La Mission Marchand (Fachoda)/02

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La Mission Marchand (I. Congo - Nil ; II. Fachoda)
Fayard Frères (p. 19-31).

II

FASCH’OUDA et FACHODA.


Tandis que le capitaine Baratier et l’interprète Landeroin passaient par toutes ces angoisses, le commandant Marchand consolidait l’influence française sur les territoires arrosés par le Soueh et les rivières voisines.

C’est à ce moment que le chef de la mission mettait en ordre ses notes de voyage, ses observations topographiques, ethnographiques, géologiques, climatériques, commerciales.

Il se reposait des fatigues de la route en s’imposant un nouveau travail.

C’est alors aussi qu’il écrivait à ses amis ces lettres éloquentes où, en quelques phrases brèves, nettes, frappées au « bon coin de l’écriture française », il résumait, pour les êtres chers, ses états d’âme durant son expédition.

Ainsi il disait en ces lignes d’une simplicité antique, la lassitude qui l’avait pris un instant, lors de sa marche vers le Soueh.

« Je suis écrasé.

Depuis deux années bientôt je ne dors pas.

Ma vie est un corps-à-corps incessant avec tous les genres de difficultés, un saute-mouton perpétuel par dessus toutes les formes d’obstacles. »

Plus loin, il trace plusieurs paragraphes où la tristesse, le pressentiment de l’avenir percent sous l’ironie bien française :

« La santé est excellente sur toute la ligne.

Alors que nous mourions de faim entre Banghi et Zemio, et surtout entre Zemio et Fort-Desaix, et que les dangers de la famine grandissaient à mes yeux, nous nageons ici dans l’abondance qui s’attache forcément à une région dépassant en densité de population celle de la France.

« En outre, hippopotames, antilopes de toutes tailles, éléphants, girafes, gibier à plumes, poissons, pullulent.

« Nous avons constamment des milliers de kilos de viande « sur les fumoirs.

« Mangin a réuni à Fort-Desaix quinze tonnes de vivres en quatre jours et un troupeau de bétail de cent têtes.

« Nous pourrions en rassembler vingt fois plus en une semaine, si nous le voulions.

« Mais c’est bien inutile, le pays nous servant de fournisseur journalier.

« Bref, nous sommes « d’attaque », et je pourrais facilement nourrir ici, et jusqu’à Fachoda, deux mille hommes, si je les avais, hélas ! ce qui ne serait pas trop pour résister aux efforts de quarante mille qui s’avancent par les deux extrémités du Nil.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

« On ne doute de rien en France, et il faut croire, tout de même, qu’on doit avoir une dose de confiance dans les officiers auxquels on confie une tâche de ce calibre.

« C’est inouï… mais flatteur.

« Il est vrai qu’on m’écrit de Paris que, si j’ai le malheur d’échouer, je serai vilipendé, traîné dans la boue et haché menu comme chair à pâté.

« Avec ça, c’est complet.

« Me voilà bien averti.

« Après cette mission, il ne me restera plus, à mon retour en France, qu’à me confier quatre hommes et un caporal, avec mission de prendre Berlin de vive force, à la baïonnette, sans oublier de reprendre Metz et Strasbourg en passant.

« Il n’y a que chez nous que « l’ordre de faire beaucoup avec rien » peut être donné sans rire.

« Après tout, on peut toujours mourir ; on est presque sûr d’avoir une belle cérémonie à la Madeleine, deux ou trois ans après.

« À toi. »

« Signé : Marchand. »

Entre temps, des colonnes, soit de ravitaillement, soit de reconnaissance, parcouraient le pays.

C’est ainsi qu’au mois de mars, le lieutenant Gouly fut chargé d’explorer le pays au Nord jusque vers le Bahr-el-Arab.

Le lieutenant Gouly était musicien.

Il s’était procuré dans un village une sorte de guitare indigène, et il lui arrivait parfois de « pincer » une improvisation à la lune.

Or, on se souvient que Marchand avait acheté naguère, pour l’arracher à la mort, une fillette Nyam-Nyam qui répondait au nom de Fasch’aouda.

L’enfant avait suivi la mission.

Alors que la fièvre terrassait autour d’elle les hommes les plus robustes, elle n’avait jamais cessé de se bien porter.

Elle marchait à sa guise, tantôt auprès des officiers, tantôt en flanc des porteurs.

Comme une gazelle apprivoisée, elle était l’idole de tous.

Mais elle était très réservée dans l’expression de ses sentiments, et pendant longtemps l’on put croire qu’elle conservait au cœur, comme une blessure, le souvenir de son pays natal.

Nouvel Orphée, le lieutenant Gouly devait faire fondre le masque de glace de la petite négresse.

La première fois que retentit sa guitare, on vit accourir Fasch’aouda.

Elle s’assit à terre, ses genoux repliés sous elle, en face du musicien.

Et elle demeura là, le regard fixe, se balançant en mesure sur les hanches, tant que l’officier fit vibrer l’instrument.

Quand les dernières vibrations s’éteignirent, elle tressaillit, parut sortir d’un songe.

Et, se relevant sans une parole, elle s’éloigna à pas lents.

La fois suivante, la même scène se renouvela.

Seulement, lorsque Gouly s’arrêta, la négresse vint à lui et, s’exprimant dans le patois bizarre que lui avaient enseigné les Soudanais :

— Toi faire pleurer encore les cordes ; toi bercer Fasch’aouda.

À dater de ce jour, son humeur vagabonde sembla l’avoir abandonnée.

Elle ne quitta plus le lieutenant.

Elle se fit sa servante, attentive au moindre de ses gestes.

Elle ne demandait rien, mais parfois elle touchait la guitare du bout des doigts, prêtant l’oreille, espérant peut-être qu’à ce contact léger, se produirait la musique dont elle était charmée.

On s’était un peu moqué de Gouly qui, très ému par l’attachement de la pauvre créature, avait laissé dire.

Au fond, la vanité des artistes est incommensurable, et l’hommage muet que la petite Nyam-Nyam rendait au talent du virtuose, lui avait été tout droit au cœur.

Aussi, lorsqu’il fut parti pour faire la pointe indiquée au Nord, vers le Bahr-el-Arab, personne ne s’étonna de la disparition de Fasch’aouda.

On crut qu’il l’avait emmenée.

En cela, on se trompait.

La veille même, la négresse avait demandé au lieutenant la permission de le suivre.

Il avait refusé tout net.

Son absence ne serait pas très longue, pensait-il.

Mais il avait à traverser des plaines inexplorées. À quoi bon faire courir à la pauvre petite les mêmes dangers qu’à lui-même.

L’enfant avait paru se résigner.

Elle n’avait pas insisté et s’était retirée, sans que son visage trahît le moindre dépit.

Au matin, Gouly la chercha pour lui adresser une bonne parole.

Mais il ne la trouva nulle part.

Force fut donc au lieutenant de se mettra en marche sans avoir revu Fasch’aouda.

Le soir même, il reçut, avec les deux laptots qui l’accompagnaient, l’hospitalité dans un village :

Une case fut mise à sa disposition.

Mais quelle ne fut pas sa surprise, en y entrant, d’y trouver Fasch’aouda tranquillement installée.

Il voulut se fâcher.

Elle dit :

— Ti rouler colère contre moi. Mi te suivrai pa’ tout ; ou bien mi coucher dans les bois, pour li panthères croquer mi.

Cet attachement de chien fidèle le toucha, quelle que fut sa mauvaise humeur.

Ne pouvant renvoyer la négresse au Fort-Desaix, il lui permit de se joindre à la reconnaissance.

Durant plusieurs jours, tout alla pour le mieux.

Le pays était riche, abondamment arrosé.

La population fort douce se livrait à la culture.

On ne manquait de rien.

Ce tableau enchanteur ne devait pas tarder à changer.

Quand on eut franchi le Bahr-el-Home et que l’on fut engagé dans les plaines herbeuses qui le séparent du Bahr-el-Arab, les habitants disparurent comme par enchantement.

On parcourait une savane sans fin.

De hautes herbes jaunies, dont les tiges s’écrasaient sous les pieds avec un craquement sec, couvraient le sol à perte de vue.

Pas un arbre, pas un buisson.

De temps à autre, on traversait le lit desséché d’une rivière bordée de gommiers, dont les racines allaient sans doute chercher dans les profondeurs du sous-sol, l’humidité nourricière des arbres.

Fasch’aouda regardait tout cela.

Plus, on avançait, plus son visage exprimait la terreur.

Enfin n’y tenant plus, elle tira le lieutenant par la manche.

Il se retourna surpris.

D’ordinaire, la fillette ne se permettait pas semblable familiarité.

Que se passait-il donc ?

Elle comprit l’interrogation de son regard, et étendant son bras vers tous les points de l’horizon, en un geste circulaire, elle dit :

— Ti reveni… ici pas bon…, di l’eau… pas !

Gouly secoua la tête.

L’enfant le prévenait qu’il s’enfonçait dans un désert herbeux, où la soif est tout aussi à craindre qu’en plein Sahara.

Avec son instinct de sauvage, la petite avait deviné la vérité.

Mais le lieutenant, ayant consulté sa carte et reconnu qu’il se trouvait à peine à une journée de marche de l’emplacement du Bahr-el-Arab, répondit sans attacher d’importance à la remarque de Fasch’aouda.

— Demain nous rencontrerons une grande rivière.

Et comme elle secouait obstinément la tête, il lui montra sa carte en répétant avec impatience :

— Si, un grand fleuve, là…


du premier coup je tue trois canards.

La négresse haussa les épaules :

— Su papier, oui, rivière… dis pas non… mais dans plaine pas… mi senti pas l’eau par là.

Mais voyant l’officier se remettre en marche avec les deux laptots, elle les suivit sans nouvelle observation.

Le soir on dressa la tente sur un monticule, qui dominait de quelques mètres le terrain environnant.

Gouly regarda autour de lui.

Jusqu’à l’horizon, dans tous les sens, se continuait la savane, dont les herbes, couchées par le vent, s’agitaient ainsi que les eaux d’une mer.

Les Sénégalais regardaient.

Eux aussi avaient remarqué l’attitude de la Nyam-Nyam.

Ils avaient entendu ses paroles.

— Mi senti pas l’eau par là.

De leurs yeux noirs ils interrogeaient la plaine, cherchant un indice du voisinage de l’eau.

Mais rien ; partout la savane présentait le même aspect uniforme.

Gouly lui-même ne pouvait se défendre d’une sourde inquiétude.


un incident du passage de la colonne marchand
au confluent du bahr-el-arab
.

Mais confiant dans les indications de sa carte, il ne voulut pas céder.

Après un repas morose, tous s’étendirent sur le sol et s’endormirent.

Rien ne troubla leur sommeil.

Les animaux semblaient avoir fui cette solitude.

Et une part de l’anxiété des laptots venait de cette constatation faite la veille.

De toute la journée, on n’avait aperçu ni une gazelle, ni un buffle, ni un mammifère quelconque.

L’aube parut.

Tous se levèrent, replièrent la tente.

Les gourdes étaient à peu près vides.

Toutefois, en présence de l’assurance de Gouly qui s’en référait toujours à sa carte, ses compagnons et lui absorbèrent jusqu’à leur dernière goutte d’eau.

Et réconfortés par cette rasade, tous se mirent en route.

Cela alla bien jusque vers dix heures du matin.

La chaleur à ce moment devint tellement suffocante qu’il fallut s’arrêter.

La tente fut dressée et les quatre voyageurs s’y glissèrent en haletant.

Sous la toile, au moins, ils étaient à l’abri des rayons ardents du soleil.

Par exemple, ils y étouffaient.

L’air emprisonné dans la pyramide de toile avait la température d’un four, causant une transpiration abondante et brûlant les lèvres, les narines des explorateurs.


Avec cela la soif commençait à les tourmenter. Et ils n’avaient plus d’eau.

— Bah ! fit le lieutenant avec philosophie. Ce soir au plus tard nous arriverons au Bahr-el-Arab. Quelques heures ennuyeuses à passer, voilà tout.

Dès que l’ardeur du soleil décrût quelque peu, tous s’empressèrent de se remettre en marche.

Le mouvement leur semblait préférable à l’immobilité sous la tente, dans une atmosphère surchauffée de chaudière.

L’un des tirailleurs signala, vers six heures, une sorte de bourrelet herbeux qui se dressait au loin en travers de la route.

— Rivière, prononça-t-il.

Mais Fasch’aouda secoua énergiquement la tête :


— Non, non… pas di l’eau, non.

Cependant ses compagnons hâtant le pas, elle les suivit.

Après deux heures d’une course précipitée, ils arrivèrent au remblai remarqué par les noirs.

Ils l’escaladèrent en courant, atteignirent le sommet et eurent un cri de détresse.

Devant eux s’étendait bien le lit du Bahr-el-Arab, mais un lit desséché, craquelé, où il ne restait pas une goutte de l’eau qui y coule à pleins bords pendant la saison des pluies.

C’est un coup, un désespoir.

Sans savoir ce qu’ils font, tous traversent le lit de la rivière au pas de course.

Ils gravissent la berge opposée.

La savane reprend, sèche, désolée, s’étendant au loin, sans un monticule, sans un arbre.

Fasch’aouda avait raison.

Gouly s’est enfoncé dans le pays de la soif.

Il y a un moment d’écrasement chez tous.

Seule la Nyam-Nyam reste calme.

Elle a connu toutes les tortures de la vie dans la brousse.

Cela ne la surprend pas.

Elle va dans la savane, courbée en deux examinant les herbes.

Que cherche-t-elle donc ?

Soudain elle fait entendre un cri d’appel.

Ses compagnons accourent auprès d’elle.

Elle tient une poignée d’herbes épaisses à la main.

Elle les porte à sa bouche et les mâche avec avidité.

Les noirs comprennent.

Ils l’imitent, et le lieutenant lui-même suit son exemple.

L’herbe a une saveur légèrement amère, mais elle contient un peu de sève fraîche qui rend leur élasticité aux muqueuses de la bouche.

On passe la nuit en ce lieu.

Le lendemain il faut songer au retour.

Mais les gens qui ont soif, qui ne réussissent pas à se désaltérer en grignotant les herbes reconnues par Fasch’aouda, sentent leurs forces s’épuiser.

Leur marche est lente, chancelante.

Il leur faut quatre jours pour atteindre Bià.

Sauvés. Le commandant Marchand, inquiet de leur absence prolongée, s’est porté à leur rencontre.

Voici des vivres, voici de la quinine, voici de l’eau.

Les tirailleurs se raniment, se remettent.

Mais le lieutenant Gouly a été frappé à mort par la soif.

Après les fatigues de deux ans d’exploration, cette dernière souffrance a brisé en lui toute force de résistance.

À peine arrivé, il rend le dernier soupir, ayant eu seulement le temps de dire au chef de la mission :

— Le Bahr-el-Arab est à sec.

La dernière pensée de ce soldat a été de rendre compte de la reconnaissance qui lui coûte la vie.

Ah ! elle aura été cruelle, la suprême marche de Gouly.

Auprès de son cadavre, un autre est bientôt étendu, immobile et froid.

C’est celui de Fasch’aouda.

La pauvre petite a vu mourir son ami, et aussitôt la fièvre l’a prise à son tour.

Par quel phénomène magnétique, par quelle influence d’auto-suggestion a-t-elle pris la maladie de son ami.

Mystère.

Elle veut mourir, cela est évident, car elle crache le quinine qu’on l’oblige à prendre.

Elle veut mourir et son vœu est bientôt exaucé.

Elle s’endort du long sommeil dont on ne se réveille qu’au pays des étoiles.

Adieu, pauvre petite vierge noire.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le 26 du même mois, le capitaine Baratier rentrait à Fort-Desaix, après son extraordinaire reconnaissance du Bahr-el-Ghazal.

La barbe longue, les traits creusés, il portait la marque des longues fatigues supportées vaillamment.

Aussitôt, comme une traînée de poudre, la nouvelle se répand partout.

Baratier a reconnu le cours du fleuve qui se jette dans le Nil, il connaît le chenal navigable qui permet de traverser les marais.

Partout on commence les préparatifs de départ sans attendre d’ordres.

Sans doute, les eaux ne seront assez hautes que dans un mois, deux mois peut-être, mais qu’importe.

Chacun se sent une impatience fébrile d’arriver à Fachoda.

Les angoisses que Baratier a ressenties, il les a communiquées à ses compagnons.

À chaque instant, quelqu’un murmure :

— Si les Anglais y étaient avant nous.

Et l’on ne pourra partir qu’à fin mai.

Quelle fièvre, quel agacement.

Il semble que c’est une partie de plaisir qui se prépare.

Nul ne songe aux bains de vase empestée, aux moustiques, aux fatigues nouvelles.

On ne voit que le but.

Fachoda !

Le commandant Marchand seul a conservé son calme.

Peut-être, au fond, est-il rongé par l’angoisse qui étreint tous ses compagnons.

Mais il la cache soigneusement.

11 doit rester froid, maître de lui, pour être maître de ses soldats.

Et c’est avec un flegme surprenant qu’il attend la crue des fleuves.

Enfin l’eau monte dans les canaux, dans les marais.

D’une façon insensible d’abord, mais qui, bientôt, frappe tous les yeux.

Tout est prêt.

Le 15 mai, un ordre du commandant circule.

— Nous partirons le 28.

C’est une joie délirante, insensée.

On va donc attaquer la suprême étape.

Toutes les embarcations à faible tirant d’eau sont réquisitionnées.

Le Faidherbe restera en arrière, il rejoindra plus tard sous la direction du capitaine Germain.

Le jour se lève sur le 28 mai.

En route.

Ah ! les braves gens que ces blancs, ces noirs unis dans le but généreux de faire flotter le drapeau tricolore sur le Nil.

Comme ils montrent leur amour pour cette patrie que nos fidèles alliés du Soudan ont adoptée.

Rien ne les rebute.

Quarante jours de lutte incessante avec les herbes, les insectes venimeux, les hippopotames.

L’odyssée de Baratier, moins la faim, mais agrandie, se répercutant sur l’ensemble de la mission.

Et l’on passe cependant.

Cette poignée de héros, se sacrifiant au bon renom de la France, est maintenant sur le chenal profond du Bahr-el-Ghazal.

Voici les limites du lac Nô.

Encore un coup de collier, grands cœurs.

— C’est le dernier obstacle.

Mais, par exemple, il est encore plus terrible que les autres.

On emploie douze jours, douze jours dans l’eau et la boue, pour frayer un passage aux embarcations.

Et le treizième, au matin, la flottille débouche sur une large nappe d’eau de couleur crayeuse, qui coule du Sud au Nord lentement, avec la majesté mystique des processions géantes qu’organisaient les prêtres d’Isis, contemporains des Pharaons.

— C’est le Nil !

Le Nil, le Nil, ce nom passe de bouche en bouche.

Mais il n’y a pas de cris.

La joie est intense, presque douloureuse tant elle est immense.

Et, dans un silence religieux, les pirogues et boats sont poussés doucement au milieu du courant.

La mission Congo-Nil a justifié son nom.

Le sphinx africain a été vaincu définitivement.

Et le cours berceur du Nil-Blanc emporte doucement officiers, soldats, pagayeurs, à son allure traînante, triomphale.

Cinq jours encore.

Tous les yeux explorent le Nord.

Où donc est cette bourgade vers laquelle on marche depuis près de trois ans.

Où est Fachoda ?

La ville nilotique ne se montre pas. Est-ce que, de même que la cité du conte oriental, elle s’éloigne à mesure que l’on s’approche d’elle.

Nous voici au 10 juillet 1898.

Toujours rien.

Pourtant, vers le milieu du jour, une rumeur sourde court à la surface des eaux.

Là-bas, en aval, des maisons blanches, aux toits en terrasses, viennent d’apparaître sur la rive gauche du fleuve.

Puis on distingue des fortifications en ruines, des champs de maïs. De loin en loin, le paysage plat est agrémenté par quelques palmiers qui déploient leur panache de feuilles au haut de leur fût écailleux.

De son embarcation, Marchand voit tout cela. Ses regards sont fixés sur la petite ville aux maisons blanches. Il prend ses jumelles, les élève jusqu’à ses yeux et il demeure là, immobile, muet, comme hypnotisé.

Un moment, il retire la lorgnette, d’un geste rapide il s’essuie les yeux.

Le chef de la mission a faibli un moment devant le triomphe.

Est-ce Fachoda, cette ville sur laquelle ne flotte pas encore le drapeau anglais ?

Fiévreusement, le commandant tire sa carte, cette carte emportée de France. Il la consulte, suivant de son doigt tremblant la ligne sinueuse du Nil. Et, tout à coup, il se retourne et, d’une voix surhumaine, la main tendue vers la ville, il dit :

— Fachoda !