La Mer (Michelet)/Livre I/II

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Michel Lévy Frères (p. 13-20).


II

plages, grèves et falaises

On peut voir l’Océan partout. Partout il apparaîtra imposant et redoutable. Tel il est autour des caps qui regardent de tous côtés. Tel, et parfois plus terrible, aux lieux vastes, mais circonscrits, où l’encadrement des rivages le gêne et l’indigne, où il entre violent avec des courants rapides qui souvent heurtent aux écueils. On ne le voit pas infini, mais on le sent, on l’entend, on le devine infini, et l’impression n’en est que plus profonde.

C’est celle que j’avais à Granville, sur cette plage tumultueuse de grand flot et de grand vent, qui finit la Normandie et va commencer la Bretagne. La gaieté riche et aimable, quelquefois un peu vulgaire, des belles campagnes normandes, disparaît, et par Granville, par le dangereux Saint-Michel-en-Grève, on se trouve entré dans un monde tout autre. Granville est normand de race, breton d’aspect. Il oppose fièrement son rocher à l’assaut épouvantable des vagues, qui tantôt apportent du Nord les fureurs discordantes des courants de la Manche, tantôt roulent de l’Ouest un long flot toujours grossi dans sa course de mille lieues, qui frappe de toute la force accumulée de l’Atlantique.

J’aimais cette petite ville singulière et un peu triste qui vit de la pêche lointaine la plus dangereuse. La famille sait qu’elle est nourrie des hasards de cette loterie, de la vie, de la mort de l’homme. Cela met en tout un sérieux harmonique au caractère sévère de cette côte. J’y ai bien souvent goûté la mélancolie du soir, soit que je me promenasse en bas sur la grève déjà obscurcie, soit que, de la haute ville qui couronne le rocher, je visse le soleil descendre dans l’horizon un peu brumeux. Son énorme mappemonde, souvent rayée durement de raies noires et de raies rouges, s’abîmait, sans s’arrêter à faire au ciel les fantaisies, les paysages de lumière, qui souvent ailleurs égayent la vue. En août, c’était déjà l’automne. Il n’y avait guère de crépuscule. Le soleil à peine disparu, le vent fraîchissait, les vagues couraient rapides, vertes et sombres. On ne voyait guère que quelques ombres de femmes dans leurs capes noires doublées de blanc. Les moutons attardés aux maigres pâturages des glacis, qui surplombent la grève de quatre-vingts ou de cent pieds, l’attristaient de bêlements plaintifs.

La haute ville, fort petite, a sa face du nord bâtie à pic sur le bord de l’abîme, noire, froide, battue d’un vent éternel, faisant front à la grande mer. Il n’y a là que de pauvres logis. On m’y mena chez un bonhomme dont l’art était de faire des tableaux de coquilles. Monté par une sorte d’échelle dans une obscure petite chambre, je vis, encadrée dans l’étroite fenêtre, cette vue tragique. Elle me fut aussi saisissante que l’avait été en Suisse, prise aussi dans une fenêtre, et par une vive surprise, celle du glacier du Grindelwald. Le glacier me fit voir un monstre énorme de glaces pointues qui marchaient à moi. Et cette mer de Granville, une armée de flots ennemis qui venaient d’ensemble à l’assaut.

Mon homme, sans être vieux, était souffreteux, fiévreux. Il tenait, en ce mois d’août, sa fenêtre calfeutrée. En regardant ses ouvrages et causant, je vis qu’il avait la tête un peu faible. Elle avait été ébranlée par un événement de famille. Son frère avait péri sur cette grève dans une cruelle aventure. La mer lui restait sinistre, elle lui semblait garder contre lui une mauvaise volonté. L’hiver, infatigablement, elle flagellait sa vitre de neige ou de vents glacés. Elle ne le laissait pas dormir. Elle frappait sous lui son roc, sans trêve ni repos, dans les longues nuits. L’été, elle lui montrait d’incommensurables orages, des éclairs d’un monde à l’autre. Aux grandes marées, c’était bien pis. Elle monte à soixante pieds, et son écume furieuse, sautant bien plus haut encore, outrageusement venait lui frapper dans sa fenêtre. Il n’était pas même sûr que la mer s’en tînt toujours là. Elle pouvait dans sa haine, lui jouer quelque mauvais tour. Mais il n’avait pas le moyen de chercher un meilleur abri, et peut-être aussi était-il retenu, à son insu, par je ne sais quel magnétisme. Il n’eût pas osé se brouiller tout à fait avec la terrible fée. Il avait pour elle un certain respect. Il en parlait peu, et plus souvent la désignait sans la nommer, comme l’Islandais en mer n’ose nommer l’Ourque, de peur qu’elle n’entende et ne vienne. Je vois encore sa mine pâle lorsqu’il regardait la grève, et disait : « Cela me fait peur. »

Était-ce un fou ? Nullement, il parlait de fort bon sens. Il me parut distingué et intéressant. C’était un être nerveux, très finement organisé, trop pour de telles impressions.

La mer fait beaucoup de fous. Livingstone avait emmené d’Afrique un homme intelligent, courageux, qui bravait les lions. Mais il n’avait pas vu la mer. Quand il monta sur un vaisseau, et qu’il eut à la fois cette double surprise et du redoutable élément, et de tous les arts inconnus, ce fut trop fort pour son cerveau. Il délira ; quoi qu’on fît, il trouva moyen d’échapper, et se jeta aveuglément dans ces flots qui l’effrayaient et qui l’attiraient cependant.

D’autre part, la mer attache tellement les hommes qui se sont confiés longtemps à elle, qui ont vécu avec elle et dans sa familiarité, qu’ils ne peuvent la quitter jamais. J’ai vu, dans un petit port, de vieux pilotes qui, devenus trop faibles, résignaient leur office. Mais ils ne s’en consolaient point, ils traînaient misérablement, et leurs têtes s’égaraient.


Au plus haut de Saint-Michel, on vous montre une plate-forme qu’on appelle celle des Fous. Je ne connais aucun lieu plus propre à en faire que cette maison de vertige. Représentez-vous tout autour une grande plaine comme de cendre blanche, qui est toujours solitaire, sable équivoque dont la fausse douceur est le piége le plus dangereux. C’est et ce n’est pas la terre, c’est et ce n’est pas la mer, l’eau douce non plus, quoiqu’en dessous des ruisseaux travaillent le sol incessamment. Rarement, et pour de courts moments, un bateau s’y hasarderait. Et, si l’on passe quand l’eau se retire, on risque d’être englouti. J’en puis parler, je l’ai été presque moi-même. Une voiture fort légère, dans laquelle j’étais, disparut en deux minutes avec le cheval ; par miracle, j’échappai. Mais, moi-même à pied, j’enfonçais. À chaque pas, je sentais un affreux clapotement, comme un appel de l’abîme qui me demandait doucement, m’invitait et m’attirait, et me prenait par dessous. J’arrivai pourtant au roc, à la gigantesque abbaye, cloître, forteresse et prison, d’une sublimité atroce, vraiment digne du paysage. Ce n’est pas ici le lieu de décrire un tel monument. Sur un gros bloc de granit, il se dresse, monte et monte encore indéfiniment, comme une babel d’un titanique entassement, roc sur roc, siècle sur siècle, mais toujours cachot sur cachot. Au plus bas, l’in pace des moines ; plus haut, la cage de fer qu’y fit Louis XI ; plus haut, celle de Louis XIV ; plus haut, la prison d’aujourd’hui. Tout cela dans un tourbillon, un vent, un trouble éternel. C’est le sépulcre moins la paix.

Est-ce la faute de la mer si cette plage est perfide ? point du tout. Elle arrive là, comme ailleurs, bruyante et forte, mais loyale. La vraie faute est à la terre, dont l’immobilité sournoise paraît toujours innocente, et qui en dessous filtre sous la plage les eaux des ruisseaux, un mélange douceâtre et blanchâtre qui ôte toute solidité. La faute est surtout à l’homme, à son ignorance, à sa négligence. Dans les longs âges barbares, pendant qu’il rêve à la légende et fonde le grand pèlerinage de l’archange vainqueur du diable, le diable prit possession de cette plaine délaissée. La mer en est fort innocente. Loin de faire mal, au contraire, elle apporte, cette furieuse, dans ses flots si menaçants, un trésor de sel fécond, meilleur que le limon du Nil, qui enrichit toute culture et fait la charmante beauté des anciens marais de Dol, de nos jours transformés en jardins. C’est une mère un peu violente, mais enfin, c’est une mère. Riche en poissons, elle entasse sur Cancale qui est en face, et sur d’autres bancs encore, des millions, des milliards d’huîtres, et de leurs coquilles brisées elle donne cette riche vie qui se change en herbe, en fruits, et couvre les prairies de fleurs.

Il faut entrer dans la vraie intelligence de la mer, ne pas céder aux idées fausses que peut donner la terre voisine, ni aux illusions terribles elle nous ferait elle-même par la simple grandeur de ses phénomènes, par des fureurs apparentes qui souvent sont des bienfaits.