La Mine d’or/X

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IX

LA DÉCLARATION.

Au moment où Marcellin de Peyras, tout ému encore des secrets qu’il avait surpris, se dirigeait vers la maison de son hôte, le jour était déjà haut, et les villageois commonçaient à se montrer dans l’unique rue du Bout-du-Monde. Ne voulant pas être aperçu en simple négligé du matin, le chevalier se hâta de prendre un sentier solitaire qui côtoyait le village et qui devait le conduire, après un léger détour, à la demeure de Martin-Simon.

Ce chemin était bordé par des arbustes odoriférans et par les murailles blanches des enclos dont chaque habitation était entourée. Il n’y avait personne dans cet endroit écarté, et Marcellin ralentit le pas afin de se livrer sans contrainte à ses réflexions.

— Qu’a voulu dire Marguerite, pensa-t-il, lorsqu’elle a parlé de ses chagrins secrets ? En vérité, je ne sais pourquoi ces quelques paroles m’ont frappé plus que tout le reste… Il est donc certain que Martin-Simon possède une mine d’or… Je n’en avais eu jusqu’ici que le soupçon… Oui, et d’autres plus alertes se sont déjà mis en campagne pour s’emparer de ce trésor ! Michelot d’abord ; je me doutais bien que ce damné grippe-sou avait un intérêt dans tout ceci ; puis, ce vieil hypocrite de frocard et cet imbécile de maître d’école. Comme ils y allaient tous les deux ! comme ils cherchaient à profiter du désespoir et de l’égarement de cette pauvre fille pour lui arracher son secret, pour lui extorquer une promesse ! Oh ! les parties sont engagées ; chacun s’empresse de son côté, et le crime réel ou supposé de Martin-Simon fait beau jeu à tous. Mais voyons, moi le parent du roi du Pelvoux, quelle part aurai-je dans tout ceci ? Ma part, c’est une bagatelle de cent à cent cinquante mille écus au moyen desquels on s’est posé en bienfaiteur de la branche cadette de Peyras… C’est peu, une fortune bourgeoise, après tout ; et cependant si le soupçon qui m’est venu se réalisait, si cette petite Marguerite, malgré ses airs de reine, ne me voyait pas d’un œil indifférent, moi Marcellin de Peyras ? Il n’y aurait là rien d’impossible. Je crois, sans me flatter, que je suis ce qu’elle a rencontré de mieux dans ce pays perdu ! Dans ce cas j’aurais de belles chances, et je saurais bien museler les ambitions qui grondent autour du père et de la fille ; j’épouserais Marguerite et j’aurais la mine d’or… Oui, mais Ernestine ? Au diable soit l’idée que j’ai eue d’enlever cette niaise ! Le contrat est déjà signé, mais on peut toujours rompre un contrat ; il est vrai que Martin-Simon, qui est à cheval sur les principes, ferait un bruit horrible ; je pourrais tout perdre !… Bah ! il serait possible de tout arranger si Marguerite avait véritablement de l’affection pour moi. Je l’amènerais facilement à dominer son père… Mais m’aime-t-elle ? Voilà la question.

Le chevalier en était là de ses méditations lorsqu’un bruit léger se fit entendre derrière lui. Il tourna la tête, et Marguerite, enveloppée dans sa mante et le visage couvert de son capuchon, se dirigeait rapidement de son côté.

Peyras rougit comme un coupable en se voyant tout à coup si près de celle qui occupait sa pensée, et il craignit d’abord qu’elle ne le soupçonnât d’avoir épié ses démarches. Cependant une raison analogue à celle qui l’avait empêché lui-même de traverser le village avait bien pu décider sa parente à choisir le chemin détourné. Rassuré par cette réflexion pour l’attendre, Marguerite, sombre et rêveuse, allait passer près de lui sans l’apercevoir : Bonjour, ma belle cousine, dit-il avec gaieté ; déjà sur pied par cette fraîche matinée ! Heureux celui qui vous rencontrerait ici autrement que par un simple hasard !

Marguerite ne témoigna ni surprise ni crainte en le reconnaissant.

— Je ne vous comprends pas, monsieur le chevalier, répliqua-t-elle froidement, en le saluant d’un signe de tête.

— Mais, dit Peyras en souriant, on pourrait supposer, en vous trouvant seule ici, que vous y cherchez quelqu’un, et j’envierais le sort du fortuné mortel…

Marguerite eut l’air de réfléchir au sens de ces paroles ; puis elle hocha la tête, mais sans colère.

— Je vous ai déjà dit que je ne comprenais pas le beau langage, répondit-elle, et peut-être n’y a-t-il pas grand mal, car ce sont d’ordinaire des paroles vaines… Mais excusez-moi, monsieur le chevalier, je ne puis m’arrêter, mon père a déjà sans doute remarqué mon absence.

— Permettez-moi donc de vous offrir mon bras, dit Marcellin avec empressement. Marguerite n’osa refuser cette invitation, et ils marchèrent un moment en silence Peyras sentit que son jargon ordinaire auprès des femmes ne lui réussirait pas cette fois. — Vous paraissez souffränte, mademoiselle Marguerite, demanda-t-il affectueusement, et j’ai remarqué que depuis hier vous semblez en proie à quelque violent chagrin.

— C’est vrai, répondit Marguerite avec un soupir.

Le chevalier ne s’attendait pas sans doute à un aveu si net, mais il ne témoigna aucun étonnement.

— En ce cas, reprit-il du même ton, mes titres de parent et d’ami seraient-ils insuffisans pour me donner droit à votre conflance ? Ne pourriez-vous m’apprendre la cause de ces chagrins ?

— Je ne le puis ; d’ailleurs à quoi bon ?

— Douteriez-vous de mon zèle à vous servir et de mon dévouement ? s’écria Peyras. Ce serait mal, mademoiselle, dans un moment où je suis comme écrasé sous le poids des obligations que j’ai contractées envers votre famille, de ne pas me fournir l’occasion de m’acquitter envers elle autant que les circonstances le permettraient… Peut-être, Marguerite, ignorez-vous que je serais capable d’exposer me vie pour mériter votre affection ?

Marguerite sourit tristement.

— Je n’ai aucune raison de douter de la vérité de vos paroles, reprit-elle, car ce dont vous faites le moins de cas est précisément votre existence. Mais il arrive parfois, monsieur, que les dévouemens les plus complets ne sauraient être d’aucun secours à ceux qui souffrent. Laissons ce sujet, ajouta-t-elle avec un léger accent d’amertume, je ne voudrais pas vous attrister un jour qui doit être si beau pour vous, un jour où vous allez épouser enfin votre chère Ernestine ! Dans quelques heures, vous serez uni à elle par des liens indissolubles, puis l’un et l’autre vous quitterez ces montagnes, vous retournerez à cette vie de luxe et de plaisir pour laquelle vous êtes faits ; alors vous ne songerez plus à ceux que vons avez rencontrés par hasard dans cette obscure vallée !

— Et qui vous assure qu’il en sera ainsi, Marguerite ? Qui vous dit que j’oublierai si facilement des personnes chères, et que je pourrai désormais trouver des charmes à cette vie froide dont vous parlez ! Je n’ai pas encore épousé mademoiselle de Blanchefort !

— Tout n’est-il pas prêt pour la cérémonie ? notre maison n’est-elle pas parée comme pour une fête, lorsque pourtant le deuil est sur le point d’y entrer ? Mon père ne se montre-t-il pas joyeux et fier de votre bonheur prochain, quand un affreux malheur le menace peut-être ? Au moment où nous sommes, la fiancée doit se parer déjà et le prêtre se dispose à monter à l’autel.

— Eh bien ! regardez-moi, Marguerite, suis-je prêt, moi ? Est-ce là le costume d’un heureux époux qui va conduire à l’autel une femme aimée ? Une nuit d’insomnie peut changer bien des résolutions.

Marguerite s’arrêta brusquement, et ses traits prirent une animation extraordinaire.

— Que voulez-vous dire ? demanda-t-elle.

— Je parle pourtant clairement… ce mariage ne s’accomplira pas.

Soit étonnement, soit indignation, soit tout autre sentiment, Marguerite rougit et pâlit tour à tour ; elle baissa les yeux et éprouva une sorte de tremblement convulsif.

— Et… pourquoi ? dit-elle.

Le chevalier avait parfaitement remarqué tous les signes d’émotion que donnäit l’austère Marguerite, et ils ne firent que confirmer ses soupçons. Il appartenait à cette classe de libertins qui croient tout possible de la part d’une femme lorsqu’elle est sous l’influence d’une passion quelconque ; ses conquêtes passées l’avaient habitué à des caprices subits, à d’incroyables reviremens d’idées. D’ailleurs, il était assez aventureux par caractère pour risquer la tentative la plus folle, et il dit d’une voix ferme, sans détourner les yeux :

— C’est que je ne l’aime plus, mademoiselle ; c’est que je ne l’ai jamais véritablement aimée, c’est qu’enfin j’en aime une autre plus digne de mon amour. — En même temps, il prit la main de la jeune fille, qui ne songeait pas à la retirer. Le chevalier crut que ce silence était de favorable augure. — Écoutez, Marguerite, reprit-il, je m’étais abusé moi-même jusqu’à ce jour. Une affection aussi vive, aussi profonde que celle que je pouvais donner, ne devait pas s’adresser à des créatures faibles et imparfailes comme celles que j’ai rencontrées avant d’arriver dans cette tranquille vallée. N’y aurait-il pas du danger à unir mon sort à celui d’une femme qui aurait perdu mon estime et celle du monde, d’une femme dont les fautes passées me feraient craindre sans cesse des rechutes ? Non, non ; je ne pense déjà plus comme je pensais il y a quelques jours ; ce que j’excusais autrefois me semble honteux aujourd’hui. Depuis que j’ai eu le bonheur de voir une belle jeune fille de ces montagnes, pure et sévère comme une sainte, étrangère à toute idée étroite et frivole, je n’ai plus senti que du mépris pour ces femmes vaines, inconstantes, légères ; il s’est fait en moi comme une révélation, et je me suis dit que je n’aurais jamais pour épouse qu’une jeune fille semblable à celle dont je parle, une simple et noble créature dont la vie tout entière se serait passée dans l’observance des devoirs, dont la solide vertu serait une garantie pour l’avenir, et celle-là, Marguerite, je l’aimerais de toutes les forces de mon âme ! — Pendant qu’il parlait, Marcellin examinait sa jeune parente. Elle restait immobile et silencieuse ; cependant elle n’avail pas reliré sa main, que Peyras senlait trembler, et dans ses yeux, obstinément baissés, il crut voir briller un éclair d’orgueil et de joie. Peut-être Marguerite avait-elle aussi un grain de cet amour-propre, de cette coquetterie qui semblent inhérens à la nature de la femme ; peut-être, au fond de son cœur, éprouvait-elle de la satisfaction à penser qu’elle était préférée, elle, simple fille de village, à une demoiselle de haute condition, de manières élégantes. Son silence du moins pouvait passer pour un encouragement, et le chevalier se crut autorisé à rendre ses allusions plus claires encore : — Si j’avais le bonheur d’obtenir la main d’une pareille femme, reprit-il, ma vie tout entière lui appartiendrait. Si elle aimait le plaisir et l’éclat, je rendrais son existence brillante et enviée ; si elle préférait les joies paisibies du foyer domestique, je les partagerais avec elle, et je mettrais tous mes soins à éloigner d’elle les importunités du monde. Pour elle je renoncerais à tout ce que j’ai recherché autrefois, mon orgueil serait de lui plaire, mon bonheur serait d’y réussir ! Me comprenez-vous, Marguerite ? Est-il donc nécessaire de vous dire que cette femme dont je vous parle, c’est vous ? — Cet aveu direct sembla secouer la torpeur de Marguerite. Elle se redressa vivement, darda un regard de feu sur le chevalier, et, repoussant sa main par un geste rapide, elle se remit à marcher à pas précipités vers le village. Marcellin était stupéfait. S’il s’attendait à un refus, il ne comptait pas du moins sur ce silence méprisant. Une vive rougeur colora ses joues, mais cette rougeur provenait autant de la colère que de la honte. — Marguerite ! Marguerite ! appela-t-il d’une voix irritée.

La jeune fille s’arrêta pour l’attendre.

— Monsieur de Peyras, dit-elle de cette voix sonore et ferme qui imposait à tout ce qui l’approchait, votre main et votre nom ne vous appartiennent plus ; vous ne pouvez sans infamie les offrir à une autre ; une autre ne peut les accepter sans lâcheté et sans remords. Quant à moi, je vous dirai franchement ce que je pense de vous. Le jour où je vous vis pour la première fois, j’éprouvai ce que je n’avais jamais éprouvé : c’était comme une ancienne amitié qui se réveillait, un besain de dévouement qui m’eût fait sacrifier aux vôtres mes plus chers intérêts… Ne soyez pas fier de cette impression ; je l’ai ressentie par surprise, et je l’ai combattue de toutes les forces de ma raison, Peut-être ne serais-je-pas parvenue à l’étouffer tout à fait, si vous m’aviez laissé ici que des souvenirs d’honneur et de loyauté ; mais à présent que vous vous montrez à moi sous votre vrai jour, voici ce que je vous dirai : Vous voyez là-bas cet immense rocher qui s’élève à pic sur le flanc du Pelvoux ? eh bien ! Marguerite de Peyras se précipiterait de sa cime dans la vallée avant de consentir à devenir votre femme.

Après s’être exprimé avec cette brusque franchise, cette fille singulière continua sa route, déterminée en apparence à ne plus répondre aux interpellations du chevalier. Marcellin l’atteignit bientôt, et ils s’avancèrent côte à côte sans rien dire.

Le chevalier, comme on a pu le voir dans le cours de ce récit, était hautain, violent, et les obstacles ne faisaient qu’augmenter son opiniâtreté naturelle. La manière, dure et dédaigneuse dont on l’avait traité le blessait cruellement.

— Je le vois, mademoiselle, dit-il enfin d’une voix brève, vous me haïssez. Loin de recevoir ma proposition comme vous auriez pu le faire de la part d’un parent, d’un ami, d’un gentilhomme, vous m’avez outragécomme nulle autre personne au monde n’a jamais outragé le chevalier de Peyras… Si vos sentimens pour moi ne vous commandaient aucun ménagement, vous eussiez dû peut-être songer davantage à d’autres personnes sur lesquelles je pourrais me venger de cette injure.

— Si vous voulez parler, répondit Marguerite sans tourner la tête, de cette malheureuse jeune fille que vous avez si indignement trompée, sachez qu’il y aurait autant de danger que de cruauté à lui refuser une légitime réparation !

— J’affronterais le péril et la honte… mais vous ne m’avez pas compris. Un secret important, un secret devant lequel cèdent toutes les considérations de famille, de reconnaissance, de convenances sociales, pèse sur votre existence et sur celle de votre père. Ce secret que ma position auprès de vous me défendait de pénétrer, je veux le connaître, maintenant que vos mépris m’ont affranchi de tous scrupules, de toutes obligations… Oui, je le jure, je découvrirai cette mine d’or d’où est sortie l’immense fortune qui vous rend si fière !

Rien de ce qu’avait dit Peyras jusqu’à ce moment n’avait paru affecter aussi douloureusement Marguerite que cette menace. Le masque d’austérité qui couvrait en tout temps son visage tomba tout à coup. Une grosse larme brilla dans ses yeux noirs :

— Ainsi, dit-elle avec un accent profondément triste, cette passion même que vous exprimiez avec tant de chaleur n’était pas réelle ? Ce n’était pas moi que vous aimiez, c’était la mine d’or de mon père… Marcellin, Marcellin, pourquoi ne m’avez-vous pas laissé croire qu’une passion insensée pouvait seule vous faire manquer à des devoirs sacrés ?

Une joie maligne se montra sur les traits de Peyras ; il était trop habile pour se méprendre sur la portée de ces paroles.

— Marguerite, s’écria-t-il, vous vous êtes trahie, Marguerite, vous m’aimez, j’en suis sûr !

Mais les faiblesses de cette âme vigoureuse étaient courtes et rares. En entendant ce cri de triomphe, Marguérite se redressa, et elle répondit avec une dignité accablante :

— Je vous méprise ! — Néanmoins, comme on approchait de la maison, elle parut regretter son excessive dureté. — Monsieur le chevalier, reprit-elle avec douceur, nous allons rentrer chez mon père. J’ai encore assez bonne opinion de vous pour espérer que vous ne donnerez aucune suite aux menaces qui vous sont échappées dans un moment de colère… Mademoiselle de Blanchefort n’a rien fait pour mériter un pareil outrage.

— Et cependant, mademoiselle, dit Peyras d’un ton farouche, je suis irrévocablement décidé à rompre ce mariage, à moins…

— Une condition ?… parlez vite…

— À moins qu’avant une heure d’ici vous ne m’ayez révélé l’endroit où se trouve cette mine d’or !

Marguerite allait répondre, mais, en débouchant sur la place du village, les deux promeneurs aperçurent tout à coup un groupe nombreux de montagnards qui stationnaient devant la demeure de Martin-Sïmon. Des clameurs, des vociférations se faisaient entendre à l’intérieur de la maison ; tout annonçait qu’il s’y passait quelque chose d’extraordinaire.

Marguerite et le chevalier doublèrent le pas. Au même instant, mademoiselle de Blanchefort, vêtue de blanc et déjà parée pour la cérémonie du mariage, accourut tremblante au-devant d’eux :

— Bon Dieu ! Marguerite, et vous, monsieur de Peyras, dit-elle avec terreur en joignant les mains, où étiez-vous donc pendant cette affreuse scène ? Par pitié, hâtez-vous ; peut-être votre présence va-t-elle prévenir de grands malheurs !

L’un et l’autre se précipitèrentdans la maison, où tout était désordre et confusion.