le besoin de ronfler le lancine, parbleu ! risqua Félix de Talm, et Maurice Donbaud affirma que ce serait une vraie ganache avant deux ans.

En traversant le salon, Paul Richard mit le pied sur la traîne de la robe de soie verte.

— Grand maladroit, fais donc attention ! murmura le baron de Caumont, puis il le présenta à sa fiancée.

— Mademoiselle Mary, permettez-moi de vous nommer ce coupable. C’est un assez mauvais carabin que je protège parce que son père fut jadis mon garde-chasse, du temps où je possédais des bois. Votre oncle en tirera le parti qu’il pourra. Voyons, tiens-toi mieux que ça, Paul. As-tu fini de regarder tes pieds ? Ce n’est pas la peine quand on les met sur la jupe des dames : Monsieur Paul Richard.

Le jeune homme salua gauchement ; une vive rougeur envahissait sa peau de blond, toute tendre encore sur le cou et dans les cheveux taillés en brosse ; il avait un œil gris foncé, large ouvert comme par une stupeur perpétuelle, une jolie bouche meublée de dents très saines, le menton d’un homme entêté. Des mains qu’on devinait calleuses malgré le gant blanc, la carrure d’un ouvrier.

— Mademoiselle ! excusez-moi, dit-il, comme s’il allait pleurer.

Il aurait préféré recevoir une gifle que d’être présenté à cette femme dont la robe lui faisait peur.

— Mais, Monsieur, il n’y a pas de quoi vous désespérer, dit Mary avec une forte envie de rire.

Elle le trouvait drôle et surtout d’une tournure bête à plaisir. Elle s’éventa pour cacher ses lèvres. Alors, Paul Richard perdit contenance tout à fait ; une rougeur plus intense lui grimpa au front, ses narines s’ouvrirent brusquement, un flot de sang inonda le devant de sa chemise et son gilet.

Félix de Talm pouffa, tandis que M. de Caumont lui mettait son mouchoir sous le nez.

— Oh ! décidément, s’écria le baron très dégoûté, tu es un rustaud que je renonce à dégrossir, voilà l’émotion qui s’en mêle, et nous en avons pour une heure !

Les médecins de l’assistance apportèrent des flacons d’hyperchlorure de fer ; on entama des récits de circonstance ; les uns voulaient essayer des remèdes radicaux, les autres disaient que cela lui passerait avec la jeunesse et on bousculait l’étudiant afin de vérifier l’épaisseur de son cartilage nasal. Mary ne riait plus, elle effaçait du bout de son doigt une gouttelette purpurine qui tremblait, pareille à un rubis, sur les broderies de son corsage.

— Je crois que c’est fini, dit le baron, revenant près d’elle ; cet imbécile a gagné au jeu de ses hémorragies d’être réformé pour faiblesse de constitution et il est plus solide que la tour Saint-Jacques. Rien ne le guérit. Une infirmité assommante. La première fois qu’il a pénétré dans l’amphithéâtre, la vue des cadavres lui a donné la même secousse. Voulez-vous que nous allions du côté des tasses, chère mignonne ? vous êtes émue !

— Non, seulement je suis peinée pour lui.

Et ils se sourirent de nouveau, pensant à sa pauvre figure bouleversée.

La soirée se termina dans une rageuse décomposition de l’albumine, des globules. On se chamaillait en brandissant des mouchoirs tachés de rouge ; les botanistes et les géologues étaient partis avec Paul Richard. Leur élément naturel surgissant, les médecins pressaient Célestin Barbe de leur donner un fin mot qu’ils ne trouvaient pas.

Quand Louis de Caumont sortit, Mary lui glissa un adieu mélancolique.

— Je vais me retirer aussi, dit-elle, car leurs conférences me rappellent un abattoir que j’ai vu dans ma petite enfance… Avouez donc, Monsieur Louis, qu’il est triste, l’intérieur que je vous prépare au milieu de tous ces savants sans pudeur.

— Mais vous êtes là, vous, la pudeur même ! soupira le galantin, lui baisant les cheveux à la faveur des ombres du corridor.

Mary eut un imperceptible tressaillement d’épaules.

Lorsqu’elle s’endormit, cette nuit-là, mademoiselle Barbe se demanda si elle ne faisait pas une grosse faute en épousant le prétendu que son oncle lui avait choisi. Puis, elle pensa qu’elle ne pouvait guère agir autrement : des murs étaient entre elle et la vie qu’elle brûlait de connaître ; pour démolir ces murs il lui fallait un nom de dame, il lui fallait le tortil de baronne, cette machine mince comme un fétu de paille, qu’elle avait examinée durant la fête au fond de ce chapeau d’homme élégant. Ensuite, l’amour était une chose bien sale qui ne la séduirait jamais.

Le lendemain, dans la débandade des tasses japonaises et l’affolement des domestiques, une scène éclata. Mary avait trouvé Tulotte ivre d’alcool, étendue de tout son long sur le velours jaune d’un canapé du salon. Elle la réveilla en lui lançant des pots d’eau.

— Eh bien ! quoi ? grogna Tulotte, ton oncle n’a pas voulu me donner un digestif… et j’ai bu ce que j’ai déniché, là, dans un godet en argent.

Le godet, c’était la lampe du samovar.

— Vous voyez, rugit la jeune fille à son oncle qui entrait, la mine soucieuse, votre sœur n’a pas même une ivresse convenable à s’offrir ! Elle boit de l’esprit-de-vin pour s’empoisonner. J’entends que vous lui laissiez la clef du cabaret aux liqueurs… je le veux !

Tulotte, dégrisée, écoutait sa nièce, l’œil larmoyant. Il y avait un rude changement ! Voilà qu’on flattait son vice. Déjà il lui semblait que Mary, tout en la malmenant, lui faisait la part plus belle… À présent elle demandait la clef du cabaret.

— Je te remercie, ma petite, grogna-t-elle, tu défends la déshéritée, toi, et c’est un juste retour des choses d’ici-bas. Tiens ! oui ! pourquoi que monsieur mon frère ferait son Caton ?… il se met à festoyer, donc il faut qu’il cesse d’être pingre. Je ne suis pas une gamine, peut-être ! je sais me conduire ! Ah ! du temps de notre Daniel ce n’était pas ça, je dirigeais la barque, les officiers aimaient le rhum, et toute la ribambelle de fines. Mais ici c’est le cabinet de la mort. Si on touche à une bouteille, il y a du poison. Et leur thé… ils me font rire ! Sans doute qu’ils ont une rude terreur de se griser, les carabins. Mon frère, tout baisse, jusqu’aux sacrées lampes Carcel, qui n’éclairaient pas plus que des coquilles de noix, hier !

Célestin éleva la voix :

— Ma sœur, dit-il brutalement, tournant le dos à Mary, je vous chasserai si vous continuez à nous couvrir de ridicule. Vous êtes chez moi, dans une maison sérieuse, et je déteste les disputes.

Mary lui saisit le bras qu’il avait levé en signe de menace.

— Moi, fit-elle avec hauteur, je suis chez moi ainsi que vous, et je vous déclare que je ne crois pas l’honnêteté de la maison en péril parce qu’elle boira du cassis au lieu de boire de l’esprit-de-vin.

Elle souligna à dessein le mot honnêteté. Célestin essaya de se révolter contre cette dénomination fatale l’envahissant de plus en plus.

— Non, Mary, non… Calme-toi ! Te céder pour une chose qui tue ta tante, je ne le dois pas… Juliette, sors… je te l’ordonne, suis-je l’aîné ?

Tulotte, abrutie, allait sortir, mais Mary la retint.

— Ma foi, dit-elle, riant d’un rire cruel, quand un oncle veut courtiser sa nièce, il commence par chasser les témoins, naturellement. Tulotte vous gêne et vous espérez qu’en lui rendant l’existence impossible, elle vous abandonnera, un beau matin !

Le docteur devint pâle. Ses traits se convulsèrent, il bégaya :

— Mary, je te maudis !…

Tulotte s’affaissa sur un fauteuil, les dévisageant l’un après l’autre.

— Hein ! la courtiser ? C’est trop fort ! Son oncle… mon frère… un vieux barbon ?

— Oui, reprit Mary avec violence, je garde mes défenseurs, moi, j’y tiens ! Tulotte, tu resteras et tu auras les clefs de tout. Quand je serai mariée, nous verrons.

Le prestige, la gloire de la famille s’évanouissait. Ah ! c’était bien la peine d’avoir mis trente ans à découvrir, parmi des tas de remèdes pour les femmes en couches, le mal d’amour !… Il était propre, leur aîné ! Qu’en pensait le hussard, là-bas, sur le champ de bataille ? S’amourracher de sa nièce, une petite fille vis-à-vis de lui, un grand-père !… et c’est qu’il ne réclamait pas contre cette énormité crachée à sa face de professeur estimable ! Joli, l’honneur d’Antoine-Célestin !… Non ! il ne disait rien, il pleurait dans ses mains sautillantes, le gâteux.

— Sacrebleu ! s’exclama Tulotte redressée, prenant l’aplomb de jadis, quand elle morigénait son cadet. Qu’est-ce que tu as dans les veines, toi, Monsieur le docteur ? On te confie une enfant, tu la fais pourrir au grenier pendant trois ans, puis, sans crier gare, il te la faut toute la journée autour de toi… et tu lui apprends à lire des livres qui me font rougir malgré mon âge… Tu es digne des tribunaux, mon bonhomme !

Elle se campa devant lui.

— Réponds un peu, Monsieur le docteur, a-t-elle menti ?

Il écarta ses mains.

— Je veux encore l’épouser. Elle refuse. Tulotte… ne me dis pas que je la pervertissais, je l’aimais. Je ne la touche pas, je ne l’embrasse pas… mais… elle va trop loin, ma bonne Tulotte, elle me tuera. Quelle honte !

Mary le regardait pleurer. Une indicible satisfaction éclairait sa brune physionomie. Tulotte hochait la tête, grimaçant une moue de dédain.

À partir de cet instant, l’intimité de la famille fut rompue. L’enfer s’ouvrit pour le docteur Barbe ; elles s’entendirent au sujet des cruautés à lui faire. Tulotte, lâchée dans toutes les bouteilles de la cave, affichait son vice, disant qu’il lui fallait bien boire pour oublier les scandales de son frère qu’elle n’appelait plus que le vieux, tout court. Mary l’excitait, lui laissant rabâcher leur malheur à son aise. Aux repas, dès qu’il ouvrait la bouche, on lui rappelait ses faiblesses par des allusions tellement transparentes qu’elles devenaient odieuses. Durant ses cours à l’École de médecine, il lui arrivait de se tourner d’un air anxieux pour s’assurer si Tulotte n’allait pas entrer ivre et lui reprochant de vouloir violer sa nièce.

Il finit par s’estimer très heureux de déménager du premier étage pour s’installer dans leur ancienne mansarde, très vaste, très nue, solitaire comme le haut d’une église.

Là, du moins, il ne les rencontrait plus avec leurs yeux brillants de haine. Mary renvoya le valet Charles et mit la cuisinière au pas. Un jardinier traça des ronds et des ovales dans le jardin botanique dont on jeta les herbes au fumier.

Le fiancé venait tous les jours apportant des bouquets blancs ; alors le docteur descendait, se composant un visage impénétrable, souriant à ses nouvelles mondaines : c’était l’heure de la comédie paternelle.

Mary, entre eux, surveillait les mots et les gestes, déployant une grâce merveilleuse pour l’homme qui la posséderait bientôt.

Célestin, le dos voûté, les doigts tremblants, les écoutait avec un regard humide.

— Est-elle adorable, cette enfant ! murmurait le baron éperdûment épris, ne pouvant deviner tout ce que l’oncle endurait.

— Une excellente petite femme, balbutiait le vieillard se sentant agoniser, l’aimant toujours d’un amour de pauvre qui mendie. D’ailleurs, elle lui permettait encore de ne pas déménager son cabinet, cela sauvegarderait un dernier lambeau d’honneur.

Humblement, il acquiesçait à tous leurs projets. Ils recevraient, ils iraient dans le monde, on promènerait le tortil, et lui, l’avare dépouillé de son trésor, il resterait transi près de la cheminée en songeant que c’était, selon l’expression de Tulotte, le juste retour des choses d’ici-bas. Maintenant il n’aurait plus le courage de se tuer.

Le mariage eut lieu à Notre-Dame-des-Champs, sans trop de faste. Quelques gommeux de la société du baron, quelques savants du cercle de l’oncle Barbe y assistèrent. On était au printemps, il y avait beaucoup de fleurs naturelles. Le vieillard eut une syncope pendant la cérémonie, des dames le virent tomber roide et crurent que la mariée allait hériter le soir de ses noces. Lui, revenu à la raison, affirma que les fleurs lui faisaient cet effet quand il les sentait de près. On dîna chez lui, un dîner de quarante couverts auquel il se dispensa de prendre part à cause des grosses gerbes de roses ornant la table. Les époux annoncèrent le départ ordinaire pour l’Italie, mais ils gagnèrent tout simplement leur chambre. Le docteur dut passer devant cette chambre pour gagner la sienne, il s’arrêta brusquement secoué de sanglots pitoyables. Oh ! c’était un martyre que de savoir qu’elle le méprisait au point de ne pas lui avoir tendu son front d’épousée en ce jour solennel. Pourtant, que demanderait-il de plus ? Il lui avait donné, par contrat, la moitié de sa fortune, trois cent mille francs, son hôtel avec la seule charge d’y laisser Tulotte à sa mort et la permission d’agir publiquement à sa guise chez lui. Certes, il se reconnaissait coupable, mais il avait si longtemps expié une seconde d’égarement, qu’il espérait enfin le repos, il se remettrait à ses chères études, il soignerait le protégé du baron pour se distraire, ce paysan qui travaillait comme un forçat pour tâcher de paraître moins ridicule. Ce serait bon de se dévouer encore, mais pour un homme, sans les dangers effroyables que l’on risque auprès de ces femmes décevantes. Oublier ? non, mais effacer et se réhabiliter par la fin de sa vie cachée, pénitente.

Adieu toutes les gloires, toutes les brillantes discussions. À quoi tout cela sert-il quand on n’a pas su se défendre d’un désir sensuel ? Et ensuite il s’éteindrait tranquille en bénissant le petit enfant qui naîtrait d’elle…

— Monsieur, disait Mary, debout au milieu de leur chambre nuptiale et détachant son voile de tulle, une jeune fille élevée par un militaire, formée par un médecin, en sait plus long qu’une vieille femme ; je me dispenserai donc de rougir ou de me sauver, comme doivent le faire, à ma place, les demoiselles de mon âge. J’ai tout lu, tout compris, et mon cher oncle m’a donné des explications par dessus le marché. Physiquement, je suis vierge ; moralement, je me crois capable de vous apprendre des choses que vous ignorez peut-être. Trêve de préambules mystiques. Ce que vous voulez, je vous le donnerai tout à l’heure. Auparavant, j’ai des conditions à vous poser.

Le baron Louis de Caumont, qui avait mis un genou en terre, leva le front, stupéfait. Elle parlait d’un ton calme et résolu.

— Mary ! dit-il, quel est ce langage ? Ne m’aimeriez-vous point ?

Elle haussa doucement les épaules.

— Voilà une grande phrase, mon cher ami. Je vous aimerai davantage demain, ce sera mon devoir, mais ne comptez pas sur une passion désordonnée, j’ai l’horreur de l’homme en général, et en particulier vous n’êtes pas mon idéal. Lorsque j’avais dix ans, je m’imaginais qu’un jardinier pieds nus et en chapeau percé serait le mari de mes rêves. Il m’aurait fallu, je crois, un mari amusant comme un petit saltimbanque pour développer en moi les belles folies dont vous m’entreteniez aujourd’hui. Si je vous accepte sans attendre mon bohémien, c’est que je tiens à m’affranchir de la tutelle de mon oncle. Vous êtes ma liberté, je vous prends, les yeux fermés… Vous seriez un voleur, que cela me laisserait indifférente.

— Mary, vous me glacez… Comment deviendriez-vous plus froide qu’en cette minute que j’espérais si délicieuse ?

— Attendez, Monsieur, je voulais vous demander une grâce, moi qui raisonne durement parce que les réalités de la vie me sont familières. Je sais ce que je vaux, voilà pourquoi je ne m’attarde point à caqueter avec vous avant le pacte. Louis, je suis décidée à ne pas vous donner d’héritier, et, comme il faut être deux pour ces sortes de décisions…

— Mary, vous êtes ou un monstre ou une petite fille de mauvaise humeur. Cessez cette plaisanterie, elle est cruelle ! dit le baron devenu livide, redoutant de deviner des choses atroces.

— Répondez-moi, Louis, car je ne veux ni enlaidir ni souffrir. De plus, je suis assez, en étant, et si je pouvais finir le monde avec moi, je le finirais.

En prononçant ces paroles, elle avait reculé jetant le voile derrière elle, splendide, les yeux ardents, le sourire féroce, grandie d’une implacable haine de l’humanité.

Louis, épouvanté, mais cherchant à retrouver son aplomb de viveur mondain, se mit à rire du bout des lèvres.

— Exquise, vraiment, cette chère doctoresse, qui sait tout ; est-ce votre saltimbanque ou votre oncle qui vous a appris ce dilemme nuptial ? Elle est charmante. Pas d’enfant, Monsieur, sinon je me précipite par la fenêtre.

D’un mouvement brutal, il voulut la saisir, mais elle se dégagea et, lui montrant le lit :

— Ma mère est morte là. Monsieur, en mettant mon frère au monde ; moi je ne veux pas mourir de la même manière, et, en supposant que je ne meure pas… je ne veux pas subir la torture d’un accouchement, ce serait une joie qu’il me semble inutile de fournir à mon bon oncle, le plus habile accoucheur de Paris. Oh ! j’ai des théories bizarres, mais il faut vous résigner, Monsieur. Il ne me plaît pas, moi, de faire des êtres qui souffriront un jour ce que j’ai souffert, ce que tout le monde souffre, prétend-on. La maternité que le Créateur enseigne à chaque fille qui se livre à l’époux, moi, j’épuise son immensité de tendresse à cette minute sacrée qui nous laisse encore libre de ne pas procréer, libre de ne pas donner la mort en donnant la vie, libre d’exclure de la fange et du désespoir celui qui n’a rien fait pour y tomber. Je vous dis cyniquement : je ne veux pas être mère, d’abord parce que je ne veux pas souffrir, ensuite parce que je ne veux pas faire souffrir. C’est mon droit aussi bien que le vôtre est de ne pas me comprendre. Je ne connais pas de puissance humaine capable de me faire fléchir ; mais si vous abusez de votre titre d’époux, ce que je ne puis empêcher, si, vous ayant loyalement demandé l’abstention, vous vous moquez de mes prières…

Elle s’interrompit pour aller prendre dans un meuble antique un coffret ciselé.

— Tenez, dit-elle en l’ouvrant, il y a là de jolis flacons que mon oncle m’a offerts après m’en avoir raconté les histoires. Asseyez-vous près de moi, je vous ai dit que je vous apprendrais ce que vous ignoriez ; je commence, Monsieur : ceci (et elle éleva aux lueurs de leur veilleuse d’albâtre, ronde et pâle, leur lune de miel, un des flacons de cristal teinté de bleu), ceci est la cocaïne, la fameuse cocaïne qui coûte 10 francs le gramme, introuvable dans le commerce, la cocaïne qu’il suffit de respirer une fois pour mourir tout d’un coup, foudroyé, sans un cri, sans un geste. Cela (et elle agita un autre flacon en or bouché avec la cire et cerclé de platine), cela c’est l’acide osmique, plus prompt encore, qui vous conserve votre attitude après son effet produit, tellement qu’on peut s’imaginer la rupture d’un anévrisme. Voici le curare (et elle ouvrit une boîte d’ivoire où se trouvait une aiguille d’argent très fine sur une crème épaisse), le curare, pas détestable au goût, puisqu’on le prend en piqûre. Voici le cyanure de potassium, le bichlorure de mercure et enfin, la morphine pure, le plus violent de tous…

Elle avait vidé le coffret sur ses genoux, les fioles étincelaient comme des joyaux.

Elle eut un rire subitement espiègle en s’apercevant que le baron s’était éloigné, saisi d’une horrible répulsion.

— Monsieur de Caumont, n’ayez pas peur, je voulais vous avouer mes faiblesses avant d’encourager les vôtres. Ce sont mes poupées, ces jolis poisons-là… et je désire (elle appuya sur sa phrase) ne pas en avoir de plus curieuses !

Il s’empara de son claque, la salua profondément.

— Madame, murmura-t-il d’une voix étranglée par l’indignation, je ne pensais pas avoir épousé Locuste, je me retire dans la chambre voisine où je crois qu’il y a un lit ; ce sera le mien désormais Votre humble serviteur chère Madame !

Et il sortit.

Mary se coucha, riant toujours. Elle trouvait sa retraite digne, mais il avait eu peur, cela se sentait. Elle le tenait à sa merci et sûrement elle n’avait aucune envie de le tuer, ce grand seigneur qui la conduirait au bal. Elle avait le positivisme de l’opérateur qui vient de réussir proprement une désarticulation difficile et qui a développé en même temps une théorie douloureuse aux oreilles du patient, mais pleine de justesse. Pourquoi auraient-ils fait des enfants ? De quelle absurde loi cela dépendait-il ? Se doit-on à la chose encore latente ? Non, et elle voulait chercher d’autres problèmes que celui des larmes d’un nouveau-né ! Elle qui avait voulu la mort de son frère, elle ne voudrait pas la vie de petits monstres à son image ou à l’image de cet homme déjà stigmatisé par ses excès de jeunesse.

Élève d’un docteur, elle agissait en docteur. Quant à l’amour, elle persistait à le rêver d’une façon vague avec des gens pieds nus qu’on peut jeter dehors dès qu’ils vous gênent.