La Mission Marchand (Fachoda)/09

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La Mission Marchand (I. Congo - Nil ; II. Fachoda)
Fayard Frères (p. --128).

IX

L’AGONIE MORALE.


Le commandant Marchand, depuis le départ de Baratier, ne vivait plus selon l’énergique expression populaire.

À certains moments, il espérait que son rapport communiqué au gouvernement français, permettrait au ministre des Affaires étrangères de réfuter victorieusement les assertions de lord Salisbury.

Puis il se souvenait de l’opposition systématique que les agents anglais lui avaient faite pendant toute la traversée de l’Afrique.

Et le doute le reprenait.

Ce lui était une souffrance poignante, une angoisse atroce de voir, à cinq cents mètres l’un de l’autre, les drapeaux égyptien et français agités par le vent embrasé du milieu du jour.

Lequel devait disparaître ?

Lequel devait s’humilier, s’abaisser devant l’autre ?

Il ne parlait plus. Le sourire n’éclairait plus sa physionomie.

Tout son être était là-bas, en France, auprès de ceux qui discutaient au nom du pays avec la perfide Angleterre.

Les jours lui semblaient interminables.

Il les comptait, cherchant à calmer sa douloureuse impatience par le raisonnement.

— Aujourd’hui Baratier est à Marseille ; demain il sera à Paris, se disait-il.

À la fin, il ne put plus supporter l’attente.

Il remit le commandement de Fachoda aux capitaines Mangin et Germain, puis il s’embarqua sur le Faidherbe qui prit, à toute vapeur, la route du Caire.

À Ondourman, à Berber, à Athara, le commandant rencontra de la part des officiers anglais un accueil courtois.

Mais cette correction même de ses ennemis prenait l’apparence d’une ironie mordante.

À Athara, il laissa son vapeur.

Il monta en chemin de fer et, à travers le désert lybique, un train anglais l’emporta vers Ouady-Halfa, Chellal, Assouan, Le Caire.

Il ne devait pas aller plus loin.

Une députation de la très importante colonie française, établie dans la capitale égyptienne, vint le visiter.

Dans un éloquent discours, on lui exprima l’admiration ressentie par tous pour le héros de l’exploration africaine.

Tous ces cœurs français battaient à l’unisson.

Mais quand il lui fallut répondre, sa voix s’étrangla dans sa gorge.

Il serra les mains tendues vers lui en murmurant :

— Je ne trouve pas de mots pour vous remercier. Je souffre trop. Mais nous avons une pensée commune qui contient tout. Amis, compatriotes, disons ensemble : Vive la France !

Et, avec un recueillement religieux, du ton de la plus ardente prière, tous répétèrent à demi-voix :

— Vive la France !

Ah ! ce séjour au Caire ! Quelle torture !

Pas de nouvelles certaines.

— Des articles de journaux concluant tantôt à l’occupation, tantôt à l’évacuation de Fachoda.

— Et puis, des conversations avec des officiers, des négociants anglais qui tous affirmaient tranquillement, en gens pratiques que le négoce a mis en garde contre les entraînements du rêve :

— Fachoda, c’est un marais. Bien certainement on ne se battra pas pour cela.

L’honneur ! l’honneur qui avait soutenu le courage des membres de la mission durant la cruelle expédition, l’honneur était donc inconnu à ces gens-là.

— Un marais, on ne se bat pas pour ça.

Et lui, au fond, du cœur, sentait que l’on se fait tuer pour ça, quand, au-dessus du marais, flotte le drapeau.

Oh ! voir des figures étrangères, entendre des phrases banales, cela lui était insupportable à ce vaillant, tout vibrant encore de l’incroyable voyage, du but touché, atteint, et qui peut-être dans sa main crispée allait se fondre, se dissoudre, disparaître comme une fragile bulle de savon.

Alors, il partait, descendait vers Boulaq, sortait de ce faubourg.

Il allait le long du Nil, miroir liquide que le ciel plaquait d’azur.

Il cherchait un endroit solitaire, où il lui fut permis de rester seul avec sa pensée.

Quand il l’avait trouvé, il s’asseyait à terre, au bord de l’eau courante, et son âme s’envolait vers le pays lointain où se jouait la destinée de sa conquête.

Quel rêve l’emportait dans le temps et dans l’espace.

Il se revoyait enfant, grandissant dans la petite maison où son père exerçait l’humble profession de menuisier.

La demeure lui apparaissait avec son enseigne vermoulue sur laquelle on déchiffre encore l’inscription :

MARCHAND,
menuisier.

Et puis, au dehors, la petite place de forme irrégulière, où il jouait avec ses petits camarades, tandis que dans l’atelier le rabot grinçait, accumulant sous l’établi les frisons de copeaux.

Et les odeurs embaumées du sapin, du chêne, du noyer, remplissant la maison.

Tout cela lui revenait, doux souvenir dont son cœur endolori était mollement bercé.

Et puis des larmes roulaient sur ses joues.

C’est qu’une figure se détachait sur le fond brumeux du songe.

Une forme chère, à laquelle il a dit le dernier adieu.

Une forme que la réalité ne lui permettra plus de voir.

Sa mère, simple et vaillante compagne de l’artisan, dont l’affection a fait de ses fils des tendres et des courageux.

Elle est là, debout sur le seuil, elle étend les bras, sa voix résonne dans le silence.

— Allons, gamins, assez de toupies pour aujourd’hui ; venez dîner.

Et puis le tableau change.

C’est la salle à manger, le buffet de noyer supportant les plats à fleurs, la table au milieu de laquelle fume la soupière, et la bonne odeur de soupe, et le cliquetis des cuillers dans les assiettes.

Cela aussi s’évanouit.

Le futur explorateur a grandi.

Intelligent, actif, on lui a promis un brillant avenir.

Et son père s’impose les plus durs sacrifices pour lui faire faire ses études dans ce vieux collège de Thoissey, fondé au xviie siècle par Anne-Marie-Louise d’Orléans, duchesse de Montpensier.

Comme les tableaux d’un kaléidoscope, sa jeunesse studieuse défile devant ses yeux.

Les classes avec leurs bancs, leurs pupitres marbrés de taches d’encre.

La chaire du professeur qu’occupent successivement des ombres amies, auxquelles on n’a jamais songé depuis que l’on erre dans les solitudes du Continent noir, et qui se représentent maintenant pour panser les blessures de l’esprit, qu’elles ont façonné, pétri dans le sentiment du devoir.

Après cela, ce sont les cours de récréation.

La terre dure et poussiéreuse pendant les jours brûlants de l’été.

Des gamins galopent, ainsi que des poulains échappés, soulevant dans leur course un nuage de poussière.

Tous, tous, il les reconnaît.

Voici Joseph Maidou, le fils de l’épicier qui s’est marié avec la petite Ninette Fauchey, la nièce du patron de l’hôtel du Cheval blanc.

Ah ! il courait bien, Joseph. Il avait surtout une spécialité de décrire à toute vitesse des crochets brusques…

Maintenant il a pris du ventre. Il est père de famille.

Et cet autre… C’est Prosper Landrin.

Il était joufflu, frais et rose.

Maintenant il est blême, voûté, maigre, son crâne est chauve.

Il est avocat ; c’est vrai, mais il ne peut plaider à cause d’une petite toux sèche.

Son père lui a fait faire son Droit à Paris ; il ne s’en remettra jamais.

Et d’autres, d’autres encore passent, farandole joyeuse et fugitive du souvenir.

Marchand a grandi encore.

Il cherche sa voie.

Pour débuter, il entre comme clerc chez maître Blondel, notaire.

Encore un bon homme, ce notaire ; seulement il ne peut comprendre que son clerc ait horreur de rédiger des actes et qu’il préfère aller promener sa rêverie sur les rives verdoyantes de la Saône.

Non, décidément, Marchand n’est pas taillé pour le notariat.

Depuis quelques mois, il met des sous de côté.

Il achète des cartes, toujours de la même partie du monde.

Et le soir, dans sa chambre, à la clarté d’une petite lampe fumeuse, il reste penché sur ces papiers où est figurée la forme de l’Afrique.

On rirait bien dans le pays, si le jeune homme disait que le Continent noir exerce sur lui une attraction formidable.

Il regarde, il regarde encore.

Il apprend tout ce que l’on peut apprendre sur ces pays immenses.

Nul ne connaît comme lui, leurs montagnes, leurs immenses cours d’eau, leurs déserts.

Il a deux frères, l’un déjà grandet, l’autre tout petit, le petit qui viendra le recevoir sur le quai de Toulon au retour du grand voyage qu’il fera.

L’itinéraire n’est pas encore fixé dans son esprit, mais il a juré qu’il ferait l’expédition étonnante, riche en résultats pour cette France qu’il aime passionnément.

C’est à son cadet qu’il fait ses premières confidences.

L’enfant ne sait pas garder le secret.

Et Marchand revoit la scène où ses parents l’adjurent de ne pas se laisser emporter vers la chimère africaine.

Il y a dix-sept ans de cela.

À cette époque, l’idée d’un vaste empire africain était regardé comme une utopie irréalisable.

Et le jeune homme, ému par les prières, promet de ne pas se lancer de suite dans l’inconnu.

Dix-huit ans. Il s’engagera.

Le voici, petit soldat d’infanterie de marine.

La caserne et sa monotonie, les stations aux colonies avec la chaleur accablante, les pluies diluviennes, tout lui revient à l’esprit.


l’enseigne de vaisseau dyé.

Il se bronze, son corps s’accoutume aux souffrances.

Sur ses manches il a la sardine d’or. Il est sergent.

Le décor change encore.

Il est à Saint-Maixent.

L’un des premiers, il a forcé l’entrée de la seconde école française d’officiers.

Et puis une grande joie.

Toute la famille heureuse et fière. Les bonnes gens de Thoissey s’émerveillent.

Il est sous-lieutenant.


l’empereur ménélick.

Marchand va enfin réaliser son rêve.

En août de la même année, il est envoyé vers la lutte, vers la bataille, au Soudan. Peut-être les premiers mois, occupés à des reconnaissances ou à des escarmouches, lui portèrent-ils quelque désillusion, mais le 18 février 1889 est pour lui un grand jour. Il fait partie de la colonne qui doit donner l’assaut à Koundiau.

Dans cette lutte qui rappelle les guerres passées puisqu’il faut^faire brèche et escalader des retranchements, Marchand reforme les troupes un instant hésitantes, les enlève par son courage et pénètre le premier dans la place. Abattu par un coup de feu, il se relève et, tout ensanglanté, combat. Porté à l’ordre du jour, il est décoré. Pendant les interruptions de la lutte, de soldat Marchand devient explorateur et il fait preuve de réelles qualités scientifiques. Ne détestant rien autant que l’inaction, il explore le Niger sur une canonnière, relève une partie de son cours et n’abandonne cette utile tâche que pour prendre le commandement d’un fort avancé. De cette position au reste, il continue sa mission. C’est à lui en grande partie, que nous devons la reconnaissance du Soudan et du Niger et le relevé exact des côtes du lac Débo. À Koura, en septembre, il est attaqué par ces terribles Touaregs qui ont déjà massacré Crampel, et qui doivent assassiner Morès. Après de sanglants combats où sa petite troupe périt presque entièrement, il parvient à battre en retraite sur Kabara, harcelé, privé de tout, attaqué sans cesse, presque sans nourriture et sans sommeil.

Il faut remarquer ici que c’est la destinée de cet homme héroïque, d’échapper toujours au milieu des dangers, le plus souvent blessé.

Et cette destinée, il la justifie par son indomptable énergie.

De retour au fort qu’il commande, il accomplit un de ces tours de force qu’on croit trop communément réservés aux seuls Américains ; il surveille et mène à bien en deux mois, la construction d’une route de 250 kilomètres. Ces travaux et ses hardies explorations ont facilité et éclairé la marche du colonel Archinard.

Après tant de fatigues, il a besoin de quelque repos, et il rentre en France ; mais les natures comme la sienne ne résistent pas à l’attrait de l’action. Le colonel Archinard étant entré en campagne contre Nioro, Marchand s’embarque aussitôt et devient chef de colonne. On s’empare de la capitale ; mais notre vieil ennemi Ahmadou parvient à s’enfuir, Marchand se lance à sa poursuite. Cependant sa connaissance de la région le rend plus utile comme guide et éclaireur du corps expéditionnaire et il revient indiquer la route du Niger. À la prise de Diéna, en février 1881, Marchand est dangereusement blessé, on le croit même en danger de mort. Mais encore, sa nature de fer et son énergie farouche sauvent cet homme réservé à de plus grandes aventures, et comme lieu de convalescence, il demande et obtient d’aller à Bamakou, position avancée et dangereuse.

Ici commence une nouvelle phase de la vie de Marchand, phase curieuse, car ce soldat va se montrer diplomate habile et avisé.

En effet, le poste qu’il va occuper auprès du roi Tieba exige des qualités de capitaine en même temps qu’une finesse à la Talleyrand. Tieba, à la vérité, est bien un allié, mais nul parmi les potentats africains n’est plus fourbe, plus dissimulé, moins sûr que celui-ci. Toujours prêt à trahir, il peut fort bien un jour s’emparer de Marchand lui-même, qui est, pour ainsi dire, à sa merci.

La mission est à la fois des plus difficiles et des plus périlleuses. L’habileté de Marchand fait pourtant merveille. Samory, notre vieil ennemi, qui devait tomber quelques années plus tard aux mains du capitaine Gouraud et du lieutenant Jacquin, vient de se révolter. Le colonel Humbert est chargé de diriger contre lui la colonne expéditionnaire.

Marchand entraîne Tieba à faire campagne.

Celui-ci, allié des Français en apparence, veut en réalité contrarier nos opérations.

Marchand est perdu en plein pays ennemi, éloigné de ses troupes et isolé des envoyés du colonel Humbert.

Pris entre les troupes de Tieba et celles de Samory, il résiste énergiquement.

Il obtient de Tieba, à force de courage, une petite troupe qu’il conduit à marches forcées au-devant de la colonne française.

En passant, il enlève Kokouna et Taxakoro, obtient l’alliance de Dialakoro, roi de Nafana.

Alors, il attaque Samory.

Il va le vaincre, mais Phou, fils de Tieba, chargé d’exécuter les projets de trahison de son père, l’abandonne au milieu de la nuit, après avoir mis le feu aux tentes françaises.

Blessé, Marchand est surpris par l’incendie.

Il se traîne péniblement hors des flammes et s’échappe à demi-mort.

Par bonheur son nouvel allié Dialakoro lui reste fidèle.

Il lui offre un refuge à Kountini.

De là, comme l’aigle prêt à fondre sur la proie, le blessé, tout en guérissant, surveille Tieba qui prépare une nouvelle expédition, avec l’aide des Anglais.

Il explore le pays et, tout à coup, par une inspiration d’audace qui devait bouleverser le prince félon, il se rend seul à Sikasso, capitale des États de Tieba.

Ainsi il entasse explorations sur expéditions, jusqu’au jour où, sûr de lui, sentant qu’il est prêt à accomplir l’œuvre géante qui étonnera le monde, il sollicite le commandement d’une mission qui reliera le Congo au Nil.

Il a voué sa vie à cette tâche française.

Il a l’éloquence de ceux qui croient. Il triomphe de toutes les résistances, brise à force d’énergie et de loyauté les obstacles qu’en France même les Anglais jettent en travers de la route.

Enfin il part.

Le navire qui l’emporte s’éloigne des côtes de France.

Elles se perdent au loin dans le brouillard gris de l’horizon.

Au revoir, France, ton fils va travailler pour toi, pour ta grandeur, pour ta fortune, plus encore pour ta gloire et ton honneur.

Il revit maintenant les longs mois de la montée du Congo, de l’Oubanghi, du M’Bomou.

Il revoit le Soueh, le Fort-Desaix, le terrible marais du Bahr-el-Ghazal.

Oh ! cet obstacle que d’autres avant lui ont essayé de franchir !

Ils s’y sont enlisés. Une expédition de six cents hommes a été dévorée par cet océan de vase et d’herbes aquatiques.

N’importe, on passera.

Et l’on passe, et l’on gagne le Nil ; on atteint Fachoda.

Victoire !

Hélas ! non. L’éternel ennemi a préparé, lui aussi, sa conquête.

Marchand et sa petite troupe sont en présence d’une armée. Deux cents hommes ont à lutter contre vingt-cinq mille.

Le visage du commandant redevient sombre. Le rêve de sa vie est fini. Il rentre à cette heure dans la réalité du moment.

Ses doutes, ses transes le reprennent.

Ah ! Baratier, Baratier, pourquoi ne revenez-vous pas ?

Quelle influence vous retient donc dans ce Paris lointain, où doit se consommer le triomphe ou la ruine ?

Est-il donc si long d’expliquer nos droits acquis à force de dévouement ?

Plus les jours passent, plus l’angoisse du commandant augmente.

Le silence du capitaine le brise.

S’il avait de bonnes nouvelles, une solution favorable, il câblerait à Alexandrie, au Caire.

Mais non, il ne peut câbler.

La ligne télégraphique ne se continue pas jusqu’à Fachoda.

Et l’officier ignore que son chef est là, au Caire, qu’il pourrait chaque jour le tenir au courant de ses démarches.

Nous voici arrivés au 5 novembre.

Le commandant se rend au télégraphe.

Il adresse une dépêche angoissée à Baratier.

Et il attend la réponse le soir, le lendemain.

Mais la journée s’achève sans amener la réponse désirée.

Aux questions de Marchand, les employés répètent invariablement :

— Une dépêche de France, pour le commandant Marchand ? Nous n’avons pas vu cela. Rien… Toujours rien.

Et le chef de la mission Congo-Nil s’exaspère.

Il ignore que Baratier a quitté Marseille le 4 ; que maintenant il est à bord d’un paquebot marchant à toute vitesse vers Alexandrie et dont l’hélice puissante se tord sous les eaux comme si elle partageait l’anxiété fiévreuse du passager, l’attente désespérée de celui qui est resté au Caire.

Les jours passent encore.

Le commandant maintenant s’est dit :

— Baratier doit être en route.

Il adresse à Alexandrie des télégrammes au capitaine Baratier, à bord de tous les paquebots venant de France.

— Je suis au Caire. Dès votre arrivée, accourez.

Enfin un après-midi, vers quatre heures, le commandant, brisé par la lutte intérieure qu’il soutient, descend vers le fleuve.

La brise fraîche du soir va souffler ; elle rafraîchira son front brûlant, elle apaisera le bouillonnement de son sang, qui court, ruisseau de lave, dans ses veines.

Il va. Oh ! s’il pouvait rêver, rêver toujours, ne plus se souvenir de l’odieux point d’interrogation qui l’opprime.

Il va.

Et soudain il s’arrête interdit.

Il vient de recevoir comme un grand coup au cœur.

Là-bas, en avant, à six cents mètres, cet homme qui vient à sa rencontre…

Est-ce qu’il voit bien ? Est-ce que ses yeux troubles ne le trompent pas.

Il a cru reconnaître Baratier.

Il se penche, il regarde encore, tendant toute sa volonté pour voir, pour bien voir.

L’homme se rapproche toujours.

C’est Baratier, c’est lui.

Enfin !

Le capitaine n’est plus qu’à cent mètres.

Lui aussi a aperçu son chef. De loin il le salue.

Mais comme ce salut est contraint. Qu’a donc le pétulant officier dont l’exubérance, la gaieté sont proverbiales dans toute l’armée.

Il est raide, guindé, grave… Parbleu ! on dirait qu’il est triste, lui !

Triste, Baratier… ?

Mais alors… ?

Un voile de deuil se tend sur l’esprit du commandant Marchand.

Le capitaine n’est plus qu’à vingt pas.

Dans une ardente interrogation, le chef de la mission tend vers lui ses mains frémissantes.

Il a mis toute son âme dans ce geste.

Doit-il garder, son drapeau à Fachoda, ou bien lui faut-il battre en retraite, abandonner la partie aux Anglais ?

Et Baratier baisse la tête.

Pour répondre, il n’a trouvé que ce mouvement. Il courbe le front comme les coupables et les vaincus.

Marchand a un rugissement sourd.

D’un coup sec il rejette la tête en arrière, cambrant le buste, les lèvres entr’ouvertes comme si la respiration lui avait manqué soudainement.

Ses bras sont étendus rigides à droite et à gauche, et ses mains crispées tremblent.

Il y a tant de douleur, tant d’angoisse effrayante dans son attitude, que Baratier s’arrête un instant éperdu, ne sachant plus que faire !

Vingt pas séparent les deux hommes.

Ils sont là, l’un en face de l’autre, immobiles, croisant leurs regards ; leurs visages contractés, leur pâleur disent que la fatalité antique s’est appesantie sur eux.

Et tout à coup le capitaine bondit en avant.

Dans une course folle, il rejoint le commandant. Il veut parler ; mais aucun mot ne sort de ses lèvres.

Il essaie encore inutilement, puis soudain, il jette ses bras autour du cou du chef bien-aimé et il pleure sur son épaule.

Et lentement des larmes coulent sur les joues de Marchand.

Il a compris.

C’est la reculade, c’est la défaite, c’est l’abandon du Nil, c’est l’agonie de son rêve.

Dans une muette étreinte ils se disent :

— Nous sommes deux à souffrir ; chacun de nous pleure sur le cœur d’un ami.

Puis, énergiques et fiers, ils dominent leur émotion. Ils se prennent le bras et lentement, sombres et taciturnes, ils regagnent le logis provisoire où Marchand a vécu ses dernières heures d’espoir.

Ah ! ils comprennent bien, les vaillants officiers.

Ils n’accusent pas la France qui les abandonne.

Ils savent que la patrie les sacrifie à des nécessités inéluctables.

Elle ne peut s’engager dans une guerre avec l’Angleterre. Elle a cédé, ce que les diplomates britanniques avaient prévu, calculé à l’avance.

Ils savent bien que le Rhin doit prendre le pas sur le Nil.

Mais ils souffrent comme un père qui voit mourir son enfant.

Au petit on a tout donné, son cœur, son âme, son temps, sa pensée. Le père lui a offert ses fatigues, ses tristesses, ses joies.

Il est l’avenir.

Il est l’espoir.

C’est en lui que l’on retrouvera le bonheur dont sa chère présence vous a obligé à vous sevrer. C’est par lui qu’on redeviendra jeune, brillant ; par lui que l’on réussira, que l’on triomphera, que l’on goûtera toutes les satisfactions.

Et tout à coup passe un courant d’air empesté.

L’idole s’abat frappée à mort. Un microbe, un invisible poison a arrêté chez l’enfant les ressorts de la vie.

Le petit lit blanc sera vide désormais.

À la porte, lugubres, pendent les tentures noires.

Un cortège, un trou dans la terre, bientôt comblé ; et puis la nuit, l’envol du rêve… la solitude pour le père… car il est encore père… on l’appellera toujours ainsi… et ce père n’a plus d’enfant.

Voilà ce que ressentent Marchand et Baratier.

Voilà ce dont leur cœur se gonfle, se gonfle comme s’il allait se briser.

Ils ont un impérieux besoin de mouvement, de fuite.

S’ils restaient là, il leur semble qu’ils deviendraient fous.

Dès demain ils partiront.

Et, au point du jour, des officiers anglais qui se promènent aux abords de la gare d’où partent les trains pour Chellal et le Sud, voient passer deux hommes à l’aspect tragique.

C’est le chef de la mission Congo-Nil et le capitaine Baratier qui retournent là-bas, à Fachoda, dire à leurs compagnons de fatigues, de dangers.

— Tout est consommé !

Ah ! l’horrible torture que ce retour, en vaincus, à travers ces plaines, ces oasis, ces déserts, sur ce Nil qu’un trait de plume a fait anglais.

Partout des postes abrités sous les couleurs anglo-égyptiennes, partout des chants de victoire.

Tous savaient la renonciation de la France.

Tous se félicitaient avec des airs de bravoure, comme s’ils avaient vaincu en combat loyal l’ennemi auquel traîtreusement ils avaient volé l’empire égyptien, l’ennemi qu’ils avaient surpris, alors qu’il pansait encore la blessure toujours saignante que l’invasion lui a faite aux flancs.

Atbara, Berber, Karthoum défilèrent sous les yeux mornes des officiers français.

Ils avaient retrouvé le Faidherbe à Atbara, et ils s’étaient embarqués, avec un plaisir douloureux, sur ce brave petit vapeur qui n’emporterait plus désormais leurs espérances évanouies, mais dont le pont étroit, imperceptible point dans l’immense vallée anglaise, était du moins demeuré français.