La Mine d’or/VII

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VII

LE CONTRAT


Martin-Simon et Michelot, assis devant une table chargée de papiers, semblaient discuter tranquillement les conditions de quelque marché avantageux pour l’un et pour l’autre. Le procureur, cette fois, portait un costume qui convenait beaucoup mieux pour voyager que l’habit court et les bas de soie qui lui donnaient une si plaisante figure peu de jours auparavant. Ses grosses bottes et son large chapeau, couverts de poussière, indiquaient que depuis son arrivée il n’avait pas encore trouvé le loisir de changer de toilette. Son visage, plus maigre et plus jaune que jamais, grimaçait un sourire continuel en parlant au roi du Pelvoux.

À la vue d’Ernestine et du chevalier ils se levèrent l’un et l’autre avec empressement. Pendant que le procureur se confondait en salutations devant la fille de son patron, Martin-Simon s’écriait, de ce ton de gaieté et de bonhomie qui lui était habituel :

— Arrivez donc, méchans enfans, qui faites attendre la fortune ! Sur ma vie, vous ne vous doutez guère des faveurs que vous réserve la capricieuse déesse !

— Monsieur Simon, demanda Ernestine d’une voix haletante, est-ce que mon père me pardonne ?

— Non-seulement il vous pardonne, mais encore il consent, comme je l’avais prévu, à votre mariage avec le chevalier de Peyras.

— Que Dieu le récompense ! murmura la jeune fille en tombant sur un siége, à demi évanouie de saisissement et de joie.

Quant à Marcellin, il se contenta de dire, en jetant un regard de mépris sur Michelot :

— Je m’en suis douté en voyant l’humilité du procureur de monsieur de Blanchefort.

— Et c’est ainsi que vous récompensez ce pauvre diable, qui vient de faire deux voyages pour votre service ? s’écria Martin-Simon ; vous allez vous repentir tout à l’heure de l’avoir si mal traité.

— Je connais de longue date le procureur Michelot, reprit le chevalier froidement, et certes il ne s’est pas donné tant de peine sans avoir un motif d’intérêt personnel… Aussi, monsieur Simon, continua-t-il avec cordialité en serrant la main du roi du Pelvoux, c’est vous, vous seul que je remercie ; c’est à vous seul que je croirai devoir mon bonheur.

— Et moi, monsieur, s’écria Ernestine transportée, je renouvelle le serment de vous aimer, de vous respecter comme vous aime et vous respecte votre fille Marguerite… Je vous dois plus que ma vie !

Le bonhomme fut touché de la reconnaissance de ses protégés, mais, surmontant aussitôt son attendrissement, il reprit d’un ton moitié gai, moitié sérieux :

— Laissez donc, il n’y a pas là de quoi tant se récrier ; j’ai agi seulement jusqu’ici dans l’intérêt de la morale, et vous ne me devez pas de remerciemens pour cela. Attendez que je vous aie appris certaines autres choses, et que je vous aie dit les vrais motifs de ma conduite en cette affaire… Voyons, je vous promets depuis longtemps une explication ; maintenant que je suis certain de ne plus être contrarié dans mes projets, je ne vous ferai pas languir davantage. Dans ce que j’ai à vous dire, il s’agira beaucoup de vous et un peu de moi.

Il fit asseoir les jeunes gens, et Michelot en face de lui, de manière à former un petit cercle. Lui-même prit place à côté de la table, afin de pouvoir atteindre facilement les papiers dont elle était chargée, à mesure qu’il en aurait besoin. Marcellin et Ernestine montraient quelque étonnement de la solennité de ces apprêts ; quant au procureur, peut-être à cause de la manière dont on avait reçu ses politesses, il conservait une attitude froide et réservée.

— Vous avez dû être surpris, mes chers enfans, reprit Martin-Simon d’un air enjoué, du pouvoir que j’exerce autour de moi, et sans doute vous n’en avez pas cherché la raison dans une vulgaire réalité. Vous êtes trop jeunes l’un et l’autre pour savoir au juste quel degré d’autorité peut donner un sac d’argent ou d’or monnayé ou non monnayé !

— Quoi s’écria Ernestine avec étonnement, c’est avec de l’or que vous êtes parvenu à vaincre la résistance obstinée de mon père ?

Le roi du Pelvoux sourit.

— Je n’oserais l’affirmer, reprit-il, quoique de votre propre aveu le digne magistrat ne dédaigne pas trop les piles d’écus et les rouleaux de louis… J’aime mieux croire que le désir de voir sa fille heureuse, et peut-être une autre considération qui m’est personnelle et dont je vous parlerai tout à l’heure, l’ont décidé à ne plus désapprouver votre union… Toujours est-il, continua-t-il en prenant un papier sur la table, que voici son consentement en bonne forme, ainsi qu’une lettre destinée à mademoiselle de Blanchefort, et dans laquelle il s’excuse, je crois sur sa goutte et ses infirmités de ne pas venir dans ces montagnes assister à la bénédiction nuptiale.

Ernestine saisit avidement la lettre qu’on lui présentait, et la pressa contre ses lèvres ; elle allait en rompre le cachet, lorsque Martin-Simon l’arrêta par un mouvement affectueux.

— Un instant, ma fille, vous lirez ceci un peu plus tard… Avant tout, reprit-il en choisissant sur la table un assez volumineux cahier, voici une pièce importante dont il vous faut prendre connaissance : c’est votre contrat de mariage.

— Notre contrat de mariage ? répéta Marcellin stupéfait ; comment, en si peu de temps…


— Je vous ai dit que vous aviez tort de brusquer Michelot ; c’est un homme précieux dans ces sortes d’affaires, qui exigent prudence et célérité… Oui, votre contrat de mariage, dressé par un légiste exercé, et contenant soixante-neuf articles, tous déjà signés et paraphés de la main de monsieur de Blanchefort… Mais rassurez-vous, monsieur le chevalier, je connais votre répugnance pour les affaires ; je ne vous ferai pas la lecture de ce volume, Ce sera l’ouvrage du notaire, qui viendra ce soir recevoir les signatures ; je me contenterai de vous dire en deux mots ce qu’il contient. Monsieur de Blanchefort accorde à sa fille unique une dot de cent mille livres. C’est peu, eu égard à la fortune connue de monsieur le lieutenant civil et criminel, mais, après tout, il ne pourra déshériter sa fille, et les circonstances actuelles ne permettent pas d’être exigeant.

— Mon excellent père ! dit Ernestine en sanglotant, je ne méritais pas qu’il se dépouillât pour m’enrichir, après lui avoir causé tant et de si cruels chagrins !

— Il ne vous enrichit guère, reprit Martin-Simon avec tranquillité, aussi votre futur mari doit-il y pourvoir ; car il vous reconnaît un douaire de cent mille livres en sus de votre apport réel ; il ne pouvait faire moins pour sa jolie fiancée.

Marcellin haussa les épaules…

— J’accepte cette clause de tout mon cœur, dit-il, et je donne volontiers cette preuve de désintéressement personnel à mademoiselle de Blanchefort ; mais à quoi me servira cette générosité gratuite, puisque tous mes biens sont saisis, et que la dot d’Ernestine serait insuffisante à les dégager.

— Croyez-vous maintenant qu’il en soit ainsi ? demanda le roi du Pelvoux avec sa bonhomie singulière ; il faut pourtant que vous vous trompiez, car voici une liasse de papiers dans lesquels je trouve des soldes de compte, des quittances de procureurs et d’usuriers, montant ensemble à la somme de cent dix-huit mille livres sept sous huit deniers, par suite desquels votre petit château de Peyras et ses dépendances sont libres de toute hypothèque, dégrevés de toutes charges, et demeurent à votre disposition, comme le jour où vous êtes entré en possession de votre patrimoine.

Il tendit au jeune homme la liasse de papiers, dans laquelle Peyras trouva ses lettres de change et les quittances annoncées.

— Qui a fait cela ? s’écria-t-il ; qui me rend l’héritage de mes pères, le vieux manoir ou je suis né ? Qui m’a retiré de l’abîme honteux où je m’étais jeté avec tant d’imprudence ?

— C’est Michelot, ce pauvre Michelot que vous ayez si fort maltraité.

— Mais ce n’est pas Michelot qui a payé mes dettes. Michelot n’est pas assez riche pour…

— Poursuivons, interrompit Martin-Simon sans paraître avoir compris la question du chevalier. Le château de Peyras est bien près de Lyon, où votre aventure a causé beaucoup de scandale, et il ne serait pas convenable que vous allassiez, aussitôt après votre mariage, habiter une ville où vous exciteriez au moins une importune curiosité. Un banquier de Grenoble a donc été chargé d’acquérir pour vous, aux environs de cette ville, une belle propriété de dix mille livres de produit environ, où vous résiderez en attendant qu’il vous plaise de retourner à Peyras. Malgré notre diligence, l’acte de vente n’a pu encore être dressé ; vous le recevrez avant peu de jours. Les jeunes gens ne pouvaient prononcer une parole ; la voix de Martin-Simon lui-même tremblait, quoiqu’il cherchât à conserver un ton léger et indifférent. Enfin, continua-t-il, comme il ne faut pas que monsieur et madame de Peyras en soient réduits à attendre leurs revenus pour tenir le rang qui leur appartient dans la province, voici une lettre de change de cent mille livres sur monsieur Durand, le banquier dont nous parlions tout à l’heure, et dont maître Michelot connaît parfaitement la solvabilité.

Un moment de silence suivit cette dernière révélation. Marcellin et Ernestine demeuraient pétrifiés ; le roi du Pelvoux les observait du coin de l’œil avec un air de satisfaction profonde. Tout à coup le chevalier se leva :

— Je ne puis accepter tant de bienfaits, s’écria-t-il, sans connaître le bienfaiteur.

Martin-Simon saisit de ses mains calleuses la main délicate de Peyras.

Jeune homme, reprit-il, ne vous reste-t-il donc aucun parent qui puisse vouloir relever l’honneur de votre maison en réparant vos fautes ?

— Un parent ? répéta Marcellin d’un air pensif ; je n’en ai pas.

— En êtes-vous sur ? demanda le montagnard avec mélancolie ; êtes vous sûr de connaître tous ceux qui portent encore votre nom ?

— Trop sûr… À moins…

Il s’arrêta et regarda fixement son interlocuteur. Celui-ci, se levant à son tour, dit d’une voix grave :

— Vous en avez un, chevalier ; vous en avez un, quoique, dans la modeste condition où il vit aujourd’hui, il ne porte pas son nom véritable, et ce parent, c’est Martin-Simon, baron de Peyras, le chef actuel de la famille, car il est de la branche aînée.

Marcellin et mademoiselle de Blanchefort poussèrent un cri de surprise. Michelot seul ne parut point frappé d’une circonstance qu’il connaissait sans doute déjà.

Quoi ! s’écria enfin le chevalier, vous seriez ce frère de mon père qui disparut tout à coup sans qu’on pût découvrir ce qu’il était devenu ?

— Réfléchissez, étourdi, reprit en souriant le personnage à qui nous continuerons de donner le nom de Martin-Simon ; le baron de Peyras dont vous parlez aurait aujourd’hui quatre-vingt-douze ans, puisqu’il était de six ans plus âgé que le chevalier Philippe votre père, et je ne crois pas que mon visage accuse encore un si grand nombre de lustres. Non, non, le baron Bernard est mort depuis longtemps ; il ne me reste plus de lui, à moi son fils, que son souvenir et le portrait que vous voyez

Il désignait un des tableaux dont nous avons déjà parlé, qui représentait un homme de haute taille en costume de montagnard. Le chevalier, par respect pour la mémoire de son père, s’inclina devant ce portrait, comme il eût fait devant le baron dont il était l’image. Ce mouvement si simple, mais qui décelait dans le jeune homme un sentiment profond de la dignité de sa famille, n’échappa pas à Martin-Simon. — Allons, allons, dit-il avec émotion, je ne me suis pas trompé sur votre compte, je le vois : vos folies de jeunesse n’ont pas altéré votre cœur, comme je l’ai craint un moment. Votre respect pour Bernard de Peyras efface dans mon esprit une fâcheuse impression que vos imprudences récentes y avaient encore laissée… Oui, oui, saluez ce portrait, Marcellin, car celui qu’il représente était un homme d’un noble et généreux caractère.

— Son caractère ne pouvait être plus noble et plus généreux que celui de son fils ! s’écria Marcellin avec chaleur en s’approchant les bras ouverts.

— Un instant, chevalier, dit le bailli, en le retenant du geste ; je ne veux pas vous surprendre, et vous devez être en garde contre un premier mouvement, que je crois bon et sincère. Attendez encore ; lorsque vous connaîtrez mieux l’histoire de votre famille, vous verrez si vous devez reconnaître un parent aussi dégénéré que moi ! — Marcellin voulut protester contre la pensée qu’on lui supposait, mais Martin-Simon l’obligea de se rasseoir, et il continua : — Vous savez, Marcellin, que Bernard de Peyras quitta le château à la suite d’une violente querelle qui éclata entre lui et le chevalier Philippe, votre père. J’ai eu bien peu de détails sur cette funeste querelle, dont le baron ne parlait que rarement, et voici seulement ce que j’ai pu comprendre, d’après quelques paroles amères qu’il laissait échapper dans ses quarts d’heure de misanthropie.

« Bernard était l’aîné ; à la mort de son père il devint le chef de la famille, et il hérita, selon l’usage, de toute la fortune ; mais comme il aimait beaucoup son jeune frère Philippe, il ne voulut pas être riche pendant que son cadet serait pauvre, et il lui abandonna une moitié du patrimoine, ou plutôt ils vécurent ensemble à Peyras, sur le pied d’une parfaite égalité. Cependant ils avaient l’un et l’autre des goûts differens. Bernard, grave et froid dans son extérieur et ses manières, s’occupait de sciences, notamment de métallurgie, et passait sa vie dans un laboratoire où il faisait des expériences sur les différens produits des mines du pays. Philippe, au contraire, avait toutes les qualités, tous les défauts d’un gentilhomme ; il était fier, hardi, spirituel, prodigue, aussi recherché dans sa personne que son frère l’était peu ; enfin il avait ces grâces séduisantes et ce don de plaire qui manquaient à son aine.

» Cependant, malgré ce contraste frappant dans le caractère des deux frères, il ne paraît pas qu’aucun sentiment de mésintelligence ait éclaté entre eux jusqu’au moment où une rivalité d’amour vint les désunir.

» J’avoue, encore une fois, que je ne sais pas grand’chose sur cette rivalité. Il paraît pourtant que le baron Bernard aima une demoiselle Sophie de Montheil, dont la famille habitait une petite gentilhommière à deux lieues de Peyras, et qu’il demanda sa main. Tout était prêt pour le mariage, quand il fut révélé au baron que la jeune fille qu’il aimait passionnément et qu’il voulait épouser avait été séduite par son frère Philippe, mais que la famille s’était opposée à leur union, à cause de la position dépendante où se trouvait Philippe vis-à-vis de son aîné.

» En apprenant cette double trahison, Bernard pensa perdre l’esprit. Son âme simple et honnête fut bouleversée par cet événement, et il tomba dans une sombre misanthropie. Néanmoins, généreux même dans ses plus amers désenchantemens, il écrivit aux deux coupables qu’il savait la vérité : il fit dresser une donation de tous ses biens qu’il envoya à Philippe, puis ; il quitta Peyras en annonçant que ni son frère ingrat ni sa coupable fiancée n’entendraient plus parler de lui. Il tint parole, et, peu de temps après, Philippe épousa mademoiselle de Montheil, la première femme de votre père. — Martin-Simon s’arrêta, comme si ce récit l’eût lui-même douloureusement affecté. Marcellin et Ernestine l’écoutaient dans un silence religieux. — J’ai regret, mon cher Marcellin, reprit le bailli, de vous affliger en évoquant ces pénibles souvenirs ; mais ce n’est pas ma faute si dans cette vieille histoire le beau rôle n’a pas été pour Philippe de Peyras.

— Continuez, continuez, dit le chevalier avec émotion ; j’ai des raisons de penser que vous dites la vérité. Je me souviens encore des profondes tristesses qui s’emparaient souvent de mon père dans sa vieillesse. Le seul nom de mon oncle Bernard lui arrachait des larmes, et je suis sûr qu’il eût donné sa vie pour racheter ses torts envers son généreux frère aîné… J’ai entendu dire qu’on avait fait toutes les recherches imaginables pour découvrir le lieu de la retraite du baron Bernard, mais qu’on n’avait jamais pu y réussir. Vous me donnez enfin le mot de cette énigme.