La Meilleure Part/5

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V

Plusieurs jours s’écoulèrent sans qu’Yves revît Gisèle. Il savait que, s’il ne faisait pas les premiers pas, elle n’essaierait pas de renouer avec lui. Mais il ne pouvait se décider… Cette séparation lui semblait un arrêt du Destin. De toute évidence, Gisèle n’était pas faite pour lui, et lui n’était pas fait pour elle ; alors, ne valait-il pas mieux que chacun suivit sa route ?

Certes, malgré ces sages réflexions, Yves ne pouvait se défendre d’une certaine tristesse. Des fiançailles manquées laissent toujours une impression décourageante. Yves se reprochait d’avoir agi avec l’étourderie d’un collégien : il avait été fasciné par la beauté de Gisèle, et il avait « marché à fond », sans même se préoccuper de ces choses si importantes : la mentalité, le caractère, les goûts de la jeune fille… Maintenant, après l’échec de cette expérience, il se retrouvait déçu, un peu honteux de son « emballement ».

Il eût même été sujet au « cafard » si, par bonheur, il n’avait eu près de lui, au bureau, une charmante consolation en la personne d’Annie Vilard. La secrétaire ignorait que les fiançailles de l’ingénieur étaient à peu près rompues ; leurs relations étaient restées les mêmes, celles de bons camarades, avec une nuance condescendante de la part d’Yves, une nuance déférente de la part d’Annie, Yves Lebonnier ne faisait pas la cour à sa dactylo, comme il l’avait faite à la précédente. D’abord, parce que, en attendant une rupture officielle, il se considérait toujours comme lié à Gisèle ; ensuite, parce qu’il sentait confusément qu’Annie était au-dessus des fadeurs, des compliments sucrés dont Gisèle était gourmande.

Un soir d’été, comme la journée avait été chaude et orageuse, Yves, en sortant du bureau, franchit la grille dorée du parc Monceau, où il se promenait autrefois avec Gisèle. Les ombrages, les pelouses verdoyantes et les parterres éclatants sous les jets irisés des pluviôses, donnaient une sensation de fraîcheur et d’apaisement. Les promeneurs étaient nombreux, et les enfants s’ébattaient en piaillant comme des moineaux. Un bambin tout petit, qui courait dans une allée, trébucha et tomba ; aussitôt, une jeune fille assise sur un banc se leva et se précipita vers lui ; avec des gestes maternels, elle ramassa le petit bonhomme, essuya avec son mouchoir les grosses larmes de son visage, puis ses mains et ses genoux maculés de terre ; enfin, elle le remit à la mère qui arrivait tout affolée, et retourna s’asseoir sur son banc. Yves, à quelques pas de là avait suivi cette robe bleu marine et le col blanc de sa secrétaire…

Elle ne l’avait pas vu. Il marcha jusqu’au banc et s’assit près d elle qui avait repris un ouvrage de tricot.

— Bonsoir, mademoiselle Annie ! C’est comme ça que vous faites des sauvetages, que vous jouez à la petite maman ?

Elle sursauta et, d’émotion, manqua une maille de son tricot.

— Oh ! monsieur Lebonnier… Ne vous moquez pas de moi… J’aime tant les enfants !

Elle prononçait ces mots avec ferveur, en regardant un bébé magnifique, installé comme un roi dans sa voiture, que poussait une nurse.

— Vous voyez, dit-elle avec un sourire un peu triste, en désignant le lainage blanc entre ses mains. Je fais des brassières pour le bébé d’une voisine, une pauvre femme… En ce moment, j’ai plus de temps à moi…

Elle soupira, Yves savait que l état de Mme Vilard s’étant aggravé, celle-ci avait dû être hospitalisée. C’était, pour la jeune fille, un surcroît de tristesse, mais, d’un autre côté, un allégement de ses besognes journalières.

— Je ne suis plus aussi pressée de rentrer dit-elle, depuis que personne ne m’attend. Alors je m’attarde un peu au parc, pour prendre l’air, avant de m’enfermer dans mon sixième…

Yves, à qui la solitude pesait particulièrement ce soir-là, était ravi de la rencontrer. Ils se mirent à discuter au sujet d’un roman américain qu’il avait récemment prêté à Annie ; il se rappelait qu’il avait autrefois prêté ce même livre à Gisèle, qui avait résumé son impression par un seul mot « Formidable !… » Annie, elle, ne se laissait pas guider par le snobisme ; elle savait apprécier les qualités de l’œuvre, mais aussi ses faiblesses, et Yves fut étonné par la finesse pénétrante de son analyse.

Tout à coup, il s’immobilisa au milieu d’une phrase, la bouche ouverte. Dans l’allée, devant eux, cette silhouette élégante, cette jolie tête dorée… mais oui, c’était Gisèle !

Annie avait suivi le regard du jeune homme ; sans qu’il le lui dise, elle comprit tout de suite qui était cette belle promeneuse… Son cœur se serra, mais elle ne fut pas étonnée d’entendre Yves murmurer, embarrassé :

— Excusez-moi… Je… j’avais rendez-vous avec cette personne, elle me cherche… À demain, mademoiselle Annie !

Déjà il était debout et se hâtait vers Gisèle. Mais celle-ci, hautaine, avait détourné la tête et semblait soudain très pressée. Il allongea le pas et la rejoignit derrière un magnolia, un peu essoufflée et rageant de cette poursuite ridicule.

— Gisèle !… Non, je vous en prie, ne faites pas semblant de ne pas me voir. C’est grotesque ! Si vous êtes venue jusqu’ici, c’est probablement dans l’espoir de me rencontrer ?

Elle ne répondit pas, et, levant la tête, observa avec beaucoup d’intérêt les grosses fleurs d’un blanc crémeux dans le feuillage vert et brillant. Il perdit patience.

— Bien ! C’était peut-être la dernière occasion de nous expliquer une bonne fois, mais puisque vous ne voulez pas… Il tournait les talons. Alors, elle le rattrapa par la manche :

— C’est vrai, reconnut-elle, baissant les yeux comme une petite fille prise en faute. Je voulais avoir une… conversation avec vous, mais quand je vous ai vu en si charmante compagnie…

— Quoi ?… dit-il avec un étonnement sincère. Mais c’est ma dactylo, que j’ai rencontrée tout à fait par hasard.

Dans les yeux qu’elle leva sur lui il vit flamber une lueur jalouse.

— Votre dactylo ? Mais vous m’aviez dit qu’elle était laide !

— Je n’ai pas dit ça ! protesta-t-il.

— Enfin, vous me l’aviez fait entendre… Mais elle n’est pas mal du tout ! Mal attifée, bien sûr, mais…

Sans qu’il sût pourquoi, il lui déplaisait de voir Annie jugée, « épluchée » par Gisèle. Il interrompit :

— Ce n’est pas d’elle qu’il s’agit, mais de nous. Quelles sont vos intentions, Gisèle ?

Elle parut surprise et inquiète :

— Mes intentions ?… Mais je ne vois pas ce qui aurait pu les faire varier…

Il fut un peu démonté par l’aplomb de la jeune fille.

— Tout de même, dit-il, il me semble que la dernière fois nous nous sommes quittés assez froidement.

Elle eut un sourire gêné.

— Oui… Nous avons failli nous fâcher pour une chose qui n’en valait pas la peine…

— Une chose qui n’en valait pas la peine ? persifla-t-il. Vous avez changé d’avis ! À vous en croire, c’était tout votre avenir qui se jouait sur ce fameux rôle d’opérette, et c’est parce que je me suis permis d’en douter que…

D’un geste qui paraissait spontané, elle lui prit la main en l’implorant du regard :

— Chut !… Soyez charitable ! Ne me rappelez pas combien j’ai été sotte en croyant à ce beau rêve…

Devant son air contrit d’enfant désappointée, Yves éprouva un agréable chatouillement d’amour-propre.

— Pourquoi ? demanda-t-il. Ce beau rêve serait-il envolé ?

Elle baissa la tête.

— C’est vous qui aviez raison, Yves… Je n’ai jamais revu Serge Brévannes, malgré ses promesses, et au téléphone il ne m’a donné que des réponses évasives, pour m’apprendre finalement que le rôle était réservé à une autre artiste, « pistonnée » par le directeur du théâtre…

Yves triomphait. L’orgueil d’avoir eu raison l’emplit d’indulgence pour cette pauvre petite qui, déçue et désemparée, revenait vers lui en reconnaissant sa supériorité. Instinctivement, il eut le geste naturel de l’homme, celui de la protection ; il entoura de son bras les épaules de Gisèle et l’attira contre lui.

— Je te l’avais bien dit, mon petit…

Le tutoiement lui était revenu sans même qu’il s’en rendît compte. Elle, d’un geste charmant d’abandon, posa sa tête sur la poitrine du jeune homme en répétant :

— Oui, tu avais raison… Et dire que c’est à cause de cette histoire ridicule que j’ai failli te perdre ! Mais ça ne m’arrivera plus !

Ces derniers mots réveillèrent la méfiance d’Yves.

— Hum ! Je ne te crois pas si facilement guérie… Demain, chez Christophe ou ailleurs, quelqu’un fera miroiter à tes yeux d’autres horizons chimériques, et tu t’enflammeras de nouveau…

— Non non, je suis vaccinée ! D’ailleurs, tu sais, les cours sont fermés maintenant, à cause des vacances ; ils ne rouvriront qu’en octobre.

Il y eut entre eux un silence, souligné de cris d’enfants et de chants d’oiseaux, puis Gisèle dit lentement :

— Je ne sais pas si j’y retournerai…

Yves tressaillit. Une fois déjà, dans ce jardin il avait mis Gisèle en mesure de choisir entre lui et ce qu’elle appelait sa « vocation artistique » ; et c’était lui qu’elle avait sacrifié. Mais, aujourd’hui, la balance s’inclinait de l’autre côté… Elle choisissait Yves !…

Il aurait pu se dire, évidemment, qu’elle ne revenait vers lui que parce qu’elle avait échoué par ailleurs et que si, au contraire, elle avait réussi, il n’aurait plus compté pour elle. Mais quelle vanité masculine résiste aux ruses d’une femme quand celle-ci sait flatter sa victime en lui disant « Tu as raison, tu es intelligent et fort, c’est toi que j’aime… » ? Yves n’y résista pas, d’autant plus qu’il avait été violemment épris de Gisèle et que toute l’ardeur de son amour lui remontait au cœur, tandis qu’il serrait contre lui cette jolie fille gracieuse et souple. Les cheveux dorés étaient sous ses lèvres, doux comme de la soie, et le parfum de Gisèle se mêlait à celui des fleurs de magnolia, capiteux et grisant…

Ils repartirent comme des amoureux, fiancés plus que jamais. Ils passèrent devant le banc sur lequel Annie était assise tout à l’heure ; mais elle n’y était plus, et Yves, tout à son renouveau de passion, n’eut même pas une pensée pour elle.