La Marseillaise de la paix

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Œuvres complètes de LamartineChez l’auteurtome 5 (p. 95-100).


LA MARSEILLAISE DE LA PAIX




RÉPONSE À M. BECKER
auteur du rhin allemand


DÉDIÉE À M. DARGAUD





Roule libre et superbe entre tes larges rives,
Rhin, Nil de l’Occident, coupe des nations !
Et des peuples assis qui boivent tes eaux vives
Emporte les défis et les ambitions !

Il ne tachera plus le cristal de ton onde,
Le sang rouge du Franc, le sang bleu du Germain ;
Ils ne crouleront plus sous le caisson qui gronde,
Ces ponts qu’un peuple à l’autre étend comme une main !

Les bombes et l’obus, arc-en-ciel des batailles,
Ne viendront plus s’éteindre en sifflant sur tes bords ;
L’enfant ne verra plus, du haut de tes murailles,
Flotter ces poitrails blonds qui perdent leurs entrailles,
Ni sortir des flots ces bras morts !

Roule libre et limpide, en répétant l’image
De tes vieux forts verdis sous leurs lierres épais,
Qui froncent tes rochers, comme un dernier nuage
Fronce encor les sourcils sur un visage en paix.

Ces navires vivants, dont la vapeur est l’âme,
Déploieront sur ton cours la crinière du feu ;
L’écume à coups pressés jaillira sous la rame ;
La fumée en courant lèchera ton ciel bleu.
Le chant des passagers que ton doux roulis berce
Des sept langues d’Europe étourdira tes flots,
Les uns tendant leurs mains avides de commerce,
Les autres allant voir, aux monts où Dieu te verse,
Dans quel nid le fleuve est éclos.

Roule libre et béni ! Ce Dieu qui fond la voûte
Où la main d’un enfant pourrait te contenir,
Ne grossit pas ainsi ta merveilleuse goutte
Pour diviser ses fils, mais pour les réunir !

Pourquoi nous disputer la montagne ou la plaine ?
Notre tente est légère, un vent va l’enlever :
La table où nous rompons le pain est encor pleine,
Que la mort par nos noms nous dit de nous lever !

Quand le sillon finit, le soc le multiplie ;
Aucun œil du soleil ne tarit les rayons ;
Sous le flot des épis la terre inculte plie :
Le linceul, pour couvrir la race ensevelie,
Manque-t-il donc aux nations ?

Roule libre et splendide à travers nos ruines,
Fleuve des Goths, des Huns, des Gaulois, des Germains !
Charlemagne et César, campés sur tes collines,
T’ont bu sans t’épuiser dans le creux de leur main !

Et pourquoi nous haïr et mettre entre les races
Ces bornes ou ces eaux qu’abhorre l’œil de Dieu ?
De frontières au ciel voyons-nous quelques traces ?
Sa voûte a-t-elle un mur, une borne, un milieu ?
Nations ! mot pompeux pour dire barbarie,
L’amour s’arrête-t-il où s’arrêtent vos pas ?
Déchirez ces drapeaux ; une autre voix vous crie :
« L’égoïsme et la haine ont seuls une patrie ;
La fraternité n’en a pas ! »

Roule libre et royal entre nous tous, ô fleuve !
Et ne t’informe pas, dans ton cours fécondant,
Si ceux que ton flot porte, ou que ton urne abreuve,
Regardent sur tes bords l’aurore ou l’occident !

Ce ne sont plus des mers, des degrés, des rivières,
Qui bornent l’héritage entre l’humanité :
Les bornes des esprits sont leurs seules frontières ;
Le monde en s’éclairant s’élève à l’unité.

Ma patrie est partout où rayonne la France,
Où son génie éclate aux regards éblouis !
Chacun est du climat de son intelligence ;
Je suis concitoyen de toute âme qui pense :
           La vérité, c’est mon pays !

Roule libre et paisible entre ces fortes races
Dont ton flot frémissant trempa l’âme et l’acier ;
Et que leur vieux courroux, dans le lit que tu traces,
Fonde au soleil du siècle avec l’eau du glacier !

Vivent les noble fils de la grave Allemagne !
Le sang-froid de leur front couvre un foyer ardent ;
Chevaliers tombés rois des mains de Charlemagne,
Leurs chefs sont les Nestors des conseils d’Occident.
Leur langue a les grands plis du manteau d’une reine,
La pensée y descend dans un vague profond ;
Leur cœur sûr est semblable au puits de la sirène,
Où tout ce que l’on jette, amour, bienfait ou haine,
           Ne remonte jamais du fond.

Roule libre et fidèle entre tes nobles arches,
Ô fleuve féodal, calme mais indompté !
Verdis le sceptre aimé de tes rois patriarches :
Le joug que l’on choisit est encor liberté !

Et vivent ces essaims de la ruche de France,
Avant-garde de Dieu, qui devancent ses pas !
Comme des voyageurs qui vivent d’espérance,
Ils vont semant la terre, et ne moissonnent pas…

Le sol qu’ils ont touché germe fécond et libre ;
Ils sauvent sans salaire, ils blessent sans remord :
Fiers enfants, de leur cœur l’impatiente fibre
Est la corde de l’arc où toujours leur main vibre
Pour lancer l’idée ou la mort !

Roule libre, et bénis ces deux sangs dans ta course ;
Souviens-toi pour eux tous de la main d’où tu sors !
L’aigle et le fier taureau boivent l’onde à ta source :
Que l’homme approche l’homme, et qu’il boive aux deux bords !

Amis, voyez là-bas ! — La terre est grande et plane !
L’Orient délaissé s’y déroule au soleil ;
L’espace y lasse en vain la lente caravane,
La solitude y dort son immense sommeil !
Là, des peuples taris ont laissé leurs lits vides ;
Là, d’empires poudreux les sillons sont couverts ;
Là, comme un stylet d’or, l’ombre des Pyramides
Mesure l’heure morte à des sables livides
Sur le cadran nu des déserts !

Roule libre à ces mers où va mourir l’Euphrate,
Des artères du globe enlace le réseau,
Rends l’herbe et la toison à cette glèbe ingrate :
Que l’homme soit un peuple, et les fleuves une eau !

Débordement armé des nations trop pleines,
Au souffle de l’aurore envolés les premiers,
Jettons les blonds essaims des familles humaines
Autour des nœuds du cèdre et du tronc des palmiers !

Allons comme Joseph, comme ses onze frères,
Vers les limons du Nil que labourait Apis,
Trouvant de leurs sillons les moissons trop légères,
S’en allèrent jadis aux terres étrangères,
         Et revinrent courbés d’épis !

Roule libre, et descends des Alpes étoilées
L’arbre pyramidal pour en tailler nos mâts,
Et le chanvre et le lin de tes grasses vallées !
Tes sapins sont les ponts qui joignent les climats.

Allons-y, mais sans perdre un frère dans la marche ;
Sans vendre à l’oppresseur un peuple gémissant ;
Sans montrer au retour au Dieu du patriarche,
Au lieu d’un fils qu’il aime, une robe de sang !
Rapportons-en le blé, l’or, la laine et la soie,
Avec la liberté, fruit qui germe en tout lieu ;
Et tissons de repos, d’alliance et de joie
L’étendard sympathique où le monde déploie
         L’unité, ce blason de Dieu !…

Roule libre, et grossis tes ondes printanières,
Pour écumer d’ivresse autour de tes roseaux ;
Et que les sept couleurs qui teignent nos bannières,
Arc-en-ciel de la paix, serpentent dans tes eaux !


Saint-Point, 28 mai 1841.