La Mission Marchand (Fachoda)/05

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La Mission Marchand (I. Congo - Nil ; II. Fachoda)
Fayard Frères (p. 65-78).

V

LA BATAILLE D’ONDOURMAN.


Victoire inutile, car les tentacules de la pieuvre britannique allaient bientôt se refermer sur la vaillante troupe du commandant Marchand.

C’est ici le lieu de faire l’historique rapide de la lente conquête (?) de l’Égypte par Albion.

Le premier acte de la captation se joua en novembre 1875.

Le gouvernement britannique, mettant à profit les embarras financiers du trésor khédivial, acheta au prix de 3.976.583 livres sterling (99.414.575 fr.) toutes les actions du canal de Suez, dont le souverain était détenteur.

C’était la main mise sur les finances égyptiennes.

Les patriotes de la vallée du Nil ne s’y trompèrent pas et, dès ce moment, ils se préparèrent à la lutte, dans laquelle leur courage devait finalement être vaincu par la ruse et la duplicité britanniques.

Le 11 avril 1882, Arabi, colonel démissionnaire de l’armée du Khédive assisté de ses fidèles amis, Aly et Abdullah, organisa une émeute.

L’Angleterre, et la France qui, à cette époque, n’était pas encore évincée du pays des Pharaons, ripostèrent par une démonstration navale.

Mais au même moment, Derviche-Pacha, envoyé par le Sultan qui, on le sait, est suzerain de la vallée du Nil, Derviche-Pacha, envoyé pour rétablir l’ordre, encouragea les patriotes égyptiens désireux de se soustraire à l’ingérence anglaise.

Le résultat de sa mission ne se fit pas attendre. Une bagarre sanglante se produisit, au cours de laquelle plusieurs agents consulaires trouvèrent la mort.

Un journal du Bosphore prétendit à cette époque que Derviche Pacha avait reçu 50.000 livres sterling (1.250.000 fr.) pour arriver à cela.

La chose est vraisemblable, car l’aventure servit merveilleusement les Anglais.

En effet, l’Europe réunit une grande conférence internationale, sous la présidence de l’ambassadeur d’Italie, avec mission de rétablir la paix en Égypte.

En réalité, cette conférence, habilement amenée par la Grande-Bretagne, était dirigée contre la France.

Ayant adhéré au Congrès, celle-ci se trouvait en présence de l’Allemagne, de l’Autriche et de l’Italie absolument hostiles, et de la Russie, flottante alors entre deux politiques : l’une aboutissant à l’alliance française, l’autre à l’alliance allemande.

Du fait même du Congrès et de sa situation dangereuse en face de la Triplice, la France avait les mains liées.

Et le journal satirique The Punch, avec un sens très exact des choses, publia une caricature qu’il est bon de rappeler.

Elle représentait une table sur laquelle était un énorme pâté, portant l’inscription : Égypte.

Assis de chaque côté, se voyaient deux personnages figurant : l’un, le Français, l’autre l’Anglais.

Le premier était étroitement ficelé. Le second pointait sur le pâté un énorme couteau, une gigantesque fourchette.

La légende suggestive disait :

— Mon cher ami Jacques Bonhomme[1], je suis très marri de vous voir aussi empêché ; excusez-moi toutefois si, moi qui ai les mains libres, je mange un morceau.

Et tandis que l’on bavardait à la Conférence européenne, l’Angleterre expédiait en Égypte une flotte, commandée par l’amiral Seymour, lequel venait croiser devant Alexandrie et avisait les autorités qu’à la moindre tentative de désordre il bombarderait la ville.

Dès lors Albion s’était acquis une position prépondérante.

Divisée surtout par la question d’Alsace-Lorraine, le Congrès ne pouvait rien faire.

Il dut l’avouer.

Aussitôt, l’Angleterre déclara qu’elle agirait seule. Elle arracha au Sultan l’autorisation de débarquer des troupes en Égypte.

Et quand elle l’eut obtenue, elle proclama que, forcée par les circonstances d’opérer seule dans la vallée nilotique, elle avait le devoir de prendre toutes mesures utiles pour assurer le ravitaillement et la relève de ses régiments.

La première de ces mesures fût l’occupation par l’amiral Seymour du canal de Suez, qui devint ainsi le canal anglais.

La farce était jouée, il n’y avait plus qu’à continuer.

C’est Arabi, le patriote, qui est fusillé par les soldats anglais.

C’est l’armée égyptienne qui est dissoute, puis reformée en bataillons indigènes avec cadres saxons.

Un instant la domination britannique fut mise en péril.

Les officiers égyptiens licenciés, les marabouts dépossédés par les missions évangéliques s’enfuirent en Nubie. Ils se répandirent dans cette immense région du Darfour, du Kordofan, trois fois plus vaste que la France.

Une formidable insurrection éclata.

Mohammed-Ahmed, fils d’un menuisier comme le commandant Marchand, se mit à la tête des insurgés, avec le titre de Mahdi ou Prophète.

Donc, en mai 1881, le Mahdi leva l’étendard de la révolte ; les Baggaras, peuplade située à l’ouest du Nil-Blanc, lui fournirent ses premières troupes.

Sa proclamation rallia presque tous les chefs de l’islamisme, sauf un cependant, Mohammed-Saleh, qui communiqua le factum au gouverneur du Soudan, Rouf-Pacha.

Les débuts ne furent pas heureux pour le Mahdi. Il subit plusieurs échecs, qui pourtant ne l’empêchèrent pas de marcher en avant, et en janvier 1883, il s’empara d’El-Obeid.

D’accord avec le Khédive, l’Angleterre résolut d’organiser une expédition importante.

On forma une armée composée ainsi :

8.000 hommes d’infanterie ;
8.130 hommes de cavalerie ;
8.006 batteries.

On leur adjoignit quelques centaines de bachibouzouks.

Le véritable chef de ces troupes fut le colonel Hicks, qui forma son état-major de 42 officiers européens. Les troupes anglo-égyptiennes furent d’abord dirigées sur Souakim, puis, le 13 février 1883, elles partirent pour Khartoum.

Le premier combat eut lieu à Assalia. Les insurgés qui barraient la route furent repoussés et cette victoire permit de traverser le Nil à Khartoum. Un peu en avant de cette dernière ville, le colonel Hicks établit son quartier général, à Ondourman.

Tout d’abord, il tenta de reprendre El-Obeid, position assez importante. Mais sa base d’opération était instable et peu sûre, et, le 3 novembre, il se laissa surprendre dans les défilés de Kashgil. Le combat dura trois jours (3, 4, 5 novembre) et fut acharné. Au fanatisme, les troupes anglaises opposèrent une fermeté impassible et se laissèrent massacrer, sauf un soldat, prussien d’origine, qui se sauva en désertant.

À peine cette nouvelle était-elle connue, qu’on enregistrait déjà un second désastre. Dans les gorges au sud de Souakim, le capitaine Moucrieff avait été anéanti par les montagnards soulevés, avec la troupe de 500 hommes qu’il commandait.

Dès lors les échecs, les massacres, les redditions se succèdent avec une rapidité effrayante.

Baker part de Souakim en janvier 1884, il est mis en déroute et sa colonne presque anéantie aux environs de Tokar, à El-Teb, le 4 février. Tokar se rendit et fut immédiatement occupée par les troupes mahdistes commandées par le beau-frère même du prophète : Osman-Digma.

L’émotion fut grande en Europe et surtout en Angleterre lorsqu’on connût cette série de désastres. L’armée du colonel Hicks avait été repoussée partout. De nombreux et importants détachements avaient été massacrés. Aucune ville du Soudan n’avait résisté au fanatisme des soldats du Mahdi.

Gordon, longtemps au service de la Chine et de l’Égypte, entra alors en scène ; il devait diriger l’évacuation du Soudan, mais il se jeta dans Khartoum. On sait comment il y soutint un siège héroïque et comment il y périt après avoir, selon sa propre expression, « fait de son mieux pour l’honneur de son pays ».

Le Soudan était définitivement perdu.

Cependant les Anglais étaient hantés du désir de relier leur colonie du Cap à l’Égypte, qu’ils considéraient déjà comme un pays conquis. Quel rêve pour eux, qu’un chemin de fer qui irait du Cap au Caire ! Ils se remirent à l’œuvre ; ils tâchèrent d’entourer le Soudan de territoires alliés, d’où la tentative de convention anglo-belge et l’occupation d’une partie de l’Abyssinie par les Italiens.

Puis leurs agents libres, lancés à foison, répandirent l’or parmi les libres tribus du Soudan.

On acheta tout ce que l’on put acheter. C’était à la cavalerie de Saint-Georges que l’on voulait devoir le succès définitif.

Mais la formation de la mission Congo-Nil, ses premiers succès modifièrent les plans du gouvernement britannique.

On a vu comment avait été créé de toutes pièces le dernier soulèvement mahdiste.

Il n’était qu’un prétexte à la formation d’une armée puissante sur le Nil afin, qu’en tout état de cause, les Anglais eussent la supériorité du nombre.

Deux mille hommes, armés de fusils à tir rapide, eussent eu raison des bandes du Khalife.

On en rassembla trente mille, avec de l’artillerie, de la cavalerie, sous les ordres de Kitchener, qui prit le titre de sirdar, lequel correspond en égyptien au grade de général.

De la sorte, l’expédition anglaise semblait égyptienne.

Avec une adresse remarquable, les Anglo-Saxons n’avaient pas voulu négliger même ce détail de mise en scène, le titre du chef de l’armée.

Tandis que la mission Marchand se frayait péniblement un passage à travers les régions inconnues du centre africain, l’armée du sirdar remontait le Nil, à petites journées.

Des canonnières reconnaissaient le fleuve.

On établissait à mesure le chemin de fer, continuant la grande ligne du Nil dont le point terminus est Alexandrie.

Les sections techniques assuraient en même temps les communications télégraphiques.

Ainsi les Anglais gagnèrent Berber, puis Karthoum, ancienne cité, aujourd’hui à peu près ruinée, et qui a été détrônée par Ondourman, créée à l’Est.

Ce fut en ce point que le sirdar Kitchener reçut le rapport de M. Doves, l’agent libre, rapport qui lui apprit l’arrivée à Fachoda du commandant Marchand et l’occupation de la bourgade.

La nouvelle lui causa un accès de rage incroyable.

Tous les calculs britanniques étaient déjoués par la ténacité, la persévérance, l’abnégation d’une poignée de Français.

Cela était inadmissible.

Il fallait chasser ces intrus.

Et pour cela, tout d’abord, se débarrasser des bandes mahdistes que l’on avait créées et qui allaient être massacrées, après avoir inconsciemment fait le jeu des Anglais.

L’armée du Madhi était cantonnée dans les vastes plaines nues, arides, qui entourent Ondourman.

Brusquement, dans les derniers jours du mois d’août 1898, les régiments anglais reçurent l’ordre de se mettre en marche.

On traversa rapidement la distance qui sépare Karthoum d’Ondourman et, le 2 septembre, on était en vue des masses mahdistes.

Au lever du jour, les canons Maxim ouvrirent le feu.

La bataille d’Ondourman commençait.

Ce fut un massacre.

Les mahdistes, avec une rare intrépidité, marchèrent à l’ennemi en rangs serrés, mais, mal armés, en terrain absolument découvert, ils ne purent pas même aborder les troupes du sirdar.

Les fusils à tir rapide, les obus Maxim pénétraient dans ces masses humaines, y traçant des sillons sanglants, amoncelant les cadavres et les blessés.

Dix fois, les soldats du khalifat revinrent à la charge, avec un héroïsme, un mépris de la mort au delà de tout éloge.

Pas un ne put arriver à quatre cents mètres du front de bataille anglais.

Le soir, les contingents mahdistes, broyés par cet ouragan de fer, laissant sur le terrain vingt-deux mille six cents hommes, se débandèrent, s’enfuirent, renonçant à la lutte impossible.

Selon leur doctrine fataliste de bons musulmans, leur entreprise était condamnée, puisque Allah n’avait pas permis qu’ils prissent contact avec leurs adversaires.

Mais il n’était pas suffisant pour Albion d’avoir ainsi « saigné » les malheureux que l’on avait soulevés.

Il fallait, par une de ces scènes d’horreur, dont les Anglais sont coutumiers, répandre la terreur dans toute la vallée niliaque.

C’est alors qu’eut lieu la « boucherie d’Ondourman ».

Les Anglais passèrent la nuit sur leurs positions, sans qu’un brancardier dépassât les lignes des sentinelles pour aller porter secours aux blessés dont les gémissements s’élevaient, en un affreux murmure, de la plaine ensanglantée.

Au jour, les bataillons noirs furent formés sur le front de bataille de la veille, et on leur ordonna de marcher en avant.

C’était les obliger à traverser le terrain couvert de morts et de blessés.

C’était condamner tous ceux qui respiraient encore à être achevés.

Car l’usage des troupes noires est constant.

Les blessés ne sont jamais épargnés.

Quelques lignes, tracées par des plumes britanniques, ont dépeint l’horrible scène, qui fait donner par des compatriotes mêmes du sirdar le nom de Charnier d’Ondourman, à la plaine où la rencontre a eu lieu.

Voici ce que raconte un témoin oculaire, M. E.-N. Bennett, correspondant de la Gazette de Westminster.

Celui-ci accompagnait la brigade indigène du colonel Lewis, et il s’exprime ainsi dans un long article, publié par la Contemporary Review.

De pauvres diables, à l’agonie, avaient rampé jusqu’à l’ombre étroite d’un rocher ou d’un arbrisseau ; ils furent frappés jusqu’à la mort ou criblés de balles ; les meurtriers, dans leur brutalité irresponsable, avaient peur à ce point des Derviches, même abattus, qu’ils tiraient à plusieurs reprises sur des cadavres, avant d’oser les dépouiller. Les pillards étaient si maladroits que leurs balles ricochaient dans toutes les directions et que quatre hommes de Warwicks passent pour avoir été mis par eux hors de combat. C’est un scandale que des scènes aussi révoltantes aient été permises sous les yeux d’un général anglais.

Le carnage ne fut pas seulement l’œuvre des valets arabes. Des ordres furent donnés de tuer les blessés.

Les Derviches, gisant sur le sable, étaient hachés à coups de baïonnettes ou percés avec leurs propres lances ; ceux qui, à quelque distance des lignes, étaient capables, pour leur malheur, devancer ou de se retourner, servaient immédiatement de cible. Les coups de feu étaient parfois tirés de si près sur les blessés que l’odeur de leur chair brûlée soulevait littéralement le cœur. Les Soudanais, enchantés de cette


leurs agents libres, lancés à foison


besogne, passaient continuellement leurs baïonnettes à travers des corps absolument inconscients, qui avaient cessé de donner signe de vie.

Les cas, extrêmement rares, où nos hommes ont été atteints par des blessés ne motivaient pas la destruction, ordonnée indistinctement. On peut admettre le droit strict pour nos soldats de frapper un Derviche à terre, qui les ajuste avec son fusil ou fait mine de leur envoyer un coup de lance ; il n’est pas de justification pour la boucherie des vaincus sans armes ou impuissants sur le sol.

Il en fut pourtant ainsi après la bataille d’Ondourman. Des madhistes, avec bras et jambes brisés, absolument sans armes, furent achevés par les baïonnettes, tués sans pitié. Ces exécutions, indignes de vrais soldats, ne furent pas uniquement le monopole des troupes noires : nos propres soldats anglais y prirent part.


le drapeau français hissé à fachoda.

J’ai remarqué un magnifique vieillard à barbe blanche couché auprès d’un petit buisson, démonté par une balle à la jambe, à quelques mètres de son fils, un garçon de dix-sept ans, qui avait la jambe droite déchirée par une balle : ni le père, ni l’enfant n’avaient d’arme d’aucune sorte : pourtant un highlander sortit des rangs et plongea sa baïonnette dans la poitrine du vieux. La victime demanda en vain miséricorde, saisissant la baïonnette, rougissant ses mains avec son sang dans un chétif effort pour empêcher un second coup. Aucun camarade, aucun officier ne tenta de l’arrêter.

Et le 29 septembre, le lieutenant Winston Churchill écrivait au Morning Post, une lettre dont nous extrayons ces déclarations.

« Beaucoup de Derviches sont venus à nous, jetant leurs armes, levant les mains au ciel et demandant grâce.

« Mais les lois de la guerre n’admettent pas le droit d’un ennemi battu à obtenir quartier.

« Le vainqueur n’est pas obligé d’accepter la soumission.

« Ce peut être un acte de charité, mais non une obligation. »

Le résultat de telles doctrines fut que les pillages et les meurtres continuèrent pendant plusieurs jours après la bataille.

Et cela avec un tel entrain, une férocité si ardente, que le sirdar, malgré son désir de partir aussitôt pour Fachoda, dut retarder son départ.

Le 9 seulement, avec cinq canonnières et des chalands contenant deux régiments noirs, Kitchener s’embarqua à Karthoum.

Le 15, il arrivait à Rentch, à trois cents milles au Sud, où était établi le camp des Derviches.

Il l’enleva de vive force, s’empara de tout ce qu’il contenait et expédia le même jour à lord Cromer, à Londres, un rapport où se trouve le récit suivant :

« Au fort de l’action les canonnières échangèrent quelques coups avec le vapeur Saphia ou Sofia, faisant partie de la flottille du Khalife.

« Le feu de ce dernier fut bientôt éteint et nos soldats montèrent à bord.

« Onze grands chalands, abrités dans une crique, furent également capturés.

« Plusieurs de ces bateaux étaient criblés de trous. On eût dit qu’ils avaient servi de but, dans un tir à la cible.

« Comme je m’en étonnais, le chef derviche Rekni, amené prisonnier devant moi, me raconta que, le mois précédent, il avait envoyé deux vapeurs et huit chalands, chargés de soldats, contre une troupe d’Européens qui ont occupé Fachoda, bourgade située entre Rentch et le confluent du Bahr-el-Ghazal avec le Nil.

« Ces étrangers, m’affirma Rekni, avaient déployé sur la ville un pavillon qui lui était inconnu.

« J’en demandai la description et n’eus aucune peine à reconnaître le drapeau français.

« C’est bien la mission Marchand qui est là-bas.

« Les rapports de mes agents m’avaient d’ailleurs déjà fixé à ce sujet.

« Je demande à mon prisonnier quelques détails sur sa rencontre avec les Français.

« Rekni se lamente.

« Il a perdu sept cents hommes.

« Ces gens-là sont des diables et ils ont des fusils terribles qui tirent sans s’arrêter.

« Il avait écrit au Khalife pour demander des renforts ; mais le général derviche n’a pu lui en envoyer.

« Notre victoire d’Ondourman l’en a empêché.

« C’est là un point à noter, car il démontre que notre action a sauvé la vie de Marchand et de tous ceux qui l’accompagnaient. »

C’est en effet sur cette phrase que les Anglais ergotèrent à perte de vue un peu plus tard.

Quoi qu’il en soit, le sirdar ne perdit pas de temps.

De nouveau la flottille anglaise reprit sa navigation.

Partout sur les rives du Nil, les populations terrifiées par la journée sanglante d’Ondourman, dont les détails horribles avaient été portés de tribu en tribu par des coureurs, se soumettaient.

Elles rongeaient leur frein, elles grinçaient des dents en se courbant devant le vainqueur.

Mais elles sentaient toute résistance inutile.

Résister, c’était se condamner à l’anéantissement.

Et, la haine au cœur, une haine dont tôt ou tard, l’Angleterre sentira le poids, les indigènes saluaient les Anglais, ces maîtres nouveaux, déjà aussi détestés que les anciens tyrans turcs.

Partout des drapeaux anglais étaient hissés en grande cérémonie.

Et ce serpent ondulant de pavillons rouges s’allongeait chaque jour vers Faohoda.

Cela était menaçant et terrible.

Là-bas, une poignée d’hommes groupés autour d’une flamme tricolore.

Ici une armée nombreuse, tout un peuple ligués pour écraser les héros de la mission Congo-Nil.

Si grande était la disproportion des forces, que les noirs ressentirent comme une pitié pour ceux qui s’étaient établis à Fachoda.

La sympathie, nous l’avons dit, existait entre nos tirailleurs et les populations.

Le 17 septembre, quarante et un coureurs furent dépêchés au commandant Marchand, par un pareil nombre de villages.

Ces messagers lui annonçaient l’approche du sirdar, relataient le nombre de bateaux, de soldats, de canons que l’Anglais avait à sa disposition.

Tous conseillaient aux Français de battre en retraite devant des forces aussi supérieures.

Tous parlaient avec épouvante des massacres d’Ondourman.

Et dans leur ignorance naïve du droit des gens, ils disaient :

— Le Mahdi avait cinquante mille guerriers. Vingt-six mille sont restés là-bas dans la plaine. Morts tous, car l’Anglais n’a pas voulu faire de prisonniers. Songe un peu, toi, qui as si peu de soldats, au sort qui t’est réservé si l’Anglais t’atteint.

Et ils restaient stupéfaits, lorsque le commandant leur répondait.

— Nous pouvons mourir, nous ; mais notre drapeau est celui d’un grand pays qui nous vengera si nous succombons.

Cependant, un des premiers informés fut le cheik Ra-Moeh.

Ce cauteleux personnage prétexta une tournée à faire aux environs et sortit de Fachoda, à cheval, accompagné par son oncle, son frère et son fils.

Une fois hors de la vue des Français, tous quatre mirent leurs montures au galop et descendirent vers le Nord, pendant environ vingt kilomètres.

C’est ainsi qu’ils atteignirent le village de Babiou.

La flottille du sirdar venait d’y arriver.

Les quatre Chillouks sollicitèrent aussitôt une audience qui leur fut accordée sans difficulté.

Conduits en présence de lord Kitchener, ils se prosternèrent, le front dans la poussière, et le supplièrent de les protéger contre leur peuple, auquel les Français avaient bien certainement versé un philtre enchanté, car en dehors d’eux, toute la population aimait les conquérants de Fachoda.

En profond politique, le sirdar répliqua :

— C’est un philtre sans doute, car les Français sont des sorciers. Mais nous, Anglais, sommes des guerriers. Nous les chasserons et nous aurons pitié des pauvres Chillouks qu’ils ont trompés.

Puis il offrit des rafraîchissements à ses visiteurs.

Il les congédia ensuite en leur conseillant de rentrer le soir même à Fachoda, afin de ne pas éveiller la défiance du commandant Marchand et de ne pas attirer sur eux la colère de ce sorcier[2].

Conformément à cette invitation, les Chillouks revinrent à Fachoda.

Ils trouvèrent la ville en mouvement.

Averti de l’approche des Anglais, le commandant Marchand avait pris toutes les dispositions utiles pour résister à une attaque.

Il n’avait pas de canons, ses tirailleurs étaient à peine au nombre de cent quatre-vingts.

Peu importe, il tiendrait là jusqu’au bout.

Il s’agissait de défendre le pavillon de France.

Et, comme il l’avait écrit dans une lettre que nous avons cité plus haut, il pensait, en soldat de France, qu’il faut accomplir son devoir jusqu’au bout parce que, le devoir rempli, on peut toujours mourir.

Baratier, Mangin se multipliaient.

Dans les tranchées, sur les retranchements, les Sénégalais préparaient des caisses de cartouches.

Et les habitants, aimant leur garnison, tout comme les villes de la métropole, les aidaient dans la mesure de leurs moyens.

Ils rassemblaient des vivres.

Bien plus, une délégation vint offrir au commandant Marchand, si la guerre se prolongeait, de cultiver et d’arroser les jardins créés par la mission, afin d’assurer le ravitaillement en légumes frais.

Comme on le voit, ces indigènes, que la venue des Français avait tant effrayés, s’étaient métamorphosés en amis.

La fermeté, la bonté du commandant avaient tout l’honneur de cette transformation.

D’un accord unanime, les Fachodanais l’avaient supplié de rendre la justice.

Chaque jour, ceux entre qui s’élevait une contestation se présentaient devant Marchand qui, avec son sens droit, sa perception extraordinaire du juste et de l’injuste, prononçait ses arrêts.

Si grande est la puissance de la justice que jamais il ne s’était élevé de réclamations.

Ceux que l’officier avait condamnés exécutaient leur peine sans murmures.

Telle était, le 18 septembre, la situation de la mission Congo-Nil, que l’on a représentée comme précaire.

Dénuée de tout, d’après des racontars intéressés, la mission vivait en réalité dans l’abondance et tout le pays chillouk reconnaissait sa suzeraineté.

  1. On sait que la caricature a adapté différents prénoms pour désigner les nations. Ainsi Jacques Bonhomme signifie France, John, l’Angleterre, Jonathan, les États-Unis, Ivan, la Russie, etc., etc.
  2. Livre bleu anglais et Saturday Review.