La Mission Marchand (Congo-Nil)/08

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La Mission Marchand (I. Congo - Nil ; II. Fachoda)
Fayard Frères (p. 100-113).

CHAPITRE VIII

OFFENSIVE.


Au jour, le commandant rassembla ses officiers.

— Messieurs, dit-il en substance, vous savez comme moi que, sur cette terre d’Afrique, une victoire ne porte ses fruits qu’à la condition d’être suivie d’une marche offensive.

Tous inclinèrent la tête :

— Il faut que nous partions dans deux heures. Toute la compagnie Mangin, sauf la septième escouade qui a marché hier. Chaque homme aura deux cents cartouches et trois jours de vivre.

Puis, les congédiant du geste :

— Nous suivrons l’ennemi à la trace. Allez, messieurs.

En quelques minutes, la nouvelle parcourut tout le camp.

Les tirailleurs riaient, enchantés de poursuivre les fuyards.

Il n’était pas jusqu’aux prisonniers de la nuit qui, répartis déjà entre les diverses équipes de porteurs, n’eussent l’air satisfaits.

Très probablement, ceux-là se disaient que leur situation était préférable à celle de leurs congénères en fuite vers leur village.

Eux au moins n’avaient plus rien à craindre.

Dans la plaine, des corvées fournies par les porteurs, creusaient de longues fosses.

On y jetterait les cadavres au plus tôt, car, sous ce ciel torride, la décomposition va vite, et, faute d’une inhumation prompte, la position fût devenue intenable en vingt-quatre heures.

Au moment précis indiqué par Marchand, la compagnie du capitaine Mangin se trouva alignée, prête à partir.

Cette fois, le chef de la mission prit le commandement de la colonne.

La petite troupe quitta le fort, dévala le flanc du coteau, puis, bien que, selon toutes probabilités, il n’y eût aucun ennemi à plusieurs kilomètres à la ronde, elle prit sa formation de marche.

Une avant-garde, des flanqueurs se séparèrent, commençant en conscience leur rôle d’éclaireurs.

Le corps principal suivit.

Bientôt tous étaient en pleine forêt.

Mais la route était relativement facile. Elle avait été tracée la veille par les bandes sauvages, dont la fureur était venue se briser contre les remparts du fortin.

On ne risquait donc pas de s’égarer.

Au reste, de loin en loin, des cadavres jonchaient le sentier.

C’étaient ceux des blessés, qui avaient usé leurs dernières forces en essayant de regagner leur village.

Les chacals ou les fauves se chargeraient de faire disparaître les corps.

Au plus fort du jour, on fit halte dans une clairière.

L’ennemi y avait campé également.

Des cercles noirs tachant le sol, indiquaient qu’il y avait allumé des feux.

Vers quatre heures la marche fut reprise.

À la nuit, il fallut se résoudre à dresser le campement en pleine forêt.

Rien n’indiquait le voisinage d’une agglomération.

— Ah çà ! s’exclama le capitaine Mangin d’où venaient donc ces forcenés ?

Le commandant l’entendit et se retournant vers lui.

— Soyez tranquille, leur repaire ne doit plus être éloigné.

— À quoi reconnaissez-vous cela, mon commandant ?

— Simple affaire de raisonnement. Voyons, songez à l’insouciance des nègres. Un village situé seulement à deux journées de marche de la route suivie par la mission ne se serait pas cru menacé. Jamais on n’aurait réussi à en faire marcher la population contre nous.

— C’est ma foi vrai.

— Donc, que l’on fasse bonne garde. Les paillottes sont peut-être tout près. Dans ces régions boisées, on tombe dans un village avant de l’avoir aperçu.

Ces instructions furent exécutées à la lettre.

Mais, de toute la nuit, rien ne troubla là tranquillité de la compagnie,

Avec l’aube, on repartit.

Depuis deux heures déjà on était en marche, quand les éclaireurs se replièrent brusquement.

Ils étaient arrivés à la limite d’une plaine assez vaste, défrichée en pleine forêt et, au milieu des champs cultivés, ils avaient aperçu un fort village enclos d’une enceinte de pieux.

C’est, comme on le sait, le moyen de défense employé par les noirs pour défendre l’accès de leurs bourgades.

Aussitôt l’attaque fut décidée.

La compagnie fut partagée en deux fractions égales.

L’une, sous le commandement du capitaine Mangin, décrivit un large arc de cercle, afin d’attaquer la position de flanc, tandis que l’autre, restée sous les ordres du chef de la mission, prononcerait son mouvement sur le front de l’ennemi.

Pas un instant on n’avait douté que l’on fût arrivé en face de l’agglomération, d’où les coupables s’étaient rués sur le fort de Baguessé.

La piste marquée dans la brousse était la plus éloquente des accusations.

Après un quart d’heure d’attente, nécessaire au capitaine Mangin pour effectuer son mouvement tournant, le commandant Marchand donna le signal de l’attaque.

Aussitôt les Soudanais se déployèrent en tirailleurs.

Par bonds successifs, ils s’avancèrent vers le village.

Celui-ci paraissait abandonné.

Rien ne bougeait.

Aucune tête crépue ne se montrait au-dessus des palissades.

Le commandant, en présence de ce silence inexplicable craignit une embuscade.

Il fit faire halte et envoya en avant deux hommes chargés de reconnaître la position et de s’assurer si, oui ou non, elle était occupée.

Les éclaireurs, courbés vers le sol, s’applatissant contre terre au moindre bruit, arrivèrent jusqu’aux palissades.

Pas une flèche, pas un projectile n’avait salué leur approche.

Est-ce que décidément les ennemis avaient décampé ?

Un instant, les deux tirailleurs restèrent tapis au bord du fossé creusé au pied du retranchement.

Puis l’un d’eux se décida, sauta dans le trou, et, s’aidant des mains et des pieds, parvint à atteindre le sommet des pieux.

Il regarda curieusement à l’intérieur ; après quoi, on le vit se mettre à cheval sur la crête de la palissade et agiter les bras en signe d’appel,

La mimique était claire.

Le village était abandonné.

— En avant, cria joyeusement le commandant.

Et tous les tirailleurs bondirent sur leurs pieds, s’élancèrent au pas de course vers le village.

La section Mangin, qui venait de déboucher de la forêt, ne se méprit pas à ces signes et se mit à courir avec un entrain tel, que l’on eût pu croire qu’elle voulait arriver au village avant la fraction Marchand.

En cinq minutes, les Sénégalais avaient escaladé les palissades, y avaient pratiqué de larges brèches et se répandaient dans les paillottes.

Les instruments de ménage, les armes, les sièges grossiers, les étoffes étaient entassés en face les portes, et les tirailleurs y mettaient le feu.

C’est là une des nécessités de la lutte avec les noirs.

La destruction de leurs villages est le seul acte d’autorité devant lequel ils s’inclinent.

La troupe victorieuse, qui négligerait de prendre cette mesure, barbare aux yeux d’Européens non prévenus, s’exposerait à perdre tout le bénéfice de son succès.

Les indigènes ne manqueraient pas d’attribuer sa mansuétude à la crainte.

Et ils s’empresseraient de revenir au combat avec une nouvelle audace.

Pendant ce temps, le commandant, Mangin et le Dr  Emily, qui avait suivi l’expédition, parcouraient la bourgade.

Évidemment la localité avait une certaine importance.

C’était pour cela, sans doute, que les agents anglais l’avaient choisie, de préférence à une autre, pour y prêcher la guerre d’extermination contre la mission française.

Les paillottes nombreuses, les cases plus spacieuses des chefs, l’ordre relatif qui avait présidé à l’alignement des habitations, tout dénotait un centre où les habitants du pays venaient trafiquer.

Mais, maintenant, on rencontrait partout les traces d’un abandon précipité.

Des paquets commencés avaient été laissés par leur propriétaire.

Évidemment des fuyards avaient apporté la nouvelle du désastre éprouvé au fort de Baguessé.

Une terreur-panique s’était aussitôt emparée de tous.

Les guerriers étaient anéantis.

L’ennemi victorieux allait arriver dans le village désormais dépourvu de défenseurs.

La fuite seule pouvait préserver les survivants du trépas.

Et l’on avait fui.

Et peut-être, là-bas, en arrière des broussailles qui entrelaçaient leurs rameaux sous la coupole verte de la futaie, des négresses tremblantes, des négrillons larmoyants, des hommes apeurés regardaient, assistant à la ruine de leurs demeures, devinant dans la fumée noire des foyers allumés tous les objets qui leur avaient appartenus.

Le commandant et ses compagnons avaient traversé l’agglomération dans toute sa longueur.

Derrière lui, les tirailleurs promenaient des branches flamboyantes sur les toitures de paille, sur les nattes, sur tous les objets inflammables.

Une à une les cases s’embrasaient.

Et le feu s’étendait partout, pointant ses dents rouges et bleues vers le ciel.

À l’extrémité de la voie principale que suivaient les officiers, un large espace libre avait été réservé.

Au centre, séparé de toute autre habitation par une distance de vingt à trente mètres, se dressait une construction plus élevée, plus vaste, sinon plus luxueuse que les autres.

— La case du chef sans doute, murmura le médecin.

Mais Mangin secoua la tête.

De la main il désigna deux piliers entaillés qui se dressaient de chaque côté de l’entrée.

Au sommet, un artiste inhabile avait figuré un masque grimaçant, horrible.

— C’est un temple. Un temple du dieu Terpi, le dieu de la destruction.

Et, comme se parlant à lui-même :

— J’avais déjà vu cela dans le Baghirmi, mais je ne croyais pas que le culte de cette divinité sanguinaire s’étendait aussi loin à l’Est.

Après une pause, il reprit :

— Figurez-vous que ce Dieu, dont la figure, creusée dans un bloc de bois, a une vague ressemblance avec un crabe, exige non seulement des moutons, bœufs et chèvres que l’on égorge sur ses autels, mais encore des victimes humaines. Chaque mois, deux ou trois personnes, parmi les plus jeunes et les plus belles, sont immolées en son honneur, et pendant la fête Akimé, laquelle dure une semaine, vingt ou trente créatures reçoivent la mort chaque jour.

Pour répondre aux besoins de cette orgie de sang, les sectateurs de Terpi se livrent, aux approches de la semaine rouge, à une véritable chasse à l’homme.

Ils se répandent dans les plaines, dans la brousse, fondent sur les voyageurs isolés, sur les femmes, les jeunes filles, les enfants qui s’écartent des villages, qui descendent aux fleuves pour y puiser de l’eau.

Ils les garrottent, les entraînent jusque dans leur réduit.

— Mais les peuplades, victimes de ces rapts, doivent chercher à se venger.

— Point, conclut le capitaine. Ces immondes pourvoyeurs de la mort ont la qualité de prêtres et sont aussi vénérés que leur sanglante idole.

Emily se mit à rire :

— Vraiment, vous me donnez envie d’entrer en relations avec le dieu-crabe.

— Comme victime, demanda plaisamment son interlocuteur ?

— Non, non. Comme visiteur simplement.

Et, après une pause :

— Puisque vous connaissez déjà le personnage, soyez donc assez aimable pour me présenter.

Mangin ne se fit pas prier.

Il se dirigea vers l’entrée, marquée par les deux poteaux qu’il avait signalés.

La porte était simplement maintenue par un taquet de bois.

D’un coup de pouce, l’officier fît sauter le coin-arrêt et poussa le battant.

Celui-ci tourna sur ses gonds avec un grincement prolongé.

À pas lents, les trois Européens pénétrèrent dans la case.

C’était un hall rectangulaire, dont les murs étaient ornés de chevelures, de colliers de dents enfilées de tiges de laiton.

Le sol de terre battue avait une teinte rougeâtre, et le lieu exhalait une odeur fétide de boucherie mal tenue.

Au fond, sur un énorme cube de bois, se dressait la statue menaçante et grotesque de Terpi, barbouillée de sang.

Et devant l’idole, une large table, ayant au centre une rigole profonde, était entaillée et tachée comme un étal.

Les explorateurs avaient en face d’eux le « banc du supplice ».

Tout cela apparaissait bestial, horrible et répugnant.

— Pouah ! s’écria le docteur : c’est abominable, sortons de cet abattoir.

Ses compagnons ne se firent pas prier.

Déjà ils revenaient à l’entrée, quand tous trois s’arrêtèrent saisis.

On eut dit que leurs pieds s’étaient subitement rivés au sol.

Qu’y avait-il donc ?

Un gémissement faible, indistinct, venait de troubler le silence.

Les officiers s’interrogèrent du regard.

Qu’est-ce que cela pouvait être ? Qui avait fait entendre cette plainte ?

Leurs sens ne subissaient-ils pas les effets d’une illusion ?

Ils se consultèrent du regard, mais le même son se reproduit.

C’était triste, doux, comme l’appel épuisé d’un mourant.

D’un même mouvement, tous trois revinrent sur leurs pas, marchant vers l’autel.

Car il leur avait semblé que l’appel partait de là. L’appel, si le son pouvait être appelé ainsi, ce son si étouffé, si ténu qu’il leur était impossible de discerner s’il s’était envolé d’une bouche d’homme, de femme ou d’enfant.

Le docteur, qui avait allongé le pas, poussa un cri rauque.

Il avait contourné le piédestal de la statue et s’était arrêté comme médusé.

Ses compagnons le rejoignirent.

Eux aussi ressentirent une émotion violente, une angoisse lancinante devant le spectacle atroce qui s’offrit à leurs yeux.

Sur une claie de joncs, que tendait un cadre de bois, supporté par quatre pieds, deux corps d’Européens (les vêtements dont ils étaient recouverts le démontraient) étaient étendus.

Un homme, une femme.

Ils gisaient là, sans mouvement, les coudes attachés derrière le dos, les genoux enserrés de cordelettes.

— Des victimes de Terpi, fit à voix basse le capitaine Mangin.

— Morts, bredouilla le docteur.

— Morts, répéta le commandant avec une intonation triste.

Mais ils frissonnèrent. On eut dit que leurs paroles ranimaient l’un des cadavres.

La femme fut secouée d’un tremblement.

D’un accent déchirant, elle gémit.

— Tuez-moi… tuez-moi… je souffre.

D’un bond, le major saisit une extrémité du cadre. Du geste il indiquait l’autre à ses compagnons.

Ceux-ci comprirent.

Le médecin voulait tirer la claie hors de ce coin sombre. Il voulait voir les « clients » que le hasard lui amenait, se rendre compte de leur état, chercher à les sauver.

Réunissant leurs forces, les officiers et le praticien réussirent à amener leur lugubre fardeau devant l’autel.


un campement de la mission marchand.


Là au moins, il y avait une lumière suffisante.

Ils regardèrent et sur leurs traits se peignit la même expression d’horreur.

L’homme était mort.

La femme râlait.

Les malheureux avaient été torturés.

Surpris sans doute par les sectateurs de Terpi, ils avaient subi le supplice le plus raffiné.

Leurs mains, leurs pieds nus étaient enflés, saignants, méconnaissables.

Leurs bourreaux leur avaient arraché les ongles.

Leurs paupières avaient été coupées, et leurs yeux étaient effrayants à contempler ainsi, égarés, farouches, au fond de l’ovale sanguinolent de l’orbite.

L’arrivée de la colonne française avait dû interrompre les tourmenteurs.


les canonnières l’atih et Sultan.

La nécessité où ils s’étaient trouvés de finir vite était indiquée par deux couteaux à lame triangulaire, dont chacun était enfoncé dans la poitrine de l’une des victimes.

Le docteur s’était penché.

Il se releva presque aussitôt, secouant la tête d’un air désolé.

Il n’y avait rien à faire.

À ce moment les yeux sanglants de la femme se fixèrent sur lui. Elle le considéra avec une sorte d’épouvante, et de ses lèvres serrées sortirent ces mots :

— Le docteur… le docteur Emily :

Le major eut un geste de surprise.

La mourante le connaissait, et lui ne pouvait mettre un nom sur ses traits ravagés.

Qui était donc cette créature méconnaissable pour lui-même.

Une curiosité ardente s’empara de lui.

Il se courba sur la malheureuse, approcha sa bouche de son oreille :

— Qui êtes-vous donc ?

Et ne recevant pas de réponse, il redit encore :

— Qui êtes-vous ? Qui êtes-vous ?

Elle continuait à le regarder fixement, sa respiration oppressée se mêlait à des sifflements douloureux. Ses lèvres s’agitèrent enfin et d’une voix légère comme un souffle, elle murmura :

— Gare aux rechutes.

Le docteur se releva brusquement, étendant les bras, puis il porta les mains à son front.

— Gare aux rechutes !

Les mots qu’il avait dis, à Brazzaville, en prenant congé de mister Bright et de miss Jane.

Ce fut pour lui comme un trait de lumière.

Les officiers, auxquels l’aventure était connue, avaient pâli.

— Miss Jane, bredouilla l’excellent docteur, est-ce-vous que je retrouve en cet état ?

La mourante eut un gémissement.

— Gare aux rechutes, répéta-t-elle, gare aux rechutes[1].

Alors seulement elle parut remarquer la présence du commandant et de Mangin.

Elle les considéra.

Elle les vit tristes et graves, les yeux humides devant celle qui avait été leur ennemie, et qui maintenant ne restait plus pour eux qu’une créature souffrante et torturée.

Pour lui marquer ce respect que nous savons tous donner, en France, à celui qui va mourir, les officiers se découvrirent et, le salacco à la main, se tinrent immobiles, muets devant la claie funèbre.

Une expression étrange se peignit sur les traits de la jeune fille.

On eût dit qu’un combat se livrait en son esprit.

Sa haine des Français luttait contre le sentiment plus doux, que lui inspirait l’attitude de ceux dont elle avait comploté la perte.

Car c’était elle, c’était son père, étendu mort à son côté, qui avaient soulevé la tempête dans laquelle la mission aurait peut-être succombé, si son chef, veillant à tout, n’avait pas songé à interroger adroitement le noir, qui s’était présenté au camp pour traiter de la vente de ses moutons.

Depuis Brazzaville, le père et la fille avaient marché sur la rive gauche du Congo, au milieu des tribus où résidaient d’autres agents libres ou des champions de l’ordre.

Dans les demeures de ceux-ci, ils recevaient l’hospitalité. Leur route était jalonnée ainsi par de véritables relais.

N’étant point embarrassés de bagages, ils avaient progressé beaucoup plus vite que la mission.

Partout ils avaient tenté d’ameuter les populations.

Mais les succès remportés par nos colonnes, l’établissement de postes-fortins dans le Haut-Oubanghi, les expéditions heureuses de M. Liotard, enfin l’aspect imposant du convoi commandé par Marchand, inspiraient aux indigènes une crainte salutaire.

Les efforts des Anglais avaient été vains.

Alors ils s’étaient acharnés à leur œuvre de haine.

Ils avaient porté leurs pas dans Les régions inconnues, où la mission Congo-Nil devait s’engager.

Et là, ils avaient trouvé enfin des auxiliaires, des noirs qui n’avaient point entendu parler des Fringi, les blancs qui, ainsi que l’expliquent les tribus soumises, portent avec eux un étendard ayant les couleurs du ciel du lait et du sang, pour proclamer qu’ils sont grands, doux et capables de se venger des offenses.

Donc le massacre de la mission fut résolu.

Durant des semaines, les Anglais guettèrent la flottille.

Une impatience furieuse les amenait chaque jour sur les rives du M’Bomou.

Enfin les pirogues furent signalées.

On sait quel fut le résultat de l’attaque.

Les quelques guerriers, échappés au carnage, rejoignirent leur village. Ils accusèrent les Anglais de les avoir trompés en les soulevant contre les étrangers. Pouvaient-ils espérer vaincre une troupe aussi formidablement armée.

Ils étaient vaincus. La puissance militaire de la tribu se trouvait anéantie, et maintenant ceux dont on avait imprudemment excité la colère allaient venir sans doute. Ils raseraient le village, dévasteraient les champs.

La famine, la pauvreté s’abattraient sur les survivants.

Les tribus voisines, encouragées par leur faiblesse et leur dénûment, se rueraient à leur tour sur eux.

Elles les vaincraient sans peine, les emmèneraient en servitude.

D’une peuplade puissante, il ne resterait plus que quelques esclaves dispersés à tous les coins de l’horizon.

Au moins ils se vengeraient.

Ils sacrifieraient à Terpi les êtres dont la bouche menteuse avait causé la défaite des adorateurs du dieu.

Les officiers avaient deviné l’enchaînement de circonstance qui mettait de nouveau en leur présence leurs anciens ennemis de Brazzaville.

Et toutes ces choses, ces mois de voyage en pays noir, tout cela se représentait à l’esprit de la mourante.

Que de haine elle avait montré contre ces Français qui, à cette heure, respectueux et dignes, accordaient la suprême aumône de la pitié à son agonie.

Un flot de larmes monta à ses yeux sanglants.

Elle fit un effort… un effort terrible et sa bouche crispée s’entr’ouvrit.

— Pardon, dit-elle.

— Pardon, s’écria le docteur bouleversé, pauvre petite… elle demande pardon quand elle est dans cet état…

Mais il se tut, le commandant avait fait un pas en avant et lentement :

— Vous étiez pardonnée, mon enfant, dès l’instant où la souffrance s’était abattue sur vous. Ne vous préoccupez plus du passé et dites-nous, dites-nous ce que nous pourrions faire pour vous.

Elle bégaya :

— Merci !

Puis avec une énergie, presque avec violence.

— Vous avez pardonné… agissez-en amis…

— Nous sommes prêts.

— Alors tuez-moi… je souffre… je souffre.

Elle se tordit avec désespoir.

Des gouttes de sang coulèrent de la plaie béante qui occupait la place des paupières.

— Ce couteau, ce couteau… retirez-le… ma vie s’envolera avec lui.

Les trois hommes entouraient la claie.

Cette prière affola ces soldats, ce médecin.

L’un d’eux exauça-t-il le suprême vœu de cette martyre, que la science se déclarait impuissante à guérir.

Ou bien le mouvement de la moribonde fut-il seul cause de la chute de l’arme.

Toujours est-il que le contenu glissa hors de la blessure et tomba sur la claie auprès de miss Jane.

Celle-ci poussa un profond soupir, jeta dans un souffle :

— Merci !

Puis elle demeura immobile, une mousse rosée coulant lentement de ses lèvres disjointes.

Elle avait fini de souffrir.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

La colonne expéditionnaire campa au milieu des ruines du village.

Une escouade avait creusé en hâte une fosse profonde et les derniers honneurs avaient été rendus aux agents anglais[2].

Le lendemain, de grand matin, on reprenait le chemin du poste de Baguessé, où l’on rentrait, le soir même, au milieu des acclamations des porteurs et des Soudanais qui étaient restés à la garde du fortin.

  1. Rapport S.-T. Talmans ; lu et commenté dans une conférence de la Société Skye-Sea-Land.
  2. Le rapport Talmans contient ici quelques phrases élogieuses à l’adresse des Français. Ce sont les seules, il est juste de les signaler.