La Matinée d’un seigneur (trad. Bienstock)/Chapitre 14

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 2p. 367-370).
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XIV


« Irai-je à la maison ?» pensa Nekhludov en s’approchant de la porte cochère des Doutlov. Et il sentait une tristesse vague en même temps qu’une certaine fatigue morale.

Mais à ce moment, la porte neuve de la cour s’ouvrit avec bruit et devant lui, un jeune et beau garçon de dix-huit ans, blond et rose, en habit de voiturier, se montra dans la porte. Il conduisait une troïka de chevaux très forts, encore en sueur, et secouant hardiment ses boucles blondes, il salua le maître.

— Eh bien ! Ton père est à la maison, Ilia ? — demanda Nekhludov.

— Il est dans le rucher, derrière la cour, — répondit le jeune homme, en faisant passer ses chevaux, l’un après l’autre, dans la porte ouverte.

« Non, je serai ferme, je lui ferai la proposition, je ferai tout ce qui dépendra de moi, » pensa Nekhludov ; et laissant passer devant lui les chevaux, il entra dans la grande cour des Doutlov. Le fumier devait avoir été enlevé récemment de la cour. La terre était encore noire, humide, et par endroits, surtout près de la porte cochère, étaient disséminées des brindilles rougeâtres. Dans la cour, sous les hauts auvents, étaient installés en ordre beaucoup de charrettes, d’araires, de traîneaux, de tonneaux, de cuves, et beaucoup d’instruments agricoles. Des pigeons voletaient et roucoulaient à l’ombre de larges et solides chevrons ; dans l’air on sentait la fumée et le goudron. Dans un coin, Karp et Ignate arrangeaient un morceau de bois neuf sous le siège d’une grande charrette à troïka. Les trois fils Doutlov se ressemblaient tous. Le cadet, Ilia, que Nekhludov avait rencontré dans la porte, était imberbe, de taille moyenne, plus rouge et plus élégant que les aînés. Le second, Ignate, était de plus haute taille, plus brun et portait une barbiche en pointe, et bien qu’il eût aussi des bottes, la blouse de voiturier et le chapeau de feutre, il n’avait pas cet air réjoui et insouciant du cadet. L’aîné, Karp, était encore plus grand et portait des lapti, un caftan gris et une chemise sans goussets, son air était non seulement sérieux, mais presque sombre.

— Voulez-vous qu’on envoie chercher le père, Votre Excellence ? — dit-il en s’approchant du seigneur qu’il salua un peu gauchement.

— Non, j’irai moi-même le trouver au rucher, je regarderai son installation, là-bas, et j’ai besoin de te parler — dit Nekhludov en l’entraînant de l’autre côté de la cour pour qu’Ignate ne pût entendre ce qu’il avait l’intention de dire à Karp.

L’attitude assurée et un certain orgueil qu’il remarqua dans ces deux moujiks, et ce que lui avait dit la nourrice, donnaient tant de confusion au jeune seigneur qu’il lui était difficile de se décider à lui parler de ses projets. Il se sentait comme coupable devant lui et il lui semblait plus facile de parler à l’un des frères, seul. Karp était étonné d’être ainsi pris à part, mais il marcha derrière le maître.

— Voilà ce qu’il y a, — dit Nekhludov d’une voix hésitante. — Je voulais te demander si vous aviez beaucoup de chevaux ?

— Nous avons cinq troïka, il y a aussi des poulains — répondit avec aisance Karp, en se grattant le dos.

— Tes frères font le roulage ?

— Oui, nous faisons le roulage avec trois troïkas ; Et Ilucha qui est parti comme voiturier, justement vient de rentrer.

— Est-ce avantageux pour vous ? Combien cela vous rapporte-t-il ?

— Mais quel avantage, Votre Excellence ? Enfin, nous nous nourrissons avec les chevaux, et de cela, merci à Dieu.

— Alors, pourquoi ne vous occupez-vous pas d’autre chose ? Vous pourriez acheter des bois ou louer des terres.

— Sans doute, Votre Excellence, on pourrait louer de la terre s’il y avait une occasion.

— Voilà ce que je veux vous proposer ; au lieu de vous occuper de roulage et de ne gagner que juste pour manger, louez plutôt chez moi, trente déciatines. Je vous louerai tout le coin derrière Sapovo, et vous installerez là-bas une grande exploitation.

Et Nekhludov, entraîné par son projet d’une ferme de paysans, qu’il avait caressé si souvent, se mit à expliquer ses plans au moujik, sans s’arrêter. Karp écoutait très attentivement les paroles du maître. — Nous sommes très heureux de votre bonté — dit-il quand Nekhludov, cessant de parler, le regarda attendant la réponse — C’est connu, il n’y a rien de mal à ça. C’est mieux pour les moujiks de s’occuper de la terre que de travailler avec le fouet. Nous allons avec les étrangers, on voit des gens de toutes sortes, on se gâte. La meilleure chose pour le moujik, c’est de s’occuper de la terre.

— Alors, qu’en penses-tu ?

— Tant que le père vivra, que puis-je penser, Votre Excellence ? Il n’y a que sa volonté.

— Conduis-moi au rucher, je lui parlerai.

— Par ici, s’il vous plaît — dit Karp en se dirigeant lentement vers un hangar. Il ouvrit la petite porte qui menait au rucher, et laissant passer le maître il la referma, puis s’approcha d’Ignate et en silence, reprit le travail interrompu.