La Mer (Michelet)/Livre III/V

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Michel Lévy Frères (p. 319-330).


V

la guerre aux races de la mer

En revenant sur tout ce qui précède et sur toute l’histoire des voyages, on a deux sentiments contraires :

1o L’admiration de l’audace, du génie, avec lesquels l’homme a conquis les mers, maîtrisé sa planète ;

2o L’étonnement de le voir si inhabile en tout ce qui touche l’homme ; de voir que, pour la conquête des choses, il n’a su faire nul emploi des personnes ; que partout le navigateur est venu en ennemi, a brisé les jeunes peuples, qui, ménagés, eussent été, chacun dans son petit monde, l’instrument spécial pour le mettre en valeur.

Voilà l’homme en présence du globe qu’il vient de découvrir : il est là comme un musicien novice devant un orgue immense, dont à peine il tire quelques notes. Sortant du moyen âge, après tant de théologie et de philosophie, il s’est trouvé barbare : de l’instrument sacré, il n’a su que casser les touches.

Les chercheurs d’or ont commencé, comme on a vu, ne voulant qu’or, rien de plus, brisant l’homme. Colomb, le meilleur de tous, dans son propre journal, montre cela avec une naïveté terrible qui, d’avance, fait frémir de ce que feront ses successeurs. Dès qu’il touche Haïti : « Où est l’or ? et qui a de l’or ? » ce sont ses premiers mots. Les naturels en souriaient, étaient étonnés de cette faim d’or. Ils lui promettaient d’en chercher. Ils s’ôtaient leurs propres anneaux pour satisfaire plus tôt ce pressant appétit.

Il nous fait un touchant portrait de cette race infortunée, de sa beauté, de sa bonté, de son attendrissante confiance. Avec tout cela, le Génois a sa mission d’avarice, ses dures habitudes d’esprit. Les guerres turques, les galères atroces et leurs forçats, les ventes d’hommes, c’était la vie commune. La vue de ce jeune monde désarmé, ces pauvres corps tout nus d’enfants, de femmes innocentes et charmantes, tout cela ne lui inspire qu’une pensée tristement mercantile, c’est qu’on pourrait les faire esclaves.

Il ne veut pas pourtant qu’on les enlève, « car ils appartiennent au roi et à la reine. » Mais il dit ces sombres paroles, bien significatives : « Ils sont craintifs et faits pour obéir. Ils feront tous les travaux qu’on leur commandera. Mille d’entre eux fuient devant trois des nôtres. Si Vos Altesses m’ordonnaient de les emmener ou de les asservir ici, rien ne s’y opposerait : il suffirait de cinquante hommes. » (14 oct. et 16 déc.)

Tout à l’heure reviendra d’Europe l’arrêt général de ce peuple. Ils sont les serfs de l’or, tous employés à le chercher, tous soumis aux travaux forcés. Lui-même nous apprend que, douze ans après, les six septièmes de la population ont disparu ; et Herrera ajoute qu’en vingt-cinq ans elle tomba d’un million d’âmes à quatorze mille.



Ce qui suit, on le sait. Le mineur, le planteur, exterminèrent un monde, le repeuplant sans cesse aux dépens du sang noir. Et qu’est-il arrivé ? Le noir seul a vécu, et vit, dans les terres basses et chaudes, immensément fécondes. L’Amérique lui restera : l’Europe a fait précisément l’envers de ce qu’elle a voulu.

Son impuissance coloniale a éclaté partout. L’aventurier français n’a pas vécu ; il venait sans famille, et apportait ses vices, fondait dans la masse barbare, au lieu de la civiliser. L’Anglais, sauf deux pays tempérés où il a passé en masse et en famille, ne vit pas davantage au-delà des mers ; l’Inde ne saura pas dans un siècle qu’il y vécut. Le missionnaire protestant, catholique, a-t-il eu influence, a-t-il fait un chrétien ? « Pas un », me disait Burnouf, si informé. Il y a entre eux et nous trente siècles, trente religions. Si l’on veut forcer leur cerveau, il advient ce que M. de Humboldt observa dans les villages américains qu’on appelle encore les Missions ; ayant perdu la sève indigène sans rien prendre de nous, vivants de corps et morts d’esprit, stériles, inutiles à jamais, ils restent de grands enfants, hébétés, idiots.

Nos voyages de savants, qui font tant d’honneur aux modernes, le contact de l’Europe civilisée qui va partout, ont-ils profité aux sauvages ? Je ne le vois pas. Pendant que les races héroïques de l’Amérique du Nord périssent de faim et de misère, les races molles et douces de l’Océanie fondent, à la honte de nos navigateurs, qui, là, au bout du monde, jettent le masque de décence, ne se contraignent plus. Population aimable et faible, où Bougainville trouva l’excès de l’abandon, où les marchands apôtres de l’Angleterre gagnent de l’argent et point d’âmes, elle s’écoule misérablement dévorée de nos vices, de nos maladies.

La longue côte de Sibérie avait naguère des habitants. Sous ce climat si dur, des nomades vivaient, chassant les animaux à fourrures précieuses, qui les nourrissaient, les couvraient. La police russe, insensée, les a forcés de se fixer et de se faire agriculteurs, là où la culture est impossible. Donc, ils meurent, et plus d’hommes. D’autre part, le commerce, insatiable et imprévoyant, n’épargnant pas la bête à ses saisons d’amour, l’a également exterminée. Solitude, aujourd’hui, parfaite solitude, sur une côte de mille lieues de long. Que le vent siffle, que la mer gèle. Que l’aurore boréale transfigure la longue nuit. La nature aujourd’hui n’a plus de témoin qu’elle-même.

Le premier soin, dans les voyages arctiques du Groënland, aurait dû être de former à tout prix une bonne amitié avec les Esquimaux, d’adoucir leurs misères, d’adopter leurs enfants, et d’en élever en Europe, de faire au milieu d’eux des colonies, des écoles de découvreurs. On voit dans John Ross, et partout, qu’ils sont intelligents et très vite acceptent les arts de l’Europe. Des mariages se seraient faits entre leurs filles et nos marins : une population mixte serait née, à laquelle ce continent du Nord aurait appartenu. C’était le vrai moyen de trouver aisément, de régulariser le passage qu’on désirait tant. Il y fallait trente ans ; on en a mis trois cents ; et il se trouve qu’on n’a rien fait, parce qu’en effrayant ces pauvres sauvages qui vont au Nord et meurent, on a brisé définitivement l’homme du lieu et le génie du lieu ! Qu’importe d’avoir vu ce désert, s’il devient à jamais inhabitable et impossible ?



On peut juger que si l’homme a ainsi traité l’homme, il n’a pas été plus clément ni meilleur pour les animaux. Des espèces les plus douces, il a fait d’horribles carnages, les a ensauvagées et barbarisées pour toujours.

Les anciennes relations s’accordent à dire qu’à nos premières approches, ils ne montraient que confiance et curiosité sympathique. On passait à travers les familles paisibles des lamantins et des phoques, qui laissaient approcher. Les pingouins, les manchots, suivaient le voyageur, profitaient du foyer, et, la nuit, venaient se glisser sous l’habit des matelots.

Nos pères supposaient volontiers, et non sans vraisemblance, que les animaux sentent comme nous. Les Flamands attiraient l’alose par un bruit de clochettes (Valenc., 20, 327). Quand on faisait de la musique sur les barques, on ne manquait pas de voir venir la baleine (Noël, 223) ; la jubarte spécialement se plaisait avec les hommes, venait tout autour jouer et folâtrer.



Ce que les animaux avaient de meilleur, et ce qu’on a presque détruit à force de persécutions, c’était le mariage. Isolés, fugitifs, ils n’ont maintenant que l’amour passager, sont tombés à l’état d’un misérable célibat, qui de plus en plus est stérile.

Le mariage, fixe, réel, c’est la vie de nature qui se trouvait presque chez tous. Le mariage, et d’un seul amour, fidèle jusqu’à la mort, existe chez le chevreuil, chez la pie, le pigeon, l’inséparable (espèce de joli perroquet), chez le courageux kamichi, etc. Pour les autres oiseaux, il dure au moins jusqu’à ce que les petits soient élevés. La famille est alors forcée de se séparer par le besoin qu’elle a d’étendre le rayon où elle cherche sa nourriture.

Le lièvre dans sa vie agitée, la chauve-souris dans ses ténèbres, sont très tendres pour la famille. Il n’est pas jusqu’aux crustacés, aux poulpes, qui ne s’aiment et ne se défendent ; la femelle prise, le mâle se précipite et se fait prendre.

Combien plus l’amour, la famille, le mariage au sens propre, existent-ils chez les doux amphibies ! Leur lenteur, leur vie sédentaire, favorisent l’union fixe. Chez le Morse (éléphant marin), cet animal énorme et de figure bizarre, l’amour est intrépide ; le mari se fait tuer pour la femme, elle pour l’enfant. Mais, ce qui est unique, ce qu’on ne retrouve nulle part, même chez les plus hauts animaux, c’est que le petit, déjà sauvé et caché par la mère, la voyant combattre pour lui, accourt pour la défendre, et, d’un cœur admirable, vient combattre et mourir pour elle.

Chez l’Otarie, autre amphibie, Steller vit une scène étrange, une scène de ménage absolument humaine :

Une femelle s’était laissé voler son petit. Le mari, furieux, la battait. Elle rampait devant lui, le baisait, pleurait à chaudes larmes : « Sa poitrine était inondée. »

Les baleines, qui n’ont pas la vie fixe de ces amphibies, dans leurs courses errantes à travers l’Océan, vont cependant volontiers deux à deux. Duhamel et Lacépède disent qu’en 1723 deux baleines qu’on rencontra ainsi, ayant été blessées, aucune ne voulut quitter l’autre. Quand l’une fut tuée, l’autre se jeta sur son corps avec d’épouvantables mugissements.

S’il était dans le monde un être qu’on dût ménager, c’était la baleine franche, admirable trésor, où la nature a entassé tant de richesses. Être, de plus, inoffensif, qui ne fait la guerre à personne, et ne se nourrit point des espèces qui nous alimentent. Sauf sa queue redoutable, elle n’a nulle arme, nulle défense. Et elle a tant d’ennemis ! Tout le monde est hardi contre elle. Nombre d’espèces s’établissent sur elle et vivent d’elle, jusqu’à ronger sa langue. Le Narval, armé de perçantes défenses, les lui enfonce dans la chair. Des Dauphins sautent et la mordent ; et le Requin, au vol, d’un coup de scie, lui arrache un lambeau sanglant.

Deux êtres, aveugles et féroces, s’attaquent à l’avenir, font lâchement la guerre aux femelles pleines ; c’est le cachalot, et c’est l’homme. L’horrible cachalot, où la tête est le tiers du corps, où tout est dents, mâchoires, de ses quarante-huit dents, la mord au ventre, lui mange son petit dans le corps. Hurlante de douleur, il la mange elle-même. L’homme la fait souffrir plus longtemps ; il la saigne, lui fait, coup sur coup, de cruelles blessures. Lente à mourir, dans sa longue agonie, elle tressaille, elle a des retours terribles de force et de douleur. Elle est morte, et sa queue, comme galvanisée, frémit d’un mouvement redoutable. Ils vibrent, ces pauvres bras, naguère chauds d’amour maternel ; ils semblent vivre encore et chercher encore le petit.



On ne peut se représenter ce que fut cette guerre, il y a cent ans ou deux cents ans, lorsque les baleines abondaient, naviguaient par familles, lorsque des peuples d’amphibies couvraient tous les rivages. On faisait des massacres immenses, des effusions de sang, telles qu’on n’en vit jamais dans les plus grandes batailles. On tuait en un jour des quinze ou vingt baleines et quinze cents éléphants marins ! C’est-à-dire qu’on tuait pour tuer. Car comment profiter de cet abatis de colosses dont un seul a tant d’huile et tant de sang ? Que voulait-on dans ce sanglant déluge ? Rougir la terre ? souiller la mer ?

On voulait le plaisir des tyrans, des bourreaux, frapper, sévir, jouir de sa force et de sa fureur, savourer la douleur, la mort. Souvent on s’amusait à martyriser, désespérer, faire mourir lentement des animaux trop lourds, ou trop doux, pour se revancher. Péron vit un matelot qui s’acharnait ainsi sur la femelle d’un phoque ; elle pleurait comme une femme, gémissait, et chaque fois qu’elle ouvrait sa bouche sanglante, il frappait d’un gros aviron, et lui cassait les dents.

Aux nouvelles Shetlands du sud, dit Dumont d’Urville, les Anglais et les Américains ont exterminé les phoques en quatre ans. Par une fureur aveugle, ils égorgeaient les nouveau-nés, tuaient les femelles pleines. Souvent, ils tuent pour la peau seule, et perdent des quantités énormes d’huile dont on eût profité.



Ces carnages sont une école détestable de férocité qui déprave indignement l’homme. Les plus hideux instincts éclatent dans cette ivresse de bouchers. Honte de la nature ! on voit alors en tous (même, à l’occasion, dans les plus délicates personnes), on voit quelque chose surgir d’inattendu, d’horrible. Chez un aimable peuple, au plus charmant rivage, il se fait une étrange fête. On réunit jusqu’à cinq ou six cents thons, pour les égorger en un jour. Dans une enceinte de barques, le vaste filet, la madrague divisée en plusieurs chambres, soulevée par des cabestans, les fait peu à peu arriver en haut dans la chambre de mort. Autour, deux cents hommes cuivrés, avec des harpons, des crochets, attendent. De vingt lieues à la ronde arrivent le beau monde, les jolies femmes et leurs amants. Elles se mettent au bord et au plus près, pour bien voir la tuerie, parent l’enceinte d’un cercle charmant. Le signal est donné, on frappe. Ces poissons, qu’on dirait des hommes, bondissent, piqués, percés, tranchés, rougissant l’eau de plus en plus. Leur agitation douloureuse, et la furie de leurs bourreaux, la mer qui n’est plus mer, mais je ne sais quoi d’écumant qui vit et fume, tout cela porte à la tête. Ceux qui venaient pour regarder agissent, ils trépignent, ils crient, ils trouvent qu’on tue lentement. Enfin, on circonscrit l’espace ; la masse fourmillante des blessés, des morts, des mourants, se concentre dans un seul point : sauts convulsifs, coups furieux ; l’eau jaillit et la rosée rouge…

Et cela a comblé l’ivresse. Même la femme délire et s’oublie ; elle est emportée du vertige. Tout fini, elle soupire, épuisée, mais non satisfaite, et dit en partant : « Quoi ! c’est tout ? »