La Mission de M. de Persigny à Berlin en 1850/01

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La Mission de M. de Persigny à Berlin en 1850
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SOUVENIRS DIPLOMATIQUES

LA MISSION DE M. DE PERSIGNY A BERLIN EN 1850.

I.
LA FRANCE ET LA PRUSSE AU SORTIR DE LA RÉVOLUTION DE 1848.

Le roi Frédéric-Guillaume IV déclina, le 3 avril 1849, la couronne impériale qu’une députation du parlement de Francfort était venue lui offrir. Son refus fut un coup inattendu, douloureux, pour le patriotisme germanique ; il dissipait ses rêves, renversait une œuvre laborieusement édifiée, et laissait l’Allemagne sous le coup d’une mortifiante déception. Le ministre d’Autriche, qui connaissait l’empire des mots sur l’esprit impressionnable du roi, l’avait fait brusquement reculer, au moment où il allait accepter, par une virulente apostrophe . : « Jamais je ne croirai, lui avait dit le baron de Prokesch, que Votre Majesté consente à ceindre sa tête royale d’une couronne sortie de la fange révolutionnaire, d’une couronne de c... eine shweinekrone. » C’est sous l’impression de cette apostrophe qu’il avait congédié la députation et qu’il écrivait à son ami M. de Bunsen : « La couronne dont vous vous occupez pour votre malheur est déshonorée surabondamment par l’odeur de charogne que lui donne la révolution de 1848. Quoi ! cet oripeau, ce bric-à-brac de couronne pétri de terre glaise, de l’ange, on voudrait la faire accepter à un roi légitime, à un roi de Prusse ! » Frédéric-Guillaume entendait être sacré par ses pairs, par les princes allemands et non par des révolutionnaires. « Sa conscience lui veut du mal, » disait son chambellan Alexandre de Humboldt.

Mais, s’il avait refusé la couronne de Barberousse, souillée par la révolution, il n’avait pas abjuré ses prétentions sur l’Allemagne, ni ses visées sur les duchés de l’Elbe, ni ses revendications sur Neufchâtel. Aussi se trouvait-il à la fin de 1849 engagé de tous côtés, au dehors et à l’intérieur, dans de graves affaires. Arracher le Schlesvig et le Holstein au Danemark, protégé par la Russie, la France et l’Angleterre, s’attaquer à la Suisse, à propos des révolutionnaires réfugiés sur son territoire, pour lui reprendre la principauté de Neufchâtel et former en Allemagne, aux dépens de l’Autriche, un Sonderbund, paraissait téméraire à l’heure où l’Europe, à peine sortie de la tourmente de 1848, avide d’ordre et de tranquillité, cherchait à se reprendre et à reconstituer ses assises ; c’était froisser les intérêts de toutes les puissances et provoquer d’inévitables complications. « Il faut toujours tenter, disait Frédéric II, et être bien convaincu que tout nous revient. Mais gardez-vous d’afficher naïvement vos prétentions et surtout nourrissez à votre cour des hommes éloquens et laissez-leur le soin de vous justifier. » L’homme éloquent que Frédéric-Guillaume avait attiré dans son intimité, pour lui permettre de concilier ses ambitions avec ses scrupules monarchiques, était le général de Radowitz. Il en avait fait son confident et son conseiller irresponsable. Le gémirai de Radowitz avait marqué au parlement de Francfort par sa belle prestance et par sa parole nette et vibrante. C’était un esprit élevé, et ceux qui l’ont connu dans l’intimité disent un noble cœur. Descendu d’une famille hongroise[1], il portait dans les affaires la chevalerie mystique de sa race ; les chimères se mêlaient volontiers à ce qu’il y avait de grand dans ses ambitions. Il avait plus d’une affinité avec son souverain, tous deux avaient l’imagination ardente et la volonté flottante. Ils sacrifiaient aux mêmes dieux en construisant des systèmes sans tenir compte des réalités. Le droit fédéral, disaient-ils, a disparu, tous les liens entre les États en Allemagne sont brisés, il appartient à la Prusse de s’emparer du pouvoir échappé à la révolution et de résoudre le problème germanique. Ce n’était pas bannière déployée, mais par des voies détournées qu’ils espéraient y arriver ; ils avaient imaginé la création d’une union restreinte au nord du Mein qui, inspirée de l’idée nationale, devait être un foyer irrésistible de propagande et forcer successivement tous les gouvernemens allemands à se placer sous l’hégémonie prussienne. S’emparer de l’idée unitaire et s’en constituer le représentant, se faire aux yeux de l’Autriche et de la Russie un mérite du refus de la couronne impériale, et, en échange de cette feinte modération, s’autoriser à former avec les petits états du nord et au besoin avec ceux du sud, sous le prétexte de les protéger contre la révolution, une confédération restreinte, présidée par la Prusse, ayant un collège ou chambre haute, composé des princes de l’union, et un parlement dont le siège serait à Erfurt, tel était leur plan. Le roi et son conseiller devaient bientôt s’apercevoir qu’ils avaient joué imprudemment avec le patriotisme germanique et s’humilier impuissans devant leurs ambitieuses conceptions, le jour où l’Autriche, sortie de ses épreuves intérieures, réclamerait péremptoirement la restauration de la vieille Allemagne.

Si M. de Radowitz représentait officieusement, dans les conseils de la couronne, le côté aventureux et hardi de la politique prussienne, le comte de Brandebourg, le président du conseil, et M. de Schleinitz, le ministre des affaires étrangères, en étaient les interprètes inquiets, hésitans, mais officiels. Ils sentaient que les grandes occasions, offertes en 1848 aux ambitions les plus audacieuses, étaient passées. Une confédération faite à l’encontre de l’Autriche et de ses partisans au profit de la Prusse, avec un parlement libéral et un collège de princes réactionnaires, ne leur semblait pas viable. Ils se méfiaient du roi, de sa mobilité et de ses défaillances ; ils ne le croyaient pas de force à dominer les événemens, à tenir tête aux orages qu’il provoquerait. — L’Autriche s’inclinerait-elle devant le vote du parlement de Francfort qui l’avait exclue de l’Allemagne, ou bien reprendrait-elle, dans la confédération germanique restaurée, la place prépondérante qu’elle tenait des traités de Vienne ? Telle était dans toute sa gravité la question posée en 1850 entre les deux cabinets. Vainement recourait-on de part et d’autre à des expédiens pour se raccorder sur le terrain diplomatique, l’entente était impossible, car la Prusse la faisait dépendre de la reconnaissance de l’union restreinte et l’Autriche ne consentait à traiter qu’à Francfort, auprès de la diète reconstituée, ce qui impliquait la reconnaissance de l’état des choses avant 1848.

Déjà le particularisme se réveillait de toutes parts. Les quatre royaumes, le Hanovre, la Saxe, le Wurtemberg et la Bavière, se coalisaient pour résister aux empiétemens de la Prusse, et tout laissait prévoir que le prince de Schwarzenberg, appelé à prendre en main la direction de la politique autrichienne et certain de trouver des alliances non seulement en Allemagne, mais au dehors, se jetterait, avec une indomptable énergie, à la traverse de l’œuvre d’Erfurt, aussitôt maître de ses mouvemens. M. de Radowitz sans doute, au jour des défis, ne reculerait pas ; son esprit était plein de ressources et son courage au niveau de son intelligence ; il était homme à défendre ses plans avec la plume et l’épée. Mais serait-il appuyé jusqu’au bout per fas et nefas, par un souverain scrupuleux et vacillant ? Le doute était autorisé; aussi, je le répète, les conceptions du conseiller intime de Frédéric-Guillaume inspiraient au comte de Brandebourg et à M. de Schleinitz de légitimes préoccupations. Ils appréhendaient que sans l’appui diplomatique d’une grande puissance les desseins caressés par le roi n’aboutissent à un humiliant échec. Ce n’était pas sur la Russie qu’il était permis de compter; n’avait-elle pas prouvé, par son intervention en Hongrie, qu’elle répudiait les entreprises entachées de l’esprit révolutionnaire des nationalités? On pouvait tout aussi peu faire fond sur un soulèvement irrésistible du patriotisme germanique. Le parlement avait rompu avec la politique prussienne après le refus dédaigneux du roi d’accepter la couronne; ses membres s’étaient dispersés, irrités, mortifiés, et les plus audacieux d’entre eux prêchaient à Stuttgart, du haut d’une tribune improvisée, la haine de la Prusse[2].

La politique prussienne n’avait pas le choix; elle en était réduite, sous peine de sombrer piteusement, à rechercher, quoi qu’il lui en coûtât, notre appui. La France, bien que passive, jouait dans le débat soulevé en Allemagne un rôle important; il dépendait d’elle d’éveiller les craintes, de donner des espérances, de tempérer les ardeurs, ou de précipiter les événemens. Simple spectatrice du différend, elle en était en quelque sorte le régulateur, sinon l’arbitre. Telle était la notoriété de cette situation qu’elle dominait les réserves et les artifices de langage ; elle agissait sur les cabinets, comme sur l’opinion en Allemagne, sans que notre diplomatie eût à manifester son action. Elle forçait l’Autriche et la Russie à une attitude expectante, résignée, en face de la politique prussienne, moralement soutenue par le cabinet de l’Elysée, car, en s’opposant par la menace au mouvement allemand, elles eussent attiré sur elles toutes les forces révolutionnaires. Aussi, pour faire avorter les conceptions de M. de Radowitz, s’appliquait-on, à Vienne et à Pétersbourg, à gagner du temps, à effrayer les cours allemandes, à impressionner le roi en évoquant les souvenirs de la sainte-alliance, et surtout à susciter des défiances entre Paris et Berlin.

Le ministre de Prusse, le comte de Hatzfeld, s’était fait à Paris une grande situation et, malgré ses attaches légitimistes, il était particulièrement bien vu à l’Elysée. Il le devait à l’influence de son beau-père le général de Castellane, à l’esprit de Mme la comtesse de Hatzfeld, et aussi à son tact et à sa loyauté. Partisan convaincu d’une entente entre les deux pays, il protestait des sympathies de son gouvernement pour le prince président et de son désir de les lui témoigner en toute rencontre. Si les rapports entre Paris et Berlin laissaient parfois à désirer, cela tenait moins, affirmait-il, aux dispositions de sa cour qu’à notre ministre, le comte de Lurde, un légitimiste endurci qui ne tentait aucun effort sérieux en vue d’un rapprochement. M. de Hatzfeld donnait à entendre qu’un envoyé plus autorisé et plus chaleureux de la pensée du prince aplanirait les difficultés et permettrait aux deux cabinets de s’associer dans une commune politique. D’après lui, M. de Persigny était tout indiqué pour représenter la France à Berlin. Il avait séduit le roi, disait-il, par la franchise de ses allures et la vivacité de son esprit, lorsqu’en 1849 il était venu en mission secrète à Potsdam, pressentir les sentimens de sa majesté pour le prince président. Mais Louis Napoléon faisait la sourde oreille ; il appréciait les qualités de son ancien compagnon d’exil, il reconnaissait les services qu’il lui avait rendus, il le tenait pour un ami sûr et dévoué ; toutefois, s’il rendait hommage à ses mérites, il n’ignorait pas ses travers ; son tempérament effervescent, ses susceptibilités passionnées et surtout l’intempérance de son langage, ne le désignaient pas pour être, dans un poste plein d’écueils, l’interprète d’une politique qui tenait moins à s’affirmer qu’à se laisser pressentir. M. de Persigny, comme le cardinal de Retz, au dire de l’abbé de Choisy, « avait un petit grain dans la tête, » et c’est ce petit grain que redoutait le prince président. Aussi les insinuations de M. de Hatzfeld restaient-elles sans écho. Ce n’était pas le compte de son gouvernement, qui, engagé dans de graves entreprises et à la veille des élections au parlement d’Erfurt, tenait absolument à se prévaloir de l’assistance morale de la France pour impressionner ses adversaires et encourager ses partisans. M. de Schleinitz se retourna vers la grande-duchesse Stéphanie, que Louis Napoléon, à cette époque, écoutait volontiers. Le ministre de Bade à Berlin était inféodé à la politique prussienne, il l’envoya à Manheim pour exposer à Son Altesse Impériale les avantages que son neveu, sans appui en Europe, retirerait de la présence, à la cour du roi Frédéric-Guillaume, d’un personnage jouissant de son intime confiance. La grande-duchesse Stéphanie fit part au prince de la démarche officieuse de M. de Meysenbuch ; elle l’apostilla de son crédit, et, peu de jours après, la nomination de M. de Persigny, en qualité d’envoyé extraordinaire auprès de la cour de Prusse, paraissait dans le Moniteur. Ce fut un coup de théâtre. Les chancelleries s’en émurent ; la presse prussienne chanta victoire, à la confusion des journaux autrichiens. La confédération allemande patronnée par la France semblait assurée, bâtie à chaux et à sable, à l’abri de toutes les vicissitudes.

La politique de l’Elysée était sortie enfin de son énigmatique silence; on prétendait qu’elle venait de jouer sa première carte et de révéler ses secrètes tendances. Dans les cercles diplomatiques on flairait une alliance; les agens qui se piquaient d’être bien renseignés la tenaient pour imminente. La nomination de M. de Persigny n’avait pas une telle portée, elle n’était qu’un jalon opportunément posé, un avertissement donné à l’Europe et non un acte décisif engageant formellement la politique présidentielle. L’envoyé de Louis Napoléon n’avait pas pour instructions d’offrir un marché impliquant des transactions territoriales ni d’intervenir dans le débat des affaires allemandes. Il devait laisser venir, écouter, stimuler, sans rien promettre. Sa tâche se bornait, et le seul fait de sa présence à Berlin y suffisait amplement, à encourager le roi et ses ministres dans la voie ambitieuse où ils paraissaient résolument engagés. La France était en pleine crise, le gouvernement qu’elle s’était donné avait encore bien des étapes à parcourir avant de pouvoir s’affirmer au dehors. Mais rien ne nous empêchait de spéculer sur les chances qu’une guerre en Allemagne pouvait offrir à notre épée et à notre diplomatie. L’empire n’était pas à la veille d’être proclamé ; réclamer sa reconnaissance éventuelle eût été prématuré; notre ministre cependant était autorisé à laisser pressentir une transformation gouvernementale et à faire comprendre que, le cas échéant, on compterait sur les sympathies de la Prusse en retour des services rendus.


I. — LES DEBUTS DE M. DE PERSIGNY A LA COUR DE PRUSSE.

M. Fialin de Persigny, bien avant de s’attacher à la fortune du neveu prédestiné du grand empereur, était converti à l’impérialisme. Il avait dès 1833, sans attendre l’éclosion des idées napoléoniennes, exposé dans un journal, l’Occident Français, qui sombra aussitôt paru, l’évangile impérial[3]. Il s’inspirait dans une langue mystique de la dernière volonté léguée par le grand empereur, du haut de son rocher, à la France vaincue, à sa famille dispersée et aux nations opprimées. Ce testament prescrivait la revanche des traités de Vienne, et l’émancipation des peuples dont la sainte-alliance avait disposé arbitrairement par droit de conquête; leur affranchissement devait assurer la grandeur de la France, lui rendre ses anciennes frontières et apaiser la révolution par le triomphe de ses principes. Telles étaient les idées que M. de Persigny propageait dans les journaux, dans des brochures, et jusque dans les casernes. Il ne justifiait pas le mot de Buffon; sa parole était fine, spirituelle, mordante, et sa plume prolixe, sentencieuse : « il n’avait pas le temps d’être court. » Les aphorismes ne sont pas toujours vrais et les apparences sont souvent trompeuses. J’ai connu un diplomate, véritable trompe-l’œil, qu’on prenait pour un politique doublé d’un écrivain et dont le jugement était boiteux et les correspondances prudhomesques.

L’arrivée à Berlin du confident de Louis Napoléon fut un gros événement[4]. Il représentait un chef d’état qui, par le prestige de son nom et par l’étrangeté de sa destinée, s’imposait à l’attention de l’Europe. La cour et les ministres lui firent grand accueil; les diplomates le comblèrent de prévenances ; ils assiégeaient son hôtel, recueillant avidement ses moindres paroles pour les transmettre à leurs gouvernemens, agrémentées de volumineux commentaires. L’envoyé du président, malheureusement, se livrait à tout venant, sans se douter que ses propos, parfois peu mesurés, seraient travestis et colportés dans toutes les capitales. Les ministres des petites cours, — ou des basses cours, — comme on les appelait à Berlin, surtout s’attachaient à ses pas, sous le prétexte de l’initier à l’étiquette formaliste de Potsdam, de le mettre au courant des précédens et de lui signaler les écueils, mais en réalité pour prendre sa mesure et lire dans son portefeuille. Ils trouvaient qu’à instruire et à renseigner, on s’instruit et se renseigne soi-même ; discinius docendo. Le gouvernement prussien était tenu au courant jour par jour des moindres manifestations de sa pensée. Il se servait du baron de Doernberg, le ministre de Hesse-Cassel, et du baron de Meysenbuch, le ministre de Bade, pour le confesser; mais c’est avec le ministre de Belgique, dont j’ai crayonné jadis la figure[5], que M. de Persigny s’épanchait le plus volontiers. Le baron Nothomb était un habile homme, d’une expérience consommée, le type accompli du représentant d’un état neutre, sans passion, sans parti-pris, rond d’allures, toujours prêt à obliger ses collègues, mais de force à les bien juger et à deviner leurs secrets. Ses dépêches, résumant et commentant les épanchemens de M. de Persigny, ont dû, pour une bonne part, éveiller et entretenir l’incurable méfiance que Louis Napoléon a toujours inspirée au roi Léopold.

La curiosité s’émousse vite, et le ministre de France, dans l’ignorance de son métier, l’avait dès les premiers jours trop hâtivement et trop généreusement satisfaite. Il ne connaissait pas l’art des réticences, des silences calculés ; s’il avait lu l’admirable portrait que La Bruyère a tracé du plénipotentiaire, il eût surveillé sa parole, ménagé ses effets. Dédaigneux des us et coutumes diplomatiques, il se posait en novateur ; il se plaisait à annoncer la bonne parole à un monde suranné, rongé de préjugés. M. de Bismarck, plus réaliste, avec une vision plus nette de l’avenir, devait bientôt par ses propos sarcastiques, à l’emporte-pièce comme lui, mais avec plus de succès, être un sujet de scandale dans les vieilles chancelleries.

Peu soucieux du ministre duquel il relevait et certain de n’être pas désavoué par le chef d’état dont il se croyait l’inspirateur, M. de Persigny discourait à perte de vue, au hasard de l’improvisation, sans se préoccuper de la discrétion de ses interlocuteurs. Ses paroles étant trop souvent en contradiction avec les déclarations officielles de son gouvernement et les assurances recueillies à l’Elysée, on en conclut bientôt qu’il n’était qu’un faux prophète, que ses sentences reflétaient moins les idées de Louis Napoléon que ses appréciations personnelles. Après d’éclatans débuts, il se vit peu à peu moins recherché et plus négligemment questionné et écouté. Il en éprouvait du dépit, ses correspondances s’en ressentaient ; elles devenaient de jour en jour plus amère. Il fit du roi et de son entourage, en homme désenchanté, de fâcheuses peintures ; il s’attaqua aux invincibles préjugés d’une cour qui ne daignait pas le consulter. La lumière se fit dans son esprit ulcéré. Il s’aperçut que sa présence à Berlin, si instamment sollicitée par M. de Halzfeld, était habilement exploitée par le gouvernement prussien ; qu’on se servait de lui comme d’un épouvantail pour impressionner la Russie et l’Autriche et intimider les princes allemands récalcitrans. « Le cabinet de Berlin, écrivait-il, sorti victorieux de la dernière crise parlementaire et de l’épreuve électorale de la diète d’Erfurt, se trouve dans la situation morale d’un pouvoir exalté par le succès. Il ne se souvient plus de l’appui que nous lui avons prête ; il oublie les égards dus à la France, il nous sacrifie à l’Autriche pour qu’elle lui pardonne ses envahissemens en Allemagne. »

Le plus sûr moyen d’éviter les mécomptes est de se placer au point de vue des gouvernemens avec lesquels on traite, de comprendre leurs intérêts, de s’expliquer leurs passions. Ce don si précieux, M. de Persigny ne le possédait pas, il ne voyait que son idée et n’apercevait rien au-delà. Il était parti de Paris avec la foi d’un illuminé, convaincu qu’il n’aurait qu’à paraître pour triompher de toutes les résistances et convertir les plus obstinés à la foi napoléonienne. Dans son orgueil apostolique, il attribuait les méfiances et les sourdes hostilités que le prince président rencontrait à l’étranger, à la mollesse, à la lâcheté de notre diplomatie. « Il faut faire sortir nos agens de l’ornière où ils se sont engagés, écrivait-il, leur donner des instructions énergiques pour leur faire répéter partout que, dans l’intérêt de la civilisation européenne, le gouvernement français doit être respecté, et que, si l’on commettait la faute de vous traiter comme Louis-Philippe, vous ne tarderiez pas à faire la guerre. » L’empire était à ses yeux la panacée souveraine qui devait sauver le monde et les dynasties. Il taxait d’aveugles ceux qui ne le voyaient pas, il les vouait aux dieux infernaux. Il annonçait urbi et orbi l’avènement au trône du neveu du prisonnier de Sainte-Hélène, et, lorsqu’il était question du mariage d’une princesse allemande, il disait à M. Cintrat et à M. de Ségur, ses deux secrétaires : « Que n’épouse-t-elle Louis Napoléon, elle deviendrait impératrice. » S’il manquait de tact et d’expérience, il était sagace, pénétrant; il avait le don des voyans. Sa lune de miel à Berlin fut courte; il avait trop vite démêlé le jeu de la Prusse, ses arrière-pensées, et ce qu’il appelait « ses perfidies. » Désabusé, il fit son mea culpa. Il s’inclina devant la prévoyance du prince, qui, avant son départ, s’était appliqué à tempérer ses ardeurs de néophyte, à le prémunir contre les pièges et les chausse-trapes. « Je le vois, disait-il, les idées fausses dominent en Europe, et vous n’aviez que trop raison quand vous taxiez d’illusions les espérances, que je concevais sur la sagesse des gouvernemens. J’entends dire, il est vrai, tous les jours, par les hommes d’état de ce pays, que les puissances ont eu de grands torts dans leur conduite avec Louis-Philippe; qu’en le mettant dans une situation humiliante vis-à-vis d’une nation Hère et susceptible, elles avaient creusé elles-mêmes le gouffre qui a failli les engloutir; que 1848 n’avait été que la conséquence logique de 1840. Mais, hélas! la raison ne sert de rien contre les préjugés. Ainsi, parlez raison à un membre de l’aristocratie continentale, il conviendra avec vous que ce qui a perdu l’ancienne société, c’est que la noblesse n’a pas voulu se recruter de toutes les supériorités sorties du sein de la bourgeoisie, et, qu’en se séparant du peuple par des préjugés de naissance, elle s’est suicidée. Ce gentilhomme vous paraîtra très sensé, et cependant, dans sa conduite privée, comme dans sa conduite politique, il restera en grande partie ce que les préjugés l’ont fait et continuera les mêmes fautes et marchera aussi aveuglément aux mêmes catastrophes.

« Eh bien! il y a des préjugés dans les gouvernemens comme dans les individus, et les plus fortes têtes peuvent à peine s’en défendre. J’en suis maintenant si fort convaincu que j’en frémis pour l’Europe; car, quelque regret qu’on ait des fautes commises, on les recommencera contre nous ; nous nous trouverons placés dans la même impasse et nous aurons à choisir un jour entre ces deux alternatives : ou de nous abîmer dans la boue des barricades, ou de lancer un cri de guerre terrible qui retentira jusqu’aux extrémités du monde.

« On me fait beaucoup de belles promesses ; on me parle de vous avec grande estime; on exalte vos services rendus à la cause de l’ordre; mais je m’aperçois que ce langage n’est autre que celui des légitimistes en France, qui honorent votre personne et votre caractère, mais comme l’on ferait d’un bon et loyal intendant qui remplace momentanément le maître. Ici c’est le comte de Paris qui a les affections de la famille royale, parce que c’est la Prusse qui a fait le mariage du duc d’Orléans, et qu’à l’étranger, en général, on considère le comte de Paris comme l’héritier naturel du comte de Chambord, sans se douter de l’abîme qui sépare les deux partis, sans comprendre la rivalité qui subsiste entre les deux camps comme l’expression de l’éternelle lutte entre la bourgeoisie et la noblesse. Je vous ai déjà dit que, plusieurs fois dans la famille royale, on m’avait exprimé plus ou moins directement des vœux en faveur de l’empire, mais je sais maintenant à quoi m’en tenir sur ces caresses qu’on adressait au prince président. Ce n’est pas qu’on ne préférât l’empire à la république, mais on se flatte qu’attaqué, après l’événement, par les royalistes et les républicains coalisés, vous ne pourrez vous maintenir, et que la royauté sera fatalement restaurée. »

Ces réflexions, judicieuses sans doute, mais trop chagrines, n’avaient aucune portée pratique. On connaissait de reste, à Paris, les préventions de la cour de Prusse ; ce n’était pas pour les relever aigrement que M. de Persigny avait été envoyé à Berlin, mais pour les atténuer par la persuasion de son langage, par l’habileté de sa diplomatie. S’il avait eu l’expérience des cours et le dégagement d’esprit que donne le maniement des affaires, il n’eût pas provoqué à plaisir des discussions oiseuses, déplaisantes, sur la forme de notre gouvernement, dans un milieu où les souvenirs amers du premier empire étaient toujours vivans. Mais, possédé par l’idée napoléonienne, il faisait de l’apostolat. Il avait fait des prosélytes dans les casernes en s’adressant au chauvinisme; il espérait en faire dans les cours en recourant à l’intimidation. Ce n’était pas ce qu’ambitionnait le prince président; il voulait altérer les rapports des trois cours du Nord, rompre la sainte-alliance; sa tactique était de caresser la Prusse, d’encourager ses prétentions sur l’Allemagne, sans trop se découvrir, et de la mettre en conflit avec l’Autriche pour se constituer l’arbitre de leurs démêlés. Plus nous restions silencieux, plus notre attitude, dans sa pensée, devait donner à réfléchir aux cabinets de Vienne et de Pétersbourg et stimuler les tendances révolutionnaires de la cour de Potsdam. Les lettres de son envoyé le rendaient nerveux ; il lui prêchait la prudence sans y réussir. M. de Persigny avait l’amour de la controverse ; malgré lui, il se laissait entraîner inopportunément dans des discussions irritantes avec des personnages qui, dans les conseils du gouvernement prussien, n’étaient ni consultés ni écoutés. Un soir, il s’emporta avec le frère du roi, le prince Charles, dont les idées étaient étroites et les mœurs équivoques.

« Rien n’est plus curieux, écrivait-il, que mes conversations avec les princes et princesses de la maison royale. La princesse de Prusse, chaque fois que je l’ai rencontrée, m’a parlé de la duchesse d’Orléans avec une exaltation affectée; mais, en femme d’esprit, elle n’a pas dépassé les bornes, tandis que le prince Charles a mis sottement les pieds dans le plat. Il a soulevé nettement avec moi la question des prétentions de la duchesse d’Orléans et m’a dit plus nettement encore : « Oh! je pense bien que son fils ne tardera pas à être roi de France ! » Vous jugez de ma stupéfaction, aussi lui ai-je dit : « Votre Altesse Royale arrange à sa guise l’histoire de France: » et, sans attendre qu’il eût, suivant l’usage, mis fin à la conversation, je lui ai fait un profond salut et lui ai tourné le dos. Il me serait impossible de vous faire le tableau des préjugés de la cour de Berlin contre la France. Il n’est pas un salon où l’on ne dise à tout instant : « Oh ! la France ne compte plus, il n’y a plus à s’en inquiéter; » quant à votre gouvernement, prince, il inspire les mêmes sentimens que celui du roi Louis-Philippe. On lui demandait une foule de services humilians sans l’ombre de reconnaissance. Le jour même où l’on apprenait sa chute, Frédéric-Guillaume et toute sa famille assistaient à un bal où la joie éclatait sans vergogne. La princesse de Prusse seule refusa d’assister à cette fête, seule elle témoigna dans ces circonstances d’un noble et digne caractère. Tandis qu’on dansait, elle faisait prier dans toutes les églises pour une mère cruellement éprouvée.

« La correspondance de M. de Hatzfeld ne contribue pas peu à entretenir ces préjugés; c’est un homme très sensé, très sage, mais il vit à Paris avec des légitimistes et des orléanistes. Il ne voit que par leurs lunettes, il ne se doute pas de la force morale dont nous disposons; il entretient dans sa cour des illusions qui lui seront funestes. Je m’applique à faire ressortir notre puissance et le danger de la méconnaitre ; déjà j’ai obtenu d’importantes conversions, mais ce n’est pas l’œuvre d’un jour de ramener des esprits remplis de préventions enracinées. Il faut les secouer rudement et leur faire sentir que nous n’avons besoin ni de la Prusse ni de personne, car on s’imagine que nous sommes trop heureux des rapports bienveillans qu’on veut bien entretenir avec nous. Ne s’imaginait-on pas que je serais enivré d’être accrédité ministre à Berlin, que je serais un petit garçon enchanté d’un si grand honneur et dont on pourrait disposer comme d’un pion ! Aussi rien n’égale l’étonnement que fait naître mon attitude, tant on s’attendait peu à mon langage. On s’en montre effrayé ; la crainte est facile à exciter chez les gens que la peur aveugle... »

Représenter son pays à l’étranger est toujours un honneur, et M. de Persigny était plus fier qu’il ne l’avouait d’être accrédité à la cour de Prusse ; cela valait mieux que de traîner le sabre au régiment. Mais, grisé par une prodigieuse fortune, il s’était exagéré son importance. Il dut en rabattre. Il avait quitté Paris hâtivement, sans connaître le terrain sur lequel il allait débuter. Ignorant les questions qu’il aurait à traiter, il se trouva aux prises avec des difficultés imprévues. Au lieu de s’en prendre à la précipitation de son départ et à sa présomption, il récrimina contre le ministère des affaires étrangères, il lui reprochait de ne l’avoir pas mis en situation de connaître exactement l’état des choses, si toutefois, disait-il avec aigreur, il le connaissait lui-même. Il prétendait que le travail qu’il avait demandé à différentes reprises sur la Prusse ne lui avait été remis que dans la nuit qui avait précédé son départ. Ce travail, au lieu de l’éclairer, n’était que l’analyse d’une brochure sur la question danoise, qui n’était pas à l’ordre du jour. Il avait cherché dans la correspondance de M. de Lurde des élémens d’information ; mais cette correspondance, fort incomplète, n’existait qu’à l’état de brouillons informes dans des archives en désordre. — Il n’était pas clément pour ses prédécesseurs, ni pour le département dont il relevait. En les incriminant, il pensait sans doute le hausser d’autant son propre mérite. Il tenait à montrer que, sans être renseigné, il avait du premier coup, et mieux que les diplomates de carrière, tout devine, tout compris. Grâce à son intuition, la question danoise, si obscure et si compliquée, était aujourd’hui élucidée à fond; il avait découvert, ce dont personne ne s’était douté avant lui, que le véritable nœud de la difficulté était dans le magnifique port de Kiel, convoité par la Prusse. « c’est dans un intérêt maritime, pour satisfaire son ambition et celle de l’Allemagne, disait-il, ravi de sa perspicacité, qu’elle intrigue et brave l’Europe. »

Les solutions ne coûtaient pas à sa fertile imagination. Fier de sa découverte, il courut chez le ministre de Danemark : «Dans l’état présent des choses, lui dit-il, vous n’avez plus rien à attendre des puissances, aucune d’elles n’est disposée à faire la guerre pour défendre votre cause. Le nœud de la question est tout entier dans le port de Kiel; cédez à la Prusse la petite partie du Slesvig qui domine la baie, consentez à l’annexion du Holstein à l’état confédéré d’Erfurt, et la Prusse, ayant ce qu’elle désire par-dessus tout, fera bon marché de l’union constitutionnelle des deux duchés, qui n’est que le cheval de bataille, le prétexte de toute la querelle. Suivez bien mon raisonnement, ajoutait-il; ou la Prusse, malgré les résistances qu’elle rencontre en Allemagne et même en Europe, réussira à s’emparer des états allemands du Nord, ou elle échouera. Si elle réussit, vous perdrez le Holstein sans doute, mais le Slesvig vous reste ; si au contraire, comme vous l’espérez, elle échoue dans ses tentatives ambitieuses, vous gardez le Holstein, enrichi de tout ce que le budget maritime de l’Allemagne aura accumulé dans le port de Kiel. »

Il manquait au succès de ce plan, dont l’envoyé danois, M. de Poechlin, écoutait d’un air peu convaincu les interminables développemens, des conditions essentielles : l’assentiment de la Prusse, celui de l’Europe, et surtout celui du gouvernement français. M. de Persigny ne s’arrêtait pas à si peu. Epris de son système, il n’en voyait que les avantages; n’assurait-il pas au Danemark la conservation du Slesvig et ne permettrait-il pas à la Prusse de consacrer ses ressources à la création d’une marine dans la Baltique, ce qui, disait-il, répond à l’intérêt de la France, car il entre dans sa politique de favoriser les marines secondaires ? — Les vœux de M. de Persigny se sont réalisés depuis, mais on cherche en vain ce que la France y a gagné. Kiel domine aujourd’hui la Baltique et rend invulnérables les côtes prussiennes ; le jour où il sera relié par un canal à Wilhelmshafen, la puissance agressive de l’Allemagne aura singulièrement grandi.

Après avoir dépensé beaucoup d’éloquence avec M. de Poechlin et écrit de nombreuses dépêches à son gouvernement, M. de Persigny s’aperçut tardivement qu’il avait transgressé ses instructions en faisant entrer dans ses combinaisons l’accession du Holstein à la diète d’Erfurt. « Je le reconnais, écrivait-il au président, un peu confus, en réponse à une mercuriale bien justifiée, j’ai méconnu vos recommandations; j’ai eu tort de prévoir, dans mon arrangement, l’entrée du Holstein dans la confédération d’Erfurt; c’est une question purement allemande à laquelle, comme vous me l’avez dit, nous n’avons pas à nous mêler, et sur laquelle il est de notre intérêt de ne pas nous engager. « Il est permis de croire que le président ne comprit pas grand’chose au plan de son envoyé, bien qu’il eût soin de le compléter par un long et filandreux exposé de toute la question danoise ; car, en 1854, lors de l’entrevue de Boulogne, le prince Albert écrivait à la reine Victoria : « J’ai dû expliquer à l’empereur l’affaire des duchés de l’Elbe, il m’a avoué n’en pas connaître le premier mot. »

Le général Ducos de La Hitte, placé à la tête du département des affaires étrangères, avait à tenir compte des sentimens de l’assemblée législative, opposée à toute ingérence dans les affaires allemandes, plus que des visées secrètes du prince président. Il était loin d’approuver les déviations que notre représentant à Berlin imprimait à notre politique extérieure en soulevant et en tranchant, selon les caprices de son imagination, toutes les questions. Il le voyait avec déplaisir sortir à tout propos de la réserve que lui commandaient ses instructions et faire inopportunément des professions de foi compromettantes tantôt au gouvernement prussien, tantôt aux envoyés des petites cours allemandes. Aussi, soucieux de conserver intacte l’action de la France, et sous l’inspiration des bureaux du département, interprètes fidèles et consciencieux de nos traditions, lui faisait-il entendre dans la forme la plus courtoise que, si la patience n’était pas toujours aisée, elle s’imposait parfois à la diplomatie. « Ce que nous avons à faire pour le moment, écrivait-il à la date du 9 mars, c’est de nous renfermer dans une grande réserve de langage, de protester que nous voulons rester étrangers aux débats intérieurs de l’Allemagne tant que les stipulations des traités et l’équilibre européen ne seront pas compromis ; de témoigner, en termes généraux, une vive sympathie pour les droits et l’indépendance des états secondaires. Une attitude aussi mesurée est sans doute difficile à maintenir contre l’empressement des parties intéressées qui voudraient obtenir de nous quelque chose de plus décisif ; elle exige beaucoup de patience ; les avantages qu’on peut s’en promettre sont incertains, éloignés. Mais, en suivant une autre ligne, on serait presque certain de tomber dans de graves inconvéniens. S’abstenir de toute action, de toute démonstration compromettante, attendre un avenir dont les chances sont toujours plus ou moins hypothétiques, c’est bien souvent le rôle de la diplomatie ; c’est le seul que, pour le moment, nous puissions raisonnablement jouer en Allemagne. »

La leçon était finalement donnée, mais elle s’adressait, en pure Perte, à un agent indiscipliné qui, fort de son intimité avec le chef de l’état, était plus disposé à donner des ordres qu’à en recevoir.

Envoyé à Berlin en mission extraordinaire et temporaire, car il était membre de la chambre, M. de Persigny était agité par le besoin de faire, et surtout de faire vite; il entendait régler en un tour de main, à la confusion de ses prédécesseurs, toutes les questions pendantes. Il avait hâte, d’ailleurs, de reprendre sa place auprès du prince, aux prises avec une assemblée passionnée, peu disposée à compter avec son pouvoir. Il estimait, le sachant sujet aux défaillances, qu’il aurait besoin d’être soutenu, stimulé. Mais, avant de regagner Paris, il tenait à affirmer ses aptitudes diplomatiques, à montrer qu’il était de taille à mener de front à la fois nos affaires intérieures et notre politique extérieure. C’est dans cette pensée qu’à son débotté à Berlin il avait fébrilement soulevé l’affaire des duchés de l’Elbe, momentanément assoupie, et que la Prusse n’avait aucune envie de résoudre, car, dans ses calculs, le moyen le plus sûr de faire renoncer le Danemark au Slesvig, c’était d’y maintenir l’anarchie par les revendications nationales de ses partisans et de lasser les puissances par d’interminables négociations. Plus avisé, il ne se serait pas immiscé intempestivement dans un démêlé dont la solution n’avait rien d’urgent. Les stratèges n’éparpillent pas leur action; ils ont un objectif sur lequel ils concentrent toutes leurs forces. S’il avait connu son terrain, il se serait appliqué, avant tout, à inspirer confiance, à dissiper les préventions par la persuasion, il eût réservé son influence et son autorité pour régler à l’amiable, sans esclandre, la question, brûlante à ce moment, des révolutionnaires réfugiés en Suisse ; elle primait toutes les autres, elle s’imposait à notre politique aussi bien qu’aux sentimens reconnaissans de Louis Napoléon.

Être persona grata est l’ambition de tout diplomate ; ce n’était pas celle de M. de Persigny. Il tenait moins à plaire qu’à se faire craindre. Son immixtion inopportune dans l’affaire danoise, son altercation avec le prince Charles et ses discussions chauvines avec les membres du corps diplomatique l’avaient servi à souhait. Il était redouté. Les ministres l’évitaient et recouraient à des intermédiaires officieux pour traiter avec lui. Sa première passe d’armes avec le général de Brandebourg ne fut pas heureuse; elle tourna à sa confusion. Il lui reprochait un manque d’égards, une infraction aux usages diplomatiques. « Vous avez, de compte à demi avec l’Autriche, disait-il, adressé à mon gouvernement une note collective sur la question des réfugiés sans m’en prévenir; j’ai lieu d’en être surpris. » C’était un pas de clerc; la note avait été envoyée à Paris bien avant son arrivée à Berlin, et si on ne lui en avait pas parlé, c’est qu’on était loin de soupçonner qu’il l’ignorât.

Le président du conseil avait beau jeu ; il aurait pu, à juste titre, s’étonner de le voir si peu au courant des affaires qu’il avait à traiter; il n’abusa pas de ses avantages. Au lieu de rendre hommage à sa réserve, notre ministre intervertit les rôles. « Le comte de Brandebourg, » disait-il, en rendant compte de cet incident, si pénible pour son amour-propre, « m’a déclaré qu’en gardant le silence, il n’avait pas eu la moindre idée d’être désagréable à la France, ni à ma personne, et qu’il regrettait de n’avoir pas eu l’occasion de s’en ouvrir avec moi. Il a mis du reste dans ses explications un accent de franchise militaire qui ne m’a pas permis d’insister davantage. »


II. — LES REFUGIÉS EN SUISSE ET LA QUESTION DE NEUFCHATEL.

La Suisse était en 1849 un foyer de conspirations; les révolutionnaires de tous les pays y avaient trouvé un refuge ; couverts par un droit d’asile excessif, ils inondaient l’Europe de manifestes incendiaires et tramaient l’assassinat des souverains. L’Autriche et la France, directement atteintes, étaient particulièrement autorisées à se plaindre; la Prusse, n’étant pas limitrophe, n’en subissait les inconvéniens qu’indirectement. Elle n’en fut pas moins la plus véhémente à réclamer du conseil fédéral leur expulsion. La question des réfugiés n’était pour elle, en réalité, qu’un prétexte ; elle espérait, sous le couvert d’une intervention militaire collective, motivée par des nécessités d’ordre et de sécurité, remettre la main sur la principauté de Neufchâtel.

Neufchâtel, en vertu de faits historiques antérieurs à 1789, était à la fois un canton de la république helvétique et une principauté prussienne. Il était sorti de cette bizarre législation plus d’une transformation internationale. La Prusse, après avoir cédé sa principauté à la France en 1806, l’avait reprise en 1814 ; elle l’avait autorisée ensuite à se rattacher plus étroitement à la confédération suisse, tout en se réservant un droit de protectorat. Cette situation hybride avait provoqué d’interminables contestations, que la loi fondamentale de la république helvétique, décrétée on 1848, avait singulièrement aggravées. Le cabinet de Berlin, en effet, se refusait à admettre que la nouvelle constitution pût préjudicier en rien aux décrets du roi de Prusse connue prince de Neufchâtel. Des notes acerbes furent échangées et, dans la séance du 25 janvier 1849, le président du conseil fédéral, en réponse à une interpellation, ne craignit pas, se sentant couvert par la France, de prendre à partie, publiquement et impertinemment, le roi Frédéric-Guillaume. « Souvenez-vous, disait-il, qu’un beau jour, en mars 1848, vous êtes monté à cheval, portant une immense cocarde tricolore germanique, suivi d’un nombreux état-major et, qu’agitant la bannière de l’unité allemande, vous avez crié : Vive l’empire allemand ! que vous avez coopéré à la dissolution de la diète germanique, à l’élection d’un parlement allemand et à la constitution d’un pouvoir central en la personne du lieutenant-général de l’empire ; qu’ensuite vous avez travaillé à la dissolution de ce parlement et au renversement de ce pouvoir central pour former une union séparatiste allemande, ce qui pourra vous mener à une guerre. En d’autres termes, vous avez été révolutionnaire non-seulement dans le cabinet, mais encore dans la rue. En Suisse, nous n’avons pas été aussi loin, la révision du pacte de 1815 s’est opérée de la manière la plus légale, c’est la diète qui a révisé ; la nouvelle constitution a été acceptée dans son ensemble par l’unanimité des cantons. Or, après tout ce que vous avez fait et dans vos états et dans la confédération germanique, on ne s’explique pas que vous vous refusiez à reconnaître ce qui légalement a été fait à Neufchâtel. »

L’apostrophe était sanglante ; Frédéric-Guillaume ne la pardonna jamais. Châtier la Suisse et lui reprendre Neufchâtel devint son idée fixe. « Je demande pour prix de ma neutralité sincère et autonome, écrivait-il à M. de Bunsen, son envoyé à Londres, au début de la guerre de Crimée, pour prix des services que je rends à l’Angleterre dans cette funeste rupture avec la Russie et les traditions chrétiennes, la promesse sacrée de me restituer sans conditions mon fidèle Neufchâtel avant et après la paix. Je demande à l’Angleterre une réponse : Veut-elle et peut-elle faire rétablir mon autorité dans ma fidèle petite principauté du Jura, aujourd’hui foulée aux pieds ? Si l’Angleterre n’est pas claire et précise, j’adresserai la question à la Russie, et si la Russie ne me répond pas clairement, je prierai Dieu de me rendre plus fort. »

La monomanie précède la folie, le roi devait avec l’obstination d’un maniaque poursuivre la revendication de Neufchâtel jusqu’au jour où sa vive intelligence sombra dans les ténèbres. Sans la médiation de l’empereur Napoléon, la guerre eût certainement éclaté en 1858 entre la Prusse et la Suisse.

Inquiète des menées de Mazzini et toujours prête à intimider un voisin dangereux, l’Autriche en 1850, prenant le roi par son faible, poussait la Prusse à une intervention armée, dont le rétablissement de l’autorité royale dans la principauté devait être le prix. Elle y voyait un autre avantage, celui de brouiller le cabinet de Berlin avec l’Elysée, car elle savait que pour Louis Napoléon c’était une question d’honneur de protéger ceux qui, au risque des plus graves complications, jadis avaient refusé son expulsion au gouvernement de Louis-Philippe.

C’est avec ces arrière-pensées que le cabinet de Vienne et celui de Berlin avaient demandé au prince président en termes résolus, dans la note collective, dont M. de Persigny ignorait l’existence, de s’associer à leurs démarches à Berne et de participer à une intervention militaire éventuelle en Suisse.

Le général Ducos de La Hitte, surpris de l’attitude comminatoire des deux grandes puissances allemandes, avait répondu aux communications de M. de Hübner et de M. de Hatzfeld par une déclaration ferme et digne. Il avait représenté ce qu’il y aurait de dangereux et d’impolitique dans l’apparence d’une coalition contre la confédération helvétique, dans l’état de l’Europe et dans la situation particulière du président de la république, qui ne pouvait oublier l’hospitalité qu’il avait trouvée dans ce pays. Aider le gouvernement fédéral à se débarrasser d’hôtes incommodes, lui assurer des ressources pour le renvoi des réfugiés et fortifier le parti conservateur lui paraissait la seule voie raisonnable pour assurer la sécurité aux puissances limitrophes de la Suisse. Il n’admettait rien au-delà.

M. de Persigny approuva notre réponse au document dont il n’avait pas soupçonné l’existence ; il voulut bien la trouver suffisamment énergique. « Le gouvernement français, écrivait-il avec désinvolture, n’a rien à craindre en se montrant très ferme, très résolu. Tout le monde a le sentiment qu’il faut compter aujourd’hui avec la France et qu’un cri de guerre lancé de Paris, par un Napoléon, réveillerait à notre profit des passions d’une incalculable énergie. »

M. de Schleinitz ne se prêtait pas sans regrets aux secrets désirs de son souverain. Concilier l’union d’Erfurt, une œuvre libérale, fondée sur le principe des nationalités, avec une intervention réactionnaire servant de prétexte à des revendications de droit divin, lui paraissait inconséquent. Il savait d’ailleurs que la France, dont l’appui diplomatique lui était indispensable, ne permettrait à personne de porter atteinte à l’indépendance helvétique. Aussi faisait-il de son mieux pour corriger la fâcheuse impression produite par la note collective ; ne voulant la désavouer lui-même, il recourait, suivant son habitude, à des intermédiaires officieux. Il les chargeait de nous tranquilliser par des commentaires adoucissans. « Le ministre du roi, disaient-ils, déplore que le gouvernement français se soit mépris sur les sentimens qui ont inspiré la communication des deux cabinets ; il proteste de son vif désir d’entretenir avec la France les rapports les plus intimes ; non-seulement il approuve tout ce que le prince a fait et déjà obtenu du gouvernement fédéral, mais il est tout disposé à laisser au cabinet de l’Elysée seul le soin de régler le différend. » La question semblait, à notre satisfaction, entrer dans une phase nouvelle. Le baron de Schleinitz s’en remettait à la sagesse du président pour la résoudre ; il lui ménageait le rôle d’arbitre. Le cabinet de Berlin, malheureusement, n’était pas homogène : ce que disait M. de Schleinitz n’était pas toujours approuvé par M. de Brandebourg. L’un traduisait la pensée du parti libéral, le second interprétait les sentimens du roi. M. de Persigny ne l’ignorait pas ; aussi avant d’envoyer à Paris les déclarations officieuses du ministre des affaires étrangères, jugea-t-il prudent de s’en expliquer avec le président du conseil. Il fut bien inspiré; les deux langages ne s’accordaient pas.

« Le comte de Brandebourg, écrivait-il, au sortir de son entretien, m’a paru dans des dispositions fort différentes de celles que le ministre des affaires étrangères avait manifestées la veille. Tout en nous prodiguant les témoignages d’amitié et en exprimant le désir d’une entente suivie entre les trois puissances limitrophes de la Suisse, il m’a dit très nettement que, si les dispositions actuelles du gouvernement helvétique ne justifiaient pas absolument des mesures de rigueur, elles ne s’imposaient pas moins aux prévisions des trois gouvernemens. Il a ajouté qu’on ne pouvait pas indéfiniment rester exposé aux dangers dont la prétendue neutralité de la Suisse menaçait sans cesse ses voisins. J’ai essayé de lui démontrer combien serait dangereuse une coalition contre la Suisse et combien elle serait peu justifiée par la conduite du gouvernement fédéral. J’ai rappelé aussi nos efforts de conciliation, les sacrifices que nous avions faits, les résultats que nous avions obtenus. J’ai dit qu’on nous avait accordé l’expulsion de 7,000 à 8,000 réfugiés qui avaient à nos frais passé sur notre territoire. Je me suis efforcé de faire comprendre à M. de Brandebourg nos embarras dans une question de cette nature et combien il importait à l’Europe de ne pas jeter sur les bras de la France une de ces affaires faites pour passionner les esprits et raviver les germes révolutionnaires. A tout ceci, le président du conseil n’a répondu qu’en opposant aux difficultés de la France celles de la Prusse menacée du côté de Bade[6]. J’ai vainement combattu les argumens du ministre, il m’a été impossible, non pas de le persuader, mais même de faire la plus petite impression sur son esprit. M. de Brandebourg est un soldat fidèle, esclave de son devoir, incapable d’avoir une idée autre que celle de son souverain. Aussi n’ai-je pas prolongé l’entretien, j’en savais assez sur les dispositions du roi. »

Deux courans se trouvaient aux prises au sein du cabinet sur une question qui nous touchait de près ; il restait à savoir si les tendances conciliantes du ministre des affaires étrangères l’emporteraient sur les résistances du président du conseil. Le sentiment public en Prusse étant hostile à une alliance avec l’Autriche contre la Suisse et faisant bon marché de la principauté de Neufchâtel, il était permis d’espérer que la sagesse du ministre des affaires étrangères prévaudrait ; mais la cour de Potsdam était changeante ; elle nous prodiguait les caresses lorsque ses affaires en Allemagne se brouillaient, elle nous tournait le dos dès qu’elles se rassérénaient. À ce moment, elle se croyait de force à se passer de notre concours. Tout marchait au gré de ses désirs. Elle disposait au parlement d’Erfurt[7] d’une majorité docile, le collège des princes se prêtait servilement à tous les sacrifices, et si les bavarois et les Saxons grommelaient et montraient le poing, l’attitude de l’Autriche n’avait rien d’inquiétant. — M. de Persigny, fort perplexe sur l’issue de la crise, se demandait si la raison ne l’emporterait pas sur les passions, lorsque le baron de Prokesch, si sévèrement caractérisé par M. de Bismarck, dans ses correspondances de Francfort, vint, dans une pensée facile à saisir, lui dénoncer les secrets agissemens de la Prusse. À l’entendre, elle nous jouait sous main, « car, disait-il, tout en vous tranquillisant, elle fait tous ses efforts à Vienne, auprès de mon gouvernement, pour l’entraîner à des mesures violentes contre la Suisse, avec ou sans la France et au besoin contre elle ; mais, ajoutait-il, d’un ton ému, en lui serrant la main avec effusion, ne craignez rien, nous ne ferons rien sans vous. » Les diplomates louches ont souvent des tics révélateurs. Lorsque M. de Prokesch voulait donner le change à l’un de ses collègues, il s’emparait de sa main, et, la larme à l’œil, la pressait chaleureusement sur son cœur.


III. — VIOLENTES ALTERCATIONS.

La tactique des gouvernemens allemands à cette époque consistait à se dénoncer réciproquement, tout en protestant de leurs sentimens de loyale confraternité. En noircissant la Prusse, M. de Prokesch comptait lui faire perdre l’appui que nous lui prêtions en Allemagne aux dépens de la politique autrichienne. Il avait bien calculé, ses confidences firent bondir M. de Persigny.

Les diplomates improvisés reconnaissent parfois leur inexpérience, mais rien ne leur est plus sensible que de passer pour dupes, et s’ils sont nerveux, inconsidérés, ils rompent les chiens, au risque de compromettre les intérêts qu’ils ont à ménager. Déjà M. de Persigny s’était préoccupé des allées et venues incessantes, entre Berlin et Berne, de M. de Sydow, l’envoyé de Prusse auprès du gouvernement helvétique. Il le soupçonnait de caresser la marotte du roi et de le pousser à une revendication violente de « sa chère petite principauté du Jura. » Tout s’expliquait après les confidences du baron de Prokesch ; la perfidie de la Prusse était manifeste.

« Il faut, pour vous faire comprendre ce qui se passe ici, écrivait notre ministre au prince, en trempant sa plume dans l’encre la plus amère, que je vous fasse connaître le langage que j’ai tenu, tant à M. de Brandebourg qu’aux diverses personnes dont je connais les rapports intimes avec le gouvernement. J’ai dit et répété que, dans l’intérêt de la société européenne, il fallait que le gouvernement français fût respecté et honoré de tous les cabinets ; que s’il n’avait pas une attitude très digne aux yeux de la France, il sombrerait sous la boue des barricades et qu’alors toute l’Europe tomberait dan d’épouvantables convulsions; qu’il ne fallait donc pas recommencer avec le neveu de l’empereur la conduite qu’on avait tenue avec le gouvernement de juillet, mais au contraire traiter le gouvernement français comme s’il avait une légitimité de huit siècles; qu’enfin, si la France était de nouveau placée dans l’alternative, ou de subir des humiliations ou de prendre les armes, elle aurait bien vite fait son choix, et cela, non pas dans une pensée d’orgueil ou d’ambition, mais pour sauver l’Europe de grands malheurs, parce qu’il valait mille fois mieux pour la société de lutter quelque temps sur les champs de bataille que de tomber dans le socialisme.

« J’ai dit cela à M. de Brandebourg, je l’ai répété à d’autres personnes, avec toute la modération possible, comme l’expression d’une conviction profonde inspirée par l’amour de l’ordre et de la conciliation. Ce langage auquel on n’est pas habitué a paru faire une forte impression, mais je n’ai rencontré personne qui en ait méconnu la justesse. Du reste, tout le monde est unanime à blâmer le gouvernement prussien de sa conduite envers la France, car il n’est personne qui ne convienne que c’est notre attitude qui, jusqu’ici, a fait triompher le plan d’Erfurt. Tenez donc pour certain que l’opinion publique est avec nous et que le cabinet de Berlin, ramené à la raison, à des sentimens plus amicaux, abandonnera bientôt cette dangereuse et funeste idée d’une coalition contre la Suisse.»

Notre ministre s’exagérait l’impression produite par ses discours si peu contenus; il confondait la violence avec la fermeté. Ses sorties furent bien plus une cause de scandale qu’un sujet d’intimidation. L’opinion qu’il invoquait était celle des représentans des petites cours, qu’il écoutait trop volontiers. Ils l’excitaient à plaisir pour se donner de l’importance et s’immiscer dans des affaires qui ne les regardaient pas. En sortant de son cabinet, ils s’empressaient de colporter ses paroles dans les salons, de les rapporter au ministre des affaires étrangères en les envenimant. Leur jeu était de contrecarrer la politique envahissante de la Prusse, et pour eux le moyen le plus sûr était de compromettre ses rapports avec la France.

Après sa véhémente altercation avec le comte de Brandebourg, M. de Persigny crut devoir se mettre en quarantaine. Il évita toute rencontre avec les hommes du gouvernement. « Je n’ai pas à les rechercher, disait-il, la plus grande faute serait de paraître redouter une décision énergique du cabinet. » — Peu de jours après, le corps diplomatique fut invité à un concert de la cour. M. de Persigny en inféra que le roi ne donnait ce concert que pour se ménager un entretien avec lui. Il fut déçu. Frédéric-Guillaume par la beaux-arts, littérature, avec sa verve habituelle ; mais il évita, de parti-pris, toute allusion politique. — « Je n’en reste pas moins convaincu, écrivait M. de Persigny, que le gouvernement prussien cédera et répondra d’une façon satisfaisante au mémoire du général de La Hitte. Il faut qu’il ait une leçon et une leçon sérieuse. Il importe qu’il sache qu’on ne doit plus jouer avec la Finance et avec un Napoléon. Sa conduite envers nous est indigne après avoir tant profité de notre amitié. Il faut qu’il le regrette sincèrement. Je connais bien maintenant mon terrain ! Nous ne serons estimés qu’en nous faisant craindre. Après cette leçon, les rapports ne deviendront que plus convenables. Il ne faut pas nous le dissimuler, ces gens sont égarés par des préjugés, comme les légitimistes en France ; il leur en coûte de nous considérer comme un gouvernement sérieux. Eh bien ! qu’ils nous considèrent désormais comme un gouvernement dangereux, et tout ira bien. » Ne pas perdre le sang-froid, rester maître de sa parole, ne pas révéler ses déceptions, contenir ses ressentimens, avancer et reculer suivant les circonstances, poursuivre le but sans défaillances et sans emportemens est un art qui ne s’acquiert pas du jour au lendemain. M. de Persigny croyait y suppléer par une altitude inusitée dans les chancelleries. « Il faut, disait-il, que la diplomatie française ait depuis longtemps tenu à l’étranger un langage bien peu digne de la France, pour que mon entretien avec M. de Brandebourg ait causé une si grande; sensation dans le monde politique et diplomatique de Berlin. — « Notre gouvernement, lui avais-je dit, entend être traité par l’étranger comme s’il avait une légitimité de huit siècles et l’hérédité pour principe. » Cette phrase a paru ici d’une outrecuidance inouïe ; mais comme ce langage dans la bouche d’un homme qu’on sait honoré de votre confiance paraît être l’expression d’une politique résolue, prête à tirer l’épée à la première insulte, l’étonnement du cabinet prussien et du corps diplomatique prend toutes les formes du respect et de la crainte.

« Déjà j’avais parlé de la sorte au prince de Schwarzenberg[8]. Tenez pour certain, lui avais-je dit, que le prince président ne veut pas subir le sort de Louis-Philippe, qu’il ne fera pas la guerre pour son plaisir et qu’il mettra toute sa sagesse et toute sa prudence à l’éviter ; mais qu’à la première humiliation que les anciens préjugés de l’Europe voudront lui imposer, vous verrez les effets d’une étrange résolution. Vous croyez que la France est faible parce qu’elle a de mauvaises institutions. Oui ! elle est faible dans la paix, parce qu’à côté de ses mauvaises institutions elle n’a aucun but devant elle ; mais que la guerre éclate, et vous verrez ce qu’il y a de vitalité dans notre nation. Vous connaissez les partis qui attaquent le gouvernement, mais vous ne connaissez pas les masses qui le défendent. Vienne le jour où le nouveau Napoléon appellera la France aux armes, et vous verrez avec quelle facilité tous ces partis qui font tant de bruit seront noyés dans les grosses masses... Vous avez été frappé, ajoutai-je, de la vive et profonde sensation produite par la lettre à Edgar Ney, et ce n’était qu’un appel indirect à l’esprit de nationalité française ; mais vous verriez bien autre chose, si c’était un appel direct, un cri de guerre enfin pousse par un Napoléon !

« Voilà ce qu’il faut faire entrer dans la tête des cabinets européens; voilà ce qu’ils sentent au fond et ce qui leur commandera le respect. Mais, jusqu’ici, il faut bien le dire, personne avant moi dans notre diplomatie n’avait fait entendre ce langage. Les cabinets avaient tous le sentiment de la force populaire du nom de la France, ils en avaient la crainte, la terreur même; mais, n’ayant affaire qu’à des hommes des anciens partis, tous indifférens, sinon hostiles au nom de Napoléon, ils avaient fini par se persuader que cette force mystérieuse était émoussée, qu’elle n’avait pas conscience d’elle-même et qu’après avoir servi en France au rétablissement de l’ordre, elle disparaîtrait un beau jour sans que l’Europe en eût ressenti la pression. — Aussi, croyez-le bien, tout ce que j’ai dit à l’étranger a fait une profonde impression. On n’en est pas encore venu à respecter le gouvernement français, parce que la force dont je parle ne s’est encore révélée que par des protestations et non par des actes; parce que aussi, il faut bien le dire, on aime à se persuader que l’envoyé napoléonien a plus de confiance dans votre force que vous-même. Mais du jour où vous aurez prouvé à l’Europe que vous avez au moins autant de foi dans votre nom que votre représentant, de ce jour, et de ce jour seulement, l’on comptera avec vous. »

Toutes les vérités ne sont pas bonnes à dire, celles que notre ministre à Berlin émettait d’une façon si provocante devant les diplomates et les hommes d’état, à la moindre contradiction, étaient pour le moins intempestives. À ce moment, il n’était pas question de la restauration d’un empire, et il eût été habile de ne pas l’évoquer prématurément. Le prince président avait prêté serment à la république, il était en lutte avec l’assemblée nationale et rien ne disait que, s’il devait recourir à un coup d’état, il en sortirait victorieux. Ce n’était pas l’heure de jeter des défis aux puissances. L’Europe ne connaissait que trop le programme du prisonnier de Ham ; ne l’avait-il pas longuement développé dans les Idées napoléoniennes ? L’accentuer sans opportunité, par des commentaires irritans, était maladroit, dangereux. Ce n’était pas préparer les voies à l’empire. Il était évident que les souverains se souviendraient des menaces de M. de Persigny, le jour où Louis Napoléon viendrait, en violation des traités de 1815, leur demander de reconnaître son titre et son hérédité.

Dans ses rares momens de détente, M. de Persigny déplorait ses emportemens; sans descendre à un mea culpa, il s’appliquait à tranquilliser le prince sur la portée de ses incartades. « Je n’ai pas besoin de vous le dire, écrivait-il, j’agis avec toute la prudence que comporte mon rôle. » — Mais le président savait à quoi s’en tenir sur la circonspection de l’interprète de sa pensée ; les échos de toutes les capitales répercutaient ses menaçantes professions de foi. Louis Napoléon plaidait les circonstances atténuantes, il invoquait le dévoûment de son envoyé à sa personne, auprès des ambassadeurs qui venaient à l’Elysée se plaindre de son irascibilité ; mais il n’osait le désavouer, et encore moins le rappeler, car ce que l’un disait tout haut, l’autre le pensait tout bas.

Les emportemens du ministre de France à Berlin mettaient en joie les adversaires de la Prusse. L’opposition de l’Autriche et des cours allemandes contre l’union restreinte s’accentuait ; leur attitude devenait chaque jour plus agressive, tandis que celle des états confédérés devenait plus hésitante. Le baron de Schleinitz s’en alarmait. et pour remettre les choses en état, il chargeait M. de Hatzfeld de protester, à Paris de ses bons sentimens et de son désir ardent de nous satisfaire. Il s’efforçait aussi de calmer M. de Persigny et de le ramener à des appréciations plus conciliantes, mais sans réussir à le convaincre. « Il est inutile, répondait-il à ses protestations, de revenir surtout cela; oublions les altercations survenues entre nous. Je n’en crois pas moins rendre un service aux deux pays en posant sur-le-champ et sans ambages la question de guerre au sujet de votre intervention en Suisse. Sans cette franchise, vous pourriez croire que la résistance de la France ne sera pas plus sérieuse qu’en 1840, et vous vous avanceriez si loin qu’il ne tous serait plus possible de reculer. » — « Vous vous méprenez sur nos intentions, répliquait vivement le ministre prussien ; il y a là un malentendu qu’il est de mon devoir de ne pas laisser subsister. Jamais il n’est entré dans notre pensée de heurter de front la France, d’agir sans son assentiment et, à plus forte raison, de nous coaliser contre elle. » — « J’ai brisé l’entretien, écrivait M. de Persigny, car j’avais été assez durement explicite dans notre dernière conversation pour n’avoir pas à recommencer. Du reste, M. de Schleinitz, loin de s’offusquer de mon attitude, m’a comblé d’égards ; il m’a engagé à un diner en me laissant le choix du jour pour bien marquer qu’il le donnait en mon honneur. » — M. de Persigny triomphait, et comme M. de La Hitte s’était permis, à maintes reprises, de le rappeler à la modération et aux traditions de notre politique[9], il se donnait le plaisir des dieux et lui écrivait glorieusement : «Vous le voyez bien, général, que la fermeté et l’énergie de langage ne nuisent pas à la diplomatie! On aura pu me reprocher, peut-être, un excès de vigueur ; mais le Résultat prouve que je connaissais bien mon terrain. D’ailleurs, on ne passe pas de la faiblesse à la politique de la force sans un peu d’exagération. L’important est que le coup soit porté, et il l’a été en pleine poitrine. »

Est-il besoin de le dire ? M. de Persigny enfonçait des portes ouvertes ; s’il avait réfléchi, il n’eût pas pris au tragique la coalition de l’Autriche et de la Prusse ; ni l’une ni l’autre n’avaient sérieusement envie d’intervenir militairement en Suisse. Elles eussent été fort embarrassées si on les avait prises au mot. En proférant des menaces, elles espéraient émouvoir la France et obtenir par sa pression sur le gouvernement de Berne ce qui leur tenait plus ou moins vivement à cœur. Le baron de Prokesch, en nous dénonçant les menées du cabinet de Berlin en vue d’une action coercitive, ne nous avait-il pas déclaré formellement que son gouvernement ne se laisserait pas entraîner et ne tenterait rien sans s’être concerté avec nous ? Le baron de Schleinitz, de son côté, n’avait pas cessé de nous rassurer sous le manteau de la cheminée. Il ne s’était pas borné à nous envoyer à tour de rôle deux de ses familiers, le ministre de Bade et le ministre de Hesse, pour protester de son esprit de conciliation ; désolé de méprises obstinées, il était venu de sa personne à la légation nous dire que le roi, au fond, se préoccupait médiocrement des réfugiés et que tout se réglerait au gré de nos désirs si le prince président, pour être agréable à sa majesté, voulait, à titre de médiateur, intervenir quelque peu en faveur de ses droits sur Neufchâtel. Ces démarches et ces déclarations montraient qu’on se sentait mal engagé et qu’on n’avait aucune envie de se mesurer avec les Suisses, soutenus et défendus sans nul doute par la France. Il fallait un esprit bien chagrin pour s’y méprendre. Mais M. de Persigny avait la bosse de la combativité ; il voulait, en noircissant le tableau, se donner le mérite d’avoir fait reculer la Prusse. Il ne se fit pas faute du reste d’attribuer à l’habileté de sa diplomatie et à l’énergie de son attitude le revirement qui s’opérait à Berlin depuis qu’à Vienne on affectait de se désintéresser du débat.


G. ROTHAN.

  1. M. de Radowitz était né en Allemagne, mais son père était Hongrois. M. de Bismarck, au parlement d’Erfurt, ne craignit pas de lui reprocher son origine.
  2. Après le refus du roi de Prusse, le parlement de Francfort, avant de se dissoudre, avait adressé, le 12 mai 1849, un manifeste aux peuples allemands pour les inviter à faire accepter par leurs gouvernemens la constitution de l’empire et la loi électorale, telles qu’il les avait votées. La fraction avancée de l’assemblée avait refusé de déposer son mandat, elle s’était transportée à Stuttgart pour y continuer ses délibérations, sous le nom de Nachparlament.
  3. Anatole Leroy-Beaulieu, un Empereur, un Roi, un Pape.
  4. M. de Persigny prit possession de son poste le 4 janvier 1850.
  5. L’Affaire du Luxembourg.
  6. Le prince de Prusse, après avoir réprimé l’insurrection badoise, occupait alors le grand-duché avec un corps d’armée.
  7. Le parlement d’Erfurt s’ouvrit avec solennité le 30 mars. Il était composé de deux chambres représentant, l’une des princes et les états sous le nom de Staatenhaus, et la seconde celui des peuples sous celui de Volkhaus ; M. de Radowitz était l’organe de la commission administrative.
  8. M. de Persigny avait été chargé en 1849, par le président, de parcourir l’Allemagne et de sonder ses dispositions. Il avait conféré à Vienne avec le prince de Schwarzenberg, et à Berlin, il avait obtenu, à l’insu de notre ministre, M. de Lurde, qui l’avait reçu fraîchement, une audience du roi.
  9. Dépêche du général de La Hitte à M. de Persigny — « Je comprends que vous ne jugiez pas à propos d’entretenir le cabinet de Berlin de l’intérêt que nous portons aux états secondaires: mais lorsque la Prusse s’efforce, pour faciliter le succès de ses projets d’agrandissement, de répandre autour d’elle la croyance que nous les favorisons, nous sommes bien obligés, par fidélité même au système de neutralité que nous avons adopté, de détromper ceux des gouvernemens germaniques qui viennent se plaindre à nous de notre hostilité. Nous ne pouvons oublier que la protection de l’existence des petits états est un des intérêts essentiels de notre politique, que le jour où ils viendraient à disparaître, nous aurions éprouvé un grave échec et que la position de la France s’en trouverait notablement affaiblie. Sans doute, des circonstances impérieuses peuvent nous imposer la loi de ne pas lutter aussi énergiquement que nous l’eussions fait à une autre époque, contre les tentatives dirigées vers un pareil but; nous pouvons même penser qu’en les combattant ouvertement nous risquerions, sous un certain point de vue, d’en augmenter les chances de succès, et ces considérations suffiraient pour justifier aux yeux des hommes sensés la réserve de notre attitude. Mais notre responsabilité serait sérieusement compromise si on pouvait nous reprocher un jour d’avoir abandonné pour des intérêts secondaires et passagers les traditions sur lesquelles, pendant une longue série de siècles, sous Henri IV, comme sous Richelieu, comme sous Napoléon, se sont fondées la gloire et la puissance de la France. »