Aller au contenu

La Meilleure Part/2

La bibliothèque libre.

II

— Je sens que tu m’échappes, que tu n’es plus tout à fait à moi…

— Tes soupçons sont blessants et ridicules. Je t’aime, tu le sais bien…

Oui, c’est Gisèle qui prononce ces paroles, mais elle ne s’adresse pas à Yves. Elle donne la réplique à un grand jeune homme qu’Yves, précisément, trouve stupide et prétentieux. Car il est là, Yves, assis au fond de la salle obscure, tandis que sur la scène chichement éclairée par une seule grosse lampe, les élèves du Cours d’Art dramatique Christophe répètent sous la direction du maître. Il y a maintenant trois mois que Gisèle étudie : la diction et la comédie chez Christophe, « la pépinière des vedettes », le chant chez Suzy Dorly, ancienne gloire du music-hall, la culture physique, la danse classique et moderne dans un institut spécialisé. Oh ! elle ne fait pas les choses à demi ! Elle brûle d’une ardeur qui doit être véritablement le « feu sacré », et elle ne ménage ni ses efforts ni ses peines. « Et dire qu’au bureau, pense Yves, je la trouvais parfois nonchalante… Ici, on voit qu’elle est dans son milieu, dans son climat… »

Elle y est même tellement qu’on ne peut plus l’en sortir. Yves ne la voit plus qu’en courant, entre deux répétitions, ou bien lorsqu’il vient l’attendre à la sortie d’un cours, comme ce soir. Mais le cours qui doit se terminer à six heures et demie se prolonge souvent bien plus tard, ni le maitre ni les élèves n’ayant la notion de l’heure. Alors, Yves at.end, résigné en apparence, mais en réalité rongé d’impatience, que l’Art veuille bien lui rendre son amour. Dans ce milieu où Gisèle s’ébat comme un poisson dans l’eau, il se sent, lui, complètement étranger. Les jeunes gens et les jeunes filles qui sont là, brûlant du même feu que Gisèle, lui apparaissent comme des pantins. Mon Dieu ! pourquoi se donnent-ils tant de mal pour feindre des sentiments qu’ils n’éprouvent pas, pour composer des personnages factices ? Ne pourraient-ils, tout simplement, vivre leur véritable vie ? Yves Lebonnier, nature positive, ne comprend pas ce besoin qu’ont certains êtres de sortir d’eux-mêmes, de changer d’âme, de vivre des aventures imaginaires, en un mot de jouer la comédie.

— Non, Gisèle, votre : « je t’aime » n’est pas bon, intervient le professeur qui a une belle tête de tragédien sur le retour et une voix profonde. Vous dites cela beaucoup trop légèrement comme si vous disiez : « Il va pleuvoir ! »

Les élèves, filles et garçons, rassemblés dans les premiers rangs de la salle pour juger leurs camarades qui répètent, pouffent de rire ; mais Gisèle accueille sans broncher les reproches du maître et les rires des élèves. Yves, éberlué, se demande si c’est bien la même Gisèle qui, au bureau prenait un air pincé à la moindre remarque !

— Reprenez : « tes soupçons sont blessants et ridicules », en appuyant sur les adjectifs. Et puis « je t’aime », plus doucement, en traînant un peu avec une voix caressante… Un petit arrêt… « Je t’aime… » — virgule — tu le sais bien… »

Docile, Gisèle recommence, et la scène se poursuit. Son partenaire suivant les indications de Christophe, la prend dans ses bras, lui chuchote des mots d’amour… Yves, bouillonnant, crispe ses mains sur les accoudoirs du fauteuil. Il a beau savoir que ce n’est pas vrai, il est jaloux, horriblement jaloux.

Oh ! enfin !… le cours est terminé. Les élèves se séparent bruyamment avec des plaisanteries, des rires des embrassades. Yves sait que la familiarité, dans ce milieu, est habituelle et ne tire pas à conséquence. Tout de même, il lui est très désagréable d’entendre les garçons tutoyer sa fiancée l’appeler « mon chou » ou « ma cocotte ». Encore plus désagréable de les voir la prendre par le bras ou par la taille, lui plaquer des baisers sonores sur les joues. Elle tout naturellement, leur répond sur le même ton, rit et les embrasse aussi.

Ce n’est qu’au moment de sortir, escortée d’une bande joyeuse qu’elle aperçoit son fiancé, qui s’est levé, mais qui est resté dans son coin, l’air sombre et réprobateur. Elle vient à lui, gentille sans embarras.

— Yves !… Vous m’attendiez, mon pauvre chou ?

Elle ne voit pas que ce mot le pique comme une épine, et que c’est à contre-cour qu’il s’avance et lui tend la main. Elle s’accroche à son bras, tout animée encore par la scène qu’elle vient de jouer.

— Il doit être tard ! Rentrons vite père va encore bougonner… Au revoir, tous ! lance-t-elle à ses camarades.

— Au revoir !… Bonsoir Gisèle !…

Dans la rue, elle continue à bavarder, sans se préoccuper du mutisme de son compagnon. Elle vit dans une atmosphère exaltante qui décuple son besoin de s’exprimer, de se répandre.

— Vous m’avez vu jouer ma scène, Yves ? Qu’en pensez vous ? Christophe dit que je fais des progrès étonnants…

— Non je n’ai rien vu, je venais d’arriver grogne-t-il, furieux. Quant aux compliments de Christophe, vous savez, il doit dire ça à tous ses élèves !

Le ton de sa voix est si railleur et si dur que Gisèle s’arrête, froissée.

— Eh bien ! vous êtes aimable, merci !

Il comprend qu’il est allé trop loin et s’excuse, soudain très humble pris à nouveau par la crainte de la perdre.

— Je vous demande pardon… Je suis stupide…

— Vous êtes jaloux, voilà tout, alors que vous n’avez aucune raison de l’être ! tranche-t-elle, énervée. Et si je me mettais à être jalouse, moi ?

L’apostrophe est tellement inattendue qu’il en reste, un instant le souffle coupé ; puis il rétorque en toute innocence :

— Jalouse, vous ? Mais de qui, grand Dieu ? Je ne vois personne, en dehors du bureau…

— Justement !

Elle saisit la balle au bond, ravie, à son tour, de lui faire des reproches.

— Justement au bureau ! Si je vous accusais de flirter avec ma remplaçante ?

Pour le coup, l’hypothèse lui paraît si comique que, malgré ses soucis, il se met à rire.

— Avec ma dactylo ? Ma foi ! je n’y ai jamais pensé !

— Pourquoi ? Elle est vieille ?

— Oh ! non… Une vingtaine d’années, je suppose…

— Alors, elle est laide ?

— Je ne sais pas…

Il est sincère. En ce moment même, il fait un effort pour se remémorer l’aspect de cette personne. Mais il ne revoit que des mains prestes au-dessus d’un clavier, une nuque brune et penchée, un col blanc bien net… Elle a pourtant bien un visage, cette petite !

— Non, je ne crois pas qu’elle soit laide murmure-t-il, lentement, cherchant ce qu’il peut y avoir de frappant dans cette physionomie, Il ne voit rien et il conclut : Je ne l’ai jamais bien regardée… À côté de vous, Gisèle, elle est tellement insignifiante !

Gisèle a un sourire satisfait. Elle ne se lasse jamais des hommages rendus à sa beauté. Cela la remet de bonne humeur, et elle morigène tendrement son fiancé :

— Tu t’acharnes à te tourmenter inutilement… chuchote-t-elle, tout contre lui. Tu n’es qu un grand enfant déraisonnable…

Il tressaille. Ce tutoiement inusité, c’est une intimité nouvelle entre eux, une caresse de la voix… Bouleversé, il la serre dans ses bras, balbutiant d’émotion :

— C’est vrai… Pardonne-moi, chérie… Je ne le ferai plus !

Minute exquise, qui fait oublier tous les moments de doute et de tristesse. Le joli visage se lève vers lui, la bouche s’ouvre comme une fleur… Mais… que dit-elle ?

— Tes soupçons sont blessants et ridicules. Je t’aime, tu le sais bien…

Horreur ! elle lui récite son rôle, consciencieusement, en tenant compte des indications du professeur, en appuyant sur les adjectifs, et en traînant sur : « je t’aime… », virgule… Peut-être le fait-elle sans le vouloir, imprégnée de la personnalité factice qu’elle est en train de se fabriquer… Mais, pour Yves, le charme est rompu. Jamais plus il ne pourra croire à la sincérité intégrale de Gisèle. Dans ses mots les plus doux, dans ses intonations les plus affectueuses, il croira trouver le reflet de son métier, la science de feindre, apprise au Cours Christophe. Le cœur lourd, il a l’impression irritante et désolante qu’il ne sera jamais vraiment seul avec elle…