La Mission Marchand (Fachoda)/08

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La Mission Marchand (I. Congo - Nil ; II. Fachoda)
Fayard Frères (p. 105-113).

VIII

LE DUEL PARIS-LONDRES.


En Europe, comme dans la vallée du Nil, les Anglais avaient brutalement formulé leur ultimatum :

Aucun Français dans le bassin nilotique.

Aux arguments de M. de Courcel, notre ambassadeur à Londres, aux notes émanant du ministère des Affaires étrangères ; lord Salisbury, parlant au nom du Royaume-Uni de Grande-Bretagne, répondait simplement :

— Le Nil appartient à l’Égypte, nous avons rétabli la suzeraineté du Khédive dans tous ses États, il nous est impossible de frustrer ce souverain en abandonnant une part quelconque des territoires sur lesquels s’étend son autorité légitime.

Demandait-on une compensation, au cas où l’on abandonnerait Fachoda, le premier ministre anglais répliquait avec les apparences de la plus vertueuse indignation.

— On ne peut admettre l’idée d’une compensation pour la restitution d’une chose dont on s’est indûment emparé.

Toute la presse britannique hurlait la menace contre la France.

Les feuilles gallophobes publiaient complaisamment les tableaux comparatifs des unités de combat des flottes anglaise et française.

Il résultait de ces compilations que le Royaume-Uni pouvait mettre en ligne trois navires contre un ; qu’en cas de conflit, la marine française serait anéantie à coup sûr.

Nos gouvernants le savaient mieux que personne.

Aussi tâchaient-ils seulement d’éveiller dans le cœur des hommes d’État anglais quelques sentiments de justice.

Peine perdue.

La France n’était pas en état de faire la guerre, il n’y avait donc pas à la ménager.

Et les articles violents se reproduisaient chaque jour.

Et les arsenaux anglais étaient pris d’une fièvre d’armements.

Sur toute la côte britannique on travaillait sans repos, sans trêve, afin d’augmenter encore les chances d’écraser la nation amie.

Nous soulignons ces deux mots avec intention.

Par une ironie cruelle, les publicistes anglais désignaient ainsi la France.

Et, jouets d’une aberration incompréhensible, il se trouvait des Français, il s’en trouve encore pour préconiser l’alliance avec l’Angleterre.

Je sais bien que, dans toute association, il y a un trompeur et un trompé ; mais enfin une nation digne de respect doit s’efforcer de n’être ni l’un ni l’autre.

Bref, la question paraissant insoluble, les cabinets décidaient que l’un des officiers de la mission Congo-Nil serait appelé à Paris, afin d’y remettre le rapport du commandant Marchand et d’assurer ainsi une base sérieuse de discussion.

Averti, Marchand désigna le capitaine Baratier.

Celui-ci gagna le Caire, Alexandrie.

Il s’embarqua à bord du vapeur Sénégal où, par suite d’une coïncidence assez bizarre, le sirdar Kitchener avait également pris passage.

Voici comment une aimable femme, épouse d’un fonctionnaire de l’administration indo-chinoise, raconte ses impressions en voyant les deux hommes en présence.

La lettre adressée à une amie a dû être tronquée, car elle contenait des confidences toutes personnelles ; Nous remercions cependant la destinaire de nous avoir autorisé à en publier les extraits qui suivent.

« … Cela a été drôle au possible. »

À l’heure du déjeuner, le sirdar est arrivé des premiers.

Il s’est installé à table en homme doué d’un appétit exigeant.

Si bien que j’ai pu l’examiner tout à mon aise, car il n’avait d’yeux que pour son assiette.

Eh bien, il ne m’a pas plu, mais là pas du tout.

— Heureusement, vas-tu t’écrier. Il ne manquerait plus à mon amie qu’une passion pour le sirdar, alors que son mari étouffe à Hanoï au milieu des jaunes Tonkinois.

Rassure-toi, la vue du vainqueur d’Ondourman n’a pas mis en péril mon attachement à mes devoirs.

Il n’est pas mal, mais son visage est dur.

Et puis, et puis surtout, il y a dans toute sa personne quelque chose de terre à terre…

Vois-tu, ce général-là doit manquer d’idéal.

Donc, il mangeait de bon appétit quand un jeune capitaine français, au dolman bleu tout battant neuf, entra dans le salon.

Il regarda autour de lui, aperçut une place libre et s’y installa, juste en face de M. Kitchener.

C’était le capitaine Baratier.

C’est très vrai ce que l’on disait à la résidence.

Il a l’air jeune, très jeune.

Et bien que bronzé par son voyage d’Afrique, on s’étonne de voir sur ses manches les trois galons.

Je doutais de la petite anecdote, contée par M. Rissier, au dîner qui a précédé mon départ, maintenant je ne doute plus.

À propos, tu n’étais pas à ce dîner, donc tu ne connais pas l’anecdote et tu dois déjà penser :

— Elle est folle, ma bonne chère amie. Toujours la même.

Je veux te prouver, chère médisante, que je jouis de toute ma raison et je te narre la chose.

Il paraît qu’avant de rejoindre la mission Marchand, le capitaine Baratier avait l’air d’un véritable… gosse ; passe-moi le mot… tu sais que je suis de l’avis du docteur Monpati et que j’approuve l’usage modéré de l’argot quand il augmente l’intensité de l’impression…

— J’ai l’air d’une pionne, c’est ridicule… admets gosse sans explication.

Donc le capitaine était à Alger.

Déjà chevalier de la Légion d’honneur, il se promenait en civil sur le port avec le petit ruban rouge à la boutonnière.

Un agent de police l’aperçoit.

Le digne gardien dévisage le promeneur.


convention de partage après




… ation de fachoda



Il se déclare que c’est là un enfant qui s’amuse à jouer avec l’insigne sacré de la Légion d’honneur.

Bref il arrêta le capitaine et lui intima l’ordre de retirer son ruban, parce que on ne joue pas avec ces choses-là.

Explications, excuses… Pourquoi donc t’ai-je raconté cela ?

Ah oui ! pour te dire que l’histoire me paraît vraie, maintenant que je connais Baratier.

Donc le capitaine s’installe.

Il a un petit mouvement de surprise en voyant Kitchener.

Celui-ci à son tour aperçoit l’officier français.

Tous deux se lèvent, se saluent, puis se rasseoient.

Cela m’a impressionnée.

Ça a l’air tout simple, et bien ! il y a là-dedans une grandeur… une… Enfin c’est la chose militaire, ça se sent.

J’étais à deux places de distance et je tendais les oreilles.

Je me demandais si les rivaux allaient se parler.

Parfaitement, ils se sont parlés.

— Monsieur le capitaine Baratier, je crois, a dit le sirdar.

— Lui-même, mon général.

— Je suis plus heureux de vous voir ici qu’à Fachoda, car nous ne sommes plus adversaires et je puis, sans arrière-pensée, vous déclarer l’admiration que j’éprouve pour la mission Marchand et pour vous-même.

Le capitaine s’est mis à rire.

— Bon ! Mon général, vous m’embarrassez.

— En quoi ?

— En ceci : si je ne vous félicite pas de votre victoire d’Ondourman, j’agirai en malappris, et si je vous félicite, après vos compliments, j’aurai l’air d’un monsieur qui passe le séné en échange de la rhubarbe.

Tout le monde a ri et moi plus que les autres.

C’était si drôle cette façon de ne pas féliciter cet affreux Anglais qui nous ennuie à Fachoda.

D’autant plus que nous devrons céder, j’en ai bien peur.

C’est peut-être parce que je suis la fille d’un officier, mais cela m’horripile d’être obligé de céder.

Non, non, ne ris pas, méchante chérie, je n’ai pas mauvais caractère, puisque tu grondes toujours et que je me soumets comme une amie bien sage.

Mais abattre notre drapeau !…

Ah ! si j’étais un homme, quel bon petit soldat je ferais.

Enfin le ciel en a décidé autrement.

Donc, le sirdar qui n’avait pas compris la plaisanterie, — les Anglais ça ne comprend rien — reprend d’un air aimable.

— Et vous allez à Paris, capitaine ?

— Comme vous à Londres, mon général.

Il vous avait un air en répondant, ce petit capitaine.

J’avais envie de l’embrasser.

Mais j’ai pensé que tu aurais crié à l’inconvenance et j’ai muselé mon patriotisme.

— Vous êtes en congé ?

— Non, mon général, en mission.

— Ah !

— Oui, je porte à mon gouvernement le rapport du commandant Marchand.

— Oh ! oh !

Cela interloque le sirdar.

Mais il se remet et… tu vas voir s’il est terre à terre.

— Ce sont des éléments de discussion diplomatique que vous emportez là.

— Je le crois, mon général.

— Pensez-vous donc que la France songe à maintenir l’occupation de Fachoda.

Tu vois si c’était maladroit.

Seulement, le capitaine l’a rappelé à l’ordre, va… il est charmant.

— Ma foi, mon général, je ne sais à quoi songe la France, mais je puis vous affirmer que si cela ne dépendait que de moi, un seul drapeau flotterait sur la ville… le mien.

Du coup, le sirdar s’est rendu compte qu’il s’était engagé dans une mauvaise voie et il a détourné la conversation.

— Vous serez bien reçu en France.

— N’ayant rien fait de mal, je suis en droit de l’espérer.

— C’est juste.

— Mais le commandant Marchand, vous-même serez récompensés.

— Nous le sommes.

— Comment cela ?

Le capitaine montra sa boutonnière.

— Oui, oui, fit lourdement l’Anglais, une décoration… certainement c’est agréable ; mais il est bon aussi d’être à l’abri du besoin. Je pense que vous obtiendrez une grosse somme d’argent.

— Une somme d’argent ?

— Oui, en Angleterre, cela ne manque jamais. Ainsi, à la nouvelle de la victoire d’Ondourman, la reine m’a conféré le titre de lord et m’a crédité sur le trésor d’une somme de sept cent cinquante mille francs.

Et, Baratier le considérant avec une expression inexprimable, il ajouta :

— Et vous ?

— Moi, répondit le capitaine, si l’on m’offrait de l’argent, je refuserais et tous mes chefs ou camarades refuseraient comme moi. Notre mission n’avait rien de commercial, elle n’a pas besoin de rapporter de gros dividendes.

Hein ! Est-ce gentil ?

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Nous entrons à Marseille, ce 26 octobre.

Ah oui ! il a été bien reçu notre petit capitaine.

Je dis notre, parce qu’il nous a toutes conquises par sa bonne humeur, sa simplicité.

Et il faut l’entendre parler de son commandant.

Il a pour lui un véritable culte.

Ç’a été une fête pour tous quand M. Jullemin, envoyé par le ministère des Affaires étrangères, est venu saluer Baratier et lui a annoncé sa nomination au grade d’officier de la Légion d’honneur.

Et la foule donc, tu n’as pas une idée des cris.

— Vive Marchand ! Vive Baratier.

Il paraît qu’il est descendu à l’Hôtel des Colonies, et que l’on ne peut plus circuler dans la rue, tant la presse est grande.

Oui certes, l’enthousiasme des Marseillais fut énorme ainsi que l’indique l’aimable correspondante dont nous venons de lire les impressions.

Les délégations se succédaient.

Le colonel Faure Durif présentait au jeune officier plusieurs membres de la Société de Géographie.

Les élèves de l’École supérieure de la Marine lui offraient une croix d’officier de la Légion d’honneur.

Puis venaient le Comité d’Égypte, le Comité d’Éthiopie, de nombreux Comités coloniaux.

Le jeune homme eut à peine le temps d’embrasser sa mère et son frère avant de prendre le train pour Paris.

Il partait le cœur plein d’espoir.

Hélas ! le 4 novembre, il devait quitter la France, désespéré, les larmes aux yeux, le cœur saignant.