La Mission Marchand (Congo-Nil)/09

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La Mission Marchand (I. Congo - Nil ; II. Fachoda)
Fayard Frères (p. 113-131).

IX

JOURNAL D’UN SOUS-OFFICIER.


Quelques jours plus tard, on reçut des nouvelles expédiées par le capitaine Baratier parti en éclaireur, ainsi que nous l’avons vu et qui ne devait rejoindre la mission qu’après avoir découvert et exploré le M’Bomou, son affluent la Méré, sept cents kilomètres de voies navigables nouvelles.

Le bief supérieur du M’Bomou était libre d’obstacles.

Mais le renseignement se trouvait incomplet.

Comme on le sait, Baratier n’avait emmené avec lui que des pirogues et embarcations de faible tirant d’eau.

Une reconnaissance complémentaire était nécessaire.

Le capitaine Germain en fut chargé.

Ici, nous nous bornerons à transcrire le journal d’un sous-officier qui l’accompagna.

Rien ne vaut l’éloquence de ces pages écrites par un des acteurs les plus modestes de ce drame épique.

Nous cédons la parole au sergent.

Son journal était destiné à son père, à l’obligeance duquel nous en devons la communication.


Mon cher papa,

Vingt-trois jours de repos à Baguessé, tu ne te figures pas le bien que cela nous a fait.

Depuis deux semaines au moins, pas de fièvre.

Je rengraisse.

Entre nous j’en avais besoin. Je finissais par ressembler à notre ami Martin, le maître d’école que tu appelles toujours « mon vieux squelette ». Mais à présent je suis presque gras.

C’est égal, j’en aurai du plaisir à me retrouver auprès de toi, de tous nos amis, de bavarder le soir, en humant la bonne bière du père Lesterlé.

C’est pas que je m’ennuie, on n’a pas le temps. C’est tout juste si, le soir, avant de s’endormir, on a cinq minutes pour penser à ceux de France, à toi, papa…, et puis à ma petite Louise.

Dis-lui que je l’aime bien. Je lui ramènerai son fiancé au complet. Il sera, il est vrai, un vieil Africain tout tanné, mais le cœur sera frais comme une rose et tout entier à vous deux.

Donc ce matin, le capitaine Germain, de l’artillerie de marine, m’arrêta au moment où je remontais de là rivière.

J’avais essayé de pêcher un crocodile, mais ça n’avait pas mordu. En voilà des lézards qui ont de l’astuce.

Enfin le capitaine, un lapin, vois-tu, comme tous nos officiers d’ailleurs, me dit :

— Jacques…

Car il m’appelle par mon petit nom, faut que je te marque ici pourquoi, d’abord, ça te prouvera que, même amaigri, ton fils a conservé bon pied, bon œil ; et ensuite tu verras que je n’ai pas oublié tes recommandations de vieux combattant de 1870, et que je ne lâche pas mes officiers.

C’était dans le bas du M’Bomou. Il y a là une suite de rapides et de cascades, avec des rochers rouges, où l’eau se brise, fait des tourbillons de tous les diables.

Avec le capitaine Germain, nous reconnaissions la brousse.

Il n’était pas frais le capitaine. Une fichue fièvre, là bilieuse hématurique, comme il dit, le mettait dans l’impossibilité de fourrer une patte devant l’autre. Alors, il s’était collé en palanquin.

Tu sais, faut pas te figurer un palanquin à huit ressorts.

Pour fabriquer l’ustensile on prend deux perches, on les relie entre elles par une+ claie de roseaux tressés. On appuie l’extrémité des perches sur les épaules de quatre noirs ; le malade se couche sur la claie… et au trot.

Voilà comme se trimballait le capitaine.

Il avait une mine jaune, les joues creuses. Parole, on aurait plutôt cru un malade que l’on portait à l’hôpital, qu’un soldat devant combattre. Seulement, tu sais, faut pas se fier aux apparences.

On marchait dans des fourrés, en ouvrant sa route au sabre d’abatis. On allait sans voir à dix pts devant soi. Ce que c’est rigolo une ballade comme ça, il faut l’avoir faite pour s’en douter.

Tout à coup, pfuit, pfuit… Voilà un tas de flèches qui se mettent à siffler autour de nous.

Le capitaine saute à bas de son hamac, tiré son revolver et nous fait ouvrir le feu.

On démolit les moricauds qui nous avaient attaqués, on les met en fuite.

Après ça on songe à revenir vers le gros de la mission.

Mais, va te promener ! Les porteurs, qui sont bien les bêtes les plus lâches qu’il soit possible de rencontrer, s’étaient éclipsés pendant la bataille. Sur les cinq hommes, moi compris, qui accompagnaient le capitaine, deux étaient blessés ; pas bien fort heureusement, mais assez tout de même pour avoir assez à faire de se porter.

Et puis, v’lan… le capitaine se remet à grelotter, à claquer des dents. Sa bilieuse hématurique le reprenait.

Fallait le porter, il n’y avait pas à dire « ma belle amie ». Seulement, c’est lourd un homme, dans ces chemins qui n’en sont pas.

Le capitaine, qui est bon garçon tout plein, dit comme ça :

— Allez-vous-en, mes enfants, vous reviendrez me chercher avec du renfort.

Tu vois le coup ! On l’aurait laissé là, dans la brousse, et on l’aurait retrouvé sans tête, car ces gueux de nègres, ils ont la manie de décapiter les blancs.

Ils s’y entendent, faut voir, à rendre des points au bourreau de Paris.

Pas besoin de guillotine, va. Un mauvais coupe-coupe, et, en deux temps, trois mouvements, ça y est. On est raccourci.

C’est épatant ce qu’on perd facilement la tête dans ce pays. Bien sûr que les chapeliers n’y font pas fortune !

Pour en revenir à mon histoire, je dis aux deux hommes valides.

— Prenez les pieds du palanquin, je prendrai la tête. Le capitaine proteste :

— Merci, sergent… mais vous-même, vous êtes affaibli… vous ne pourrez jamais.

— Je vous dis que si, mon capitaine. Et comme il voulait toujours qu’on le plaque là où il était, je lui glisse en riant :

— Je vous propose un pari.

— Un pari ? qu’il dit.

— Oui, deux sous que je vous ramène.

Alors il a ri et il s’est laissé faire.

Quelle suée, papa ! Le pays ici est brûlé par le soleil, la terre est sèche comme de l’amadou, mais moi j’étais à tordre en arrivant.

Le capitaine est resté quatre jours sans pouvoir se lever. Alors ça a été mieux. Il m’a fait venir et il m’a serré la main.

— Sans toi, je dormirais dans la brousse, qu’il m’a fait. Il avait l’air ému. Et moi ça me gagnait aussi. Alors pour pas pleurer, ce qui est tout à fait bête de la part d’un soldat, je lui dis :

— Vous savez que vous me devez deux sous, mon capitaine, je vous ai ramené, j’ai gagné le pari.

Il a ri comme une petite baleine, et puis il m’a dit un tas de choses aimables, que j’étais un brave cœur, et puis ceci, et puis cela.

Je vous ai prévenu, c’est la crème des hommes.

Pour finir, il s’écrie tout d’un coup :

— Comment t’appelles-tu ?

— Jacques, que je réponds.

Je me reprends bien vite.

— C’est-à-dire que c’est mon petit nom. Sur les contrôles de la compagnie je suis porté…

Il me coupe la parole :

— Ça, je m’en moque. Jacques me va. Eh bien, Jacques, tu ne me quitteras plus. Nous aurons encore du mal avant d’arriver au Nil, mais nous arriverons tout de même. Cela me fera plaisir d’avoir auprès de moi un ami sûr, et toi aussi, peut être, seras-tu satisfait de te savoir un ami.

Tu me vois, hein, l’ami de mon capitaine.

J’ai bafouillé quelque chose pour le remercier, mais je ne savais plus ce que je disais. S’il a compris, il a plus de chance que moi.

Mais je bavasse, je bavasse comme une pie borgne.

C’est que je pense que Louise lira ça avec toi. Et sur mon papier, je vois ses grands yeux noirs, son petit nez retroussé à la coquette, et alors, alors… Je vous embrasse tous les deux…

Je continue.

Où en étais-je donc ? Ah oui ! le capitaine Germain m’arrête comme je rentrais au fortin des rapides, et il m’interpelle :

— Jacques !

— Capitaine !

— Nous partons tantôt.

— Chic, que je réponds, ça ne sera pas trop tôt que la mission se grouille un peu, on commence à prendre racine ici.

— C’est pas la mission qui part.

— Ce que c’est donc ?

— Nous, avec vingt tirailleurs, un chaland et des porteurs.

— Ça va tout de même.

Il me tend la main, car c’est pas des mots en l’air, nous sommes amis.

— Apprête-toi, c’est pour dix heures.

Il en était neuf et demie.

— Bon, je lui dis, je n’aurai pas le temps de me faire friser au petit fer.

Tu vois, je lui parle comme je parierais à un camarade.

Et il rit toujours. Moi, j’aime les gens, qui sont de bonne humeur… Louise va prendre ça pour elle… Entre nous, elle le peut.

Flûte ! voilà que je fais encore des « petits pains ». C’est un journal de soldat que je rédige pour toi, papa, et bien sûr tu vas me blaguer. Tu vas te dire :

— En voilà un drôle de militaire, il ne parle que d’amour.

Qu’est-ce que tu veux. Tout me fait penser à ce gredin de petit dieu… jusqu’aux nègres, qui ont des flèches comme Cupidon. Seulement ils tirent moins bien que lui. Il m’a touché, lui, tandis que les moricauds ne me touchent pas.

Enfin, dix heures sont sonnées.

Il fait déjà une chaleur que le diable prendrait un éventail. Les vingt tirailleurs qui partent avec nous sont rassemblés, le long du retranchement, dans la bande d’ombre.

À propos, c’est drôle ça. L’ombre n’est pas noire comme en France. Il fait si clair ici que l’ombre est bleue… absolument bleue… tiens, comme la robe que portait Louise, le jour où nous sommes allés à l’inauguration de je ne sais plus quoi, à Joinville.

Encore… quand je veux faire une comparaison, c’est toujours Louise qui me vient à l’esprit. En voilà une petite femme qui fera marcher son mari. Elle portera les culottes, tu sais, papa.

D’autant plus facilement, du reste, qu’en Afrique, je prends ce vêtement en horreur. C’est gênant, gênant ; mais il en faut tout de même, sans cela ces coquins de moustiques… Ces horribles bestioles… Pourvu que ça pique, c’est content.

Bon… faut tout de même partir.

C’est le 8 août 1897.

Le reste de la mission nous suivra à dix jours d’intervalle.

Le commandant est là qui nous regarde nous embarquer. Il serre la main au capitaine Germain.

Encore un crâne officier, va, le commandant. Je suis plus grand que lui, bien que j’aie une taille de Parisien et que la tour Eiffel m’humilie ; seulement, il vous a une paire d’yeux… ! faudrait avoir une jolie santé pour faire de la rouspétance avec lui.

Et puis brave homme avec ça ; veillant sur ses troupiers comme un père. Si fatigué qu’il soit, car il se fatigue autant que nous, il fait sa ronde matin et soir, pour s’assurer que chacun prend bien sa ration de quinine.

La quinine, c’est le bonbon des Africains. Vrai, rien n’est meilleur. Sans elle, on ne marcherait pas huit jours.

On embarque.

Les pagaieurs se mettent à ramer et nos pirogues glissent, glissent comme des vraies flèches. Je crois bien qu’aux régates d’Asnières, les nègres dégoteraient les yoles du Cercle nautique de la Basse-Seine.

Il fait une chaleur, bon sang ! Je passe mon temps à tremper un mouchoir dans l’eau et à me le coller sur la tête.

Et ces satanés rameurs ruissellent de sueur comme moi ; mais ça ne les gêne pas, tu sais ; ils ont un petit complet de voyage qui ne leur colle pas sur la peau : une ceinture de toile et un petit tablier idem qui leur descend jusqu’à mi-cuisses. Tu penses s’ils ont les mouvements libres.

Il y en a deux qui sont superbes. Des hommes de six pieds, les épaules larges, les hanches étroites. On dirait des statues en bronze… comme chez Barbedienne, tu sais, le marchand du boulevard Montmartre. Du reste tu les verras.

Ah ! je vois ton œil, papa, tu te figures que je vais t’amener des nègres. Non, non, te fais pas de peine pour ça. Je te les apporterai en photographie.

J’ai un camarade, un petit caporal qui a un appareil très léger, il prend un tas de vues, et il m’en fait une collection pour moi.

C’est rigolo pourquoi il m’a pris en affection.

Il est de la Savoie… alors, tu comprends, tous les camarus l’appelaient :

— Savoyard.

Il avait peur que je le blague. Les Parisiens ont une réputation de tous les diables et l’on dit : Parisien gros-bec ! Mais le caporal a une bonne figure… et puis, raser les camarades, c’est bon en France, en garnison, pour tuer le temps. En Afrique, en campagne, faut pas taquiner le voisin, il vaut


capitaine germain.


mieux se sentir les coudes. Aussi j’ai attrapé les autres et je leur ai dit :

— Vous ne savez seulement pas le français et vous blaguez. Il n’y a que les provinciaux qui appellent Savoyard les gens de la Savoie. À Paris, on sait bien que ce sont des Savoisiens.

Alors, ça les a ennuyés ferme, et, pour avoir l’air d’hommes éduqués, ils ont cessé de dire Savoyard.

Le caporal, depuis ce coup-là, se jetterait au feu pour moi.

C’est drôle comme on peut faire plaisir à quelqu’un à peu de frais. À Paris, je n’aurais peut-être jamais songé à cela ; mais en Afrique, on change, va.


le commandant marchand se rendant à bord du fatah.

C’est tellement grand, tellement imposant, qu’on se sent là-dedans comme une petite mouche…, une toute petite mouche qui ne ferait rien du tout, s’il n’y avait pas le drapeau.

J’ai ri quelquefois jadis quand je lisais dans les journaux : Le drapeau représente la France même.

Eh bien ! j’étais une bourrique. Ils avaient raison, ceux qui disaient cela. Et maintenant que nous sommes entourés d’ennemis, je me ferais tuer comme une grive pour le drapeau ; car il me semble que s’ils l’enlevaient, il ne nous resterait plus rien.

La journée s’écoule tranquillement.

Depuis les passes de Baguessé, le M’Bomou est une grosse rivière, plus large que la Seine, avec beaucoup d’eau. Il y a des forêts, tout le long.

Autant la route était pénible dans le cours inférieur du fleuve, autant elle est aisée maintenant. On se promène, la canne à la main. Non, je veux dire : la rame à la main. Et s’il n’y avait pas des armées et des armées de moustiques et de maringouins, ça serait une vraie partie de plaisir.

C’est égal, quand on voit ces forêts-là, c’est autre chose que le bois de Boulogne. Il faut voir cela pour le croire.

Les pagaieurs chantent pour se donner du biceps. Ça ne doit pas être difficile de faire des chansons pour les nègres. Depuis une heure ils répètent :

Malung’ ké paï mou
Ehé n’ guï akar rofa

Je ne sais pas au juste ce que cela veut dire, mais j’ai remarqué que cela correspond à quatre coups d’avirons.

Rien de curieux aujourd’hui.

En passant tout près d’une rive marécageuse, j’ai cueilli une fleur de lotus… Quel joli bouquet on ferait si Louise était là.

Six heures du soir. On s’arrête dans une île boisée. On y passera la nuit.

9 août. — On a navigué toute la journée.

Rencontré des troupeaux d’hippopotames.

Les camarades voulaient leur envoyer quelques balles, mais le capitaine s’y est opposé. Il paraît que ces grosses bêtes sont très méchantes quand elles sont blessées, et nous n’avons pas le temps de nous mettre en bisbille avec elles.

Le capitaine m’a expliqué que le mot hippopotame signifie « cheval de fleuve ». Eh bien, je voudrais bien connaître le loustic qui l’a baptisé comme ça, Si ça ressemble à un cheval, je veux bien que le cric me croque.

Le soir on campe sur la rive droite. Il y a là de beaux rochers, on est très bien.

10-11 août. — Toujours la même chose. De la belle eau libre.

Le capitaine écrit de son côté une longue lettre.

Il a peut-être un truc pour l’envoyer. Je vais guetter, et si je vois passer le facteur, je vous expédie mon courrier.

À tout hasard, je fais un petit carré dans le coin à droite de cette page, et un autre à gauche. Je mets un baiser dans chacun.

Vous prendrez chacun le vôtre, toi papa, et Louise.

Encore des hippopotames.

À cinq heures, j’ai vu un lion à crinière noire. Il était en train de boire. Il nous a regardés passer sans se troubler.

C’est vraiment une belle bête. Et ça n’a pas l’air féroce. Voilà un animal que j’aimerais.

L’étape est terminée, pas de facteur. Je le dis au capitaine.

Il rit de bon cœur.

Lui aussi fait un journal. Il compte l’envoyer en France, lorsque nous aurons atteint le Nil.

Vous n’aurez pas vos petits carrés demain. Ça ne fait rien, je les embrasse tout de même. Bonne nuit, père ; bonne nuit, Louise.

Il y en a des étoiles à mon ciel de lit.

C’est plus chic qu’un dais d’archevêque.

12-13-14-15-16 août, — Rien de changé. De l’eau profonde, des forêts.

Au milieu du premier jour, la rivière se resserre un moment, le courant a plus de force, mais les pagaieurs en sont quittes pour « se patiner » un peu et l’on passe.

17 août. — Une pirogue a chaviré.

A-t-elle heurté un banc de sable, ou bien l’équipage a-t-il fait une fausse manœuvre, on n’a jamais pu savoir.

Personne ne s’est noyé.

Seulement on a perdu une charge qui est restée au fond de l’eau.

18 août. — On est resté campé toute ta journée, pour attendre le chaland qui ne marche pas aussi vite que nous :

Des noirs du voisinage sont venus au camp. Ils ont apporté des fruits et des légumes. Une orgie, quoi… Seulement, ils sont gais ces noirs-là.

Le capitaine a demandé à leur chef s’il ne pourrait nous vendre des volailles et des moutons et le nègre lui a répondu :

— Les Bradeiros (c’est le nom de leur peuplade) ne sont pas des gens qui creusent péniblement la terre. Ce sont des guerriers.

— Cela n’empêche pas de vendre des moutons, a repris le capitaine.

— Nous n’en avons pas.

— Ça, c’est une raison.

— Nous mangeons les animaux que nous tuons à la chasse, ou bien nos prisonniers de guerre. Si tu veux, je t’enverrai deux jeunes hommes… Ils ont dix-huit ans… très bons à manger.

Ce sont des anthropophages, et ils parlent d’absorber leur semblable comme nous de déguster un bifteck.

C’est égal, s’ils mangent tous les gars de dix-huit ans, il ne doit pas y en avoir lourd à la conscription. En voilà un système de recrutement !

Je n’ai pas besoin de te dire que le capitaine a refusé… ; mais ce qui était amusant, c’était la surprise du chef noir. Évidemment, il croyait faire là un joli cadeau, et il m’a paru qu’il s’en allait un peu vexé.

Vers quatre heures, le chaland est signalé. Il avance, il avance, et bientôt il a rejoint les pirogues.

Partout il a trouvé assez d’eau. Les vapeurs pourront passer.

19 août. — Aujourd’hui, on a eu un peu de mal. Le chaland s’est échoué sur un banc de vase.

On a travaillé trois heures à le renflouer. Enfin on y est arrivé tout de même.

Le capitaine Germain, pour que les bateaux de la mission n’éprouvent pas le même accident, a fait baliser la passe en eau profonde. Et puis on a continué.

Du 20 au 28 août. — Nous avons eu du tintouin et mon journal en a souffert.

Nos porteurs, bien qu’ils ne fassent à peu près rien en ce moment, avaient comploté de nous fausser compagnie. La nuit, ils se sont glissés hors du camp et ont filé vers l’Ouest.

On te leur a donné une chasse numéro un. Presque tous ont été ramenés.

Il parait qu’un sorcier, à l’avant-dernière halte, leur avait prédit que tous trouveraient la mort près d’un village dont nous sommes tout proches. Ils l’ont cru… j’allais dire les imbéciles, mais je me rappelle qu’en France, il y a des gens qui croient aux somnambules… et je ne dis plus rien.

Alors il y a eu une scène cocasse. Le capitaine avait quelques paquets de cure-dents. Comment a-t-il pu les amener jusqu’ici ? Ça, je n’en sais rien. Mais il a gravement offert un cure-dents à chacun des noirs en disant :

— Ceci est un grigris français, plus puissant que tous ceux de vos sorciers. Avec cela, vous n’aurez rien à craindre, et les ennemis que vous craignez n’oseront pas vous attaquer.

Et comme on a franchi le village sans aucun incident, nos porteurs ont la plus grande vénération pour les cure-dents. Ils les ont enfilés dans leur ficelle à grigris, et ils les portent sur leur poitrine. Depuis même, ils regardent les autres indigènes avec mépris, et ils disent entre eux, en les désignant :

— Lui, pas grigris français.

29 août. — Nous devons approcher du confluent du M’Bomou et de la Méré ou Bokou, où nous devons rencontrer un poste établi par le capitaine Baratier qui, lui, est occupé encore à reconnaître cette dernière rivière.

Je dis cela parce que le lit du M’Bomou se resserre peu à peu. Mais l’eau reste toujours profonde. Les renseignements du capitaine Baratier se confirment. Il avait écrit que le M’Bomou était navigable jusqu’à son point de jonction avec le Bokou. C’est vrai.

Au campement, le soir, nous recevons une visite curieuse.

C’est une femme, marchande de poules. Elle est albinos. C’est-à-dire que sa figure et son corps sont en partie noirs et blancs comme la robe d’un cheval pie. Avec cela, l’iris des yeux est rouge et les cheveux crépus sont jaunâtres. C’est extraordinaire.

— Jacques, que dit le capitaine Germain en riant, tu regardes cette femme avec une insistance… Est-ce que ton cœur parlerait ?

Est-il drôle ! Mon cœur à une femme pie !

C’est qu’il ne sait pas que ma gentille Louise m’attend. Je ne lui ai pas raconté cela.

Dame, on a ses petits secrets.

Lui-même, dans son carnet, a une photographie de femme qu’il regarde quelquefois quand il croit qu’on ne l’observe pas.

C’est donc une mission d’amoureux que le Congo-Nil.

Après tout, c’est une bonne chose. Cela soutient de penser qu’à des milliers de lieues, il y a des êtres qui nous aiment et qui nous attendent.

Papa, Louise… il y a le vent du Sud qui souffle ; il va vers vous, vers Paris, je vous envoie des baisers par ce messager. Quand les recevrez-vous ?

30 août. — Un petit coup de fièvre. Presque rien. Deux doses de quinquina l’ont fait sauver.

C’est curieux, cette bilieuse, comme ça fait mal à l’estomac. On dirait qu’on a avalé un charbon rouge.

1er  septembre. — Voilà la rivière Bokou, le poste laissé par Baratier. Les tirailleurs accourent sur le rivage. Ils nous font des signes d’amitié.

On débarque et l’on s’embrasse. Je crois bien que j’ai donné l’accolade à une demi-douzaine de Sénégalais.

Encore une idée que je n’aurais pas eue à Paris. Mais il semble qu’ici, on est tous des amis et des frères.

Sans compter que les tirailleurs sont épatants. Rien de plus brave, de plus endurant, de plus dévoué que ces Français à face noire. Et ils détestent les Anglais, faut voir. Ils ont même un dicton qu’il faut que je te marque.

— Igli, disent-ils (Igli, ça veut dire Anglais), Igli, grandes dents ; li mettre tout dans ventre à li, li manger la case et le champ, et pi couper noir en quatre.

Il paraît que cette haine est commune à tous les noirs de l’ouest-africain, le capitaine me l’a affirmé. Il a même ajouté que si la colonie anglaise de Sierra-Leone dépérissait, c’était parce que tous les habitants émigraient sur les territoires français, afin de n’avoir pas les Saxons pour maîtres. Si c’est pour ça qu’on les appelle des colonisateurs…

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7 septembre. — Un courrier de Baratier.

Veine ! La rivière Bokou est navigable jusqu’à N’Boona. N’Boona, c’est un gros village, où l’on pourra se goberger. Faudra bien, car après, faudra porter les embarcations à dos d’hommes à travers la brousse et tracer un chemin de 460 kilomètres pour arriver à la rivière Soueh, qui est un des principaux bras du Bahr-el-Ghazal.

Une vraie tuile, comme tu vois. Enfin c’est un échange de bons procédés. Quand les bateaux ne peuvent plus vous porter, il faut bien les porter à son tour.

Les vapeurs de la mission arrivent.

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10 septembre. — Les derniers chalands viennent d’aborder.

Toute la mission est concentrée au confluent du M’Bomou et du Bokou.

Le commandant a eu un long entretien avec Baratier, Germain et Mangin.

11 septembre. — En route, on remonte le Bokou.

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15 septembre. — Nous voici à 10 kilomètres en amont de N’Boona. Impossible d’aller plus loin.

Le Soueb est, paraît-il, à 160 kilomètres de nous.

On va envoyer un détachement pour reconnaître le cours de cette importante rivière. Si elle est navigable, c’est chic. Mais voilà, il faut voir.

16 septembre. — Le commandant Marchand me fait appeler. Mon ami, le capitaine Germain, lui a parlé de moi.

Demain, avec sept hommes nous partirons en avant.

Le commandant vient avec nous. C’est notre petite troupe qui va reconnaître le Soueh. Me voilà tout à fait dans les honneurs. Si Louise n’est pas fière, et toi aussi, papa, vous êtes vraiment difficiles.

17 septembre. — Ça y est, en route.

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25 septembre. — Nous sommes sur les rives du Soueh.

Voilà quatre jours que je n’ai pu toucher à ce journal, cette chère correspondance que je ne puis vous envoyer, mais qui me relie à vous.

C’est un ami, ce journal. Je lui dis tout ce que je pense. Tout, non, car sans cela vos deux noms se retrouveraient à chaque ligne.

Je suis las, las… J’ai les jambes qui me rentrent dans le corps. Nous en avons fait un métier depuis le départ de N’Boona.

On s’était reposé à bord des pirogues ; mais on s’est éreinté ces jours-ci.

Cent soixante kilomètres en huit jours, ça n’a l’air de rien, n’est-ce pas. Cela nous donne une moyenne de vingt kilomètres par jour.

Seulement ces kilomètres-là comptent double, et même triple.

C’est à travers la brousse qu’il faut se frayer un chemin.

À chaque instant, on rencontre des marigots qu’il faut tourner, des cours d’eau qu’il faut franchir. On cherche un gué, on passe avec de l’eau jusqu’aux genoux, jusqu’aux reins, quelquefois jusqu’aux épaules.

Paraît que nous entrons dans la région des marécages, la vraie région. Ceux du Bas-M’Bomou n’étaient que de la petite bière, comme qui dirait un apéritif, pour nous mettre en goût.

On est toujours trempé, un vrai bain de vapeur. C’est le Hammam à perpétuité.

Bah ! on a de la quinine. Avant le départ, le commandant nous a fait prendre à chacun une petite provision de la bonne poudre. Pour qu’elle ne soit pas mouillée, j’ai mis la mienne au fond de mon salacco.

Et j’en deviens gourmand, je m’en offre de temps en temps. Aussi pas de fièvre, ou du moins si peu, que ce n’est pas la peine d’en parler.

Je me moque de la « bilieuse ». Il y en a un autre qui s’en moque encore plus que moi. C’est le commandant.

Non, vrai, cet homme-là a une volonté de fer, et si l’on avait l’idée de reculer, il n’y aurait qu’à le regarder pour changer d’avis.

Il a la fièvre lui, il l’a à haute dose ; mais cela ne l’arrête pas. Il la domine. J’ai entendu raconter que certains malades battent la maladie par la volonté. Eh bien, c’est vrai. Marchand est malade, mais il ne veut pas se plier devant le mal… Et il ne plie pas.

C’est égal, quand je pense qu’il faudra traîner les vapeurs et les chalands par le chemin que nous venons de parcourir, j’en ai chaud.

Je sais bien que les autres recrutent des porteurs pendant notre absence, mais en trouveront-ils assez ?

Enfin, ce n’est pas tout ça. Le commandant vint de faire abattre un arbre superbe, droit comme un I et gros… il a au moins un mètre cinquante de diamètre.

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Oh bien, elle est bonne, me voici constructeur de canots.

L’arbre qu’on a abattu, faut le transformer en pirogue. Et l’on enlève l’écorce, et l’on taille, et l’on creuse. Je viens de travailler deux heures.

Le commandant a eu une crâne idée.

À quelques mètres de la rive se trouvait un creux. Il a creusé lui-même une petite rigole jusqu’à la rivière.

L’eau est arrivée par là, a rempli le trou ; si bien qu’on peut se baigner sans crainte des crocodiles. Je vais piquer ma tête.

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Là, ça y est. Je suis retapé. Seulement je tombe de sommeil.

Une petite dose de quinine, un souvenir à toi, à Louise. Mes yeux se ferment malgré moi, ils se troublent.

J’aperçois confusément le commandant au bord de la rivière. Il grelotte la fièvre, mais il reste debout.

Cré matin, il est donc doublé en tôle cet homme-là !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

26 septembre. — La pirogue est à l’eau.

— Embarque.

Nous y sommes tous. Le commandant va mieux ce matin. Il a dû servir à la bilieuse un potage à la quinine sérieux.

Il a l’air content. Tant mieux. Ça fait plaisir à tout le monde. Il est à l’avant du bateau. Avec un plomb, il sonde sans cesse le lit du fleuve.

Il y a assez d’eau, bravo !

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28 septembre. — Trois jours de navigation à cent vingt kilomètres par jour.

On s’est arrêté à Meschara-el-Reck.

En voilà un pays à grenouilles. De l’eau partout avec des îlots en masse, des roseaux comme je n’en ai jamais vus, des bambous qui ont sept, huit, dix mètres de hauteur.

Faut revenir maintenant. Ce sera moins drôle.

Les rivières, c’est comme les montagnes, faudrait, pour bien faire, les prendre toujours du côté de la descente, et nous allons remonter.

Plus moyen d’écrire, on a tout le temps la rame à la main.

Mais je pense à vous toujours. Pauvre petite Louise, si elle savait ce que son souvenir me donne de courage… Vous retrouver tous les deux, au bout de l’étape.

Hardi ! on va ramer.

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14 novembre 1897. — Ah ! mes enfants, quelle semaine nous venons de passer.

On est rentré à N’Boona. Et aussitôt toute la mission s’est mise en mouvement.

Fallait tracer dans la brousse une route de cent soixante kilomètres, pour permettre aux porteurs d’emmener la flottille démontée jusqu’à Kadialé.

Kadialé c’est l’endroit où le commandant avait reconnu que le Soueh devenait navigable.

Heureusement, pendant son absence, Baratier, à qui il avait remis le commandement, avait fait démonter les bateaux, et avait commencé le tracé de la route, en élargissant le sentier que nous avions frayé.

On ne se figure pas ce qu’on a abattu d’ouvrage avec deux cents tirailleurs et mille porteurs.

Décrire ça je ne saurais pas, faudrait être un savant pour tout dire.

Tantôt c’est la forêt épaisse qu’il s’agit d’éventrer.

Tantôt des petits ravins qu’il faut combler.

D’autres fois des rochers dans lesquels on doit creuser une trouée.

Alors on établit un fourneau de mine, et en avant la dynamite.

Pouf, un éclatement, comme un coup de tonnerre, une flamme. On regarde, il n’y a plus de rocher ; seulement ça serait imprudent de regarder de trop près, car le rocher éclaté retombe en monnaie.

Et puis, la route tracée, c’est épatant de voir la caravane s’y engager.

Les porteurs nus, sauf le petit tablier dont je t’ai parlé, avec une espèce de turban au sommet du crâne, sur lequel ils appuient les perches où sont attachées les forges, les pièces des embarcations, les charges.

Plus loin, les groupes qui portent les gros morceaux des vapeurs.

Six, huit noirs, par trois, par quatre de front, soutiennent le poids écrasant de fragments de coque de huit cents kilogrammes.

Ils s’avancent dans les hautes herbes, dans lesquelles ils disparaissent jusqu’à la ceinture.

À propos, on parle toujours des serpents… j’en ai même vu au Jardin d’Acclimatation que les étiquettes disaient venir d’Afrique.

Il y en a certainement, j’en ai aperçu quelquefois.

Mais c’est à remarquer, personne de la mission n’a été mordu par eux.

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Maintenant on se prépare à hiverner.

Car il nous arrive une chose désagréable.

C’est l’époque des basses eaux. Impossible d’aller plus loin.

Le commandant a fait installer des postes à Tamboura et à Ghalta. Lui a pris ses quartiers plus haut, au confluent du Soueh et du Toudy.

Il y a établi un fort, auquel il a donné un joli nom : Fort Desaix.

Entre ce point et le Nil s’étendent des marais infranchissables.

On ne pourra en essayer la traversée qu’au moment de la crue, dans plusieurs mois.

En attendant, on fera des reconnaissances aux alentours, on passera des traités avec les tribus.

Comme cela on ne perdra pas son temps, et l’on établira l’influence de la France dans le bassin du Bahr-el-Ghazal.