La Mer (Michelet)/Livre IV/V

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Michel Lévy Frères (p. 391-398).


V

bains. — renaissance de la beauté

Si, comme disent certains médecins français, les bains de mer n’ont qu’une action mécanique, ne donnent au sang aucun principe nouveau, et ne sont qu’une simple branche de l’hydrothérapie, — il faut avouer que c’est, des formes de l’hydrothérapie, la plus dure, la plus hasardeuse. Du moment que cette eau, si riche de vie, n’en donne pas plus que de l’eau claire, il est insensé de faire de telles expériences en plein air, à tous les hasards du vent, du soleil, de mille accidents.

Quiconque voit sortir de l’eau la pauvre créature qui prend un de ses premiers bains, qui la voit pâle, hâve, effrayante, avec un frisson mortel, sent la dureté d’un tel essai, tout ce qu’il a de danger pour certaines constitutions. Soyez sûr que personne n’ira affronter une chose si pénible, si l’on peut chez soi suppléer, sans danger, par une douce et prudente hydrothérapie.

Ajoutez que l’impression, comme si elle n’était assez forte, s’aggrave pour la femme nerveuse de la présence de la foule. C’est une cruelle exhibition devant un monde critique, devant les rivales charmées de la trouver laide une fois, devant les hommes légers, sottement rieurs et sans pitié, qui observent, la lorgnette en main, les tristes hasards de toilette d’une pauvre femme humiliée.

Pour endurer tout cela, il faut que la malade ait foi, une foi forte à la mer, qu’elle croie qu’aucun autre remède ne servirait, qu’elle veuille à tout prix s’imbiber des vertus de ses eaux.

« Pourquoi pas ? disent les Allemands. Si le premier moment du bain vous contracte et ferme vos pores, le second, la réaction de chaleur qui vient ensuite, les rouvre, dilate la peau, et la rend fort susceptible d’absorber la vie de la mer. »

Les deux opérations se font presque toujours en cinq ou six minutes. Au delà, le bain nuit souvent.

Du reste, il ne faut arriver à cette violente émotion des bains froids que préparé par l’usage des bains tièdes qui facilitent l’absorption. Notre peau, qui, tout entière, se compose de petites bouches, et qui à sa façon absorbe et digère comme l’estomac, a besoin de s’habituer à cette forte nourriture, à boire le mucus de la mer, ce lait salé qui est sa vie, dont elle fait et refait les êtres. Dans la succession graduée des bains chauds, tièdes et presque froids, la peau prendra cette habitude, ce besoin ; elle en prendra soif, et boira de plus en plus.

Pour la rude cérémonie des premiers bains froids, il faut du moins éviter l’odieux regard des foules. Qu’elle se fasse en lieu sûr, sans témoin que l’indispensable, une personne dévouée, qui secoure au besoin, qui veille, soutienne, frictionne au dur moment du retour avec de très chaudes laines, donne un léger cordial d’une boisson chaude, où l’on met quelques gouttes d’élixir puissant.

« Mais, dira-t-on, le danger est moindre sous les yeux de tous. Nous sommes loin de Virginie, qui, dans un extrême péril, aima mieux se noyer que de prendre un bain. » — Erreur. Nous sommes plus nerveux que nous ne fûmes jamais. Et l’impression dont je parle est si vive et si révoltante, j’entends pour certaines personnes, qu’elle peut entraîner des effets mortels, anévrisme, apoplexie.



J’aime le peuple, et je hais la foule ; surtout la foule bruyante des viveurs, qui viennent attrister la mer de leur gaieté, de leurs modes, de leurs ridicules. Quoi ! la terre n’est pas assez grande ? Il faut que vous veniez ici faire la guerre aux pauvres malades, vulgariser la majesté de la mer, la sauvage et la vraie grandeur !

J’eus le malheureux hasard de passer un jour du Havre à Honfleur sur un bateau chargé, surchargé de ces imbéciles. Dans cette traversée si courte, ils eurent le temps de s’ennuyer et organisèrent un bal. Je ne sais qui (un maître de danse ?) avait sa pochette en poche, et jouait des contredanses devant l’Océan. Il est vrai qu’on n’entendait rien. À peine une petite note aigre grinçait à travers la basse solennelle, formidable, qui grondait autour de nous.

Je conçois bien la tristesse de la dame qui voit en juillet sa chère solitude troublée par cette invasion, tant de fats, tant d’incroyables, de causeuses, de curieuses. La liberté a cessé. La demeure la plus écartée a toute la nuit l’écho des élégantes guinguettes, de café, de casino. Le jour, des nuées d’agréables, en gants jaunes et bottes vernies, papillonnent sur la plage. Une personne seule est remarquée. Seule ? Pourquoi ? On se le demande. On approche, on veut par l’enfant entamer conversation ; on lui ramasse des coquilles. Bref, la dame, embarrassée, excédée, reste chez elle ou ne sort que le matin. Là-dessus, mille commentaires malveillants. Il lui en revient quelque chose. Elle n’est pas sans inquiétude. Ces importuns qu’elle écarte sont parfois des gens influents, qui pourraient nuire à son mari.

Nulle part plus qu’aux bains de mer on n’est imaginatif. Les nuits de juillet et d’août, ardentes et de peu de sommeil, sont agitées de tout cela. Si au matin elle s’endort, elle n’en est pas plus tranquille. Les bains, loin de rafraîchir, ajoutent l’irritation saline à la chaleur caniculaire. De la jeunesse, elle a repris non la force, mais le bouillonnement. Faible encore, et toute nerveuse, elle est d’autant plus troublée de cet orage intérieur.

Intérieur, mais non caché. La mer, l’impitoyable mer, amène et révèle à la peau toute cette excitation qu’on voudrait garder secrète. Elle la trahit par des rougeurs, de légères efflorescences. Toutes ces petites misères, dont souffrent encore plus les enfants, et que les mères aiment en eux comme un retour de santé, elles en sont humiliées, quand elles les ont elles-mêmes. Elles craignent d’en être moins aimées. Tant elles connaissent peu l’homme ! Elles ignorent que le grand attrait, le plus vif aiguillon d’amour, c’est moins la beauté que l’orage.

« Mais, s’il allait me trouver laide ! » C’est ce qu’elle dit chaque matin en se regardant au miroir. Elle craint, tout en le désirant, l’arrivée de celui qu’elle aime. Elle se sent pourtant bien seule, elle a peur sans savoir pourquoi, au milieu de cette foule. Elle n’ose plus s’écarter, se promener à distance. Son agitation va croissant. Elle prend fièvre, elle s’alite… À peine vingt-quatre heures après, elle le voit auprès d’elle.

Qui l’a averti ? Non pas elle. Mais, de sa grosse écriture, une petite main a écrit : « Mon cher papa, venez vite. Maman est au lit. Elle a dit l’autre jour : S’il était là ! »

Il a paru. Elle est guérie. Voilà un homme bienheureux ! Heureux de la voir remise, heureux d’être nécessaire, heureux de la voir si belle. Elle a bruni, mais qu’elle est jeune ! quelle vie dans son charmant regard ! quel doux rayonnement de santé dans la soie de ses beaux cheveux qui ondoient indépendants !



Est-ce un conte que l’on vient de lire ? Cette renaissance si prompte de vie, de beauté, de tendresse, cette charmante aventure de retrouver dans sa femme une jeune maîtresse émue, si heureuse du retour, ce miracle, est-ce une fiction ! Point du tout. C’est l’agréable spectacle qu’on a très souvent. S’il est rare chez les riches, il ne l’est point dans les familles laborieuses et captives de leurs devoirs. Leurs séparations forcées sont pénibles ; les échappées, qui permettent enfin de se réunir, ont un charme qu’on ne cache point ; on n’y rougit pas d’être heureux.

Quand on connaît la tension prodigieuse de la vie moderne pour les hommes de travail (c’est-à-dire pour tout le monde, moins quelques oisifs), on est trop heureux d’observer ces scènes de joie où la famille réunie dilate un moment son cœur. Ceux qui n’en ont pas diront que c’est bourgeois, prosaïque. La forme importe peu, quand le fond est si touchant. Le négociant soucieux qui, d’échéance en échéance, a sauvé encore la barque où est la destinée des siens, la victime administrative, l’employé qu’usent l’injustice et la tyrannie des bureaux, ces captifs ont quitté leur chaîne, et, dans ce repos trop court, une aimable et tendre famille voudrait leur faire tout oublier. La mère, l’enfant, y sont habiles. De leur gaieté, de leurs caresses, des distractions de la mer, ils s’emparent de l’esprit chagrin, éveillent en lui d’autres pensées. C’est leur triomphe ; ils le mènent ; lui font visiter leur plage, contempler leur mer, jouissent de son admiration. Car tout cela est à eux. L’Océan où ils se baignent, ils en ont pris possession et se plaisent à lui en faire part.

La femme redevient tout aimable, bienveillante à cette foule même qui jusqu’ici l’inquiétait. Elle se sent si bien près de lui, tellement dans son harmonie ! Elle est plus qu’en sécurité, elle est brave ; elle est familière avec la mer, avec la vague. Elle assure qu’elle va nager : « elle veut dompter la mer. » Ambition un peu bien forte. Elle est tout d’abord primée par son concurrent, son enfant, tout autrement leste et hardi. Se croyant tenue, elle nage. Autrement, elle a peur, enfonce…

Elle se dédommagera à force de bains. Car elle est tombée amoureuse de la mer ; elle en est jalouse. Cette mer, en effet, ne fait pas de médiocres passions. Je ne sais quelle ivresse électrique est en elle, qu’on voudrait tout absorber.