La Messaline française (éd. 1789)

La bibliothèque libre.


Pour les autres éditions de ce texte, voir La Messaline française (éditions).

La Messaline française (éd. 1789)
Ou les nuits de la duch..... de Pol..... Et Aventures mystérieuses de la pr......se d’He.... et de la ..... Ouvrage fort utile à tous les jeunes gens qui voudront faire un cours de libertinage. Par l’Abbé, compagnon de la fuite de la Duch..... de Pol.....
A Tribaldis, De l’Imprimerie de Priape.

LA

MESSALINE FRANÇAISE.


Je vais enfin, mon ami, te faire connoître la source de cette fortune rapide et étonnante que tu n’as jamais pu concevoir. Je vais te dévoiler mes intrigues avec une femme altiere, aussi honteusement célébre par ses prostitutions que par ses horribles complots contre le peuple Français.

Ô Jule ! toi qui jadis fis mon bonheur, et qui m’as payé de la plus noire ingratitude, n’attends aucun ménagement de ma part ; les aveux que je vais faire ajouteront encore un fleuron à ta couronne adultère.

Mon ami, tu ne verras ici que les scènes les plus licencieuses, les tableaux du libertinage le plus effréné ; et mon style sera tel qu’il convient pour peindre une Messaline qui laisse loin derrière elle les courtisanes les plus débordées.

Je t’esquisserai aussi quelques tableaux voluptueux et lascifs des secrets plaisirs de deux autres femmes de la cour, non moins connues que la fameuse duch… dont il s’agit, et ces tableaux te satisferont d’autant plus que celles qui en fournissent les sujets sont faites pour exciter l’attention générale. Comme c’est à elles que je dois la connoissance de la Pol…, c’est aussi par elles que je vais commencer mon récit.

Lorsque j’arrivai à Versailles ; j’avois plusieurs lettres de recommandation pour différentes personnes, et entr’autres pour le M. pr… d’Hé…, cap. des gardes du c. d’A… Ne connoissant personne dans un pays où tout se fait par l’intrigue et les protections, je sentis la nécessité d’y être appuyé du crédit de quelqu’un en faveur. Je ne pouvois être mieux adressé qu’à M. le pr. d’Hé… : je fus le voir, et j’en reçus l’accueil le plus flateur. Il me présenta à la pr. son épouse. Voici, lui dit-il, M. D…, qui m’est particulièrement recommandé. Il paroît encore bien neuf, mais nous le dégrossirons, il dînera avec nous. J’allois le remercier ; il étoit déjà loin.

Je ne m’arrêterai point à te dépeindre les différens sentimens qui m’agiterent, lorsque je me trouvai seul avec la pr. d’Hé… Je n’avois pu voir impunément la figure la plus provoquante, la taille la plus voluptueuse, l’air, en un mot, le plus agaçant. Plus l’impression qu’elle avoit faite sur moi étoit profonde, et plus ma timidité augmentoit avec elle. Heureusement le pr. rentra, et nous fûmes nous mettre à table.

J’étois en face de madame d’Hé… Je m’aperçus que souvent nos regards se rencontroient, et déjà je crus voir que je ne lui étois pas indifférent. Pour ne pas t’ennuyer, je passe sous silence les quinze premiers jours que je lui rendis des soins, mais sans jamais avoir osé lui parler d’amour. Madame la pr. d’Hé… s’apperçut de mon excessive imbécillité, et vit bien qu’il lui faudroit faire avec moi toutes les avances. Envain m’avoit-elle mis cent fois à même de me déclarer ; en vain s’étoit-elle laissée voir plusieurs fois dans tout le désordre de sa toilette ; ton sot ami n’avoit voulu rien comprendre. Elle se décida donc à une derniere tentative, autant que moi maîtrisée par ses desirs, elle me dit un jour de venir la prendre l’après-diner pour lui donner la main à la promenade. Je promis, bien éloigné de penser au bonheur qui m’étoit réservé, j’arrive à l’heure dite et l’on m’introduisit selon l’ordre donné. Je pénétre jusqu’à son boudoir. Oh ! mon ami, juge de ma surprise ! Quel spectacle enchanteur s’offre à mes regards ! mon adorable d’Hé… dormant étendue sur un lit de repos, dans l’attitude la plus voluptueuse, la gorge nue, une jambe élevée, l’autre pendante à terre, les cuisses les plus blanches, écartées, et par la posture où elle se trouvoit, absolument découvertes… J’entrevois le centre des plaisirs, ombragé d’une mousse épaisse, dont la couleur contrastoit admirablement avec l’albâtre de sa peau immobile. J’ose à peine respirer ; des torrens de feu circulent dans mes veines : j’avance sur la pointe du pied ; je me mets à ses genoux ; j’admire tout ce que la nature forma jamais de plus beau… J’ose appliquer mes lèvres… ; mais je crains de la réveiller et de perdre une si belle occasion. Ma timidité disparoît, je me releve, et monté sur le lit de repos, je m’établis entre ses cuisses avec la plus grande précaution. J’applique ma bouche contre la sienne ; je pénétre dans l’antre sacré de la volupté. Mais bientôt je me sens emporté par l’excès de mes transports. Semblable au fleuve dont le cours est arrêté par une digue, vient-elle à rompre, il reprend son cours avec plus d’impétuosité ; tel on voit encore un jeune taureau sauvage, que l’on a irrité, renverser, fouler aux pieds, frapper des cornes tout ce qu’il rencontre ; je brise et romps tout ce qui s’oppose à mon passage. Mon adorable marquise se réveille, se débat, feint de vouloir se dérober de dessous moi ; je la serre plus fortement dans mes bras ; je vois ses yeux se mouiller des larmes du plaisir ; déjà ses secousses répondent aux miennes ; elle partage mes transports… Nous nageons enfin dans un torrent de délices…

Dieux, quelle volupté ! quand, sur elle étendu,
Je pressurois le jus de ce fruit défendu ;

Que te dirai-je, mon ami ? Six fois l’amour nous couvrit de ses aîles, six fois nous mourûmes pour ressusciter.

Pendant deux mois nous vécûmes ainsi, la princesse et moi, dans l’union la plus parfaite ; mais au bout de ce tems son époux eut quelques soupçons de notre intelligeance. Nous nous apperçûmes que nous étions surveillés, nous prîmes nos précautions pour n’être pas découverts. Un jour, cependant, malgré nos mesures, peu s’en fallut que nous ne le fussions, et pris in flagrante delicto. Il entra dans la chambre où nous étions, comme elle venoit de réparer, tant bien que mal, le désordre qu’avoient occasionné nos ébats amoureux. À sa grande honte, il se couvrit de ridicule en faisant éclater sa jalousie : il poussa même l’impolitesse jusqu’à me prier de cesser de l’honorer de mes visites. Cet original, comme tu vois, n’est pas fait pour habiter ce pays. Où en serions-nous, si tous les maris s’avisoient de surveiller ainsi leurs chastes moitiés ?

Nous fûmes donc obligés de nous voir ailleurs qu’en son hôtel. La marquise loua une petite maison près Versailles, et nous nous y rendions aussi souvent que son argus nous faisoit le plaisir de s’absenter. Nous nous donnions encore quelquefois rendez-vous sur la terrasse, dans le parc. C’est ici que va commencer le tissu de mes aventures avec la Pol… et une autre personne que je ne puis te nommer.

Madame d’Hé… me fit dire, par quelqu’un de confiance, de me rendre un soir sur la terrasse. À une journée d’une chaleur excessive avoit succédé une de ces nuits si fraîches qui semblent destinées aux amans. La lune, un peu couverte, laissoit foiblement distinguer les objets. J’étois à attendre depuis environ une heure, lorsque j’entrevis deux dames, en léger deshabillé, qui venoient vers moi. Je crus que c’étoit mon aimable princesse avec sa femme-de-chambre. Dans cette persuasion, je les abordai avec empressement, et fus pour serrer dans mes bras celle que je prenois pour madame d’Hé… Qu’on juge de mon étonnement lorsque je me sentis repoussé, et qu’une voix argentine, que je ne reconnus pas, me dit : « Que prétendez-vous donc faire, Monsieur ; voudriez-vous nous insulter » ? Oh ! mon ami ! cette voix me fut jusqu’au cœur ! Honteux de ma méprise, je leur balbutiai des excuses. J’allois me retirer, déjà elles étoient à quelques pas de moi, lorsque je les entendis rire aux éclats ; et celle qui avoit parlé prononça distinctement : « il est très-joli homme : le connois-tu » ?

Je t’avoue, mon ami, que je pris ces deux femmes pour des aventurieres, ce qui m’engagea à les aborder : — C’est sans doute par goût, Mesdames, que vous vous promenez sans cavalier ; lorsqu’on est aussi aimables, on ne doit jamais en manquer, et, si je ne craignois de devenir importun, je vous prierois de me permettre de vous accompagner. Un nouvel éclat de rire fut la réponse qu’on me fit. Cependant, celle qui n’avoit encore rien dit prit la parole : — Nous vous remercions, Monsieur, de votre offre obligeante : il est vrai que c’étoit par goût que nous nous promenions seules. Ne prenez pas nos ris pour une impolitesse ; la cause n’en existe que dans une aventure que venoit de me raconter ma sœur lorsque vous nous avez rencontrées. Nous sommes d’autant moins disposées à accepter l’offre que vous nous avez faite, que cela, sans doute, vous feroit manquer votre rendez-vous avec la personne pour laquelle vous nous avez prises. — Pour vous prouver, mesdames, qu’il n’en est rien, je continue la promenade avec vous, si vous me le permettez, &c.

Comme tu vois, mon ami, l’infidélité commence à se glisser dans mon cœur. J’oublie la princesse pour suivre deux inconnues, peut-être deux courtisannes. Mais bientôt une conversation soutenue avec esprit de leur part, des manieres du grand monde, un ton de la meilleure société, tout me fait juger que ce sont deux femmes comme il faut. Une d’elles, celle dont la voix m’avoit si vivement affecté, me plaît plus que l’autre ; c’étoit à elle que j’adressois le plus souvent la parole ; c’étoit pour elle qu’étoient tous les propos flatteurs et galans. Deux heures que nous passâmes ensemble s’écoulèrent comme un songe. Minuit sonne : elles parlerent de se retirer. J’offris de les reconduire, ce qu’elles refuserent formellement, me défendant même de les suivre. Je les voyois partir avec douleur : je tenois la main de celle qui venoit de me subjuguer en si peu de tems, je la pressois dans la mienne, j’y appliquai mes levres brûlantes de desirs. Bientôt, entraîné par un mouvement involontaire, je laisse aller sa main, et je la serre elle-même avec force dans mes bras. Ma bouche rencontre la sienne. Ô dieu ! mon baiser m’est rendu. Je sens sa langue s’introduire entre mes levres : je lui glisse la mienne, elle semble vouloir l’aspirer. Nos soupirs se confondent ; tout-à-coup elle s’échappe avec promptitude… Adieu, me dit-elle, nous nous reverrons, et elles disparoissent.

Je restai quelque-tems immobile ; je ne pouvois sortir de l’endroit où j’étois. Un lien invisible sembloit me retenir. Je croyois avoir fait un rêve agréable. Cependant peu à peu mes idées se calmèrent, à mesure que se dissipa la bourasque violente qui s’étoit élevée dans mes sens. Lorsque je me reconnus, je scrutai le fond de mon cœur ; je fus étonné de n’y plus retrouver l’image de la princesse : celui de mon inconnue avoit pris sa place. En comparant les sentimens qui m’agitoient, pouvais-je même dire avoir jamais aimé la premiere… Adieu, nous nous reverrons… Ces mots retentissoient encore au fond de mon ame. Mais quelle affreuse réflexion !… Je ne connoissois point leur demeure, et elles ignoroient la mienne. Oh ! comment pourrons-nous donc nous revoir ! Je volai sur leurs traces pour tâcher de réparer mon oubli ; mais bientôt je me rappellai la défense qui m’avoit été faite. La crainte d’encourir l’indignation de celle que j’aimois déjà plus que ma vie fut assez forte pour m’arrêter. Horriblement tourmenté d’inquiétude et d’amour, je sortis du parc et rentrai chez moi.

Je ne pus fermer l’œil de la nuit. Je songeois à tout ce qui m’étoit arrivé. À peine pensois-je à la princesse d’Hé…, et ce n’étoit que pour trouver les moyens d’éluder les poursuites qu’elle ne manqueroit pas de faire, et d’éviter sa rencontre. J’étois résolu à ne plus la voir ; je me figurois ses reproches, et j’en étois peu touché. Mais comment retrouver mon inconnue ? Reviendra-t-elle sur la terrasse ? Peut-être l’avois-je vue pour la derniere fois. Cette cruelle idée me désespéroit : enfin le jour me trouva plongé dans ces réflexions.

Dévoré d’impatience, je trouvois les heures d’une longueur insupportable, je ne pus tenir au lit plus long-tems ; je me levai, et je sortis sans aucun but déterminé ; je me rendis sur la terrasse, et j’y passai sans rien voir jusqu’à l’heure du dîner. De retour chez moi, je trouvai une lettre de madame d’Hé… qui me donnoit rendez-vous à la petite maison, pour l’après-midi. J’y manquai ; elle fut piquée, et cessa de m’écrire : je ne l’ai pas revue depuis. Je fus sur la terrasse dès six heures du soir. J’y lorgnai toutes les femmes, courant tantôt à droite, tantôt à gauche, après celle qui me sembloit être mon aimable inconnue. La nuit arrive ; je reste seul ; cent fois je consulte ma montre ; je crois toujours que le timbre fait retentir à mes oreilles au moins une heure de retard. Enfin onze heures frappent et m’annoncent qu’envain je l’attendrois davantage. Je revins chez moi et me couchai.

Oh, pour le coup, je crus qu’elle étoit à jamais perdue pour moi. Je maudissois ma maladresse de ne m’être pas informé de sa demeure avant de la quitter, ou de ne lui avoir pas donné la mienne. Exténué de fatigue, bientôt enfin le sommeil s’empara de moi. Si j’écrivois un roman, je te dirois, mon ami, que je fus tourmenté des songes les plus désagréables. Mais, au contraire, je ne me réveillai que lorsque mon valet-de-chambre vint m’apporter, à huit heures du matin, une lettre qu’on venoit de lui remettre. L’écriture m’en étoit inconnue. Je l’ouvre. Juge de ma surprise, de mes transports. Elle étoit de mon inconnue. Voici ce qu’elle contenoit :

« Je suis flattée de votre impatience, chevalier. Je sais que vous m’avez cherché sur la terrasse, et que vous y êtes resté fort tard. Il m’a été impossible de m’y rendre, malgré tout le desir que j’en avois. Je ne suis pas libre, mon cher chevalier, et j’ai les plus grandes précautions à prendre. Vous voyez cependant que je ne vous ai pas oublié, puisqu’il m’a fallu vous faire chercher pour vous remettre ce billet. Venez après-demain, à la même heure et à l’endroit où vous m’avez trouvée. Adieu chevalier ».

Conçois tout l’excès de ma joie ; on m’appelle mon cher chevalier… On n’a pu se rendre sur la terrasse, malgré le desir qu’on en avoit… Je suis donc aimé. Mais comment avoit-elle fait pour découvrir ma demeure ? J’étois confus de n’en avoir pu faire autant de la sienne. N’avoit-elle pas le droit de me reprocher d’avoir mis moins d’activité qu’elle dans mes recherches ? Cependant, trois grands jours devoient s’écouler avant que j’aie le bonheur de la voir. Mon impatience me les faisoit regarder comme trois siecles. Enfin, je vis arriver ce fortuné moment. Dès huit heures du soir je fus au rendez-vous, comme si en m’y trouvant plutôt, cela eût dû avancer l’instant qu’elle avoit fixé. Je ne trouvai jamais le tems ſi long. Que j’accusai souvent les heures de lenteur ! Dix heures frappent enfin. Le col tendu, l’oreille au guet, j’écoute attentivement ſi je n’entends marcher personne. Le moindre bruit, l’agitation des feuilles me met tout hors de moi. Mon cœur palpite avec la plus grande violence… Mais j’entends quelqu’un ; c’est le pas de deux femmes. Mon amour me dit que c’est elle ; je cours, je vole au-devant : elle étoit avec sa sœur ; je ne m’étois pas trompé. Bientôt je suis à ses pieds… — Chevalier, que faites vous ? nous ne sommes pas ici en sûreté. S’il survenoit quelqu’un : on peut nous voir… Je tenois sa main, que je couvrois de baisers enflammés. Elle me força de me relever ; je la pris dans mes bras ; son sein étoit à moitié découvert ; j’y applique mes lèvres brûlantes d’amour… Nous entendons quelque bruit, et nous nous éloignons à la hâte.

Suivez-nous, chevalier, me dit-elle, nous allons nous rendre en lieu sûr, où nous ne craindrons pas les importuns. Mais soyez plus sage, et ne me faites pas repentir de la démarche que je fais en venant ainsi vous trouver. Bientôt nous arrivâmes à un endroit rempli de charmilles. Après cent détours dans ces bosquets, nous parvînmes à une espece de cabinet de verdure environné de toutes parts de haies fort épaisses, et n’ayant d’autre ouverture que par le côté par où nous étions entrés. Tout à l’entour se trouvent des bancs de gazon fait exprès pour y célébrer les tendres mysteres. Reste à quelques pas d’ici, dit elle à sa sœur, et tu nous avertirois ſi tu entendois quelqu’un.

Me voici donc seul avec mon adorable inconnue. Je l’attire sur un des bancs de gazon ; je me précipite à ses genoux. Déjà ma main alloit s’égarer dans la route des plaisirs, lorsqu’elle me parla en ces termes :

« Écoutez moi, chevalier, et ne m’interrompez pas. Asseyez-vous, et faites attention à ce que je vais vous dire. Je vous connois, et n’ignore pas vos liaisons avec la princesse d’Hé… Je sais que vous ne l’avez pas vue depuis l’instant où vous m’avez rencontrée. J’exige de vous la promesse que vous ne la reverrez jamais… J’allois lui en faire le serment, mais elle ne m’en donna pas le tems, en me mettant la main sur la bouche, et elle continua… Mais vous ignorez qui je suis, et je veux que vous l’ignoriez jusqu’à ce qu’il me plaise de vous l’apprendre. Je vous prie donc de ne faire aucunes démarches pour le découvrir. Ne cherchez pas à pénétrer un mystere que je ne veux vous révéler que lorsque je serai parfaitement sûre de votre amour et de votre discrétion. Je vous préviens que je veillerai sur vos démarches ; et ſi jamais vous vous laissiez entraîner par une indiscrette curiosité, si jamais vous cherchiez à lever le voile dont je veux me couvrir, vous me perdrez pour toujours, et… je saurois m’en venger. Laissez-moi le soin de votre bonheur ; je vous ferai avertir toutes les fois que vous pourrez me voir, et croyez, chevalier que ce ne sera jamais aussi souvent que je le desirerai, car je vous le répete, je ne suis par libre, et suis entourée de surveillans qu’il me faut tromper. Je sais que vous n’êtes pas riche ; soyez tranquille, j’aurai soin de votre fortune. Amour, fidélité, discrétion, voilà tout ce que j’exige de vous : mais la facilité avec laquelle vous venez de quitter la princesse d’Hé… me fait craindre que vous n’ayez le caractère volage… — Ah ! madame repris-je en l’interrompant ici, peut-on cesser de vous aimer, lorsqu’on vous a vue. Je jure à vos pieds d’observer exactement tout ce que vous venez de me prescrire. Vos ordres seront sacrés pour moi. Vous me serez toujours chere. Je n’aime en vous que vous seule. Eh ! pourrois-je ne pas adorer cette figure, siege des graces ! cette bouche vermeille qui invite à y prendre un baiser (et je le pris ! cette gorge ferme, dont la blancheur fait honte au plus beau marbre ! J’y portai la main, qui bientôt fit place à ma bouche ; elle ne s’opposoit que foiblement à mes entreprises. Je la couvrois de baisers de feu ; sa respiration devient entrecoupée ; la titillation de ma langue sur le bout de son sein lui procure un mouvement plus précipité ; je sens son cœur palpiter avec force ; elle succombe enfin à l’excès de ses desirs, et m’attire dans ses bras. Étendu sur elle, déjà s’est levé ce voile jaloux qui sembloit s’opposer à mon bonheur ; je parcours toutes ses beautés les plus cachées ; mon doigt se fixe enfin sur le trône de la volupté ; mais tout-à-coup il cede à ses transports. Il faut une victime à l’Amour ; le poignard de ce dieu étoit prêt à frapper ; elle le saisit avec force, le plonge d’une main courageuse… Le sang le plus pur coule à grands flots… victime et sacrificateur tombent anéantis sous le poids du plaisir ; et le glaive, tout fumant encore, est à peine sorti de sa plaie que l’Amour l’y replonge à plusieurs reprises.

Oh mon ami ! je n’entreprendrai pas de te peindre ici toutes les jouissances que je ressentis dans cette fortunée soirée. Il fallut enfin nous séparer : nous nous jurâmes une fidélité éternelle ; nous nous promîmes de nous revoir le lendemain à la même heure. Elle partit, et je revins chez moi, enchanté de ma nouvelle connoissance.

Je t’avoue cependant que j’étois furieusement intrigué du mystere qu’elle mettoit avec moi. Pourquoi craignoit-elle tant que je la connusse ? pourquoi ces menaces de se venger de moi, si je faisois quelques tentatives pour savoir qui elle étoit ! Combien j’étois surpris du rôle qu’elle faisoit jouer à celle qu’elle appelloit sa sœur ! Comment devoit-elle avoir soin de ma fortune ? Je me perdois dans toutes ces idées ; je ne savois que penser de cette étonnante aventure. Je finis, enfin, par m’abandonner aveuglément à mon sort ; je me couchai et dormis, bercé par les songes les plus flatteurs.

Le lendemain, je me rendis à dix heures du soir au théâtre de nos ébats amoureux ; j’eus, en vérité, la plus grande peine à le retrouver, tant il me fallut faire de détours pour y parvenir. À peine y étois-je arrivé, que j’entendis marcher près de moi ; c’étoit mon aimable inconnue. Grand dieu, qu’elle étoit belle ! Il faisoit excessivement chaud ; quelques fleurs entrelaçées au hasard dans ses cheveux blonds, qui tomboient en grosses boucles sur un cou d’ivoire, formoient toute sa coëffure, et lui donnoient l’air de la déesse des fleurs ; les couleurs vermeilles de ses joues faisoient honte au bouquet de roses qui couvroit sa gorge nue. Elle n’étoit vêtue que d’une longue gaule de mousseline blanche, attachée avec un ruban rose qui faisoit le tour de sa ceinture, et qui laissoit remarquer les contours moëlleux de sa taille voluptueuse. Sa vue seule, en cet état, enflammoit tous mes sens : je m’approche d’elle et la tins long-tems embrassée. Nos langues mutuellement dardées entre nos levres font circuler dans nos veines des torrens de feu. Jamais baiser ne fut plus long-tems prolongé. L’excès de notre ravissement nous fit pâmer dans les bras l’un de l’autre, et bientôt nous tombâmes tous deux étendus sur le gazon.

Cependant sa sœur s’étoit retirée à l’écart, en nous voyant si bien commencer. J’avois même remarqué qu’elle nous avoit considérés un instant d’un œil jaloux, qui désignoit qu’elle eût voulu être à la place de mon inconnue. La suite de mon histoire te prouvera si j’avois raison. Mais ne nous écartons pas de mon sujet.

À peine vis-je que nous étions seuls, que je dénouai la ceinture qui empêchoit sa gaule de s’ouvrir. N’étant plus retenue, elle tombe à ses pieds. Je ne trouve plus d’autre obstacle qu’une chemise si fine, qu’à peine paroissoit-elle en avoir : bientôt elle est enlevée elle-même, et je tiens nue dans mes bras mon adorable maîtresse.

Pourrai-je jamais t’exprimer la blancheur, le satiné de sa peau, cette gorge divine sur laquelle sont posés deux jolis boutons de rose, l’élégance, la souplesse de sa taille, le contour, la fermeté de deux fesses dont la partie supérieure forme la chûte de reins la plus admirable, la rondeur de deux cuisses que jamais l’art ne pourra imiter ? Pourrai-je te peindre ce ventre lisse et poli, sur lequel j’imprimai un million de baisers !… Pourrai-je surtout, te donner une idée de ce réduit admirable, le plus bel ouvrage de la nature, centre de tous nos plaisirs, lieu délicieux où l’amour a fixé son séjour ! Vit-on jamais une mote mieux relevée et garnie d’une plus jolie mousse !… Mes mains heureuses parcourent en détail toutes ces beautés : ma bouche se colle sur toutes les parties de ce beau corps. Bientôt, entraîné par mes transports, je me précipite sur elle, j’entrouvre d’un doigt léger le séjour du Dieu puissant qui m’anime. J’y introduis le trait brûlant dont il m’a orné… Je l’enfonce avec une espece de fureur, mes secousses sont précipitées… Déjà mon amante ne pousse plus que des soupirs entrecoupés. Ses jambes croisées sur mes reins m’attirent avec force vers elle. Elle semble craindre que je ne lui échappe. Ses mouvemens répondent aux miens. Déjà s’approche l’instant marqué par la volupté : instant qui, s’il duroit, nous rendroit supérieurs aux dieux. Déjà jaillissent les sources du plaisir. Ah… dieu !… Ah… chere !… Cher amant !… Vas !… Oh vas… fort… quel… plaisir !… Ah !… ah !… j’ex… pire… sont les seules monosyllabes que nous pouvons prononcer. Nous tombons enfin dans une prostration de forces des plus complettes. Notre anéantissement est à son comble… et nous ne renaissons quelques instans après que pour nous replonger de nouveau dans la même ivresse voluptueuse. Notre excessif affoiblissement mit seul fin à nos transports.

Nous reprîmes nos vêtemens. Je réparai le désordre de sa coëffure autant qu’il me fut possible, et nous nous fîmes nos adieux. Avant de partir, elle me remit un porte-feuille qu’elle me dit de n’ouvrir que lorsque je serois seul chez moi. Je t’avoue que je fis quelque difficulté ; il répugnoit à ma délicatesse de recevoir des présens de la part d’une femme que j’aimois : elle s’en apperçut. — Chevalier, me dit-elle, votre refus me mortifieroit ; l’amour rend tout égal et commun. C’est en acceptant que vous me prouverez que vous m’aimez. — Je ne pus donc refuser, et je pris le porte-feuille en lui baisant la main, à laquelle tout aussitôt elle substitua sa jolie bouche. Je vis l’instant que nous allions recommencer nos agréables folies, si sa sœur ne fût venue nous dire qu’il étoit tems de nous séparer. Elles partirent.

Lorsque je fus dans ma chambre, je voulus voir ce que contenoit le portefeuille qu’elle m’avoit donné. Conçois mon étonnement… il étoit enrichi de diamans pour près de 20,000 liv. Le bouton qui servoit à l’ouvrir valoit seul plus de 8000 liv. Il renfermoit trente billets de la caisse de 1000 liv. chaque. Quel magnifique présent ! Je ne pouvois en croire mes yeux. Quelle étoit donc la fortune d’une femme assez riche pour faire de pareils sacrifices ? Déjà j’avois pris la résolution de lui rendre le tout, lorsque dans le fond je trouvai ce billet :

« Accepte, mon cher chevalier ; lorsque c’est l’amour qui donne, l’amour-propre doit se taire. Tu m’offenserois vivement, si tu refusois ce léger présent. Mon amant ne doit pas être gêné dans ses moyens. Le petit hôtel de… est à louer ; il faut t’en accommoder, jusqu’à ce qu’on puisse en faire l’acquisition. Ne t’étonne point de ces sacrifices, je suis assez riche pour les faire. Je veux te rapprocher de moi autant qu’il me sera possible. Achete aussi des chevaux et un équipage ; monte ta maison, ne crains pas la dépense. L’amour suppléera à tout. Adieu, mon aimable chevalier ; je te ferai savoir le jour que nous pourrons nous voir. Je te baise un million de fois.

P. S. Sois-moi toujours fidele ».

Je tombois de surprise en surprise. Moi qui étoit venu à Versailles pour solliciter une place qui puisse suppléer à mon défaut de fortune ; moi qui, depuis peu, par le moyen de la princesse d’Hé… en avoit obtenu une que je n’avois prise que parce qu’elle me donnoit lieu de prétendre à une plus considérable ; j’allois avoir mon hôtel, mes gens, ma voiture… Oh ! d’honneur, je croyois faire un beau rêve.

Dès le lendemain, je pris mon parti ; j’exécutai fidellement les ordres que me donnoit, dans son billet, ma divine inconnue ; et, d’ignoré que j’étois, je me fis bientôt remarquer par la belle dépense que je faisois, par mon faste orgueilleux et l’insolence de mes laquais. J’avois pris le nom de D. S., nom d’une terre qui, autrefois, avoit appartenu à ma famille.

Ce commerce avec mon inconnue dura environ six mois : pendant ce tems j’en avois reçu, à plusieurs fois, des sommes assez considérables pour me faire toujours vivre d’une maniere très-aisée, si mon ostentation ne m’eût pas entraîné si loin. Un jour que nous étions ensemble, et qu’à une de nos scenes amoureuses succédoit un de ces momens de calme et d’épanchement, aussi intéressant pour les cœurs tendres et sensibles que ceux où l’on est bouillonnant d’effervescence ; dans un de ces instans, dis-je, mon inconnue me demanda pourquoi j’avois pris le nom de D. S. Je lui dis la raison que je t’ai rapportée ci-dessus. Elle s’informa ensuite si je savois à qui appartenoit actuellement cette terre. — Elle est passée dans la famille du comte de P. S. — Elle réfléchit quelques instans, puis nous parlâmes d’autres choses.

Environ un mois après, elle me remit un paquet cacheté, dans lequel je trouvai le contrat d’acquisition de cette terre, qui vaut 30000 écus. Quelle générosité ! Oh, pourquoi m’a-t-on forcé de la payer d’ingratitude, comme tu vas le voir par la suite de ces mémoires !

Chaque fois que je me trouvois avec ma bienfaisante amie, je la pressois de se faire enfin connoître à moi. Ne devoit-elle pas être assez sûre de mon amour et de ma discrétion ? Ce mystere, lui disois-je, étoit une offense pour un amant. Toujours elle avoit éludé mes demandes. Elle finit par me prier de cesser de la tourmenter pour savoir d’elle une chose qu’elle ne vouloit pas m’apprendre, et m’ordonna (ce sont ces termes), de me donner de garde, sur-tout, de prendre sur son compte aucunes informations, ou de la suivre, me menaçant, si cela arrivoit, de toute son indignation et d’une haine égale à l’amour qu’elle m’avoit témoigné. Je fus vivement piqué de la maniere dure dont elle s’exprimoit, et je résolus, dès cet instant, de faire tout ce que je pourrois pour découvrir ce que je désirois si fortement. Je n’en fis rien paroître, et nous nous quittâmes aussi bons amis, en apparence, qu’à l’ordinaire. Le lendemain je reçus ce [billet :]

« Tu veux donc absolument savoir qui je suis ; eh bien, chevalier, tu seras satisfait. Trouve-toi demain matin à l’entrée de la terrasse vers sept heures ; tu porteras un bouquet de roses à ta main pour te faire reconnoître de la personne que je t’enverrai, et que tu suivras sans lui faire aucune question. Adieu chevalier ».

Ce billet me procura la satisfaction la plus vive. J’attendis l’instant promis avec la plus grande impatience ; je donnai ordre le soir qu’on m’éveillât le lendemain dès six heures, ce qu’on exécuta, et je me rendis sur la terrasse.

Bientôt je fus abordé par une femme qui me dit de la suivre : elle me fit faire bien des entrées et des sorties dans le château, me fit aller par différens passages ; enfin, après plus d’un quart-d’heure de marche, elle s’arrête à une porte où elle me fait entrer. Je traversai plusieurs pièces somptueusement meublées : enfin, ma conductrice m’introduit dans une chambre où elle me laisse seul, après m’avoir annoncé à une personne qui étoit couchée. Les jalousies baissées et les rideaux fermés ne laissoient pénétrer dans cette piece qu’un jour extrêmement foible. — Est-ce vous, chevalier ? me dit-on d’une voix si basse qu’à peine je pus l’entendre. — Oui, répondis-je, et aussitôt je franchis l’intervalle qui me sépare du lit ; je m’y élance avec force, et bientôt je le partage avec elle. C’étoit la premiere fois que j’allois jouir de ses appas aussi à mon aise. Déjà couverture et draps sont aux pieds ; ma main parcourt ses charmes ; elle veut parler, et je lui ferme la bouche par un baiser. Cependant une chose m’étonne : elle a l’air de vouloir se dérober à mes carresses ; je la retiens dans mes bras ; ma langue carresse voluptueusement la sienne ; mon doigt s’empare du siege du plaisir ; déjà je sens son clit… se gonfler dessous. Ses titillations précipitées attirent vers cette partie tous les esprits libidineux ; je fais circuler dans ses veines le plaisir à grands flots ; ses cuisses, qu’elle avoit serrées, s’écartent peu à peu ; un léger mouvement de ses fesses m’annonce qu’il est tems d’agir plus sérieusement ; je m’étends sur elle, et je pénetre avec vigueur dans la place. Mais, ô dieux ! quels sont les transports de mon amante ! Elle se livre à mes carresses avec fureur ; elle suce, elle mord toutes les parties de mon corps auxquelles sa bouche peut atteindre. L’excès du plaisir l’emporte… Elle ne se connoît plus. Fortement serré dans ses bras, ses jambes entrelacées sur moi, nos deux corps n’en forment plus qu’un. Quelle précipitation ! quelle agilité dans les mouvemens !… Mais ils redoublent encore ; ce ne sont plus que des soupirs entrecoupés… Je sens moi-même que les sources de la suprême volupté sont prêtes à s’ouvrir. Tous deux ensemble nous joignons le but… Ah !… cher… che… valier…, que je t’aime… mon… ame… tu me tue… va… va… oh !… c’en est… trop… je… meurs… Je sens effectivement ses bras se desserrer et tomber languissamment, et moi-même je me trouvai dans cette délicieuse extase où la nature, accablée de plaisir, semble se confondre et s’anéantir.

Lorsque j’eus repris mes sens, mon adorable maîtresse n’étoit point encore revenue à elle. Je voulus l’admirer dans l’état d’anéantissement où elle se trouvoit. Je fus ouvrir un rideau. Mais, ô dieux ! juge de mon étonnement ; je ne reconnois pas mon inconnue ; c’est son amie, celle qui l’accompagnoit à nos rendez-vous dans le parc.

Te l’avouerai-je, je sentis renaître en moi de nouveaux desirs, que je n’eusse peut-être pas éprouvés si promptement avec ma maîtresse. Pouvois-je voir impunément devant moi un superbe corps de femme, nud, sans vouloir de rechef lui rendre le tribut d’hommages qu’il méritoit. J’admirois la beauté de ses formes, une gorge divine… Ses cuisses écartées me laissoient entrevoir l’intérieur de cette partie que je venois de fêter avec tant d’ardeur. Sa couleur eût effacé celle du plus beau carmin. Ses deux levres, garnies d’un poil noir, contrastant admirablement avec la blancheur de sa peau, s’entr’ouvroient fréquemment, et sembloient me faire un défi. Déjà elle commence à reprendre ses sens ; ses yeux se fixent sur moi avec une espece de honte : mais que je l’eus bientôt dissipée ! Je m’élance dans ses bras, et nous nous plongeons de nouveau dans un fleuve de délices. Nous ne cessâmes nos ébats que lorsque nos forces épuisées mirent obstacle à nos desirs… nos corps étoient plutôt las que rassasiés. Oh ! pourquoi la nature nous fit-elle si foibles ?

Je la priai de m’expliquer cette aventure ; et comment, croyant aller chez mon inconnue, l’on m’avoit conduit chez une autre aussi aimable qu’elle : voici ce qu’elle me répondit.

Après ce qui vient de se passer entre nous, chevalier, je puis vous faire tous les aveux sans rougir. Je vous aimai dès l’instant que je vous vis pour la premiere fois : je m’apperçus avec douleur que mon amie vous plaisoit plus que moi ; tous vos soins se dirigerent vers elle ; à peine fîtes-vous attention à moi. Votre liaison fut si promptement formée que je n’eus pas le tems de la traverser, comme j’en avois formé le dessein. Mais connoissant le caractere inconstant de ma compagne, je pensai que bientôt vous cesseriez de vous aimer l’un et l’autre. J’ai été trompée dans mon attente : vos carresses, vos transports amoureux, dont j’ai été si souvent témoin, n’ont fait que m’enflammer davantage, et à tel point, que je résolus de me satisfaire, à quelque prix que ce fût. Tous les billets que vous avez reçus de mon amie ont été écrits par moi. Voulant toujours rester inconnue, elle ne vouloit pas que vous eussiez même de son écriture. Je remarquai, à votre derniere entrevue, que vous n’étiez pas fort satisfaits l’un de l’autre, et qu’il existoit du refroidissement entre vous. J’imaginai d’en tirer parti pour vous faire venir chez moi. Je vous écrivis le billet que vous avez reçu ; vous avez cru qu’il étoit de mon amie ; vous êtes venu, et… vous savez le reste, ajouta-t-elle, en s’efforçant de rougir. Puissé-je ne pas me repentir de mon imprudence ; oh, je ne croyois pas qu’elle dût avoir de pareilles suites. J’étois bien éloignée de penser que vous seriez aussi entreprenant. Je vais encore vous confier une chose que vous ignorez, mon cher chevalier ; envieuse du sort de ma rivale, j’ai voulu partager avec elle le plaisir de vous être utile. C’est moi qui l’ai engagée à faire en votre nom l’acquisition de votre terre ; j’ai même pris aussi la liberté de vous faire passer quelques sommes, sous le nom de ma compagne ; et croyez, chevalier, que je ne vous fais pas ces aveux pour diminuer les sentimens de reconnoissance et d’amour que vous avez pour elle, ni pour vous faire croire que vous m’en deviez à moi-même quelque peu : non, chevalier, je connois l’amour, et sais qu’il ne se commande pas ; suis-je donc maîtresse de ne pas vous aimer ? Je n’exige rien de vous ; aimez votre inconnue, et puissiez-vous long-tems être payé de retour si cela est nécessaire pour votre bonheur ; mais…

Vois, mon ami, avec quelle adresse cette femme cherche à m’amener à son but. Elle affoiblit les sentimens que j’ai pour son amie ; elle fait tout ce qu’il est possible pour les tourner à son profit ; elle affecte la grandeur d’ame, la générosité ; elle me fait douter de l’amour de ma maîtresse ; car que veut dire ce mais… Je le lui demandai, et elle me répondit de maniere à augmenter mes doutes, qu’elle n’entendoit parler que de son inconstance habituelle. Que te dirai-je, enfin, si elle ne réussit pas dès cet instant à me rendre tout-à-fait inconstant, au moins parvint-elle à me décider à me partager entr’elle et mon inconnue, comme tu le verras, si tu acheve de lire cette histoire.

Je lui fis les sollicitations les plus vives pour qu’elle m’apprît son nom et celui de son amie. Elle se refusa longtems à mes instances. J’insistai, et j’obtins enfin ce que je desirois. Elle commença par me faire jurer sur l’honneur que jamais je ne révélerois ce qu’elle alloit m’apprendre. Je fis tout ce qu’elle voulut. — Eh bien, votre inconnue est la …, et moi je suis la duch… de Pol…, et ne suis pas sa sœur.

Je garde ma parole, mon ami, je ne prononcerai jamais le nom d’une femme dont le souvenir me sera toujours cher. Je ne t’en parlerai que sous le nom de l’inconnue. J’observerai à la rigueur le serment qu’on m’a fait faire ; j’y suis d’ailleurs obligé par la reconnoissance. Quant à la duch… de Pol…, femme flétrie, et exécrée par-tout où il y a des honnêtes gens, je ne puis, en la nommant, lui faire aucun tort. Depuis long-temps elle n’a plus de réputation à perdre.

Quoique, jusqu’ici, je t’aie fait passer en revue des scenes bien licencieuses, ce n’est cependant rien en comparaison de celles qui me restent à te raconter Je te ferai parcourir tous les degrés du libertinage, et je ne m’arrêterai qu’au nec plus ultra de la dissolution la plus effrenée.

Avant de quitter la duc… de Pol… elle me recommanda de bien m’observer devant son amie, qui seroit une femme perdue, si je ne gardois pas le plus grand secret, son mari étant jaloux et brutal à l’excès. Elle me pressoit de me faire introduire chez elle le sur-lendemain vers minuit ; qu’elle m’enverroit prendre chez moi, et que nous passerions toute la nuit ensemble. Je rentrai à l’hôtel exténué de fatigue. Je me fis servir un bouillon, un poulet et une bouteille de vin de Bordeaux : je m’appliquai le tout sur l’estomac. Je fis défendre ma porte et me couchai jusqu’au soir.

À mon réveil, je me sentis parfaitement restauré, mais cependant hors d’état de recommencer les assauts du matin. Mon valet-de-chambre me remit un billet de mon inconnue, qui me marquoit qu’elle viendroit le soir au rendez-vous, à l’heure ordinaire. J’aurois bien voulu me dispenser d’y aller ; mais comment faire ? Je ne pouvois la prévenir, ni envoyer personne à ma place. Je pris mon parti. Je me fis encore servir de nouveaux restaurans, et sur-tout force conserves échauffantes, propres à relever les forces abattues. Enfin, je m’acheminai à l’heure dite, avec la plus mince opinion de ma vigueur. C’étoit avec bien de la raison, car malgré toutes les caresses dont on m’accabla, quoique je disposasse de toutes ces beautés qui, jadis m’inspiroient tant de courage, envain prit-on les postures les plus variées, envain fit-on toutes les agaceries imaginables je ne pus jamais fournir qu’une course avec la plus grande difficulté. On voulut ne pas en paroître piquée, mais je vis que le mécontentement perçoit au travers de l’enjouement le plus forcé ; et nous nous séparâmes beaucoup plutôt que de coutume.

Depuis cet instant je m’apperçus que mon inconnue se refroidissoit pour moi de jour en jour. Nos rendez-vous devinrent plus rares, jusqu’à ce qu’enfin ils cessèrent tout-à-fait. Elle m’avoit pris parce que mon physique lui avoit plu ; m’avoit conservé parce qu’elle étoit satisfaite de ma vigueur ; et elle me quitta parce que ma foiblesse blessa son amour-propre, et ne satisfit pas son tempérament de feu.

Cependant, revenons à la duch… de Pol… Elle m’introduisit chez elle comme elle me l’avoit promis. Je la trouvai dans le déshabiller de nuit le plus galant, la gorge à moitié découverte. Dès qu’elle me vit entrer, elle vint se précipiter dans mes bras. — Eh bien, chevalier, me dit-elle, vous avois-je trompé en vous parlant de l’inconstance de… Un nouvel amant est prêt à vous succéder. Je le sais. C’est même peut-être déjà une affaire terminée. On a trouvé que vous vous étiez bien mal acquitté de votre devoir à la dernière entrevue… Une fois est trop peu. Mais les travaux de la veille ont sans doute eu beaucoup de part à cet accident. Pauvre chevalier ! que ne lui répondois tu comme Bigdore à Argenie, dans la comtesse d’Olonne.

Madame, pardonnez à ce triste accident ;
Il vient de trop d’amour…

Va, mon ami, j’en suis enchantée ; je ne te partagerai plus ; je te posséderai à moi seule, et… — Elle me couvrit de baisers.

Pendant ce monologue je n’étois pas resté inactif. Je l’avois fait asseoir sur mes genoux, je tenois une de mes mains sur un de ses globes d’ivoire ; j’agitois légerement avec mon doigt un des boutons qui les couronne ; j’aspirois l’autre entre mes levres. L’index de ma main droite s’étoit introduit dans la route des plaisirs, et le pouce s’étoit placé un peu plus haut sur le clit… Elle ne put tenir long-temps à cette quadruple manière d’appeller la volupté… Déjà ses yeux languissans annoncent son approche… ; elle s’agite avec fureur… ; elle brise elle-même les obstacles qui retiennent enfermé le sceptre de l’amour. Elle le saisit avec force… ; il est si fougueux, qu’à peine sa main peut le contenir ; elle lui procure de légeres secousses : ses membres se roidissent ; elle finit enfin par faire avec effort, dans ma main, la libation la plus copieuse, et tombe dans un anéantissement total. Oh ! je t’avoue, mon ami, que je n’ai jamais vu de femme qui ait la passion aussi énergique, que la duch… de Pol…

J’eus le temps de la déshabiller et de la mettre nue avant qu’elle eût repris ses sens. Je la portai dans son lit. La vue de tous ses charmes excita les plus violens désirs. Je me couchai auprès d’elle pour les satisfaire… Mais à peine y fus-je, qu’elle s’élance elle-même sur moi, me serre avec force dans ses bras, me couvre de baisers enflammés, se perce elle-même de mon dard ; et ses coups sont si précipités, que bientôt tous les deux nous eûmes fini cette course pour en recommencer une pareille, à la différence que je repris à mon tour le dessus ; et remarque, mon ami, que chaque coup elle jouit avec moi double contre simple. Quel tempérament de feu ! Cinq fois je doublai ses jouissances de cette manière, et six fois comme je l’avois fait sur mes genoux avant de me coucher.

Nous convînmes que nous ne nous reverrions que dans quatre jours. Elle me donna la clef d’une petite parte par laquelle je pourrois entrer dans son appartement par un escalier dérobé qui aboutissoit à une garde-robe près de sa chambre à coucher. Le troisieme jour, me trouvant quelques velléités, je me décidai à aller lui rendre visite, et avancer de vingt-quatre heures l’instant que nous avions fixé. Je partis de chez moi à minuit. J’arrive jusqu’à l’escalier sans être apperçu ; je m’introduis dans la garde-robe. Quelques mots prononcés dans la chambre de la D. me font comprendre qu’elle n’est pas seule. Je fixe un œil sur la serrure… et j’apperçois deux femmes nues sur le lit : l’une étoit la D. et l’autre une très-jolie brune âgée de dix-huit ans, sa femme-de-chambre. Jamais plus beau corps ne sortit des mains de la nature. Elles étoient couchées l’une sur l’autre, et se frottoient mutuellement la partie qui nous distingue. J’avois pour perspective les deux fesses de la jeune fille, qui se haussoient et se baissoient. Ses deux cuisses, bien écartées, découvroient à mes yeux le centre des plaisirs. Ses levres vermeilles formoient une espèce de losange que le coloris de Rubens n’auroit pu imiter. Leurs doigts s’agitoient avec violence. — Ma bonne amie donne-moi ta langue, disoient-elles, donne… ah ! va plus fort… fais-je bien… ah ! ah ! je n’y saurois tenir… grand Dieu… j’expire…

Ma foi, mon ami, je n’y pus tenir moi-même plus long-temps. J’entrai brusquement dans la chambre, et les surpris dans l’anéantissement où elles venoient de se plonger. Elles jetterent un cri d’effroi, et la femme-de-chambre voulut se sauver. Je la retins, et la forçai de se réfugier dans les draps de la D. Elle me fit des reproches de venir ainsi la surprendre. Je ne l’écoutai pas et je les joignis au lit.

Oh ! mon ami, quelle nuit ! Mais écoute. À peine fus-je couché, que la jeune fille voulut se retirer. Je l’en empêchai, et les couvris alternativement de baisers. La D. prit son parti. Son inflammable imagination fut bientôt échauffée. Elle ordonna à sa femme-de-chambre de rester ; elle se plaça entre nous deux, le dos tourné de mon côté ; et me présentant les fesses, elle s’enfila elle-même en levrette, pendant qu’Agathe (c’est son nom), lui chatouilloit le clit… et lui faisoit les florentines les plus lascives. La D. de son côte, passa une de ses mains dessous Agathe, et lui claquoit les fesses, pendant que de l’index de la main droite elle frottoit avec agilité sa jolie cellule d’amour. Nous arrivons enfin tous les trois au période si redoutable, et ce fortuné moment est annoncé par des ah ! des hélas ! mille fois répétés.

La duch. me fit reprendre sa place et voulut que je fisse également mon offrande sur l’hôtel d’Agathe. La pauvre enfant avoit peine à s’y résoudre. Cependant il fallut bien qu’elle en passât par-là. Le fier aiguillon l’atteint bientôt au vif. Le feu du plaisir brille dans ses yeux ; nos secousses se multiplient… Agathe remue avec une violence extraordinaire… ; elle annonce enfin le moment suprême par des mots entrecoupés. Ah, monsieur !… disoit-elle, en balbutiant, mon cher monsieur !… je vous… prie, ne m’épar… gnez… ne m’épargnez pas ! Ah !… ah !… Ses yeux se ferment, et je pousse moi-même, de concert avec elle, le dernier aveu de ma défaite. Pendant cette scene, la lubrique duch… s’étoit servie de la main de notre aimable Agathe. Nous répétâmes ces exercices amoureux jusqu’au jour, La duch… sur-tout fut toujours étendue sur moi ou sur Agathe. Elle est insatiable.

Vacillant sur mes jambes, affoiblis par les excès auxquels je venois de me livrer, je regagnai lentement mon gîte je me suis mis au lit, et n’en sortis que le lendemain. Une nourriture succulente et le repos m’eurent bientôt rendu les forces que j’avois perdues. Je fus six jours sans retourner chez ma messaline. Déjà elle étoit occupée à former sa cabale aristocratique ; ce qui faisoit diversion à ses amours.

Le septieme, je reçus d’elle un billet, par lequel elle m’invitoit à passer chez elle à l’heure et de la manière accoutumée. Elle m’y faisoit des reproches de ce que j’avois été si long-temps sans la voir. Je m’y rendis vers minuit ; elle étoit déjà couchée. Je rejettai ma négligence sur une maladie (que je n’avois pas eue), et je me mis au lit. Mais à peine essayai-je de porter ma main… qu’elle m’en empêcha, et me dit : non mon cher chevalier, il nous est impossible de jouir aujourd’hui l’un de l’autre ; un obstacle que je n’attendois pas… une incommodité que je partage avec toutes les femmes… Je ne savois pas que cela fût prêt à venir, lorsque je t’ai écrit…, et malgré mes desirs, qui, dans ces instants sont encore plus violens que dans tout autre temps, je ne puis surmonter une répugnance invincible. Cependant j’avançois vers elle un argument irrésistible ; jamais je ne m’étois vu plus brillant ; plus elle vouloit s’opposer à mes carresses, et plus je les redoublois. — Laisse, laisse-moi, de grace, mon ami ; tu me mets toute en feu. Ne me tourmente pas inutilement, ou je vais bientôt te mettre à la raison, Je lui dis que cela étoit impossible, si elle se refusoit à ce que je demandois. Ah ! reprit-elle ; nous allons voir, puisque tu me défie. Aussitôt elle s’empare du fier priape, et d’un poignet complaisant et léger, elle essaye d’amortir les desirs dont je suis animé. Mon doigt officieux lui rend la pareille. Mais tout-à-coup, emportée par la passion, elle se retourne et s’enfonce elle-même la fléche dans la route voisine de la canonique, et conduit en même-temps ma main, pour lui faire continuer son office. Ce sentier plus étroit accéléra mes plaisirs, et la duchesse se sentant inondée par les sources de la volupté, qui jaillissent avec force, tombe de son côté dans l’excès du ravissement. Nous le fîmes trois fois de cette manière, et je t’avoue que je n’eus jamais plus de plaisir.

Je ne retournai la voir que lorsque son incommodité fut passée. La lubricité ne peut être poussée plus loin que nous le fîmes cette nuit-là. Après avoir essayé toutes les manières différentes que nous avions employées depuis que nous nous connoissions, mes desirs survivoient encore à mes forces épuisées. La Duchesse, dans un moment passionné, se renversa sur moi, les pieds en haut, de sorte que nos têtes se trouvoient placées entre les cuisses l’un de l’autre. Elle mit entre ses levres ce trait brûlant, qu’elle eût voulu engloutir ; sa bouche est semblable à une pompe aspirante ; moi-même j’applique mes levres sur celles que j’ai pour perspective ; j’en tire la quintessence de la volupté ; ma langue vacille sur son clit…, que je ne quitte un instant que pour la plonger à plusieurs reprises dans la route du parfait bonheur, et y revenir ensuite. Bientôt nos forces nous abandonnèrent, et nous succombons sous le poids de cette délicieuse jouissance.

Le lendemain Agathe vint se mêler à nos plaisirs ; nous imaginâmes une autre posture que voici : après nous être mis nuds tous les trois, j’étendis Agathe sur le lit de maniere que ses fesses posoient sur le pied, et que ses jambes étoient soutenues sur deux chaises écartées l’une de l’autre, ce qui lui tenoit les cuisses très-ouvertes ; de cette maniere sa tête n’alloit que vers la moitié du lit ; la Duch… occupoit l’autre moitié ; ses fesses étoient appuyées contre la tête d’Agathe, et sa toison lui formoit une couronne ; elle avoit également les cuisses très-écartées : je m’étendis à mon tour sur Agathe, et pendant que je l’exploitois, je baisois alternativement et la bouche d’Agathe et le bijou de la duchesse ; enfin, ma langue se fixa sur ce dernier, je la dardois avec rapidité : je dévorois, je suçois l’intérieur de ses levres, son clit… La duchesse ne peut long-tems supporter l’excès de volupté que ma langue lui procure. Bientôt elle succombe à ses transports… Les réservoirs du plaisir sont ouverts, je reçois la liqueur qui en découle. Elle redouble ma vigueur qui bientôt est anéantie, en même-tems qu’Agathe se pâme entre mes bras.

Telle a été la vie que j’ai menée pendant très-long-tems avec la duch… de Pol… Un jour je lui demandai comment, avec un tempéramment aussi ardent que le sien, elle avoit pu se prêter à être la complaisante spectatrice des plaisirs de son amie avec moi. Crois-tu, me répondit-elle, que j’étois assez sotte pour aller garder vos manteaux, et, en vous voyant, m’échauffer en vain l’imagination ; non, mon ami, non ! j’avois aussi donné mes rendez-vous au même lieu, et je m’escrimois, de mon côté, avec un athlete des plus vigoureux, pendant que vous faisiez votre partie[1] : mon amie le savoit ; mais je l’avois priée de ne t’en rien dire. Ne sois donc plus étonné de ma complaisance.

Enfin arriva cette époque de la fameuse révolution. Je savois qu’elle avoit la plus grande part aux projets de la cabale aristocratique ; je savois qu’elle se trouvoit plusieurs fois la semaine à des assemblées nocturnes ; mais j’ignorois ce qui s’y passoit. J’étois bien éloigné de penser que ces conciliabules secrets étoient tenus par des scélérats qui tramoient la ruine du peuple français. Elle avoit toujours agi avec moi avec le plus grand mystère. Si j’eusse été instruit, j’aurois regardé comme le premier et le plus sacré de mes devoirs de révéler ces conspirations infernales… Tout-à-coup nous apprenons à Versailles l’insurrection du peuple de Paris. Je vis alors bien des traîtres pâlir d’effroi. La duch… m’envoya chercher, et me fit dire de ne pas perdre un seul instant. J’y courus ; je la trouvai dans des accès alternatifs de frayeur, de rage et de désespoir : — Ô chevalier ! que vais-je devenir ? tous les Parisiens ont pris les armes ; ils vont venir ici : je sais qu’ils me détestent ; ils vont m’égorger… Où fuir… où me cacher… ah ! sauvez-moi. — Je la rassurai, et lui dis que je ne croyois pas que ceux qu’elle redoutoit tant pussent venir, puisque la route étoit fermée par des troupes. — Eh, ces troupes sont des lâches qui nous abandonneront et se tourneront de leur côté… — Eh bien, je vais, lui dis-je, envoyer quelqu’un sur la route, qui viendra m’avertir de tout ce qui se passera. Calmez-vous donc, et attendez mon retour.

Je laissai continuellement sur le chemin de Paris un homme que je faisois remplacer toutes les douze heures par un autre, alternativement, et cela jusqu’au jour de la fameuse prise de la Bastille. Mon factionnaire vint m’avertir qu’on entendoit un grand bruit de mousquetterie et de canons à Paris. Je le dis à la duch… qui, dès cet instant, fit ses apprêts pour son départ. Nous apprîmes enfin la réduction de la citadelle, le massacre de Delaunay et Flesselles. L’effroi de la duch… fut à son comble. Oh ! fuyons, chevalier… ils vont m’en faire autant… Soyez mon sauveur… je n’ai plus que vous sur terre qui puisse s’intéresser à mon sort. Ah ! malheureuse, que vais-je devenir ? À ces mots, elle se précipita à mes genoux, baignée dans ses larmes, et s’évanouit.

Il fallut tout le touchant de ce tableau pour me décider à l’accompagner dans sa fuite. La syrene triompha. Je fis rassembler chez elle et chez moi ce que nous avions de plus précieux. Je me déguisai en abbé, et nous partîmes.

Nous fûmes arrêtés à Sens. On nous demanda ce qu’il y avoit de nouveau à Paris. Ma présence d’esprit ne m’abandonna pas dans une circonstance si critique. La duch… pâlissoit et étoit prête à se trouver mal. Je tremblois qu’elle ne nous fît reconnoître : je détournai de dessus elle l’attention de ces curieux trop indiscrets, en leur disant des horreurs de celle même qu’ils tenoient entre leurs mains. — La meilleure nouvelle que je puisse vous apprendre, c’est que cette coquine de Pol… et toute sa sequelle est en fuite. On court après eux, &c. Ils jettèrent tous un cri de joie. Heureusement ils ne savoient pas encore qu’on arrêtoit toutes les voitures de ceux qui n’étoient pas munis de passeports. Ils nous laissèrent aller, nous comblant de bénédictions pour la bonne nouvelle que nous leur avions annoncée.

Nous prîmes des chemins détournés, nous fîmes mille détours pour les dépayser, dans le cas où la fantaisie leur prendroit de courir après nous. Cette précaution nous a sauvés ; car nous avons su depuis, qu’après avoir réfléchi sur l’embarras qu’avoit témoigné la duc… ils avoient pris le parti de nous suivre pour nous ramener.

Pourrai-je te peindre les transports que fit éclater la Pol… lorsque nous fûmes hors des terres de France ; elle me témoigna sa joie par toutes les carresses imaginables ; mais cela dura bien peu. Son humeur devint revêche & acariâtre ; elle ne pouvoit s’habituer à son exil. Après les jours fastueux qu’elle avoit coulés si long-tems, la vie privée étoit pour elle d’une monotonie insupportable. Elle s’habitua à me regarder comme un mari, et me traita de même. Elle forma enfin une nouvelle liaison avec un baron suisse, qui n’a pour lui que sa grande taille et ses larges épaules : je voulus me plaindre, on ne m’écouta pas ; bientôt même on ne se cacha plus de moi. Je me trouvois d’autant plus malheureux, que je l’aimois encore. La jalousie avoit redonné de nouvelles forces à mon amour. Je ne pus supporter plus long-tems la vue d’un rival qu’on me préféroit, & je me séparai de cette messaline, en maudissant son ingratitude & la haute folie que j’avois commise en l’accompagnant. Depuis ce tems, elle est errante, tantôt dans un lieu, tantôt dans un autre. J’ai su par le baron, que j’ai rencontré, qu’elle l’avoit quitté au bout de huit jours, & que depuis, elle lui avoit donné sept à huit successeurs.

Voilà, mon ami, le détail que tu me demandois ; je suis persuadé que tu le trouveras intéressant. Il te fait voir qu’elle est la conduite de ces femmes titrées, dont l’opulence et l’orgueil écrasoient et traitoient avec insolence la modeste vertu bourgeoise, qu’elles regardoient comme fort au-dessous d’elles. Mon exemple t’apprend Combien il est dangereux de se trop livrer à des amis perfides, et de ne pas mettre un frein à la fougue de ses passions. (Cette moralité te paroîtra sans doute bien singuliere, à la suite de descriptions aussi licencieuses).

Je vais incessamment tâcher de rentrer en France. Que risqué-je ? Je ne fus jamais au nombre des proscrits, puisque je n’ai point participé à leurs exécrables complots.

Adieu, mon ami, j’espere bientôt aller t’embrasser, etc.

Note de l’Éditeur.

L’auteur de ces mémoires est actuellement de retour, et il donne ici les preuves du patriotisme le plus soutenu ; mais on ignore qu’il ait jamais eu aucune liaison avec la Pol… C’est de son consentement que j’ai mis au jour son manuscrit, et j’espere que le public m’en saura gré. Peut-on trop faire connoître la prostituée dont il s’agit ?

FIN.
  1. J’ai appris depuis que c’étoit un de ses laquais.